Chapitre 35
     
     
    29.08.04
     
    Je porte en moi le ciel changeant, les nuages noirs de la tourmente, les claires percées de l'espérance ; aux averses de grêle je cours comme je peux et quand je m'approche des abris que je croyais familiers voici qu'ils s'évanouissent d'eux-mêmes, ou volent en éclats comme les petites maisons sur un plateau de jeu balayées d'une main furieuse par l'horloge implacable des fins de partie.
    J'ai peur que les moments où tout semble possible ne soient que le produit de petites vanités. Ce serait très dur, très décourageant.
    Je dis des choses à X qui ont une valeur moindre sans doute pour elle que si je les lui disais à un autre moment de sa vie, demain peut-être, hier bien sûr et qui, si je les disais à Y, fondraient comme de l'or en son coeur ; les mots n'ont pas de valeur absolue ; défaites ; ils sont comme les vêtements habités par l'image et la nécessité qu'on se fait de celui qui les porte.
     
    Fragile je me laisse engloutir : il suffit qu'on me parle de Saint-Malo par exemple. A ma naissance on m'a livré sans remparts. Ni frère ni soeur également. Il y eut des bras, des pointes de seins comme des tétines ou des gouttes d'eau, cet été je l'ai passé à écrire des Nouvelles, un texte dont j'ai du mal à me sortir, qu'est-ce que j'ai fait de bien dedans ? j'ai approché au plus près de ce que je voulais lire, et puis j'ai inventé un mot, et j'ai mis deux virgules à la suite.
    Dans tout ce qu'on crée - mais ça vaut aussi pour les histoires d'amour - on cherche simplement un endroit où habiter.
     
    Contre la tristesse, la crudité du monde (cette semaine j'ai rencontré quelqu'un de si vaniteux que je suis sorti découragé de notre entrevue, amer je veux dire je suis triste de partager des moments avec des gens qui ne sont que vanité, dont l'envie est le moteur et l'épingle ; d'avoir cru en une amitié, une connivence, et qu'une réflexion trahisse un sentiment profond, et foute tout par terre ; or pendant longtemps il y avait X à retrouver le soir, pour vivre des moments si doux qu'ils rendaient le reste supportable ; parce que la bêtise vous donne un sentiment d'abstraction mortifère, et prendre soin d'un amour vous ramène à la vie. Et plus je rencontrais dans la journée des égoïstes, inconséquents et vantards, plus je souriais au soir qui tombait, à l'obscurité qui me rapprocherait du corps léger et chaud de mon amour ; et j'avais envie de lui acheter des chaussures par exemple. Comme elle aimait beaucoup les chaussures je la soupçonnais de placer dans ma journée plein de ces types qui m'écoeurent des possibilités du monde. Aujourd'hui quand je suis blessé par le comportement de quelqu'un, je suis toujours tenté de joindre X, de rentrer à la maison. Mais elle fait la morte. Alors qu'elle ne l'est pas. Il y a avec elle un élan interrompu, une conversation qui se prolonge sans elle et malgré elle, comme il en existe avec d'autres de mes proches qui sont eux, pour le coup, vraiment morts. Je pourrais confondre parfois, tout est arrivé si vite et en même temps. Et puis dans la solitude, quand on pense aux êtres qui nous sont chers, on ne sait plus vraiment qui est là provisoirement et qui ne l'est plus de façon définitive. Elle, sa mort se répète chaque jour à mes yeux, de sa propre volonté. J'espère que ce n'est pas trop douloureux pour elle) Contre la cruauté du monde donc, j'ai trouvé comme parade aujourd'hui un sourire merveilleux glané au coin des rues, une idée des paysages que prendrait l'écriture d'une chanson - une courte douceur - une mystérieuse attirance pour la beauté où qu'elle se trouve, la grandeur d'âme comprise, quelques paradis sur-mesure qui se rêvent dans le sourire d'une inconnue, le visage et le jeu parfait d'Ann Doran dans sa brève scène de Meet John Doe, le film de Franck Capra ; et chaque façon de chercher les brûlures de l'espoir comme d'autres se sont mis au soleil - les quatre fers en l'air - tout l'été.
     
    Devant un café avec un ami si je me concentre je peux échapper un vif instant au poids gourd comme un sucre des ratages du passé, des crashs dont on n'a pas encore perçu le bruit final de la chute, j'ai peur que la vie à partir d'un moment ne soit que le duplicata au buvard d'une tache d'encre, un papillon Vladimir, et puis il suffit de toucher un peu à la légèreté d'exister pour que revienne nous engloutir au détour d'une phrase le rôdeur infernal qui se soulève à l'intérieur de nous ; mâchicoulis de sanglots du ventre à la gorge ; élastique comme la boule blanche qui poursuit Patrick McGoohan dans la série Le prisonnier, et qui vient des profondeurs de l'être, ressac de démissions et de serments pétrifiés, instants à la noix, dégoût profond, boule de k-way dans le coeur, et dont la pâte à tarte rappelle le chewing-gum Malabar que des fillettes insouciantes - parmi lesquelles de futurs specimens d'erynies à débattre - mâchouillaient stupidement dans les fins corridors du château Deudraeth.
     
    J'ai oublié de dire quelque chose à propos des chaussures. Ce qui est bien avec les chaussures c'est que la boîte a vraiment la tête d'un cadeau.
     
    30.08.04
     
    Moi qui en ce moment ai si peu de temps pour le courrier, bâcle toujours ma correspondance, j'ai reçu une très jolie lettre de Bertrand M. que je retrancris ici avec sa permission :
     
    Jérôme,
     
    Voilà l'été s'achève, du moins les vacances pour moi. De temps en temps
    je repense à notre entrevue en juillet, je ne dirai jamais assez quelle
    idée lumineuse tu as eue en m'emmenant voir Bacon. J'avais écrit cette
    journée, très mal en fait mais il se trouve que je voulais
    essentiellement en garder une trace, même si le signifié est loin de ce
    qui est vraiment. Depuis, et particulièrement en te lisant, je repense
    également toujours à cette «nécessité de l'épate» dont tu m'avais parlé
    (cette façon doublée de dire: leur montrer qui est le boss! c'était très
    drôle), que je comprends comme un enjeu d'exigence, et c'est là une chose
    que j'éprouve: se battre pour trouver la phrase qui parvient à dire.
     
    Je suis très curieux de voir ce que donneront tes nouvelles écrites cet
    été. D'une part tu en as beaucoup parlé; d'autre part j'avais lu
    «triptyque d'un soir de juin»; voilà je suis curieux de les voir. J'ai
    deux ou trois petites choses auxquelles j'essaie de donner forme, en
    texte et en site, c'est un peu trop maelström pour dire que ce sont des
    nouvelles ou autre chose, en tout cas je commence à lorgner sur un autre
    espace que le journal, on verra si ça vient. En plus internet parait
    tellement vide en ce moment que je n'ai aucune excuse pour ne pas m'y
    consacrer, et y placer ce que je n'y trouve pas. Écrire ce que je
    voudrais lire, c'est une de tes phrases qui me parle bien.
     
    Depuis que j'ai entamé mon journal le truc auquel je ne m'habitue pas
    est les rencontres occasionnées (ou provoquées), je le dis souvent.
    C'était un plaisir de te voir, je te proposerai de nous revoir à
    l'occasion - l'occasion c'est lorsque j'aurai le sentiment d'avoir fait
    de nouvelles choses, d'avoir à dire, d'être encore différent en somme.
    En ce moment je suis en train d'étudier les possibilités de m'installer
    à Paris dès début janvier, une période où je serai à priori au chômage;
    fini l'ermitage du Mans! Et parlant de rencontres, je suis encore amusé
    de ta façon de me demander si j'avais fini par embrasser Céline!... À ma
    décharge, je dois bien avouer que je suis suffisamment gauche(r) pour
    m'apercevoir si une fille se laisserait embrasser, ou désirerait l'être
    - fin de parenthèse.
     
    Chaque jour je m'attend à ce que tu annonces publier ton journal et le
    retirer d'internet. À voir, encore. Il y a tout un cheminement depuis le
    début, à chaque fois on a l'air de pouvoir dire que ça marche de mieux
    en mieux pour Jérôme Attal, où les fruits du travail ont chaque fois
    l'air de pouvoir être récoltés en meilleure abondance -
    professionnellement s'entend, c'est pour ça que j'emploie ton nom
    complet. Je ne peux que te souhaiter que ça continue dans le bon sens.
    Pour le reste, j'imagine que nous en sommes tous rendus à chercher un
    amour vivace, qui soignerait tout et surtout le passé. ¿Quien sabe?
     
    À bientôt j'espère, porte toi bien.
    Amicalement,
    Bertrand
     
     
    01.09.04
     
    A l'école j'aimais bien la rentrée, il y avait ce mélange d'habitudes et de nouveautés, ce qu'on attend de la vie n'est-ce pas, mélange harmonieux de nouveautés et d'habitudes. Dès lors je pouvais tomber amoureux de n'importe quelle fille, une nouvelle venue dans le jeu des nouvelles, vers quel clan serait-elle attirée, happée d'instinct par les insipides, rejoignant naturellement la pente des héroïnes, pouvant passer de l'un à l'autre de mon seul pouvoir.
     
    Et puis il était peut-être aussi nécessaire de tomber amoureux que d'avoir les bons livres pour suivre les cours ; les plus rusés d'entre nous faisaient ça pour supporter la mollesse, la monotonie et le harassement des heures de classe. Les rais du soleil de septembre éclaboussaient le bois des pupitres ou des tables, les fêtes du calendrier réintroduisaient le loup dans les hauts alpages que sont les pupitres du fond, je frottais mes sourcils pour ne pas laisser flotter mon coeur trop haut. Encre noire des sourcils. Je ne tombais jamais amoureux de n'importe qui. Bien que je n'aie pas arrêté l'école en troisième ou seconde, on peut quand même dire que j'ai rejoint bien avant l'heure le monde de mon travail.
     
    02.09.04
     
    Casse-pipe.
     
    Fille brune assise sur un fauteuil en osier.
    Elle se tient comme un singe.
    Pauvre petite fille riche.
    Elle me demande du feu, je lui prête mon Nietzsche.
    Il faudrait à son coeur mettre une pince à linge.
     
    Soleil levant, elle ne sait plus bien qui la prend dans son lit,
    La ceinture à sa taille provient du Zimbabwe
    Des bottes brunes sur son jean, et légèrement voûtée,
    Elle voit si c'est possible avec son abruti.
     
     
    03.09.04
     
    Sortie aujourd'hui en librairie d'une de mes Nouvelles dans la revue Bordel numéro 3. Pour le Dickfor je voulais faire quelque chose de différent de Triptyque d'un soir de juin, une trame beaucoup plus classique, un récit quasi cinématographique comme François Truffaut aurait pu le construire à l'époque d'Antoine et Colette ; et de fait, en une sorte d'hommage, j'ai inclus une scène qui se passe dans un Cinéma - sauf que je prends le contre-pied de Truffaut puisque dans mon histoire le cinéma est plus insécurisant et beaucoup moins palpitant que ce qui se passe à l'extérieur. J'ai pensé aussi aux moments d'embarras qui arrivent ou dont nous pouvons être témoins au Cinéma ; quelqu'un qui attend fiévreusement dans une file ou réserve à l'intérieur des places pour des gens qui ne viennent pas.
    J'ai raconté l'histoire de manière classique, j'ai pensé aux Nouvelles de Fitzgerald que j'aime tant sur l'adolescence, et à François Truffaut, pendant que je racontais mon truc. C'est beaucoup plus lumineux au final que les textes sur lesquels j'ai travaillé cet été, beaucoup plus optimiste que L'épopée de l'aviation par exemple ; ici les déconvenues les tristesses portent moins à conséquence, mais sans doute est-ce lié au jeune âge des protagonistes. Je l'ai écrite il y a plus d'un an alors quand je la relis aujourd'hui j'y vois quelques passages sur lesquels il aurait fallu que je m'attarde un peu plus (mais à partir du moment où j'ai eu l'heureuse confirmation par Stéphane Million qu'elle serait publiée chez Flammarion dans la revue parmi d'autres auteurs, je n'ai pas voulu prendre trop de place), à l'arrivée j'aime bien l'histoire, les petites touches de l'enfance éternelle que j'ai saisies et qui font avancer l'histoire, et puis des passages comme celui-ci :
     
    Jenny devait avoir seize ans. Grâce farouche, bouton de rose au corps d'ortie, réplique candide des filles du voisinage avec quelque chose de gracile et d'heurté qui la distinguait des autres. Elle leva vers moi son petit nez retroussé et souffla cette fois-ci sur les mèches de cheveux couleur paille qui lui couvraient les yeux. D'emblée elle m'impressionna : Elle était beaucoup plus grande que moi. Elle parlait beaucoup mieux l'anglais que moi. Sa seconde langue était l'anglais parlé avec chewing-gum.
     
     
    Faire des pâtes. Quand X partait - pour de faux ou de vrai je ne sais plus, avant - et qu'elle m'appelait le soir je lui disais qu'il fallait absolument qu'elle revienne parce que je n'arrivais pas à faire des pâtes pour une personne ; doser la quantité exacte est quelque chose que je n'ai jamais su faire pour les pâtes ; j'en mets soit trop peu soit des quantités astronomiques dans la casserole ; mais quand elle venait dîner à la maison, voilà, pile pour deux, du premier coup d'oeil, faits pour être ensemble.
    Alors maintenant je ne mange plus vraiment de pâtes. Rien que l'eau salée qui bout me donne la nausée. Je me retrouve dans des restaurants de pâtes, parfois, pour faire plaisir aux gens. Et j'ai toujours une pensée fraternelle pour les cuistots, je me dis que peut-être ce sont de pauvres hères comme moi qui ne savent pas y faire avec la quantité, et qui viennent ici en préparer pour tout un régiment, trente-six couverts, parce que c'est plus simple et certainement moins triste que de faire cuire des pâtes pour soi tout seul.
     
    04.09.04
     
    Chaque jour devant la brutalité du monde, la santé des barbares et l'indulgence des pleutres, l'illisibilité des pistes, la médiocrité le peu de cas des transports amicaux et amoureux, le temps qui passe, broyeur de conscience, et qui blesse comme des ronces ceux qui mettent le doigt dessus (autant foutre un coeur dans une chaîne de vélo), chaque jour dans ce qu'on désire et qui n'arrive pas, devant ce qu'on appelle et qu'on atteint pas, devant la dernière raison d'un soi jetable dans le dénuement du monde, je suis tenté de revoir ma copie.
     
    06.09.04
     
    Courbaturé au réveil, la solitude du lit donne de mauvais plis. J'ai des films à rattraper, à voir ou revoir, mais je n'ai pas les nerfs aux histoires d'amour en ce moment. Une sorte d'ébéniste qui ferait un rejet du bois ; un marchand de sable qui ne supporterait plus de voyager de nuit. Cet été il y a eu d'âpres moments de découragements, des nuits insupportables, le manque obsédant des bonheurs passés et l'impression que le travail ne changeait rien, n'ouvrait pas de pistes.
    Et puis lorsque tout semblait perdu, tomber dans l'oreille de sourd du destin, il suffisait de surprendre par exemple dans l'embrasure de volets mi-clos l'avant bras gracile d'une jeune femme du voisinage qui verse un demi-verre d'eau à une plante de balcon, pour redonner un peu de perspective à ma journée.
    Il faut avoir beaucoup de réserve, et d'espoir en la journée, pour s'occuper ainsi des fleurs ; des fleurs qui doivent attendre le demi-verre d'eau comme les naufragés d'une diligence en pleines Rocheuses la cavalerie ; qui sait où elles en sont de leur agonie lorsque les premières gouttes viennent enfin les toucher. Déluge si on n'y prend garde ; on peut mourir par trombes de bonheur il paraît.
    Plus tard, quand ma maman me dira que le surnom du géranium est le Roi des balcons, je penserai à cette fille, et au moment où tout reprenait l'éclat du possible, le roi des balcons très bien je connais la reine.
    Déjeuner avec Stéphane et Rodolphe rue des Récollets. Rodolphe qui se regarde dans une glace trouve qu'il a la tête d'Albert Ingalls, avec ses cheveux longs. C'est quand je commence à avoir trop la tête d'Albert Ingalls que je vais chez le coiffeur. Il a fini par se taper Laura ? m'enquiers-je. Voyons Jérôme, c'était sa demi-soeur. J'aimais bien Marie Ingalls, elle a préféré devenir aveugle plutôt que de voir la suite des épisodes. Nous retrouvons Anna Rozen pour le café, parlons de Nabokov et des super-nanas (Bulle, Belle et Rebelle et Anna Rozen), dessin animé diffusé sur Cartoon Network.
    Rue des Récollets, une femme avec deux enfants en bas âge, la clarté de ses yeux, la beauté brune, douce et protectrice, des jeunes mères ; elle est vêtue d'une robe tunique d'inspiration orientale, de couleur turquoise ; et la mer est souvent turquoise, dis-je à Stéphane.
    La poussette vide emportée par le vent dévale la pente du trottoir, fonce sur la rue ; je me précipite pour la tirer hors du danger des voitures ; il y a d'autres accidents vous savez, d'autres fracas, invisibles ceux-là.
    De retour à Auteuil je passe mon coeur au tamis dans le travail des nouvelles chansons pour le concert du Réservoir. Traîner parmi les mots, les sensations que je voudrais produire jusqu'à ce que s'impose celle qui pourra rencontrer la musique, et aussi traduise quelque chose de fort, d'évident et d'indépassable dans cette configuration.
    Ecrire au plus juste sans démêler ce qui est de l'ordre de l'envie ou de la nécessité.
    Il n'y a qu'après, parfois longtemps après, qu'on sait si on a travaillé pour appeler, annoncer ou pour finir quelque chose.
    Pour le disque il y a des nouvelles, des avancées chaque jour et c'est très motivant ; rien encore dont l'ampleur décide un grand changement de situation et nous permette de mettre en route un autre disque studio avec les nouvelles chansons - ce dont je suis très impatient ; les conditions sont encore difficiles, aléatoires, pour que les gens aillent jusqu'à nous ; et tout devient très utile : les journalistes qui s'impliquent pour notre travail comme les personnes qui parlent de nos chansons à leur entourage, répercutent l'existence du disque, l'achètent, l'offrent, et viennent avec du monde aux concerts ; avec le disque en magasins je dirai que nous n'avons pas encore une exposition et une publicité qui nous donnent du champ libre pour l'avenir, mais notre présence aujourd'hui est suffisamment visible pour que ceux qui ont envie de nous aider puissent le faire sans pudeur.
     
    07.09.04
     
    J'aime bien l'idée que des personnes qui aient tapé dans un moteur de recherche : "Le point sensible chez une fille" soient tombées sur mon Journal.
     
    08.09.04
     
    Mon dos me fait souffrir le martyr ; y voir une allusion au passé qui se bloque, se fige, et défend tout dénouement à rebours ?
    Avancer vers l'Ouest de la vie, l'Ouest des aventures. A l'Ouest, complètement.
    J'aimerais beaucoup faire une chanson optimiste, qui marche comme un talisman, que l'on puisse se dire : tiens ce matin j'ai écouté la chanson de ce type, là, Jérôme Attal, et je suis persuadé(e) qu'il va m'arriver des tas de choses extraordinaires au cours de la journée.
    Ce n'est pas encore pour tout de suite ; les textes sur lesquels j'ai travaillé ce matin tiendront chaud je l'espère mais racontent encore des trucs épouvantables, des amours que le vent taille en pièces, des possibles laissés en friche, des vérités amères. Je fais un effort pour ajouter des éléments plus divertissants qui s'intègrent au propos ; par exemple j'écris la fenêtre ouverte et j'entends des pas martelés dans la cour, quelqu'un traverse la cour en talons ; tout de suite j'imagine que c'est cette fille du voisinage que je trouve très belle, qui me touche beaucoup, et donc j'inclue la scène à la chanson, en substance je raconte ça : Sur les routes que tu prendras, je mettrai des pavés sous chacun de tes pas, pour que tu marches de manière inégale, et que tu aies ainsi une chance de tomber une dernière fois dans mes bras.
    Voilà, je mets cette petite scène d'une cour traversée en talons dans une histoire absolument triste par ailleurs, et où il n'y avait aucune raison pour qu'une cour soit traversée dans une chanson. Je veux dire : Qui aujourd'hui ouvre sa chanson comme un fruit pour laisser à quelqu'un le temps d'y traverser une cour ? Et après je m'étonne qu'on ne soit toujours pas signé par un label...
    J'ai parlé un peu avec Thomas (D) de la perte et de l'absence de révélations ; le papa de Thomas est décédé il y a quelques années, et le mien cela fera bientôt un an, fin septembre. Thomas me dit qu'il rêve souvent de son père, qu'il se sent suivi en quelque sorte, appuyé dans ses décisions par la présence bienveillante de son père ; et moi rien encore, aucun signe tangible, pas un rêve mais je dors mal, pas la moindre présence. Thomas pense que c'est parce que je n'ai peut-être pas encore fait le travail de deuil. Certainement.
    Et quel deuil à faire pour mon seul papa ? Je ne sais pas si je suis capable de faire ce travail. On emporte tellement les êtres qui nous sont chers avec nous, tout le temps je veux dire, ils vivent dans nos pensées continûment, les souvenirs le présent tout ça brinquebalé au cours d'une journée ; les vies doubles, ou multiples, que nous avons, transportés dans l'attention des autres, préservés par la sollicitude et la tendresse des autres ; quand Robert de l'autre côté de l'Atlantique pense à moi voici que je vis avec lui ce moment, quand Sanae m'écrit un mail depuis Kyoto voici que je suis assis à côté d'elle, au Japon, et je vis encore au même moment dans les pensées de cette fille qui m'a rencontré à telle soirée et qui m'emporte un peu dans sa tête - au moins jusqu'à ce qu'elle descende au bas des escaliers ; j'ai plusieurs vies en même temps, ou plutôt plusieurs personnes en même temps me font vivre, et il n'est pas certain que la vie spécifique que je me fais vivre - j'allais dire m'inflige - moi-même soit la plus intéressante - à l'instant précis de mes autres rencontres de vie.
    Par exemple j'ai très bien connu quelqu'un qui était mille fois plus passionnant quand je pensais à lui ou parlais de lui, que lorsqu'on le laissait faire tout seul.
    Heureusement on s'aperçoit de ça toujours assez vite.
    Et toutes ces bêtises pour dire quoi ? Qu'il n'y a sans doute de mort possible que lorsque toutes les personnes qui nous font vivre en elles ont disparues ; que la défaite de la mort c'est de faire mourir toujours l'individu que dans une seule dimension de sa vie.
    Mais j'aimerais bien qu'il se manifeste quand même mon papa. Qu'il voit un peu les trucs que je fais, la musique on essaye de faire des choses qui aient du sens dans la vie des gens qui nous suivent, qui les entraînent dans une histoire, et puis le Journal parfois j'essaie qu'il y ait ce côté talisman dont je parlais toute à l'heure, et puis j'ai écrit une sorte de roman cet été, L'épopée de l'aviation, mon papa était pilote de ligne, bon mon truc ça raconte pas vraiment l'épopée de l'aviation, mais il y a quelques idées, quelques correspondances.
    Léo est passé à la maison, cette après-midi à Auteuil. Il dit gentiment qu'il faut me trouver une nouvelle fiancée. Il s'étonne que je ne sorte pas plus souvent, la nuit à Paris. Hé bien j'ai une oeuvre à faire quand même, et puis ce n'est pas vrai je sors un peu, mais il faut vraiment qu'on me tire par les cheveux ou que ça fasse plaisir. Tu crois que tu as plus de chances de rencontrer une fille qui te plait en boîte de nuit ou dans une bibliothèque ? me demande Léo. Hum. Je ne sais pas quoi répondre. Et puis j'ai le sentiment que les filles qui traînent en bibliothèque ont la sensation d'être en boîte de nuit ! De toute façon les filles jolies et fascinantes elles sont à mes concerts, dis-je. C'est comme ça, c'est connu maintenant et c'est comme ça. Je suis allé à pas mal de concerts cette année, et les filles les plus émouvantes, non vraiment, c'est chez moi qu'on les trouve. Il y a des obliquités contre lesquelles on ne lutte pas.
     
    09.09.04
     
    Nous étions dans le métro, les dernières stations de la ligne Balard-Créteil, aux heures de pointe. Il y avait du monde et quelques passagers sans gène - ou sales peut-être, et qui se vautraient - sur les strapontins, je ne sais plus vraiment, bref elle a eu à l'égard d'un ou deux usagers une mimique de dégoût appuyée que je ne lui connaissais pas - depuis si longtemps que je la tenais auprès de moi jamais je n'avais vu encore son visage se nourrir d'une telle expression. Elle était dans un registre qui s'écartait de la connaissance pourtant illimitée que j'avais d'elle ; elle m'apparut brutale, quelconque, enfantine, pas du tout séduisante - mais j'avais tellement d'images d'elle séduisante, en réserve pour quelques années, à superposer sur les avanies du temps que ce n'était pas bien grave ; néanmoins je comprenais avec une sorte de sentiment de tristesse mêlé d'observation silencieuse qu'elle m'échappait, qu'elle n'était plus à côté de moi dans une perception / protection amoureuse de l'univers. Puisque l'amour supporte le dégoût du monde ; et parfois même en dissimule les plaies.
    Oui, il y avait tout un jeu d'expressions qui n'avaient rien à faire de moi. Son agressivité, son agacement, ne fondaient plus à ma présence comme au soleil de l'amour. Je n'étais plus son premier secours, elle puisait des solutions qui parlaient pour elle seule face au monde, des mimiques de défense, et c'est peut-être qu'elle les trouve ailleurs que dans mes bras, que je ne sois plus son premier instinct, qui me répugnaient avant tout, et rehaussaient l'expression du dégoût. Elle sortait de ma sphère, voilà.
     
    10.09.04
     
    La poésie c'est l'insupportable tenu en respect.
     
    11.09.04
     
    Je crains le soir
    C'est toujours là que s'opèrent
    Les arrangements.
    Et que les souvenirs gisent
    Le ventre ouvert
    Au ciel chagrin.
     
    C'est comme une forêt engloutie
    Je ne sais plus si on s'aimait
    Et où est passée notre vie
    Et tout ce qu"on s'était promis
    Se prolonge-t-il à jamais
     
    Dans le bruissement des arbres ?
    Dans l'intervalle de rendez-vous ?
    Nos journées sont bien occupées
    Il y a du monde à chaque coin de rue.
    Et dans nos coeurs récidivistes
    Y a t-il une raison ensevelie ?
     
    12.09.04
     
    Mon dos me lance, qu'est-ce qui travaille sur mon dos comme ça ? Le médecin m'a donné des anti-douleurs, du gel et je l'applique comment dans mon dos ? Le médecin rajoute de la douleur. J'exagère, elle dit qu'il y a un grain de beauté qu'il faudra enlever plus tard, et que pour ce mal de dos qui me travaille jour et nuit ce sont les fardeaux invisibles, tous les trucs que je porte depuis quelques mois, les disparitions qui me sont passées dessus voilà, les anxiétés, les terribles ruminations, mes colères et mes incompréhensions quant à la vie tout ça forme une sorte de croix à porter, et mon médecin est gentille, elle me parle de la mort de son père à elle aussi, affirme que pour le dos il ne faut pas chercher plus loin en ce moment, qu'avec les autres soucis ça s'accumule peut-être, qu'il faut bien un an pour se rendre compte de la mort d'un être cher, et au bout d'un an, à la date anniversaire, ça revient en force, la détresse ; Mathieu me dit également, plus tard, alors que le dos continue à me lancer et à m'abattre contre terre : c'est la croix que tu portes ; et heureusement du Café où il me dit cette phrase il y a moins de stations pour rentrer chez moi qu'il n'y a de stations à la Passion. Je ne sais pas, à partir de quand, de quel moment ou de quel âge, on s'aperçoit que ça ne va pas être parfait ? Aussi parfait qu'on l'eût souhaité, qu'on en eût l'intention jadis. Que ce ne sera jamais plus la douceur - et l'exigence - en totalité et que c'est irréversible. Plus de retour possible, on agit pas sur le passé - seule l'écriture s'y essaye mais là encore, non, c'est impossible.
    Vendredi la répétition avec le groupe était très mauvaise, le mal de dos s'étendait jusqu'à la mâchoire, les gencives, la tête. J'ai enchaîné les cachets d'aspirine comme des Smarties, les pastilles effervescentes ayant toutefois la blancheur de certaines amoureuses au réveil, en pleine après-midi. Je n'avais pas la force de mettre du coeur dans le répertoire, je trouvais tout ce qu'on jouait d'une extraordinaire superfluité. On aurait pu tout aussi bien jouer le répertoire de quelqu'un d'autre.
    Pourtant il faut se tenir. Ou alors ne pas venir en répétition. On répète déjà si peu qu'il faut donner le maximum pour servir les chansons. Je n'aime pas quand l'un ou l'autre débarque avec ses soucis personnels, ses tracas, affichés sur sa tête et ses humeurs affreuses ; ça affecte toujours l'ensemble, ça n'a aucun intérêt - pour un travail de répétition du moins.
    Je pense que si, en règle générale, l'espérance de vie d'un groupe dans son intégrité est toujours dramatiquement faible c'est que soit les membres du groupes ne savent pas laisser leurs soucis personnels aux vestiaires, soit qu'ils ne savent pas rester à leur place. Sur le fait de rester à sa place, j'ai vu et constate toujours les carnages que cela produit et sur des groupes que je fréquente, comme sur les versions antérieures de groupes auxquels j'ai participé. C'est pour cela qu'il faut impérativement tenir son équipe si on veut arriver à travailler. Parce que travailler suppose déjà qu'on ait crée des conditions pour faire naître ce travail. Et c'est souvent là que réside le véritable effort. Quand les conditions sont créées, quand chacun est à sa place et sert l'ensemble sans empiéter sur le pourquoi l'autre est là, alors ça devient plus simple pour qu'il se produise de belles choses.
    J'ai lu quelque part que Truffaut avait cette même exigence et, dans cette exigence, ne laissait rien passer. D'autant que dans le cinéma c'est encore plus difficile parce qu'il y a davantage de monde qui travaille. Et si j'insiste là-dessus c'est que je ne suis pas vraiment optimiste sur les gens. C'est ce que je raconte dans L'épopée de l'aviation, c'est une des héroïnes qui le dit, dans la cuisine là, dans le dialogue final, le manque d'optimisme sur les gens ; bref il faut tenir son truc sinon ça devient n'importe quoi, et l'ardeur de tout le monde est entamée, on baisse vite les bras vous savez bien, et dans la tête déjà on baisse les bras ; c'est le premier lieu, la tête, où l'on baisse les bras ; et ce n'est qu'une question de point de vue de toute façon, c'est pour ça que ça reste très difficile, très impressionniste les relations entre les gens : par exemple vous serez atteint, choqué par le comportement de quelqu'un qui n'en comprendra pas les raisons, de son point de vue, arguant en sa faveur un enthousiasme ou une affirmation personnelle ; l'un comme l'autre auront raison (quoique), enfin pas autant raison que leurs raisons, chacun de son point de vue mais au détriment de ce pour quoi ils étaient réunis ; vanité et orgueil s'y ajouteront ; il faudra nécessairement un sacrifice pour permettre de rétablir des conditions et un moment où le travail puisse se faire.
     
    Au téléphone avec David qui peste sur les femmes, les traite de tous les noms d'oiseaux - mais je n'entends ni colibri, ni rouge-gorge ni fauvette - et appuie ses diatribes en me lisant des passages très amers de Martin Winckler sur la notion de couple.
    - Toi qui est un homme qui aime la justice, me dit David... Et moi la justice je m'en fous, ajoute-t-il aussitôt, oui la justice je m'en fous, ce que je n'aime pas c'est le mal, mais la justice... Tandis que toi Jérôme qui aime la justice en ce triste monde, tu ne trouves pas que parfois il y a des filles qui mériteraient une sacrée engueulade ? Qu'on leur dise leurs quatre vérités, sans prendre de gants.
    - ...
    - Je savais ce que tu allais me dire, tu as raison, ça ne sert à rien. Tout ça ne sert à rien. C'est comme ce que tu disais l'autre jour, tu gâtes les filles et ça ne sert à rien.
    - Non je n'ai pas dit ça. Ca n'a pas d'importance.
    - Tiens je suis certain que X, tu la gâtais comme c'est pas permis, et tu lui as laissé plein de trucs ; tu sais qu'y a des types qui ne se gênent pas, qui vont tout récupérer.
    - Hé bien j'ai dû mal à récupérer, si c'est ce que tu veux m'entendre dire. Et puis ce que je lui ai laissé de mieux est irrécupérable. De toute façon je ne tenais à rien de plus qu'à elle. Alors.
    - Je t'explique : on devait se voir, là, en fin de semaine. Et moi je me faisais une joie de la voir, je comptais les jours, je me disais : ah tiens, plus que deux jours, j'étais heureux quoi. Comme un con. Hé bien tu veux que je te dise : Les filles, ça casse la dynamique ! Et moi je suis toujours trop faible. Et corruptible aussi, au niveau des sentiments. Pour ce soir elle m'a bien planté mais je suis sûr que si demain elle appelle, je ne lui ferai même pas une scène, rien remarquer...
    - C'est parce que ça ne sert à rien.
    - Je me connais, je m'arrangerai selon ce qu'elle aura à me dire, comme font les gens. En fait sur cette terre je ne connais que des gens corruptibles au niveau des sentiments ! Tous sans exception. Sauf deux personnes : Martin Winckler et toi ! Martin Winckler il dit des choses atroces sur le couple. Tiens, écoute ce qu'il dit : " La vie à deux, le plus souvent, ce n'est pas une vie de couple, mais une vie de coups, une vie de cons. J'ai vu tant de couples mal assortis, à la fois haineux et complaisants, pour lesquels le seul enjeu était le pouvoir - imposer la couleur du canapé et le carrelage de la salle de bains, choisir le nom des enfants et la façon de les habiller, refuser le plaisir au nom du devoir, voler des plaisirs au nom de la liberté individuelle, rejeter le désir de l'autre pour justifier ses propres frustrations, le laisser baiser à droite et à gauche pour ensuite, avec magnanimité et compréhension, mieux l'enchaîner en lui pardonnant..." Heureusement toi tu es trop intelligent pour vivre en couple...
    - Hum. Martin Winckler il s'y connait en séries télé en tout cas. Je lis chaque semaine sa rubrique dans Télé câble satellite hebdo. Il était médecin c'est ça ? Il se déplaçait chez les gens ? La Maladie de Sachs. En même temps chez les gens qui sont malades, la plupart du temps alités, la télé est la seule distraction, elle est allumée en permanence. Alors c'est normal qu'il s'y connaisse autant en séries télé, il pouvait suivre un peu les programmes, les nouveautés, entre deux auscultations.
    - Ils sont tous corruptibles au niveau des sentiments, sauf Martin Winckler et toi. Et peut-être ma soeur aussi ! Ma soeur, avant qu'elle ne se marie, elle pouvait se mettre avec un mec super moche et super con, uniquement parce qu'il était super moche et super con !
    - Je ne vois pas le rapport.
    - Hé bien si mon vieux ! Si, si et si ! La plupart des gens se contentent de petits arrangements avec l'amour, tu vois, parce que ça fait depuis trop longtemps qu'ils sont seuls, ou pour payer un loyer à deux, ou des trucs plus subtils, mais des arrangements ! Et elle, ma soeur, en se mettant avec un mec super moche et super con, elle avait pitié de lui, elle lui donnait sa chance.
    - Et son corps aussi.
    - Oui je présume.
    - Et qu'est-ce qui n'est pas corruptible là-dedans ?
    - Hé bien elle n'entrait pas dans la norme, voilà tout.
    - Il y a ça chez Dostoïevski. Dans Les démons, Stavroguine et la boiteuse. Il se met avec la boiteuse par défi, devant tous ses camarades qui la traitent comme une moins que rien. Hé bien lui, Stavroguine, il décide de la demander en mariage, immédiatement, par dégoût du monde mais aussi par orgueil. Un orgueil démesuré.
    - Connais pas. Tiens j'ai lu Tchekov l'autre jour. En anglais !
    - Hé bien ça lui fait une belle jambe à Tchekov que tu l'aies lu en anglais. Bon et puis t'en fais pas avec la petite là, ça va s'arranger, elle est chouette cette fille.
    - J'espère. Et puis je sentais qu'il y avait quand même un truc spécial qui se passait entre nous. Une complicité, quelque chose de beau. Qu'est-ce qu'on peut espérer dans la vie, si ce n'est quelque chose de beau ?
    - C'est pour ça qu'il y a toujours un nouveau jour qui s'en vient. C'est qu'on est jamais à l'abri, l'image d'après, de quelque chose de beau."
     
    13.09.04
     
    Concert de Florent Marchet à la Maison de la Radio ; grande beauté de ses chansons au piano, l'écriture très sensible de Fantôme et Dimanche, et son groupe joue tendu comme il faut ; à la guitare le sobre et d'autant plus excellent François Poggio.
    C'est bien si des gens comme Florent continuent à ouvrir des brèches ; il y a le petit laïus irritant de Bernard Lenoir comme quoi il est rare que de la chanson française émergent des artistes de qualité ; peut-être ; encore faut-il avoir la carte, souvent, pour émerger ; Jean-Vic me dit que Bernard Lenoir arrête son émission à la fin de la saison ; il n'a donc plus que quelques mois pour être quelqu'un qui m'aura aidé un peu, ou totalement ignoré ; bien que je puisse admettre qu'il n'aime pas.
     
    Idée de titre pour un futur album qui comporterait dix chansons : Une de perdue, dix de retrouvées.
     
    Quand on est tombé d'un coup vlan des cimes d'un grand amour, on ne s'attache plus qu'à de petites choses, de petites manifestations, des superstitions de l'ordinaire qu'autrefois on eût trouvé malingres du point de vue du coeur.
     
    Un troupeau d'éléphants en furie continue à dévaster mon dos ; au téléphone Frédérique me dit :
    - Quand on a mal au dos, c'est que l'esprit ne coïncide pas avec le coeur. J'ai lu ça autrefois. dans un gros bouquin de médecine, très savant. Et plus on a du coeur, plus on a de l'esprit, plus le mal de dos est insoutenable.
    - C'est bien ma veine, dis-je. Et ma veine ce jour-là ressemble au Fleuve Comoe.
    - Il y a des solutions tu sais : Vivre une vie saine, aller au soleil, prendre l'air de la campagne, manger de la confiture de myrtille, tomber amoureux, décider d'être heureux...".
    Cette fille veut ma mort.
     
    J'aime beaucoup faire l'amour avec des filles qui portent des bottes. C'est très excitant. Enfin ça dépend des filles, et ça dépend des bottes. Dis-je pour entrer dans une conversation qu'anime joyeusement Stéphane Million en terrasse du Coolin, toujours aussi fertile quand il s'agit de parler de sexe de manière débridée devant de timides jeunes femmes, en l'occurrence Magali, en compagnie de laquelle il tue l'après-midi. Stéphane a cette particularité d'appeler tout le monde par son prénom, il me dit : Viens nous rejoindre ça fera plaisir à Magali, alors que bien entendu je n'ai aucune idée de qui est Magali sur l'instant. Je pense qu'il voit toutes ces choses, ce Paris d'opérette, de rencontres, et de rencontres d'opérette, avec les yeux gourmands et bienveillants de l'enfance ; que pour lui tout n'est qu'une cour de maternelle, et il a sûrement raison. Quand une fille te suce, me dit Stéphane, quand tu es irumé...
    - Irumé ? Je suis très souvent irumé...
    - Pas enrhumé voyons ! Irumé ! Ne fais pas ton crétin Jérôme tu n'es pas crédible, donc quand tu es irumé, tu peux demander mais en général la fille le fait d'elle-même, un DDLC.
    - En général la fille le fait d'elle-même ? Un DDLC ?
    - Mais oui ! Un Doigt Dans Le Cul si tu préfères !
    - Et dans le cul de qui ? m'enquiers-je, poliment.
    - Hé bien dans le tien pardi ! Un DDLC, pendant que tu es irumé !
    - Mais je ne suis pas irumé en ce moment. Ah oui, pardon, irumé ! Et qui est l'inventeur de ça, le DDLC ? C'est toi ?
    - Non c'est Moix. Yann Moix. Mais avant lui c'est Catulle.
    - Catulle, mon cher Stéphane, tu sais que sa femme était une véritable empoisonneuse. Je veux dire au sens figuré comme au sens propre. Elle a essayé de faire sa fête à Cicéron. Et là crois-moi avec Cicéron, il n'était plus question de DDLC. La ciguë et c'est tout. De profundis !
    - Et pourquoi a-t-elle voulu l'empoisonner ?
    - C'est des trucs de filles ça, le poison, je ne sais pas. Je ne veux connaître ni les raisons, ni les remèdes."
     
    20 heures. Le bruit des fourchettes strie l'air et les talons frappent les pavés de la cour comme les guêpes de Septembre les dernières peaux offertes. J'ai parfois les mains et le coeur affamés d'une femme que j'aimerais. Au bout de combien de temps de désamour les mains fanent comme des fleurs ?
     
    14.09.04
     
    Le lapinou.
     
    Avenue de Saxe j'ai failli me battre avec Stéphane Million qui soutenait mordicus (hum, deux contre un, c'est pas du joli joli...) que François Truffaut avait tout pompé à Drieu.
    Drieu s'est fait irumé c'est ça que tu veux dire ? L'homme couvert de femmes, L'homme qui aimait les femmes, ok ok mais ça n'a rien à voir, chez François quand même c'est autre chose. Passage de l'ancienne comédie après m'être réapprovisionné en carnets Moleskine (le modèle fin et souple) j'ai fait semblant que mon téléphone vibrait - ce n'était que mon coeur mon lecteur - pour revenir sur mes pas et prendre de plein fouet la beauté au tison d'une jeune asiatique cheveux noirs éperdus sac US chargé à bloc - de lettres d'amour de prétendants fumeux ? - lui tombant sur les fesses.
    Dans la soirée j'accompagne Stéphane jusqu'au Cristal ce bar étrange à la périphérie morte de quartiers bourgeois, toujours bondé ; une fille très belle en écharpe, sur le départ, elle ne s'attarde pas ; la beauté jette un froid dans les happy hours.
    Cyrille raconte sa soirée de samedi dans une discothèque à soixante bornes de Paris, qui s'appelle Le lapinou, ou quelque chose comme ça. Je ne comprends pas toutes les étapes mais Cyrille finit par se retrouver dans une baignoire d'angle avec deux soeurs (après une brève enquête et un demi, elles ne sont que demi-soeurs) qui se caressent, se lavent, se shampognent (mot que je propose au Robert entre shampoo, champagne et pogne) les cheveux, le sexe et les seins. Cyrille est donc dans la baignoire d'angle (la précision semble d'importance, pour l'espace) et il appelle Fabien à la rescousse car il pense qu'il faille une autre bite (grossière erreur), mais Fabien se dégonfle et puis de toute façon il trouve qu'une des deux soeurs - celle qui a une bouche affreuse - a une bouche affreuse.
    Tout d'un coup il y a un problème. Elles sont donc là, dans la baignoire d'angle, à se frotter sous des nuages de savon, à faire des trucs un peu sales sous prétexte de propreté, quand Cyrille qui veut entrer dans le jeu, caresser pour mieux l'être, attrape une bouteille sur un rebord, en extrait une lotion dans la paume de sa main et commence à savonner une des filles qui se rebiffe, s'inquiète tout de suite des propriétés du liquide, merde ma demi-soeur et moi on a la peau sensible, on est allergique à tel produit, et les voilà qui retournent en tout sens la bouteille pour en déchiffrer méticuleusement les composantes, à trois tout nus dans la baignoire d'angle.
    Heureusement il y a un happy end au désir comme il y a une happy hour au Cristal. C'était fort mais elles étaient quand même sous l'emprise de l'alcool, me dit Cyrille, comme par pudeur. Je repense aux fois - rares mais intenses, comme on dit - où j'ai fait l'amour avec deux filles en même temps, l'une et l'autre avec moi, et l'une ou l'autre avec l'autre ou l'une et moi, et à chaque fois je ne me souviens pas que les filles aient bu plus d'un verre ; c'était une apnée, une poursuite dans le désir et la douceur crus.
    Le crépuscule et le soleil créent des lacs mauves et bleu sombres dans le ciel de Paris. Virginie achète les derniers abricots de la saison. Sanae m'apprend qu'il y a une superstition au Japon, qu'on dit aux enfants de ne pas manger trop de chocolat sinon ils risquent une hémorragie nasale. A 10 heures 48 déambulant dans mes quartiers d'Odéon j'ai envoyé un mini-message à X qui dit : Depuis le jour où tu m'as abandonné, ton odeur me manque. Je comprends que ça ne suppose pas de réponse. Marchant en début de soirée avec Stéphane, rue de Sèvres, nous parlons d'une jeune femme qu'il trouve très à son goût. Je lui demande s'il a amorcé quelque chose et il me répond :
    - Elle a un fiancé.
    - ô, lui dis-je, je suis bien placé pour te dire que ces choses n'ont aucune importance. Que du jour au lendemain ça peut filer, se briser et même des liens que tu croyais supérieurs ; tout mais personne à retenir ; ces choses-là ne valent rien.
    - Ah oui c'est ce que tu dis dans L'épopée de l'aviation.
    - Hé bien c'est l'héroïne qui le dit, dans le dialogue final, là, dans sa cuisine, la pièce la plus fraîche de la maison, c'est l'été.
    - Oui sauf que moi, en plus d'un fiancé, elle a un grand appartement et tout un équipement ! Alors tu comprends c'est trop tard, je ne peux pas lutter, il y a tout un équipement."
     
    15.09.04
     
    La porte de la salle de bains ne met plus une éternité à s'ouvrir.
     
    Parfois je dors avec elle, c'est dans un demi-sommeil, une conscience de l'habitude que j'avais de sa respiration et de nos corps dont l'intuition demeure, plis écarlates qui ont l'intensité d'odeurs serpentines, les inclinaisons les pentes et les plissures du lit, montagne réduite entre deux doigts, et l'arrondi fragile des coudes que je tenais dans mes mains de peur qu'ils ne se brisent, la crainte se retrouve, les sursauts les dialectes inconnus de la nuit, je suis là n'aie pas peur - que réserve demain ? - elle se blottissait contre moi ou je l'enserrai de mes bras quitte à sentir l'invasion des fourmis et leur vie sociale jusqu'à ce qu'elle s'endorme ; les sourcils animés de vents légers, le front de rêves noueux, battements d'ailes, flipper mécanique ; j'aimerais beaucoup avoir sa capacité démente à laisser les choses se faire ; il y a l'ordonnance gondolée de sa place dans le lit ; le lit vide n'est pas grand mais les rangées subsistent - un désir réveillé suffisait de récréation pour nous deux ; depuis combien de temps je dors sur le côté laissant la meilleure place à une femme invisible, contre le mur je crois, qui me mange la tête, dévore les espaces verts qui s'étendent dans les rêves on n'en retient souvent que la couleur des panneaux d'interdiction, et quelques courses pieds nus où en place du je se dresse la potence du il ; les rêves c'est toujours ce film où vous n'arrivez jamais au bon moment dans la salle de projection ; vous avez toujours la sensation cuisante d'avoir manqué la partie clé ; je suivais une ligne imaginaire de mes doigts fins le long de sa nuque, les caravelles remontaient patiemment l'océan de la nuit, des autos passaient au loin - Charenton Ecoles - je relevais la masse de ses cheveux noirs, châtains, pour poser mes lèvres sur sa peau, une onde intérieure, un frémissement, tu choisiras pour moi ce que je porterai demain ; la nuit a trop d'immédiateté, le jour il est encore possible de contourner, de discuter les idées de débattre de la saison des fleurs - supercherie ! - de voir des gens dont les soucis qu'ils exploitent tels des maquereaux finissent par vous dégoûter des vôtres, à moins que vous n'y trouviez un refuge de toute votre hauteur - protectrice mais filoute du point de vue des étoiles ; mais la nuit non, la nuit c'est le passé enfui qui s'invite à la noce, et tout ce que vous supposez de souffrance à rebours vous donne des envies de cri - que le manque de conséquences flagrantes change aussitôt en rire ou en spleen, le spleen ce serait une belle matière pour les chemises de nuit, légère et rugueuse à la fois, elle rentre tard tous les lendemains, la porte de la salle de bains ne met plus une éternité à s'ouvrir, c'est l'héritage très dur des paysages que draine et dessine un lit ; nostalgie de moments passés, épuisés comme des gouttes d'eau qui n'ont pas su éviter de glisser sur la vitre, je ne fais jamais exprès de dormir avec elle, ça me cueille quand le sommeil est le plus fort, je suis la sentinelle d'un château vide, la soie du corps, le parchemin des mots doux replié sur lui-même, la plupart du temps je ne dors pas. Deux habitudes se disputent mon corps et je donne raison à celle qui l'emporte c'est le même poids la même absence.
     
    18.09.04
     
    La porte dérobée.
     
    Soirée pour le lancement de la revue Bordel numéro 3, au Hustler Club. Beaucoup de monde, quelques personnalités comme on dit mais un aspect plus chaleureux que lors de la première édition : moins Musée Grévin dont les poupées de cire s'animeraient sous l'effet de l'alcool. C'était assez étrange tout de même - car tout d'un coup se retrouvaient dans un même lieu, une sorte de danse à la Matisse, des personnes que je connaissais séparément, présentées par Stéphane ou bien d'autres et diverses connexions ; ainsi Frédéric de Nexon (croisé mercredi rue de Seine) dansait joue contre joue avec Magali (revue mardi) alors qu'il ne me semblait pas qu'ils se fussent préalablement rencontrés, et, lorsque Corinne a voulu me présenter Olivia, j'ai joué le jeu mutin de ne pas la connaître pour pouvoir l'embrasser une deuxième fois de la soirée, apportant ainsi un délicat démenti à l'aphorisme de Frédéric de Nexon que ce dernier me servit avec une vodka orange dans les cinq minutes fatidiques précédant la clôture de l'open-bar :
    - On a rarement une deuxième chance de donner une première impression."
     
    Velours lavable des fauteuils, filles lascives sur commande, rampes pour incendie qui laissent froid ; j'avais l'impression que les filles qui faisaient le show étaient moins jolies que l'année dernière ; mais la beauté est une affaire de goût ; et quand on a du goût, un peu trop de goût, souvent, c'est qu'on est cuit.
     
    Frédéric de Nexon a dit quelque chose de joli à Olivia ; il la vouvoyait et lui a dit en la plaçant parmi les êtres d'exception : "Vous prénom bien placé dans un jeu de Scrabble peut se révéler très intéressant" ; Olivia ne s'est pas laissée déstabiliser. "Oh ce n'est que le V sur une lettre compte triple". Elle a comme ça une forme supérieure de douceur et de résolution, elle choisit ses mots aussi, toujours avec beaucoup d'application ; elle est venue à mon concert du Batofar sans que je le sache, et comme je la rencontrais quelque temps après Carrefour de l'Odéon par hasard (mais le hasard est loquace dans le quartier) elle me dit qu'elle m'avait trouvé sur scène à la fois innocent et arrogant. J'ai bien aimé l'association de ces deux qualificatifs. Innocent et arrogant. C'est assez sexy.
     
    Croisé Sylvie Gracia avec laquelle j'avais été en contact au moment de ma tentative (de premier roman). Elle me dit des choses fort gentilles sur sa lecture qui remonte à trois ou quatre ans maintenant : qu'il lui reste en tête certaines scènes fortes, certains passages. Sous son impulsion les éditions du Rouergue avaient failli publier le roman et au dernier moment squizz. Je lui ai envoyé en premier L'épopée de l'aviation, il y a quelques semaines. Elle n'a pas encore eu le temps de lire le manuscrit, m'assure qu'elle va le faire, dans les prochains jours.
    ·  J'ai suivi sur la pointe des pieds la beauté d'une fille à l'air perdu. Frédéric (Pertusier) la connaissait. Je lui ai demandé de m'emmener m'asseoir à côté d'elle. Ils ont échangé quelques mots. Elle parlait très vite, comme emmurée en elle-même et à la fois très détachée de ce qu'elle racontait. Elle est partie en un souffle. Je voulais courir à sa poursuite. Et la protéger toujours. Elle s'appelle Lysa.
     
    Stéphane dont la gentillesse est prête à déplacer des montagnes portait pendant toute la soirée un t-shirt rouge avec écrit en blanc sur la poitrine : jerome-attal.com, qu'il était allé se faire confectionner lui-même, exemplaire unique, dans une boutique près de la Place de la Bastille.
    Eric Benier-Bürckel - qui a eu le prix Sade pour l'un de ses romans et qui enseigne la philosophie m'a dit qu'il porterait volontiers un T-shirt jerome-attal.com pendant ses cours, devant ses élèves. Nous n'avons pas la puissance de feu d'un label, mais il y a des gens épatants qui trouvent toujours des idées pour faire parler du disque, des concerts, du Journal, et c'est très réjouissant, d'une aide immense jamais négligeable.
     
    Bien qu'il fût le maître de cérémonie de la soirée, il y a cette particularité que je reconnais et qui me touche chez Stéphane : il a beau s'entourer, d'amis plus ou moins, de connaissances qui gravitent dans le milieu littéraire, il erre en solitaire comme perché sur un océan qui parfois le submerge, l'éclabousse, et en d'autres moments a l'apparence tranquille d'un lac attentif à la moindre de ses avancées.
    Une solitude intense l'enveloppe, le dresse de tout son corps, et renvoie au monde de l'enfance, au souvenir des anniversaires le samedi après-midi, vous trouverez facilement la maison il y a des ballons accrochés sur les grilles, (et aujourd'hui comme nous sommes adultes, des filles qui s'accrochent à des rampes) ; c'est le chassé-croisé des voitures à dix-neuf heures, les parents qui viennent cueillir les enfants, les petits sacs plastiques de la taille de ceux dans lesquels on transbahute un poisson rouge les dimanches au marché, remplis de bonbons multicolores et de jouets miniatures ; beaucoup de trafic, des amis de l'école et du voisinage mêlés ; et pourtant cet enfant unique qui fête son anniversaire, tyran et propriétaire une après-midi entière du plaisir des autres, trône tout le temps qu'il s'y promène sur les cimes du désespoir, merde du Cioran à sept ans ; parce qu'on sait, anniversaire ou pas, que les après-midi de jeux terminées les gens repartent d'où ils viennent, réintègrent leurs domaines de problèmes concrets et familiaux, de corvées âpres ou confortables, ceux de l'école et ceux du voisinage, et ne saisiront jamais le soucis de bien faire dans sa globalité, ne garderont jamais autant de ce vous gardez - ce n'est pas un privilège, à peine une supériorité, ou bien une supériorité par défaut - aucun prolongement pour ceux qui s'en vont, et vous en petit maître de l'univers qui avez l'habitude de la solitude, passant vos nuits à repasser, détourner, poursuivre et prolonger le film de l'après-midi ; puisque la solitude c'est le pays où rien ne se termine jamais.
    Quitté le Hustler vers deux heures du matin. Rentrant en compagnie de Pauline et Jean-Vic par les rues et les ponts de Paris, je pense au visage d'Olivia éclairé par la flamme d'un briquet, que je lui pris doucement des mains, pour allumer une cigarette roulée et inquiète qui lui causait du souci, et au départ en queue de poisson de cette fille-sirène qui s'appelle Lysa.
     
    20.09.04
     
    Les pages blanches.
     
    Encore une nuit impossible. J'ai écrit une longue lettre à X, et je ne me souvenais pas de son adresse exacte pour la poster ; son adresse à Charenton où elle est venue vivre depuis fin 2001 ; alors j'ai écrit ma lettre, et j'ai cherché dans les pages blanches le nom de la rue, le code postal. C'est avec effroi que j'ai étendu ma recherche à tout le département. Pour découvrir enfin qu'elle avait déménagé. Une autre ville plus au sud, plus loin de Paris - de moi, tout aussi bien - désormais.
    J'ai ressenti ça comme une nouvelle étape dans sa tentative de s'affranchir de mon amour. Et puis une colère sourde m'a envahi, une profonde détresse, elle aurait pu me prévenir quand même, un déménagement c'est très important, on ne déménage jamais seul, sans consulter autour de soi et ses souvenirs : que faire par exemple du segment de ma vie qui prend Charenton pour décor ? La rue principale qui se prolonge par une rue glissante et pavée où elle marche en bottes à la tombée de la nuit ; le Monoprix que je dévalise pour elle quand elle veut passer une soirée au calme ; les quais de la Seine que je fends d'un coup d'automobile dans une nuit liquide à des heures pas possibles pour venir la consoler, dormir avec elle, ou la chercher, la ramener à Auteuil quand elle me téléphone en larmes parce que la vie s'est montrée odieuse, injuste un jour de plus, pas même négociable au moins jusqu'au lendemain ; l'arbre de Noël que j'achète chez le fleuriste qui me parait le moins poussiéreux à l'autre bout de la ville et que je monte chez elle étage après étage regrettant à chaque pallier mon manque de sérieux aux cours de gymnastique.
    Je commençais à bien aimer Charenton, j'habillais sa grisaille de quelques rites.
    Et que raconte d'autre le déménagement d'un amour ? Qu'emmène-t-elle dans les cartons et qu'est-ce qu'elle ré-installe dans ce nouveau chez elle libéré de ma connaissance : l'affiche de l'exposition Kokoschka que nous étions allés voir au Musée de la Seita en 1999 trouvera-t-elle une place aussi impérieuse qu'avant ; et les livres, les films que je lui ai offert trouveront-il une rangée à l'ampleur de leur rayonnement dans ses étagères ; et la carte postale reproduisant la peinture de Cranach d'une Vierge à l'enfant et raisins censée la protéger comme une icône, quel intérêt quel pouvoir lui conférera-t-elle maintenant dans cet appartement que je ne connais pas, et donc chaque paroi chaque ouverture sur l'extérieur est marquée du poinçon : Vie nouvelle.
    Et nos souvenirs fragiles comme des odeurs de vêtements et de pluie, elle peut les perdre en route, et nos nuits scellées sous silence ?
    J'ai été pris d'une tristesse qui m'a broyé les jambes ; sur le carrelage où il suffit d'un cheveu un peu trop long pour me ramener vers elle.
    Je me souviens d'une conversation que j'ai eu avec elle il n'y a pas si longtemps, je lui faisais part de mon intention de quitter Auteuil, de réintégrer Saint-Germain-des-Prés dès que je gagnerai des sous, et ça la rendait triste, la bouleversait elle qui durant les années où nous vécûmes amoureux fit de mon petit studio d'Auteuil son refuge sa maison ; dans ce déménagement envisageable elle pressentait déjà tout ce qui me blesse aujourd'hui.
    Je crois que j'aurais préféré qu'elle reste à Charenton ; qu'un type même, pourquoi pas le pauvre, vienne s'installer avec elle ; mes peintures l'auraient torturé.
    Ce déménagement me dévore de l'intérieur. Qu'ai-je appris ces derniers mois ? Qu'on peut vivre avec insouciance et de manière intense à la fois pour l'amour d'une personne, pendant quatre, cinq, sept ans ça ne vaut rien, cette personne peut vous tourner le dos du jour au lendemain ; pour des raisons qui ne la regardent qu'elle seule ; avoir appris ça de la vie devrait me rendre plus fort ou plus cynique, mais non, c'est raté ; juste plus séparé du monde tel qu'il fonctionne si on le laisse faire.
    Je sais aussi qu'elle peut se protéger, elle me trouve trop dur, trop intransigeant avec la vie (elle oublie que c'est la vie qui est dure, la vie qui gagne à ce jeu, la vie qui comme le dit Prévert dans sa jolie chanson : sépare ceux qui s'aiment, tout doucement, sans faire de bruit, et X veut fuir mon jugement comme l'engrenage du temps que ni elle ni moi n'avons su combattre et renverser, maîtriser dans une direction plus heureuse au même moment.
    Mais il m'arrive encore de trouver cette rupture subie aussi bancale et contre-nature que notre vie l'un pour l'autre me semblait naturelle.
    Son absence aussi suffocante qu'il me semblait entre ses bras respirer plus clairement.
    En disant ça je n'invente rien, je m'en rends compte. Quand j'invente au moins j'agis. Et ça me bouleverse d'être mis à l'écart de là où elle élit domicile. J'y vois des interprétations qui me rongent, et que faire de tout cet amour qui survit chaque jour, dont les traces n'en finissent pas de me parcourir, si j'ai la tentation demain de mépriser la femme qu'elle est devenue ?
    Il y a encore une chose à dire : les pages blanches. J'apprends son déménagement par les pages blanches.
    Pages blanches que d'ordinaire je noircis pour me battre contre l'oubli que la vie nous impose.
     
    21.09.04
    Un an que mon papa est parti. Je n'ai encore soufflé d'aucun départ, ni le sien, ni celui de la jeune femme que j'aimais. C'est comme si ces deux failles survenues à quelques mois d'intervalle, n'avaient pas encore trouvé de résolution, de détermination, et me laissaient en suspens. J'essaie de faire des choses belles, des promenades ou des rencontres avec des gens comme si j'écrivais des poésies, ou des textes ici, ou des chansons, pas de différence, j'essaie de faire des choses qui sauvent mais la plupart du temps je suis perdu. Perdu à petit feu.
     
    22.09.04
     
    Une jeune fille rue de Passy - pull rouge sur lequel est nouée une écharpe noire dont les deux pans tombent de part et d'autre, jeans délavés - regarde, attentive, les photos en couleurs dans la vitrine d'un Cinéma. Ça alors ! Je pensais que c'était quelque chose de désuet, s'intéresser aux photos de films en vitrine des Cinémas, que ça appartenait au XXème siècle. Cette vision me réjouit et je pense à mon père, aux jets d'eau du Grand Rex, et à François Truffaut.
     
    Frédérique souhaite que je participe au Pilote d'une mini-série qu'elle tourne avec des amis. Il y a un rôle qui s'inspire un peu de moi ; c'est ce qu'elle me dit. Il s'en inspire dans la mesure où le personnage "a tout le temps un livre en mains et, quand il décrit une fille, personne ne comprend jamais rien parce qu'il fait des références à la Peinture".
    Pour le reste c'est un RMIste, timide, faible et exploité par le patron d'une start-up qui emménage dans son immeuble. Dans le Pilote, je n'aurais qu'une scène : je dois descendre un escalier (Quitte à être faible, tu aurais pu au moins me faire embrasser par une jolie fille, dis-je à Frédérique) et dans ma descente de l'escalier (un livre à la main, si vous suivez) je me fais alpaguer par le patron de la start-up qui emménage et profite de la sympathie naturelle affichée sur mon visage pour m'obliger à transporter des cartons.
    Au départ je me réjouissais de ne pas avoir une ligne de texte - conscient de mes pauvres talents d'acteur. Et puis je réfléchis consciencieusement à cette scène, par la force des choses très physique. Et je rappelle Frédérique pour lui soumettre une idée.
    - Est-ce que mon personnage a le droit de dire une phrase quand même ? Pour étoffer un peu le rôle. Si au lieu de consentir à aider à l'emménagement sans broncher, il disait : "C'est d'accord, mais je ne transporte que des livres !"
    Et je joue ma réplique sous divers modes, au téléphone avec Frédérique, puis encore dévalant mon escalier, et dans la rue où je m'en vais, un livre à la main.
     
    David, hyper en colère, hyper en forme, au téléphone :
    - Mais qu'est-ce que t'attends pour te trouver une copine ?! Laisse tomber l'autre, là ! Toi t'es mieux que le wi-fi ! Elle fait une overdose de grandiose, c'est tout. C'est comme si tu mangeais pendant six ans ton plat préféré, après tu cales, c'est normal ! De toute façon, toi, tu tires un coup dans l'arbre et y a quinze meufs qui tombent ! Comme Belmondo dans Le Magnifique. Moi je suis Pierre Richard dans Le coup de parapluie et toi t'es le Bébel de la grande époque ! Sauf que t'es trop dur, trop exigeant ! T'as plein de ressources, t'es un puits de pétrole à meufs, mais en ce moment tu raterais une vache dans un couloir ! T'es le Ernst Jünger de la drague !
    - C'est d'accord, mais je ne transporte que des livres. Pourquoi Ernst Jünger ?
    - Parce que t'es un dur. Tu y mets vraiment du coeur. C'est une expérience intérieure.
    - Oui le moindre baiser est un plongeon. Après, il y a les petits et les grands bains...
    - Je ne ferai jamais ça sans ton accord, mais parfois je ne sais pas ce qui me retient d'appeler cette fille et de lui dire ma façon de penser !
    - J'ai beaucoup écrit sur cet amour, dernièrement. Pour aujourd'hui j'avais envie de quelque chose de plus léger. J'ai toujours l'impression d'être à la limite du trop impudique, de trop en dire. Ce que je voudrais dans l'écriture c'est en dire le minimum pour évoquer le trop. Je ne sais pas si je m'exprime clairement. Que l'outrance, l'insupportable, se fassent dans la nuance. Et quand je suggère, que je puisse définir, amorcer ce qui va se produire chez celui qui lit.
    En ce qui concerne les passages récents, j'ai reçu de très belles lettres. Et il y a un garçon, Olivier, qui m'envoie de longs poèmes réactifs (un peu comme Robert m'envoie des cartes postales du Québec en rapport avec mes chapitres), qui m'a écrit un mot très gentil qui m'a bien fait sourire, il m'a dit : Désolé, moi aussi je suis fils unique, sinon je t'enverrai ma soeur."
     
    Musique. Travail acharné sur les nouvelles chansons pour le concert du 28 octobre. J'ai déjà parlé du répertoire, de ce que j'appelle la tyrannie du répertoire, à partir d'un certain nombre de chansons. Chaque nouveau titre vient s'inscrire comme la pièce d'un puzzle (et qui modifie l'ensemble du puzzle) pour donner une sensation d'ensemble. Il faudrait que le public retienne d'un de mes concerts, au-delà d'un bon moment passé, une émulsion, une impression aussi chimique et globale que la vision d'un tableau ; et que chaque concert soit différent (c'est pour ça que la création de nouveaux titres est primordiale, compulsive, très liée aussi à ce Journal, à une autobiographie de directions), que les spectateurs aient un souvenir du concert dès sa sortie comme s'ils venaient de passer un moment plus ou moins long devant un Puvis de Chavannes, un Francis Bacon ou un Malevitch.
    Pour le concert du Réservoir, vu les chansons et l'esprit qu'on a, en ce moment, j'aimerai beaucoup que ça ressemble à un Paolo Uccello : la mélancolie du condottière Micheleto Attendolo da Cotigno cerné par les lances vigoureuses.
    J'aimerais bien emmener Mathieu, Cyrille et Frédéric au Louvre, voir le panneau central de la bataille de san Romano, et leur dire : voilà ce qu'on va faire le 28.
     
    24.09.04
     
    Fantôme d'une femme à venir.
     
    Je suis volontaire pour nos corps à corps
    Pour faire naître la lumière
    Sous les couvertures.
     
    Je suis volontaire pour me perdre encore
    Dans l'azur des draps ou du ciel.
     
    Et le matin frais disperse nos odeurs
    La ville m'enveloppe d'un tas de poussières
    Elle m'a recueillie jusqu'à plus d'heure
    Et m'a aimé une nuit entière.
     
    Elle a creusé vive dans le temps qui passe
    Le jour s'est plié à ses exigences
    Son désir à nu m'a laissé de glace
    Puis m'a rattrapé par inadvertance.
     
    Je suis volontaire pour nos corps à corps
    Pour faire naître la lumière
    Sous les couvertures.
     
    Je suis volontaire pour ses petits cris
    La langue étrangère de la nuit.
     
    La terre inconnue
    Sous
    Des habits choisis
    Dans un magasin le samedi.
     
    25.09.04
     
    Le quartier. Successivement je croise deux filles qui me plaisent rue de Buci (de vue, après comme vous savez, c'est plus compliqué). Boulevard Saint-Michel la perspective sur la rue Monsieur le Prince dévoile une percée sur la mer on dirait, comme dans certaines rues de Trouville. Je viens de me rendre compte que j'achetais mes carnets Moleskine dans une papeterie rue de l'ancienne Comédie, exactement comme le faisait Bruce Chatwin. Le Mazet au début des années 90 était le rendez-vous des musiciens du Métro, des irlandais pour la plupart, avec des contrebasses, laissaient leurs instruments pour la nuit.
    Je passe rue Saint-André-des-Arts saluer Christian Rebollo qui, dès qu'il me voit arriver, dit :
    - C'est pour ce week-end ! La fille de tes rêves tu vas la trouver ce week-end, je le sens ! " J'aime bien arpenter le déambulatoire de l'église Saint-Germain et passer par ce que j'appelle l'entrée des artistes, rue de l'Abbaye. Il y a quelques années je déposais des cierges auprès de la petite vierge gothique, et puis maintenant, je me rapproche de Sainte Rita, les cas désespérés.
    Il y a une fonction sensible et magique de ces rues que je connais par coeur, suffisamment pour y marcher à l'instinct en toute sécurité et me laisser guider par mes pensées seules, me préoccuper de l'itinéraire de mon imagination d'où émerge parfois - il faut bien travailler - quelque chose d'intéressant. Au cas où les deux trajets se rejoignent - comme deux voies parallèles et distinctes qui ondulent sous l'effet des paupières pour ne former qu'une seule ligne - le trajet des rues familières et celui des pensées qui se découvrent, il peut se produire des apparitions, mais elles sont rares et provoquent généralement un tel choc quelles isolent aussitôt l'esprit dans un seul champ de perception.
    Je musarde dans les vitrines de la librairie Compagnie de la rue des Ecoles à la rue du Sommerard, et c'est devant la fenêtre consacrée à l'histoire de l'art que je reste à méditer le plus longtemps ; quand je fais le tour des Jardins du Luxembourg je pense à Cioran qui en répétant ce parcours à l'infini a trouvé de quoi remplir ses bouquins ; je suis émerveillé, troublé, défait par la beauté de certaines femmes, la façon qu'elles ont de se tenir, un genou légèrement plié, un pied vers l'extérieur, une position du corps qui rappelle les arbres noueux des contes de Grimm ; j'invente un sens magique, orphique à la rue Visconti, quand je prends la rue des Canettes depuis la Café de la Mairie je bifurque toujours par la rue Guisarde, et depuis un an que j'en ai envie, c'est seulement aujourd'hui que j'ai acheté un cake vanille chocolat à cette remarquable boulangerie à l'angle des rues de Rennes et de Mézières. Il n'y a pas grand chose à fêter, les semaines passent parfois dans le sentiment qu'on a jeté un drap lugubre sur mon coeur comme sur le mobilier d'un manoir abandonné, mais quand je suis triste et que j'ai un peu de sous j'aime bien aller une fois par semaine faire quelques courses à la grande épicerie du Bon Marché, et le dimanche après-midi acheter un ou deux livres à la librairie La Hune. J'aime les différents segments du boulevard Saint-Germain ; le premier dans le sens des autos, entre Concorde et la rue du Bac, je le réserve au début de soirée, à la tombée de la nuit, à l'automne clair qui donne encore toute puissance au soleil pour effacer de lui-même ses traces - quel barbouillage, et je reviens vers des eaux moins profondes, le milieu du bassin, la station Mabillon.
    J'ai l'impression que c'est ici, dans ce périmètre magique, que s'est ancré profondément le bac à sable de 15 ans d'existence. Alors quand il y a quelques mois, peut-être plus d'un an, X m'a reproché amèrement que malgré tout l'amour -absolu - dont je m'enorgueillais à son sujet - à son sexe, ses genoux, sa sensibilité - elle était persuadée que je n'étais pas capable de la suivre au bout du monde ou simplement de m'installer avec elle en banlieue proche ou lointaine, j'avouai ma défaite.
     
    Je me souviens des nuits agitées. Celles par l'amour et celles par les mauvais rêves. Parfois elle se réveillait au milieu de la nuit, et même la faire jouir doucement ne suffisait pas à la rendormir. Des orages battaient sous ses tempes. Alors. Les jambes lourdes, agitées nerveusement. Des suppliques pour que je l'aide à trouver le sommeil. Je calmais de mes mains ses jambes et son front, pendant une heure qui lui paraissait une minute, et puis on s'endormait.
     
    27.09.04
     
    Je pense souvent à cette phrase de Georges Bataille : "Ce qu'il faut demander à l'être aimé, c'est d'être la proie de l'impossible".
    Aussi belle que soit cette phrase, Georges, j'y vois du gâchis, et de la perte de temps. Je dirais pour ma part, justement, que ce qu'il faut demander à l'être aimé : c'est d'être la prédatrice des possibles.
     
    Avec X nous parlons de cette fille dont l'évocation - le langage parlé de son corps et de ce qu'elle dégage en terme de sensation, d'immédiateté - me procure de la douceur, une sorte de baume pendant que j'en parle, et le souvenir de son passage, l'autre jour dans ma vie - je détaillais sa marche comme si Muybridge se fût interessé aux pas des anges - une frêle excitation.
    - Ça te ferait du bien, me sermonne X, de coucher avec elle. Ça t'égaierait la vie ! Et puis elle est loin d'être insensible à tes charmes ; comme on disait quand on était petit : si elle vient dormir chez toi, elle dormira pas dans la baignoire !
    - Tu as été petit dans un appartement avec une grande salle de bains, dis-je.
    - Oui, enfin, ce que j'en dis, c'est que ça te ferait du bien de coucher avec elle, même pour une seule nuit ! Surtout en ce moment. Ça te ferait voir les choses de manière plus simple.
    - Mais mon pauvre ami, c'est au matin qu'arrivent les complications...
    - Oui mais t'en fais pas, elle, c'est le genre de meufs à dormir le matin !"
     
    28.09.04
     
    L'homme traversé.
     
    Ma mère a sorti des photos de jeunesse, elle dit que c'est nécessaire car elle a de mon père, persistantes, les dernières images de sa vieillesse malade, son regard doux et blessé comme celui d'un animal incrédule - et blessé de son sort ; le corps maigre, chétif et déloyal, tourmenté par de mauvais - et pourtant irrésistibles - fantômes, contre lesquels elle luttait seule, à bout de bras, toute la nuit.
    J'ai croisé Charlotte (P-J), rue Guynemer ; ça remonte à longtemps maintenant mais je garde tout ; cette après-midi où, je ne sais pas, en un geste désespéré j'avais traîné Gare Saint-Lazare dans l'espoir de lui dire quelques mots avant qu'elle ne prenne un train. Peut-être ne suis-je pour elle, des années après, qu'un prénom parmi une liste. Si je l'avais arrêtée récemment rue Guynemer, et lui avais dit les deux trois mots que je n'ai pas pu lui dire, faute de la trouver, il y a plus de dix ans, une après-midi entière hébété dans la foule de la Gare Saint-Lazare, elle m'aurait peut-être répondu : Mais non, voyons Jérôme, tu n'es pas un prénom au milieu d'une liste. Ou bien aurait-elle sorti une feuille de papier de son sac, un sac qui semblait ce jour-là contenir toute sa vie depuis notre séparation, la liste toujours prête, sur elle en permanence depuis le début de ses incarnations amoureuses, et elle aurait pris une longue inspiration pour me chercher parmi les noms ; noms biffés, à peine esquissés, ceux qui ont connu plusieurs générations d'effaceurs et ceux qui s'étendent fièrement sur quelques lignes, d'une écriture ronde qui avec le temps gagne en sécheresse - comme le visage.
    Je l'ai laissée s'envoler rue Guynemer. Elle ne m'a pas vu. Elle semblait plongée en elle-même, tout son corps résolu en une grimace de fatigue ; pas d'autre indication. Il n'y avait personne alentour, je veux dire personne de familier pour que toute sa fatigue trouve une douce résolution ; l'amour permet cela ; les colères, les tracas, les agacements de la journée, trouvent une raison plus forte dans les bras de celle ou celui qu'on aime.
    Au lycée j'allais l'attendre à la gare et je portais son gros sac rouge sur le trajet jusqu'en classe ; dieu que j'aimais ce sac rouge, et rien à foutre du regard des autres, d'ailleurs il y avait déjà en moi ce mélange de résolution et d'orgueil qui défendait comme instinctivement quiconque de me traiter de larbin, de toutou, ou quelque chose comme ça ; et même dans les pires moments, les pires compromissions et les désespoirs qui poussent aux actes les plus ridicules, personne au lycée, professeurs et élèves mêlés, spectateurs des pathétiques efforts que je faisais pour retenir un amour qui s'échappait bien vite, et que je plaçais au-dessus de tout, personne jamais ne me jugeât avec mépris, dérision ou pitié, car tous y voyaient comme une raison supérieure, tous comprenaient qu'autre chose qu'un premier amour adolescent se jouait dans cette dispute de la faille et de l'exigence, un tournis, quelque chose d'étrange qui les concernaient tous, tout aussi bien, et finalement alors que la plupart d'entre eux s'orientaient vers des écoles de commerce ou les sciences politiques, je ne faisais pour ma part que trouver ma voie.
    Charlotte prit la porte, et j'allais au coin, puni au sublime.
    Ce n'est pas seulement une question de rues, d'avenues de boulevards, de passages protégés. Je suis souvent traversé, au cours d'une journée, par les femmes que j'ai aimé, et les impressions absolues ou fugitives qu'il m'en reste. Bien entendu certaines pensées, certains moments reviennent plus blessants que d'autres, démobilisent l'apparence de légèreté de leur violence à rebours ; et vous êtes soudain dans la position de l'orphelin d'un pas de deux, envahi par une douleur immense qu'on ne vous permet plus d'inverser ou de tourner en farce pourquoi pas - mais vous savez, maintenant, que le corps et les gens vont s'y habituer.
    Au départ ils s'arrêtaient, j'entendais quelques murmures, ou quelques appels à l'aide devant le carnage, - il y eut même un jour des pillards de beaux souvenirs quand les premières notes de la chanson Don't fence me in, un bout de bois en provenance d'un radeau ou du battant d'un volet, et quelques expressions familières du visage de X, se répandirent sur l'asphalte après ma chute - mais maintenant ils passent indifférents, tous traversés autant qu'ils sont, dans la mesure où ils laissent une porte ouverte. Sous l'onde douceâtre et machinale des trajets le matin, le soir, sous le film opaque de l'emploi du temps, il y a tout un monde d'impressions vivaces, de souvenirs doux amers, persistants comme des gerçures, d'histoires qui se poursuivent car certaines parties de votre corps, de vos affects, de vos pensées n'ont pas encore terminé de dialoguer entre elles, n'ont pas établi de constat final - le temps qui est l'expert nommé dans ces cas-là ne perçoit pas toujours le problème dans sa totalité - et si j'ai quitté depuis quelques minutes maintenant la rue Guynemer (aviateur de son état) où j'ai pensé à Charlotte croisée le long des grilles du Luxembourg il y a quelques mois (sans aucune collision autre qu'invisible), je m'apprête maintenant à traverser le boulevard Saint-Germain au niveau du carrefour Mabillon, et j'ai deux options : soit je passerais tout de suite par l'angle m'as-tu-vu de la rue de Buci, soit je filerais en douce comme un chat préoccupé et peureux par la rue de l'Echaudé, et durant cette traversée je vais faire vivre le monde que j'habite par ma seule existence - que je fais et défais, auquel j'ajoute et retranche, en de subtiles correspondances, à mesure de mes pas, plus riche chaque jour des personnes ou des rencontres dont j'apprends quelque chose, une émotion, et qui influent sur mon rapport au monde.
    Durant cette traversée du boulevard je vais penser que Bing Crosby était le chanteur préféré de mon papa, penser à l'agencement des volets, mi-clos ou lancés comme des cartes, des fenêtres de cette voisine que j'aime tant (de vue ; si gracieuse) et qui depuis ma fenêtre me font penser - parce que je l'aime tant - à une toile de maître ; et je vais songer peut-être encore à ma profonde émotion de X que j'ai tant fait jouir autant par le couteau de ma voix dans le creux de son oreille que par l'ardeur et l'émotion de mon sexe en elle et qui, quand un jour une toute petite fois elle m'avoua en larmes s'être laissée séduire par quelqu'un d'autre, et qu'elle se le reprochait durement, j'avais - malgré ma douleur - souri et lui avait dit doucement : mais allons, ce n'est pas grave, ce n'est que du désir : et le désir, ça passe.
    Alors vous savez, quand je traverse une rue ou le boulevard Saint-Germain, ça devient une figure de style - moi qui suis de toutes parts et sans interruptions, traversé.
     
    30.09.04
     
    Retour très fatigué de Brest. J'ai pris quelques notes pour le magazine New-comer qui m'a demandé de tenir le Journal de cette petite tournée. J'ai fait quelques images vidéo, aussi, sur la route. Je n'aime pas trop la route, le défilé des bandes blanches, la lune rousse qui sautille comme le point sur un i dans l'ivresse d'échapper à la phrase qui le contient, et ces étendues, ces lambeaux de paysage qui ne m'évoquent aucune mythologie autre que les distances confortables ou résignées que la vie peut mettre entre des gens qui s'aiment.
    Et il est très difficile d'installer des chansons qui, dans l'idéal, demandent une vraie justesse dans le traitement du son, comme ça, en kit, dans l'espace d'un magasin.
    Je voudrais bien qu'on puisse tourner le clip de Sylvie et son lapin que nous avons en projet, dans les semaines qui viennent et l'avoir monté avant le concert du 28 au Réservoir, pour le projeter en ouverture de spectacle. J'ai travaillé lundi midi avec Gilles Berthaut qui va réaliser le clip ; il m'a montré les essais tournés avec Amanda, et il y a des choses remarquables ; sa manière de réagir aux situations proposées par Gilles et ses initiatives de comédienne ; la façon dont Amanda dénoue ses cheveux alors qu'elle est en train d'occire une tomate est exactement dans le registre des séquences que j'envisageais.
    Hier, à la Fnac Brest, il y avait une journaliste de Ouest-France, très très jolie.
     
    03.10.04
     
    La sphère de la nécessité des gestes.
     
    Chaque jour le spectacle de mon coeur qui bat. Place vacantes, sièges d'orchestre, strapontins. Dans le métro humer - c'est à dire graviter autour - la proximité d'une femme qui m'offre son cou dans le flot compressé, plus près encore, le mélange inédit et chaleureux à la fois - l'accident - de l'odeur de sa peau, son parfum et du chewing-gum qu'elle mâchouille comme si elle jouait encore aux élastiques (avec sa vie amoureuse ou sociale ? ).
     
    Deux amants qui ont quitté la sphère de la nécessité des gestes, une bouche qui s'enfouit dans les recoins, et les mains qui se nouent, parlent d'engagement, à distance respectable l'un de l'autre, avec des mots doux qu'on croirait tirés du langage amoureux des martiens : URSAFF, ASSEDICS, UNEDICS.
     
    Je suis épuisé, je cherche des cheveux où m'enfouir, des épaules fragiles qui fassent gouvernail quand la nuit les étoiles ont dépecé les arbres ; des seins sculptés par le vent comme le sont les dunes de Duinbergen ; et un bonheur pétrifié où se glisser.
     
    Nous pouvions nous amuser dans l'observation des amoureux, à deviner où ils en étaient, combien de mois dans leur relation, d'après qu'ils aient quitté ou non la sphère de la nécessité des gestes. Je crois en avoir déjà parlé : il y eut une période où j'ai été beaucoup moins amoureux de X, et puis c'est revenu je ne sais comment mais c'est revenu - collage de la vie auquel résistera un bouleversant amour. Peut-être existe-t-il un rapport à l'autre - à l'autre le plus proche - et le plus lointain, dès qu'elle s'en va, s'en va même un peu - de la façon dont nous avons rapport à nous-même au gré d'une journée - croisade difficile - et je ne pense pas à l'époque qu'elle se fût aperçue de ce bref désamour ; toujours est-il que quand l'intensité est revenue, je me souviens d'un instant de perception, elle balançait quasiment nue au-dessus de moi et cette évidence me traversa l'esprit : j'aurais donné pour elle ma chemise - qui, à ce moment-là, était déjà bien loin du lit.
    Il n'y a rien d'immuable, pas plus l'amour que le désamour, et ce jour-là et ceux qui suivirent nulle découverte ne me rendit plus heureux que l'implacable dictée de cette perfection.
     
    Hier nous avons joué nos chansons, dont certaines à net caractère érotique, d'autres des variations sur le chagrin (vous savez) ou de véritables odes à la baise, dans les laves saturnales d'un centre-commercial bondé de familles et poussettes. Le directeur de la Fnac Val d'Europe, mélomane indé averti, s'est présenté à nous de manière très chaleureuse et nous a offert le champagne dans une petite salle recluse parmi les dédales labyrinthiques de son magasin, nous disant que nous lui rappelions des groupes tels Marquis de Sade, Marc Seberg, ou les anglais de Cameleon.
    Après je m'aventurais seul dans les couloirs du Louvre qui faisait nocturne pour la troisième édition des nuits blanches, tel le renard aux yeux verts pourchassé par Henri IV et ses sbires quelques siècles plus tôt ; essayant de trouver des cadres et des scènes, des couleurs et des formes pour y fondre ou nettoyer mes pensées. Devant l'austère Saint-Jérôme (du Pérugin) soutenant deux jeunes pendus (les sauve-t-il ou se contente-t-il de les montrer à Dieu et aux hommes - aux spectateurs - pour faire part de son amertume face au monde ?) , je m'aperçois que je suis à demi-encerclé par quatre pimbêches maquillées comme une toile fauviste qui ont dû trouver un couloir secret depuis les toilettes de chez Régine, rue de Ponthieu, jusqu'au Louvre médiéval (comme le passage secret dans A bout de souffle qui mène d'un côté à l'autre des Champs Élysées) ; et lorsque j'entends dans mon dos l'une des jeunes femmes avoir ce commentaire définitif à l'intention de ses amies :
    - J'aime bien l'idée d'un truc qui me dépasse" ; j'ai la tentation de me retourner pour lui dire :
    - Hé bien alors, passons la nuit ensemble."
     
    04.10.04
     
    Paris est féminin plurielle (pour le moment).
     
    Poursuivre des odeurs de shampoing comme d'autres des comètes ou des utopies. Terrasse du Petit-Suisse, en début de soirée : le ciel est traversé d'une ligne claire - quelqu'un qui pense à moi - et des nuages cuivrés étendent leurs ombres sur les jardins, denses et profonds, derrière les grilles. Une femme - dans le registre de mes troubles - suit la pente de la rue de Médicis pour entrer acheter un paquet de cigarettes - les gens de la génération de mon papa disaient : un paquet de gris - je la suis aveuglément des yeux, elle s'en aperçoit ; regard bouleversé qui est le mien et regard en travail ; idée partagée de l'océan, appel intense et peut-être dans ce regard qu'elle semble deviner et auquel elle pourrait répondre, par ricochets, d'une même étrangeté, une sensation proche de ce que Michel Foucault décrit (à propos d'une toile de Velazquez) par : "la possibilité de regarder au fond d'un miroir le double imprévu de sa contemplation".
    Sortant du tabac elle revient sur ses pas, en direction d'une bicyclette attachée à un poteau rue de Vaugirard. Gestes d'une lenteur inouïe, penchée de tout son corps en avant elle retrousse ses pantalons rouges jusqu'au genou découvrant des jambes splendides - comme de longs vases étrusques. Finesse des bras, cou gracile, le vélo bleu remonte et longe les grilles des jardins. Elle m'a requinqué à me détruire.
     
    Dans l'après-midi nous avons collé quelques affiches pour le concert du 28, dans le quartier de la Bastille. Un type sympathique nous arrête rue de Lappe : Hé mais c'est vous, là, sur les affiches ! C'est super j'ai déjà noté le jour, un peu plus haut."
    Paris. Foule des grands jours, fourmis des petits matins. Les journaux dépliés ; l'épouvante du monde vient lécher les tables de Café comme les vagues les constructions de sable fin, mais : la fille qui travaille à l'une des caisses de la Fnac Bastille, et dont le prénom est Stéphanie - aucune audace, elle s'est annoncée au téléphone à une collègue - cheveux noirs attachés, visage à égarer le reçu de l'antidote, est d'une beauté étourdissante.
     
    08.10.04
     
    J'ai répondu à une interview sous forme de questions dans le style : si la fin du monde était pour la semaine prochaine, et si vous étiez le seul survivant (ce qui, soit dit en passant, m'arrive à la fin de chaque jour, quand j'éteins la lumière) quel disque, quel film, etc. aimeriez-vous sauver ?
    À L'homme que vous souhaitez sauver, j'ai répondu : mon teinturier.
    À La femme que vous souhaitez sauver, j'ai dit :
    - La dernière je l'ai laissée se sauver."
     
    L'article qui m'est consacré à la dernière page de Gala est épatant. Lier dans la même phrase Vladimir Nabokov, Marguerite Duras et Jonatan Cerrada est un tour de force sans doute inédit dont je suis heureux d'être modestement le prétexte.
    J'entends de ci de là parler de moi en tant que chanteur, écrivain...A chaque fois je suis quand même tenté de rappeler que tout ce qui se passe est fait avec trois bouts de ficelle, et que malgré l'intérêt grandissant des médias (bien qu'il y en ait toujours qui préféreront faire trois pages sur la quarantième réédition du disque de Jeff Buckley, plutôt que deux lignes sur mon prochain concert au Réservoir) et le disque en magasin, il faut continuer de souffrir l'indifférence ou l'attentisme frileux des maisons de disques ; et les avancées se font grâce à la ferveur d'une poignée de personnes, le dynamisme des gens qui soutiennent le disque, l'enthousiasme actif de quelques journalistes comme le militantisme inspiré des lecteurs de ce Journal, des spectateurs des concerts, et des personnes que je rencontre chaque jour et qui se disent touchées par mon travail. Rodolphe prétend que si ça continue, si le buzz continue à monter, on pourra pourquoi pas se passer d'une maison de disque - mais il nous manque quand même la puissance de feu d'un label, pour avoir accès à des sphères médiatiques plus hautes (c'est con mais c'est comme ça) et prétendre à une exposition proche de l'indécence en magasins - en ce moment chez certains disquaires il vaut mieux être diplômé de spéléologie pour nous trouver. Quant à l'aspect écrivain des choses, hormis les deux nouvelles publiées dans la revue Bordel, quand on me demande quel est mon éditeur, je réponds pour l'instant :
    - Html."
     
    09.10.04
     
    Le deuxième couplet du corps.
     
    Les yeux clairs sous la pluie qui tombe drue. La ville sous les averses est comme l'amour sous les événements de la journée. Il existe toujours un tas d'arcades, de passages couverts, d'auvents et d'abris, comme un corps a ses replis, ses recoins, ses pliures, ses manteaux et ses pulls où trouver un refuge.
    Je commence seulement à travailler. Qu'est-ce que j'ai fait avant : j'ai aimé quelqu'un. Et je passais mes journées à mesurer, souffrir, augmenter ou réduire, l'écartement entre nos deux corps - maladroits bien qu'armés, fascinés d'être soi-même et pourtant affamés d'être à soi l'autre un paradis enchaîné.
     
    10.10.04
     
    L'écriture et la pornographie partagent le goût pour l'appétit des limites, l'étonnement et le travail sur l'insupportable, l'assimilation des ombres, la pensée des bas-fonds, la fréquentation des portes dérobées, et l'accoutumance aux sommets ; le refus de choisir entre la douceur et la violence, puis l'envie d'ausculter la violence pour l'irradier de douceur ; le besoin d'apprivoiser l'inacceptable, de lui trouver un territoire et une tolérance en s'y projetant ; faire de ce qui est fugitif, insatiable ; ce qui est toujours risqué.
     
    Ce qui est cuisant avec la vie c'est qu'un souvenir peut vous frapper, là, en pleine rue, un oppercut dans l'estomac, et que la souffrance liée à un amour perdu peut vous donner la nausée du monde, le tournis, tandis qu'au même instant à l'autre bout de la ville dans un Café, l'objet de cet amour pourra rire gorge déployée à la blague déloyale de quelqu'un d'inédit qui voudra la séduire.
     
    11.10.04
     
    L'abstraction de L'Idiot. Stéphanie de la Fnac Bastille. La plus belle chose à dire à la fille qu'on aime.
     
    Je mets longtemps à me laisser convaincre - par l'adaptation cinématographique des romans que j'aie en prédilection. Ainsi, il m'a fallu dix ans, le temps d'en retenir ce qui n'est pas de l'ordre pur du récit certainement, pour désirer voir la version de Kubrick de Lolita. Pour Les deux anglaises et le continent, c'est différent : en regardant le film en premier, je soupçonnais déjà que tout ce que j'y adorais ne se trouvait pas dans le bouquin.
    Une des meilleures adaptations que je connaisse est la version de Kurosawa de L'Idiot, le roman de Dostoïevski, puisque en respectant parfaitement les thèmes et les enjeux, en surface comme en profondeur - et c'est le propre de L'Idiot que sous le lac des apparences sont prêtes à surgir et se tordre des tempêtes inadmissibles, Kurosawa utilise toutes les qualités du cinéma comme Dostoïevski tous les défauts de la littérature (pour faire un mot). À l'enthousiasme nerveux et délirant du russe, à l'abondance, aux cent pas dans la bouche, Kurosawa pour parler de la même chose utilise le silence et l'interrogation, traite le visage comme une steppe ou une étendue de neige, le paysage comme une introspection aussi douloureuse qu'évidente, et lie les êtres les uns aux autres par le langage des plans ; visages serrés de Mychkine / Kameda et de Nastassia Philippovna / Takeo Nasu au milieu d'une assemblée qui s'ouvre comme un rideau de théâtre, pureté des larmes, figures christiques désolées.
    Si le roman du XIXème siècle fonctionne sur une certaine identification, le cinéma lui au contraire montre des héros désolidarisés - au moins au départ - par l'image, de ce que nous sommes - il est toujours possible de se regarder dans un miroir pour voir que nous ne ressemblons pas à l'acteur qui évolue sur l'écran - il peut y avoir empathie mais non totale projection ; le prince Mychkine est exactement le même chez les deux auteurs sauf que chez Dostoïevski il est d'emblée chargé d'une dimension romanesque, que l'outil même du roman encourage, tandis qu'au cinéma souvent on a peur avec, et non pour, et à l'enthousiasme et aux initiatives du Mychkine russe répondent la prudence et la saturation pétrifiée du Mychkine japonais - athlétisme baconien, théâtre de la cruauté d'Artaud - que soulage le cri bestial, qui déborde souvent le champ.
    Si dans le roman de Dostoïevski, le personnage du Prince Mychkine crève l'écran - si l'on peut dire ; chez Kurosawa, il l'absorbe.
     
    Fnac Bastille, avec Mathieu. C'est l'infini, l'expérience du sublime au prix d'un disque, lui dis-je, quand nous nous approchons de la caisse où travaille cette fille au charme fou - et dont j'adore la voix.
    - Elle est fort jolie, convient Mathieu.
    - Ses mains peut-être...
    - Oui, elle porte une bague en diamant un peu moche !
    - Ça se retire, dis-je.
    - Tu as raison, elle est très belle, c'est l'expérience du divin.
    - Tout compte fait je préférerais que ce soit l'expérience du divan. J'adore son visage. Je suis sûre qu'elle est un peu triste...
    - Elle a l'air un peu triste !
    - Il y a ça dans L'Idiot de Dostoïevski. On peut y trouver ce savoir, cette re-connaissance de l'autre par l'expérience du visage. Le trouble qui donne à voir. Oui c'est exactement ça, le trouble qui donne à voir. Ce serait la plus belle chose à dire, je crois, à la fille qu'on aime : tu me troubles, tu me donnes à voir. Ah au fait, tu sais, Superman est mort aujourd'hui. Christopher Reeves. Les deux premiers films c'était vraiment quelque chose, quand j'étais enfant, j'ai adoré ça. J'adorais Christophe Reeves. C'était lui Superman et personne d'autre. Et puis tu sais, après son accident, il paraît qu'il a renoncé au suicide grâce à l'amour d'une femme, ce qui est vraiment un point de vue de Super-Héros."
     
    13.10.04.
     
    En allant au concert d'Olivia Ruiz à la Cigale, je traverse le pont des Arts - est-ce que traverser un pont suffit à rétablir le caractère magique qui manque à tant de journées, à tant de choses flottantes qui restent non liées ? - et passe par les galeries du Palais Royal quand je suis pris d'un malaise, une sorte de désarroi profond qui semble agir sur tout mon être et Paris tout autant ; envie de se foutre en l'air, tournis identique à celui qui me laissa quelques instants comme dans une toile d'Edvard Munch, dans le parc du Lycée de Notre Dame de Verneuil, ça remonte à loin, et comment expliquer ça je voudrais voir dans ce tournis se creuser une sorte de tunnel pour me retrouver pourquoi pas sous une motte de terre qui mènerait directement aux jardins du Parc et à mes dix-huit ans, mais la vie ne permet pas de telles allers-venues, ce serait passionnant mais trop le bordel, et l'exigence que nous mettons d'ordinaire pour des moments légers comme le vent et bien plus insouciants que nous ne saurons jamais l'être avec quiconque, cette exigence serait décuplée vraiment s'il y avait de tels passages d'un point à l'autre de notre vie, sans parler de la solitude, seul à se chercher, à se fuir et à s'approcher sans le soutien, le prétexte ou le soucis, de l'infirmité des autres.
     
    Concert d'Olivia Ruiz - naturelle, ardente et très sexy sur scène. A l'after-show j'ai discuté avec Didier Varrod, qui a été très gentil, bienveillant à mon égard - alors que souvent dans ce genre de soirées on rencontre des tas de gens qui vous marchent dessus et qui font que vous vous sentez ensuite l'âme d'un trottoir. Je crois que la gentillesse est la plus grande des qualités, nous ne sommes jamais autant vivants que lorsque nous sommes irradiés de gentillesse. Je pense ça de plus en plus, et l'autre jour je visionnais A bout de souffle, le passage que j'adore absolument qui met en scène Jean-Pierre Melville, la conférence de presse, et à un moment donné à la question : "Croyez-vous à l'existence de l'âme dans le monde moderne ?", Jean-Pierre Melville répond : "Je crois à la gentillesse."
    Avenue de l'Opéra c'est un de ces soirs où je mets des sourires sur le visage des filles que je croise. Une japonaise très jolie, fine comme le regret de la pluie, a l'air de vouloir me happer dans ses filets ; la barrière de la langue ou celle de corail je ne sais pas, je me coule derrière un rocher - lampadaire - et m'engouffre dans les profondeurs de la rue de la Chaussée D'Antin. A l'after-show d'Olivia Ruiz, il y a une jeune asiatique, eurasienne peut-être, cheveux attachés, t-shirt blanc et pantalons jeans ; le contraste de ses cheveux noirs en torsade nouée et la pâleur de sa nuque métamorphosent mes mains en un destin de papillons que je refrène et condamne à chercher encore où se poser quitte à crever d'errances.
    Bien anéanti par sa beauté, j'ai été achevé par une vodka-pomme.
     
    Les gens qu'on aime n'ont pas d'avenir. Puisque nous avons l'impérieux désir de les préserver du temps qui passe.
     
    Il y a des moments, des fins d'après-midi, où la grâce de quelqu'un, une idée ou une façon de se tenir, de se plier dans l'espace, de mettre sa main devant sa bouche emportée par un fou rire qui passe comme une vague au-dessus de la représentation, par les mondes possibles - et pourtant impossibles - que cette personne nous laisse entrevoir, se reconstruit doucement ce qui dehors, sous la pluie, nous avait morcellé.
     
    Je suis touché aux larmes par certaines chansons de Barbara, chantées lors de ces derniers tours de chant qui prenaient des dimensions émotionnelles inouïes. L'île aux Mimosas particulièrement, mais aussi Ma plus belle histoire d'amour, Mon enfance, Pantin, Drouot...
    Il va falloir du travail, creuser dans l'émotion, chercher la fulgurance, baser aussi la rencontre sur la confiance des gens, mais j'ai vraiment envie pour mes concerts de parvenir à terme à ce qui me bouleverse chez Barbara, de l'appliquer à notre musique et notre univers évidemment plus rock. Pour les gens qui se déplacent, qui viennent au concert, qu'il y ait cette confiance et cette écoute basées sur l'émotion, un dévouement de part et d'autre ; que les concerts - et le prochain du 28 octobre - soient dans le registre du don et de la sensation, de la prédilection et de l'intimité, de l'affection et de la ferveur.
     
    16.10.04
     
    Perçée par le réel
    Aux oreilles
    Tatouée même discrètement
    Marquée de toutes parts
    Par les tourments
    Chavirée
    Comme le sont
    Les éléments de la rue
    Elle meurt
    Chaque soir
    De chercher
    Dans la baise
    Le dénouement.
     
    17.10.04
     
    Le problème de la tristesse c'est qu'il faudrait pouvoir songer au futur, s'y réfugier, ou être surpris par lui, de la même manière qu'on ressasse le passé, qu'il remonte à la surface, vient nous troubler à l'improviste quand bon lui chante.
    Ce n'est pas dans nos moyens. Ce serait comme acheter un nécessaire de pêche pour un lac artificiel pas encore creusé, alors que la mer tentaculaire du passé vient nous submerger plus profonde et riche en possibilités perdues chaque jour - comme le trésor d'un pirate qui s'éparpille lentement parmi les sédiments et les plantes sous-marines.
    Et comme ce qui nous attend ne peut avoir, à l'imaginer, que l'apparence d'un lac, contrairement aux idées reçues c'est le passé qui est perpétuellement en mouvements.
    Il n'y a que les poètes pour tenter d'appréhender de manière sensationnelle ce qui n'arrive pas encore.
     
    19.10.04
     
    Je crois que la méchanceté est une perte de temps. Et même si, le plus souvent, la gentillesse isole, renforce la solitude.
     
    J'aime la façon que les femmes ont de regarder les hommes absorbés dans quelque chose, une activité, une prise de parole ou une écoute ; c'est toujours un regard en travail, qui cherche une volonté, une intelligence, même quand il n'y en a pas.
     
    Lisa m'offre son disque, elle passe un doigt sur la pochette et me dit : tu verras, la reprise de Que reste-t-il de nos amours ? , à un moment je chante comme si j'allais mourir.
    Dans la matinée, tournage du sujet qui va m'être consacré dans l'émission de télé Ubik, sur France 5, interview à l'étage de la librairie La Hune, puis j'emmène Aurélia, la journaliste, devant le portrait de Jean en académicien rue de Seine. Rodolphe allait me souffler un mot, du genre : alors je ne t'avais pas menti, j'avais le souvenir qu'elle était vraiment très jolie, Aurélia..." et puis au dernier moment il a vu que j'avais encore le micro cravate - ouvert - pincé sur le col de ma chemise, aussi a-t-il rapidement étouffé sa phrase.
    Amanda, dans la cuisine de chez Rodolphe, me parle d'Eros. Elle me dit : Eros, en fait, c'est le désir du désir. C'est-à-dire le manque. Et puis tu connais l'histoire. Suite à la révolte des anges, on a été séparé.
    - Oui, pourquoi on a été séparé ? je lui demande, candidement.
    On tourne la première partie du clip de Sylvie et son lapin demain dans la journée, j'ai dit à Amanda qu'il faudrait cuisiner ce lapin, plat consistant savamment orchestré selon la méthode des demoiselles Delage et Mathiot, comme si c'était - pour elle - la chose la plus simple du monde. Il y aura plusieurs niveaux de lecture : le côté érotique d'Amanda très classe avec ses couteaux de cuisine et sa beauté étincelante, et puis l'aspect durassien de la reconstruction du monde extérieur, lâche et fluctuant, par la cuisine ; et bien d'autres choses encore. Il faudrait que les gens qui regardent ce clip puissent se dire : "Cette fille tue !", dans tous les sens du terme et avec, pour chacun, un sens fort différent.
    Gilles - Berthaut, pas Deleuze - résume mon idée par : "Elle fait du lapin comme on passe un soulier." C'est exactement ça. J'aime beaucoup Amanda, je trouve chez elle une grande intensité et un naturel parfois désarmant, de la disponibilité et de la détermination, et aussi quelques résonances qui font qu'elle ne saisit jamais à la légère, en dessous de leur portée, ce qui se passe entre les êtres.
    Lisa m'a rapporté du Japon un gri-gri très beau (et qui est de couleur grise, donc c'est un : gri-gri gris) d'un temple Shinto, et aussi une jolie carte-postale donnée à mon intention par son amie - une créatrice de robes et de sacs - qui l'accompagne dans leur court séjour parisien. Lisa trouve qu'elle a perdu son français. Elle plisse le front et me dit qu'elle cherche ses mots comme des pistes ou les cailloux d'un chemin.
     
     
    Terre-plein boulevard Richard Lenoir à plus d'heure, glace pilée multicolore pour amoureux dépressifs.
    X attend que sa dulcinée s'absente pour m'énumérer toutes les choses qui l'agacent chez elle, ce qu'elle fait, et ce qu'elle ne fait pas - ou plutôt ce qu'elle est, et qui d'autre elle n'est pas.
    À tout moment je m'attends à ce que X emploie l'expression : Amour alimentaire, comme on parle de job, de travail alimentaire, presque en s'excusant, en mettant en avant, dans la phrase qui suit, ses désirs pour une autre qui existe à l'état de parallèle plus ou moins tracée mais qui ne tourne pas encore à plein régime.
    Elle, quand elle revient du pipi-room, elle me fait l'effet de quelqu'un que l'existence froisse à force de ne pas trouver le pli.
    Glace pilée pour amoureux dépressifs, beignets au chocolat liquide, pommes d'amour, tout ça est bien écoeurant, reste sur l'estomac à certaines heures blanches, je rentre par le boulevard, cherche un taxi. Je note dans mon carnet : Fanée avant d'avoir eu la chance d'être une rose. Oui, c'est cela : fanée avant d'avoir eu la chance d'être une rose.
    Mais c'est moi peut-être qui suis aux lueurs claquées et pâles du boulevard le plus chiffonné - amoureux sans objet, seul quand le coeur déborde ou se cabre, je me fais l'effet d'un violoniste sans archet dans les nuits parisiennes aux jardins permanents.
     
    24.10.04
     
    Parfois j'aimerais dire deux phrases dans la vie de quelqu'un comme on pourrait construire le mur d'une maison, d'un abri.
     
    Anéanti par la détresse. Depuis l'enfance. Cette détresse qui clame son incrédulité face à ce qui arrive, et cherche un secours ; qu'on trouve sous une forme pure chez les enfants, et en histoire d'amour ou revendication chez les adultes.
    Le monde me fait parfois l'effet d'une grosse mouche qui vole, bourdonne autour de moi, s'obstine contre un carreau, trop excitée pour voir qu'il n'y a pas de passage. Et j'ai toujours envie d'ouvrir la fenêtre, même quand je n'en ai pas le pouvoir, ou qu'elle semble, la plupart du temps, fermée de l'extérieur.
     
    On voudrait prendre soin, agir, être le prophète des choses qui nous concernent, la lanterne et la compresse des êtres qui nous touchent, mais la plupart du temps on ne sait que prendre des nouvelles de la douleur de l'autre.
     
    25.10.04
     
    S'embrasser n'a pas d'histoire.
     
    Et c'est parce que s'embrasser n'a pas d'histoire, que s'embrasser fait des histoires.
     
    Jeudi dernier j'ai pris le train pour Pau ; c'était le jour de l'anniversaire des vingt ans de la disparition de François (Truffaut) alors je m'attendais vraiment à ce qu'il se passe un miracle, une histoire truffaldienne, une jolie fille dans le train, et des wagons de souvenirs. En fait je n'étais pas le seul à courir dans ce train après des miracles, puisque desservant la gare de Lourdes, le compartiment était peuplé de vieilles dames, éclopées physiques ou malades de l'âme, s'entretenant à haute voix des horaires de tel ou tel office religieux.
    C'est à Bordeaux le lendemain, par les rues ensoleillées, que je trouvais une procession à mon goût, je ne parle pas tant de beauté plastique que d'émotion suscitée, filles exquises qu'un soleil d'automne prolonge, mais facile à prendre je suis, une paire de bottes qui porte une silhouette avec élégance et même une bretelle de soutien gorges qui court sur une épaule nue suffisent à me renverser avec plus de dégâts qu'un tramway soudain ne saurait le faire.
    J'étais prêt à clamer - sous une torture subtile et portative - que les plus belles filles du monde se trouvent à Bordeaux, mais la beauté est une affaire de température intérieure, et elle n'existe pas pour elle-même, elle ne gagne pas plus en beauté si j'ose dire à vivre repliée sur elle - tout comme la bonté -, non la beauté a toujours besoin d'un autre, d'un miroir, d'un révélateur, de quelqu'un qui la désigne, l'alimente (comme un feu) ou l'élague, la découvre à nue (comme un arbre), qui la place parmi un registre, toujours légèrement au-dessus, la beauté n'existe que si elle est désignée, alors les plus belles filles du monde ne se trouvent pas à Bordeaux mais à Paris, parce qu'à Paris, je suis là.
     
    J'ai reçu une très jolie lettre - et tendre - de Philippe, un lecteur fidèle, qui réagit aux dernières entrées de ce Journal, et dont je reproduis quelques extraits avec son autorisation, pour faire partager son histoire de "cubes" et de "dessins" : "Bonjour Jérôme,
    Du fait que j'ai un fils et que je me dois, au moins de tenter de lui communiquer quelques valeurs, je suis amené à me poser des questions, à prendre du recul sur le cours de nos vies, à essayer de comprendre toutes les frustrations qui nous taraudent depuis l'enfance.
    Notre enfance est paradoxale, elle est faite d'élans fougueux, impétueux et extrêmement généreux, le plus souvent brimés par les adultes. Mais ces mêmes adultes nous déchargent de toute responsabilité quant aux tâches d'intendance. C'est ce que je lui ai présenté comme la différence entre "faire des cubes" et "faire un dessin" : dans le premier cas, le contact est direct, et le résultat, immédiat.
    What you see it what you get, diraient les informaticiens, ou plus précisément : what you touch is what you get. Le monde au bout des doigts. Dans le deuxième cas, les doigts sur la feuille ne suffisent pas. Le dessin commence dans la tête, il est anticipé. Il prend du temps, il est fait de ratures, comme ces toiles filmées par Clouzot dans le fabuleux "Mystère Picasso". Et le travail de composition est du même tonneau. Or, en grandissant, on attend de nous, de plus en plus avec l'âge, de faire des dessins. (...)
    Il y a dans l'amour que vous port(i)ez à X, quelque chose d'un père qui veut absolument protéger son enfant de tous les soucis de la vie ; dans votre sollicitude envers le monde, ce même sentiment de pureté qui anime les super-héros de notre enfance. Mais compte tenu du monde où nous vivons, je crois que notre tâche principale, celle à laquelle se résume l'essentiel de notre vie, est de ne pas sacrifier nos rêves aux tâches matérielles ; je veux dire que nous n'en réaliserons sans doute qu'une infime partie, et je crois que c'est tant mieux.
    "Toujours avoir des cartouches d'avance", écriviez-vous il y a quelque temps. "Toujours avoir des rêves en réserve", ai-je envie de vous répondre. Quand il est mort, Gainsbourg avait en projet d'adapter le Journal Littéraire de Léautaud au cinéma, avec Jeanne Moreau dans le rôle de la Fléau. Et Claude Miller a finalement tourné "La petite voleuse" que Truffaut n'avait pas eu le temps de filmer. En attendant, garder ses rêves, sans baisser les bras devant l'incessant ballet de l'intendance, même s'il faut les remettre à plus tard, c'est déjà beaucoup. Chercher inlassablement à contourner la fenêtre, même s'il faut pour cela partir à l'envers, vers l'obscurité d'une autre pièce où peut-être, se cache un passage vers l'extérieur, pour le coup, c'est géant. (...)
    Vous sentez peut-être, insconsciemment, (...) qu'un adulte en devenir, s'il se doit de garder une part d'enfance, ne peut pas régresser à faire des cubes, une fois qu'il a appris à dessiner. Mais c'est votre histoire avec X : votre amour lui a appris à dessiner. C'est sans doute frustrant, de ne plus avoir cette fragilité à défendre contre les malheurs du monde... mais n'est-il pas plus digne de fierté, de lui avoir transmis votre force pour être elle-même ?"
     
    J'ai répondu à Philippe qu'elle m'intéressait beaucoup cette histoire des cubes et des dessins, mais que, pour moi, je voulais garder le choix de pouvoir faire et un jour des cubes et l'autre des dessins. Et puis, puisque Philippe parle de Picasso, justement que fait-il de Picasso ? je veux dire, que fait-il du cubisme ? Est-ce le cubisme la solution ?
     
    Nous allons travailler avec Gilles sur le clip de Sylvie et son lapin ; l'idée est, si j'en suis content, de proposer un premier montage jeudi au Réservoir, de diffuser une première version du clip avant le concert, comme un petit cadeau aux gens qui viendront. Quitte à travailler comme des fous mardi et mercredi - en plus des répétitions - nous allons vraiment tenter de boucler une première version du clip pour jeudi.
    Pour la première séquence je voulais des plans d'Amanda marchant en bottes dans une rue pavée, cadrée comme dans L'homme qui aimait les femmes, une sorte d'hommage, de clin d'oeil, mais décalé puisqu'elle vient d'acheter un lapin et à l'image on voit les pattes du lapin qui dépassent de son cabas.
    Gilles aurait souhaité qu'Amanda porte des chaussures à talons plutôt que les bottes (la seule paire qu'elle avait en sa possession) mais j'ai insisté et dit que j'étais dans une période bottes, que ça avait plus de sens, vis-à-vis de mon Journal et de tout ce que je suis en ce moment (arguments ultimes) si on gardait les bottes. Gilles me téléphone tandis que je reviens de Poitiers et me dit :
    - Tu dois vraiment être dans une période bottes, parce que j'ai loué le film de Truffaut pour voir ce qui s'y passait, les plans des jambes etc. et il n'y a pas une seule botte, alors vraiment Jérôme tu es dans une période bottes. Plus tard on dira : pour Picasso il y a eu la période bleue, mais plus classe encore pour Jérôme Attal il y a eu la période bottes !"
     
     
    26.10.04
    Je crois que ça existe depuis près d'un an, depuis les concerts de novembre deux mille trois, l'addiction, le caractère magique, la fidélité des gens qui font passer le mot autour d'eux, qui sont curieux des nouvelles chansons, qui sont là dans une écoute, dans l'éclat de correspondances que j'ai cherché parfois sans les chercher, et qui font d'un concert un moment unique.
    Quand je parle de la bataille de San Romano, c'est la peinture parce que c'est pareil que pour la peinture, il y a un tas de données, de mouvements, la réceptivité et la ferveur du public, les fouillis les fracas de leur journée et de la mienne, les soucis comme des lances, l'oubli des soucis pour un temps, l'ambiance si vulnérable, la qualité du son de la salle, la justesse de l'intention sur scène, les tensions diverses liées à la préparation, l'excitation, et l'improvisation parfois ; des courants forts en tout sens qui vont donner au moment son épaisseur, et qui vont faire du concert - quand ça fonctionne - un lieu rare.
     
     
    retour menu :  site jerome attal :