journal chapitre 39.
     
    28.05.05
     
    Beaucoup de pression, quelques erreurs d'appréciation de ma part, et une incompétence déloyale au niveau du son en retours, ont fait du concert à l'Elysée un moment difficile bien qu'abrasif et étincelant parfois, un espace mitigé, qui me laisse un goût d'inaccompli (toujours en regard de ce que j'aimerais faire) tempéré cependant par les manifestations d'enthousiasme et de ferveur que j'ai reçues par mail ou textos. Commentaires chaleureux qui allaient pour la plupart à contrario de ma perception et qui m'aident à me remettre progressivement sur les rails dans ces temps de haute solitude après chaque concert isolé, mais qui donnent aussi le remord de n'avoir pu aller plus loin faute de temps imparti et de moyens offerts, et le regret qu'en tout ce que l'on produise, l'intensité soit si fragile à poursuivre.
     
    29.05.05
     
    Avec toute l'excitation qu'il y a eu dans les semaines qui l'ont précédé, c'est comme si le concert n'avait été que la répétition du concert, la prise de contact avec la salle, qu'on nous ait envoyé sur scène faire les balances du son (bien dégueulasses), et que le vrai spectacle soit à venir ; et l'envie que j'ai d'être juste avec notre travail est toujours dévorante, et devant nous rien de prévu, no rematch.
    Je suis allé voter à Marsinval ce matin dans un état fébrile, à ressasser les choses qui auraient pu être mieux négociées de ma part, les virages en scène, mais aussi avant que ne débute le concert, je veux dire nous sommes des agneaux, on passe à tort sur de l'à-peu-près, des choses qui nous seront plus tard nuisibles puisque nous sommes, bien sûr, en première ligne. En même temps c'est assez normal concernant notre musique, c'est normal qu'elle aille se nourrir, absorber le climat de la journée, de l'atmosphère, de l'arrogance des uns ou de la fraternité des autres. On ne va pas savoir jouer la tête dans nos guitares, à faire une musique pour nous, pour les hauts parleurs, pour les autres que sais-je, une musique qui ne se soucie pas de l'instant, ça n'a pas d'intérêt. Il y aura de l'imprévisible, de l'intensité, du souci.
    Le son sur scène était traître, les lumières improvisées c'est autre chose, et puis la petite erreur que j'ai faite sans doute est de ne pas m'être plus préoccupé des conditions d'un festival, j'ai voulu jouer à domicile comme lors des précédents concerts, dans l'âpreté de cette salle, ce qu'un type (de la partie, comme on dit) a formulé fielleusement - sur le ton du conseil qui devient une leçon - en disant que j'aurais dû davantage aller chercher les gens ; mais j'ai beau y réfléchir nous ne sommes pas de ces groupes qui vont chercher les gens, haranguer la foule comme à la foire à la saucisse ; ce n'est pas le genre d'entente ; il n'y a pas à aller chercher les gens, les convaincre de quoi que ce soit, chacun doit avancer ou pas jusqu'à la rencontre. C'est ce que dit Jean, voilà, "On ne peut pas travailler pour les autres..."
    Ce fut un espace difficile mais le tableau n'est pas totalement sombre bien sûr, il y eut des moments réussis, de l'impact, une bonne énergie pour les chansons les plus récentes ; c'est que les concerts étant tellement espacés en ce moment j'ai le temps de les habiter avant qu'ils ne se produisent, et d'être découragé de ce qu'ils ne sont que des concerts, parfois.
    Je suis allé voter à Marsinval et ma maman était quasi-certaine de la victoire du non, elle disait que maintenant c'étaient pour la plupart des générations qui n'avaient pas connu la guerre, qui n'avaient aucune conscience de ce qu'est la guerre chez soi, alors voilà, ils allaient voter non.
    Je sais que c'est complexe, que je n'ai pas toutes les cartes portées à ma connaissance, mais j'ai l'intuition que l'on était à une sorte de croisée de plusieurs chemins avec une pelle sur l'épaule et qu'en votant non ils ont choisi de creuser un trou dans le sol. J'ouvre un livre au hasard, ce soir, à la maison, Bataille, Le bleu du ciel, et tombe directement sur cette phrase : "Une poussière vide de sens se soulevait en moi". Hé bien, ça ne va pas fort, il va falloir se reconstruire, se retrouver des ailes, vite fait.   
     
    01.06.05
     
    Premier jour de studio, enregistrement de l'album. Cyrille ouvre le bal avec les batteries du Monstre sous la palissade.
    Brice raconte à une de ses amies qu'il me croise toujours dans Paris avec un livre en main, ce qu'il formule par : un livre sous le bras au lieu d'une fille. Une étrangeté, une manie, quelque chose qu'il soupçonne dans mon tempérament d'un peu excessif je crois comprendre.
    - Déjà, dit-il, pour Jérôme il faut éliminer les filles qui ont un animal domestique ! 
    - On ne peut pas caresser tout le monde, réponds-je.
    - Les filles qui ne boivent pas de thé !
    - Je les aurai sur le mode de la conversion. Et puis je préfère mille fois les filles qui ne boivent pas de thé à celles qui boivent leur thé...sucré.
    - Les filles qui ne savent pas s'habiller !
    - Et les filles qui ne savent pas se déshabiller.
    - Celles qui n'ont rien à dire et celles qui parlent trop !
    - Deux faces d'une même médaille.
    - Celles qui n'y entendent rien aux jeux de l'amour !
    - Ignorantes pour qui les grecs ont inventé la tragédie.
    - Celles qui ne savent pas ce qu'elles veulent.
    - La vie s'en chargera.
    - Celles qui ne vont pas aux concerts de Jérôme Attal !
    - Espèce en voie de disparition."
    02.06.05
     
    Seul dans le cadre parmi des paysages d'occasion.
     
    A l'Elysée Montmartre, l'autre soir, j'ai été agréablement surpris de voir Daniel dans la fosse. Le premier souvenir que j'ai de Daniel est celui d'un petit garçon qui ramassait des oiseaux blessés, aux ailes brisées, après que le ciel soit passé - en trombes - comme on ramasse des coquillages après la marée.
    Dès qu'on trouvait un moineau tombé du nid, une fauvette, un étourneau, proie facile dans le gazon pour les chiens de tout poil et les chats inquiets, je traversais la rue à toute berzingue pour aller chercher Daniel qui savait exactement ce qu'il fallait faire avec les oisillons perdus. Il les soignait quelques jours durant, dans un nid de coton. C'était le docteur Patrick Pelloux des oiseaux du voisinage, en moins soigneux pour sa morve au nez, à cause de son jeune âge et d'un niveau d'intérêt médiatique moindre évidemment. Par la suite - saisons qui s'agglutinent, temps qui se désespère - Daniel s'est marié relativement tôt, à une époque où mes amours à moi ne dépassaient pas l'espérance de vie d'un poisson rouge dans un bocal.
    Je fais ce parallèle avec l'apparition de Daniel avant le concert et le fait que je me sois senti comme un oiseau blessé en sortant de scène ; j'aurais dû m'en douter, me dire : Tiens si Daniel est dans la fosse, c'est qu'il va falloir traverser un jardin ou qu'il va y avoir quelqu'un à ramasser ! 
    Heureusement X était là elle-aussi - qui a fait dans le jardin de la nuit ce qu'on fait avec les oiseaux blessés de mon espèce je crois.
    Pierre (Guimard) me dit qu'on évolue, que c'est bien de changer, je veux dire quand il s'agit de notre moi profond, il me dit voilà les circonstances de la vie nous font changer qui l'on est et c'est tant mieux, par exemple on ne voudrait pas trouver toujours le même Jérôme. Et là je dois dire la part enfantine qui veille au grain au fond de moi s'insurge, c'est vraiment la thématique truffaldienne entre le provisoire et le permanent, je dis : Si ! J'espère toujours qu'on va trouver le même Jérôme ! Il faut bien des repères dans ce monde dégueulasse où tout le monde se lache tout le temps. Et puis je n'ai absolument pas l'impression d'avoir changé en profondeur depuis que j'ai sept huit ans, voyons, il y a cette photo avec Daniel où j'ai une cape de mousquetaire et un chapeau de zorro, et où je lui passe le bras autour de l'épaule d'un air sévère, solide et protecteur. D'autres photos où je peux à chaque fois déceler une illustration d'un trait de mon caractère, incorruptible au temps qui passe, et qui prendra le dessus, comme les vignettes en plusieurs dimensions des disques d'un Picture Viewver, sur l'âme du moment vierge, s'enclenchant au gré des circonstances.
    Je ne sais pas pourquoi mais j'ai souvent l'air seul - solitaire, isolé, sur les photos. Peut-être parce qu'étant fils unique il y a beaucoup de photos où j'étais seul dans le cadre parmi les choses et les paysages d'occasions (comme on le dit pour les voitures), alors après, même si en des réunions spéciales, des anniversaires, des fêtes, on rajoutait du monde autour, j'avais quand même pris le pli, je débordais de solitude - comme d'autres auront toujours décidé d'avoir les yeux rouges.
    C'est cette aristocratie des fils uniques que je reconnais à part entière et qui me touche tant chez Stéphane (Million). Voilà, on a beau le mettre au milieu d'une fête, le reconnaître grand ordonnateur, le célébrer comme il se doit, apprécier son à-propos et flatter son intelligence, il gardera malgré tout cette part d'enfance irréductible qui s'appelle SOLITUDE.
     
    03.06.05
    A la Soirée Bordel
    Chez Castel,
    J'ai croisé des fantômes au maigre butin.
    J'eusse préféré un arsenal de baisers
    Déployé
    Dans un verre à cocktail,
    Ou dans le cou,
    De Bénédicte Martin.
    04.06.05
     
    Studio : après deux jours de tâtonnements le rythme nécessaire semble s'imposer. Cyrille au téléphone, heureux d'avoir trouvé in extremis, avec Antoine, exactement ce qu'il cherchait pour la batterie d'Au plaisir. Mathieu et Frédéric ont enregistré les guitares et le piano sur le duo. J'ai dîné avec eux hier soir, puis ai regagné Paris dans la nuit. Nous avançons. Je cherche l'impression commune à chacun que nous faisons quelque chose d'important. Qui restera pour nous. Et qui se propagera en d'autres.
     
    Puisque la télévision devient le nouveau musée national où l'on passe de salles en salles sans rien voir, il va falloir travailler sur ce qui n'est pas montrable.
     
    05.06.05
     
    L'absolu ment.
     
    L'organisme saturé, le bétail des fêtes obligatoires, le chagrin comme à Thoiry. Vincent rejouait Les révoltés du Bounty à l'échelle d'une brasserie parisienne. Passades me passeront. Il te faut un amour absolu. Absolument. Il te faut des matins qui te fassent battre le coeur, et non pas le dégoût qui endort. Il te faut une faille ou des jambes à sucer comme une glace pour les samedis soirs. Emmène-moi. Et la guirlande de la dérision dépérira au-dessus de ce serment. Elle avait les bras nus, de dos dans la vitre du Café, et le grand cannibale des t-shirt sexy qui la matait effrontément l'avait reconnue tout de suite. Ses bras nus j'aurais voulu m'en servir de collier. De bouée de sauvetage. De camisole. Le vert de mes yeux avait gagné son combat contre la pupille et me brûlait. Personne pour vous servir de guide dans une histoire d'amour naissante. Que l'emballement des libellules qui toussotent et trébuchent dans les joncs.
    Elle disait qu'elle voulait vivre une histoire avec un chanteur, tomber amoureuse est la formule exacte, parce qu'ils font l'amour comme des soldats et aiment comme des prophètes.
    Je me promettais de ne pas la regarder jusqu'à la prochaine station, et pourquoi pas ne pas lever les yeux sur elle jusqu'à la fin du trajet, et si je tenais jusqu'à la fin du trajet, la fin de la vie tout aussi bien. L'exclure des possibilités de m'effondrer (dans ses bras). Et puis l'instant d'après, je voulais qu'elle prenne mon visage dans ses mains pour m'embrasser, et qu'elle me fasse jouir contre ses fesses nues.
    Elle m'apprit avec quelle rapidité d'exécution quelque chose qui ressemble au bonheur peut devenir une écharde.
     
    08.06.05
     
    Colone sur Seine. Les yeux retrouvés.
     
    Premières cerises sur le marché de la rue de Seine, distribution de prix littéraires à la Société des gens de lettres. Nous prenons le raccourci par la rue de l'Observatoire et la rue Cassini ; Stéphane (Million) me dit que s'il y avait un prix des raccourcis il me reviendrait de droit. Nous bavardons tellement d'un point à l'autre des jardins que nous arrivons en retard à l'hôtel Massa - au moment où le maître de cérémonie remercie Henry Bauchau pour la brièveté de son intervention. Je le cherche du regard dans les premiers rangs, près de l'estrade. Salle bondée. Bon public. Je me permets ce petit commentaire, ayant maintenant suffisamment d'expérience pour juger de manière assez péremptoire si un public est bon ou pas. Je veux dire c'est une théorie personnelle comme quoi un public devrait être sujet à commentaires de la même manière - souvent impitoyable - qu'un artiste.
    Avec Stéphane nous animons les derniers rangs de nos sourires polissons et notre tenue impeccable. Et puis voici qu'Henry Bauchau solidement encadré par son entourage se lève avec discrétion et quitte la remise des prix par une porte dérobée, je reconnais enfin la silhouette et le visage que je n'ai vu jusqu'alors qu'en quatrième de couverture, ou dans la poche veston des livres, dieu que la photographie parfois peut me mettre en colère. A notre tour nous nous éclipsons, Stéphane qui ne tient pas particulièrement à assister à la totalité de la cérémonie me propose gentiment d'essayer de partir en même temps qu'Henry. Henry avec un Y, scande-t-il, c'est énorme ! Nous sommes dans le vestibule, à quelques mètres de lui, son regard d'un bleu intense croise une première fois le mien. Son entourage est très protecteur, une cuirasse. Il ne reste jamais seul. Je pense bien sûr à Oedipe quand il est protégé par Antigone et Clios. Une femme s'en va chercher un taxi, on apporte un fauteuil à Henry qui patiente dans le hall. Encouragé par Stéphane je profite d'une défense moindre pour aller au devant du romancier qui m'a tant marqué, dont j'ai avalé l'oeuvre d'une vie en quelques mois - mais les digestions d'Antigone m'accomplissent - voici j'y vais, Henry Bauchau m'accueille tout de suite avec une main fragile, la main fragile d'un homme de quatre vingt douze ans qui me bouleverse et que je tiens maintenant dans la mienne - que je croyais depuis toujours être une main des plus fragiles.
    Je précipite quelques mots, il entend mal au début, semble faire un effort pour me comprendre, ce qui m'intimide, me met en colère contre moi-même, mais son regard d'un grand bleu se porte au devant de son écoute ; je donne le mot de passe ; Antigone. Je dis des trucs qui m'apparaîtront bête par la suite, que la lecture de son Antigone et d'Oedipe sur la route ont bouleversé ma vie, j'essaye de dire ça de la manière la plus digne et la plus heureuse possible, pour dire ma gratitude, ma compréhension de son écriture aussi, et il me donne un sourire merveilleux dont j'ai l'impression de n'avoir pas assez profité par la suite, timide et chahuté par le danger du monde extérieur qui bruisse dans le hall de l'hôtel Massa, la tenaille impatiente de son entourage. Il prolonge son sourire d'un bleu pur et je lui rends sa main fragile. L'entourage l'encadre à nouveau, je m'efface, je retourne en haut des escaliers auprès de Stéphane. On reste là-haut un moment. Et je vois qu'Henry Bauchau nous cherche un peu du regard, Stéphane et moi, veut renouer avec ce jeune type à l'allure pâle et aux yeux verts qui lui est tombé dessus alors que tout le monde est encore là-haut pour la remise des prix. Il a compris peut-être que nous sommes sortis de la salle exprès pour le voir, pour que je puisse un instant errer dans sa proximité et peut-être lui glisser quelques mots. Quand nous descendons pour partir, il donne à Stéphane un grand regard bleu, ouvert et prodigieux, qui semble dire :
    - Merci d'avoir permis au petit de venir me parler !"
    J'ai l'impression que le moment a été très court, parler à Henry Bauchau ça doit être comme le saut en parachute, la frayeur au départ et puis une fois qu'on y est allé, on a qu'une envie c'est de recommencer, de réétudier quelques nuages. Stéphane blague sur le fait qu'il y a eu transmission dans cette poignée de main, reconnaissance et transmission dans cet échange, allez petit, à toi de prendre la suite pour Antigone...Je remercie vivement Stéphane, je repense à cette remarque cocasse de Rodolphe quand la journaliste de France 4 lui avait demandé quelles étaient les personnes, les artistes que j'aimais :
    - Ô, vous savez, Jérôme il aime surtout des gens qui sont morts !"
    Stéphane m'aura permis de rencontrer un vivant.
    - Tu te rends compte ! C'est comme si j'avais embrassé Marguerite Duras ! lui dis-je dans mon fol enthousiasme.
    - Pouah ! fait Stéphane.
    - Ou comme si j'avais fait l'amour avec X si tu préfères.
    - Mais Jérôme ! Tu feras peut-être l'amour avec X...
    - J'ai l'impression de n'avoir pas assez profité de son visage. Il me regardait avec cette grande allure, quelque chose de terrien et un sourire gigantesque, d'hirsute et de soigné à la fois, comme la Belgique. Et j'ai l'impression de n'avoir pas assez profité de son visage.
    - Tu n'as pas voulu déranger. Et puis tu as été humble. C'est bien d'être humble.
    - Oui mais je n'ai pas assez profité de son visage. C'est quelque chose qui me travaille en ce moment. Dans quelle mesure profitons-nous bien des visages. Je veux dire : pas profiter au sens de profit, de bénéfice, mais de manière désintéressée, incandescente, humble c'est ce que tu dis, d'une manière qui dit je suis content de vivre au même moment que vous et que nous puissions nous rencontrer un instant...C'est ça, le visage ! Et ça ne raconte rien d'autre que ça, avoir un visage ! Alors je crois qu'on n'en profite pas assez, et là avec quelqu'un comme ça, de quatre vingt douze ans, cette sensation est encore plus vive. Tout est si fugitif. C'est tellement dur. J'ai des envies d'immortalité pour les autres parfois, ça me tue. On ne profite pas assez des visages.
    - C'est ce que je me suis dit l'autre soir à propos d'Emmanuelle que j'ai raccompagné au métro... 
    - C'est-à-dire que tu as pris conscience que la mort rôdait dans ton désir de cette fille ?
    - Non. Je me disais que je ne profitais pas assez des jolies choses de l'existence, voilà.
    - C'est pareil pour moi. Souvent. Le temps file et je me fais violence pour ne pas regarder la vie par la fenêtre du train."
     
    15.06.05 
     
    Entamé hier l'enregistrement des voix. C'est toujours un exercice périlleux qui se résume à peu près à ces questions : comment retrouver de manière artificielle et en quelque sorte - sur commande - une énergie réelle, et pourquoi garder telle prise plutôt qu'une autre, sous quel critère ? En privilégiant quelle intention (au détriment des autres possibilités) ? Je pourrai répondre que le critère de la justesse devrait s'avérer le premier, enfin je veux dire pour les chanteurs normaux, qui envoient quoi qu'il arrive.
    Après, on pourra toujours se demander : Comment chanter juste dans un monde injuste ?
    C'est une partie du travail qui se rapproche sans doute de celui du comédien - et de ses frustrations - voilà, on choisit de fixer telle prise, telle direction, bien qu'il y en avait d'autres, aussi intéressantes. J'aurais envie de poursuivre, vous savez bien maintenant, ô la charmante usure et la source blessée de me connaître, en disant que c'est la même chose pour l'amour, l'idylle, choisir une amoureuse ou un amoureux fixe une direction et renvoie les autres prétendants à la masse ébouriffante et déloyale des possibles. Sauf que, par rapport à la poésie certainement, il suffit de mettre le bout de son nez dehors ou de sortir le samedi soir pour éprouver que dans le choix amoureux le regret comme la certitude de directions intéressantes se font moins sentir. 
     
    Journée bien sombre. Entre le peu de cas des uns et l'intempérance des autres - et vis-versa - il me faut renoncer à un beau projet auquel je m'étais attaché avec évidence et passion, et pour lequel j'avais bataillé d'arrache coeur depuis deux semaines, avec conviction.
    Je suis souvent plongé dans des systèmes où tout le monde a un peu raison, et revendique un pouvoir exagéré, monte un argumentaire hystérique sur la base d'un peu de raison. Or l'ombre d'un profil ne donne pas un visage à la vérité. La situation me laisse un goût de profonde amertume qui ne passe pas ; j'ai l'impression d'être la victime d'une querelle qui s'est faite en mon nom, sur mon dos, mais sans moi, avec des armes, des manoeuvres et des arguments que je réprouve. Un affrontement stupide qui n'a eu pour seul résultat que me couper les ailes (pour combien de temps ?) et qui apparemment n'a pas l'air de renverser outre mesure le quotidien de ceux qui l'ont mené.
     
    16.06.05
     
    Je voulais absolument gommer le côté artificiel que j'ai ressenti hier en commençant à enregistrer les voix de l'album, en cabine, loin de tout, avec la musique qui arrive comme d'un tuyau dans les oreilles. Alors j'ai demandé à Antoine si je pouvais chanter comme je le fais en live avec un micro dans les mains, et non plus en cabine, mais dans la control room, au plus près de là où ça se passe. Antoine m'a donc donné ce micro adéquat au rendu moins lisse que je tenais comme un porte-voix, affrontant les tempêtes depuis le cockpit et non plus isolé quelque part dans une cabine de première classe.
     
    J'ai donc enchaîné en une journée les morceaux les uns après les autres, dans l'ordre pressenti pour l'album, donnant parfois trois ou quatre versions différentes ; une seule pour Le Monstre sous la palissade où l'on comprend tout de suite qu'il se passe quelque chose. Pour Le monstre comme je suis dans une histoire qui n'est pas la mienne, un récit, j'arrive plus facilement à me détacher de toutes ces choses extérieures - et déplorables - qui m'ont bouleversé depuis hier. 
    Après je suis dans une autre difficulté. Pour des chansons comme Au plaisir, ou, Demain sans importance, le temps a passé et j'ai perdu le contexte qui m'a fait écrire ces chansons, je veux dire le contexte précis s'est volatilisé, la violence s'est amoindrie, s'est déplacée, c'est une violence différente, mais à mesure que je l'écris je me rends compte que ce n'est pas tout à fait vrai, que dès le départ ces deux chansons sont assez fortes pour survivre à leur contexte, et pour aller chercher le coeur des gens. La grande fin musicale d'Au plaisir par exemple, c'est le foisonnement sombre de la Bataille de San Romano de Paolo Uccello, mais c'est aussi les forêts d'Ile-de-France rêvées par une jeune coréenne de Séoul. C'est du prêt-à porter pour la mélancolie.
     
    17.06.05
     
    Mon père je me souviens aimait les caravelles
    Qui l'emmenaient là-haut vers de puissants voyages.
    Il prenait les commandes, et donnait des nouvelles
    En laissant derrière lui une forme aux nuages.
     
    18.06.05
     
    L'orgueil.
     
    Samedi de répit des enregistrements. Je me laisse entraîner par Camille, Montparnasse ce n'est jamais loin. La chaleur et l'inexactitude de ce que j'entreprends me démobilisent, je me suis éloigné de Thèbes par la force des choses, et il faut que je trouve le temps nécessaire pour y revenir, Thèbes c'est aussi la forteresse de substitution, ce qui remplace les bras des filles qui ont partagé ma vie, à un moment très long ou un autre plus bref, on dit partagé et j'ai envie de dire doublé, je ne sais pas très bien, il y a aussi cet autre sens du mot doubler que j'aimerais ne pas supposer.
    Je n'ai jamais vraiment envie de sortir - ou alors pour faire plaisir - et puis je me dis que ça va me faire travailler, que je rencontrerai bien quelqu'un qui m'ordonnera une émotion. Ici je trouve ça bien, j'accepte tous les sens du mot ordonner. Oui je trouverai bien ce soir quelqu'un qui m'ordonnera une émotion. C'est ça le samedi soir. Tout le monde sort pour se coller comme un moustique à la chandelle des possibles. Le désir est une sorte de ticket de métro qu'il va bien falloir poinçonner quelque part pour rendre plus équitable le voyage du retour.
    Alors chacun cherche un petit truc, une petite langue où émietter son coeur. Et du passé qui nous blesse verser dans la prestidigitation.
    C'est drôle, l'amour me semble presque autant impossible que lorsque j'y croyais.
    En route j'achète un manga pour Camille. Je n'achète jamais de manga mais j'ai lu celui-ci parce que j'ai tout de suite été attiré par le dessin de la fille en couverture, dans mes critères comme on dit. C'est un manga de Kiriko Nananan qui s'appelle : Everyday. Dès les premières cases il y a ce geste bouleversant de la fille au bras fin comme une branche qui pose le plat de sa main sur le front de son amoureux endormi. C'est quelque chose qui me bouleverse, la simplicité quand elle est l'égale de la grâce. Et je crois que c'est un soucis de l'amour, des routes qui nous décident, qu'il faille des complications et des complications pour parvenir à la simplicité. Je prends ce manga pour Camille parce que je déteste arriver les mains vides et pense que ça lui plaira. Elle a invité quelques amis qui n'ont pas le vertige - les beaux jours les parisiens se retrouvent soit sur les ponts, soit sur les balcons - et veut me présenter une amie. Il y a  deux sortes de filles dans mon entourage : celles qui ne me présenteront jamais d'autres filles parce qu'elles préfèrent me garder pour elles, et même si elles savent pertinemment qu'il ne se passera jamais rien entre nous, elles ont décidé de me garder pour elles ; et celles qui voient la fille de mes rêves à tous les coins de rue, qui se mettent en tête de m'arranger le coup, qui deviennent la meilleure amie du monde avec la fille en question dans l'unique but de me la présenter à un dîner quelques semaines plus tard, avec la même précaution qu'un agent secret infiltre et gagne la confiance d'un dangereux terroriste.
    L'amie de Camille lit mon Journal et elle me pose des tas de questions là-dessus, toujours les plus en dehors de l'écriture : Comment réagissent les proches et y a-t-il de l'auto-censure ? Je réponds que je n'écris jamais pour les proches parce que, à de rares exceptions près, les proches ne savent pas lire.
    Je veux dire oui, il suffit qu'on ait parlé d'eux quelques fois, et les proches ne savent plus lire. Ils ne peuvent plus que surveiller.
    L'appartement de Camille se remplit d'un tas de personnes sorties d'un casting de Cédric Klapish. Tout le monde parle de ses vacances : l'Espagne, la Croatie, l'Indonésie. Je fais le pari avec Yves que quelqu'un va bien finir, quand même, par dire La Baule, et au bout de cinq minutes je gagne mon pari. Je suis insatisfait par mon retard sur Thèbes et aussi dans les enregistrements, pour la chanson Laisse-moi devenir ton homme, je sais qu'il manque quelque chose, une phrase forte. Pour toutes les autres chansons j'arrive vraiment à ce que je veux, rien qui me paraisse faible. Mais pour Laisse-moi devenir ton homme, je sais qu'il manque une phrase forte - bien que la chanson en contienne quelques unes et que je sois partisan, dans certains cas, de ne pas taper juste à chaque fois, que justement la beauté peut naître grâce à la maladresse ou l'impact plus neutre de ce qu'il y a autour - c'est une de mes grandes théories pour les textes de chansons et j'étais très heureux de lire quelque chose de Jean (Cocteau), dans le livre d'entretiens que m'a offert Claire, qui aille dans ce sens : "L'alexandrin est magnifique. C'est une forme admirable. Les gens qui se moquent de Victor Hugo sont absurdes. Evidemment, son génie était tellement terrible qu'il faisait des choses très mauvaises, très plates, et puis tout d'un coup c'était sublime, et le monsieur qui rit des Misérables, eh bien, je le plains parce que Les Misérables sont un livre magnifique. Les vers qui coulent, ça ne m'intéresse pas. Quelques fois, ces poètes-là, même Lamartine, ont de la chance, il y a deux ou trois vers qui sont mystérieusement beaux, mais c'est assez rare, regardez même chez Baudelaire quand il dit : "La servante au grand coeur dont vous étiez jalouse", et puis après il y a : "Et qui dort maintenant sur une humble pelouse"...Ce n'est pas bon, mais quelquefois tout le poème est tiré en l'air par un seul alexandrin et il n'y a besoin que d'un vers magnifique. Comme Mallarmé quand il a fait le poème pour Edgar Poe et qu'il dit : "Tel qu'en lui-même enfin l'éternité le change". Il n'y a plus rien à dire tellement c'est beau, alors après, tant pis, hein ? C'est ce vers qui emporte le reste."
    Pour le texte de Laisse-moi devenir ton homme j'ai l'impression que l'incomplétude ne renforce pas ce qui marche, et, parallèlement à l'envie de faire plaisir à Camille, je suis sorti ce soir bien décidé à trouver cette phrase - comme d'autres une bouche, le creux d'un corps, des lèvres, pour la nuit - sauf que dans mon cas, là, ce sera pour toujours.
    J'ai téléphoné à Antoine et lui ai dit : voilà, ça m'embête de prendre du temps sur le planning mais pour Laisse-moi devenir ton homme, j'aimerais bien faire une petite retouche dans un couplet, il y a quelque chose dont je ne suis pas satisfait, j'ai envie de trouver mieux, plus malin, plus fort. Antoine me dit : bien sûr, tu vas trouver, et on va arranger ça. Et dans la manne grisante et brutale des samedis soirs j'essaye de me confronter à toutes les émotions qui filtrent, qui fusent, au merveilleux comme à ce qui m'écoeure, me réconcilie ou m'obscurcit, mais je ne trouve rien que Camille dans la maigre fraîcheur de la cuisine qui feuillette assise sur un tabouret le livre de Kiriko Nananan et me dit : ça a l'air très beau. Et je m'avance avec un sourire, et lui pose la main sur le front dégageant une mèche de cheveux sombres, pour lui répondre : on est toujours en train de chercher la simplicité, c'est épuisant.
    Je repars à pieds de Montparnasse à Auteuil, dans la nuit surchargée de passants que la chaleur rend éveillés mais troubles. Je pense à Thèbes, au disque, à toutes ces choses encore incomplètes et que je voudrais fiables, protectrices (pour quelques uns et pour moi). Je repense à Marine il y a trois ou quatre semaines tandis que nous parlions dans sa cuisine, devant un thé brûlant, et qu'elle me questionnait avec ce mélange de cruauté et de tendresse sur les filles qu'elle soupçonnait surgir à intervalles plus ou moins réguliers dans ma vie - mais j'ai le coeur en ce moment si cramé, si démobilisé, si elle savait - et face à mon regard d'enfant elle finit par lancer un souverain : "De toute façon tu es un être solitaire" ; comme une couronne trouvée dans le caniveau de la mélancolie, qui m'aiderait pour Thèbes, et qui nous protégeait tous deux - et ce passé incomplet qui me blesse, et le disque et sa poésie fiévreuse, et l'immortalité quémandée pour les autres - en donnant du sens et de la permanence à tout ce que je touche.
     
    19.06.05
     
    Je pense que si on m'avait demandé qui j'eusse souhaité - idéalement - pour illustrer la pochette du disque, j'aurais prononcé le prénom de Lysa - dont le y, comme l'éternité derrière l'anecdote, ne se prononce pas.
    Je l'avais aperçue à deux trois reprises, de loin, et avais été fasciné par la manière légère et déterminée avec laquelle elle portait son mystère. Elle m'avait bouleversé, si je puis dire, entre deux battements de porte. Quand j'ai écrit Le monstre sous la palissade j'ai eu besoin d'un prénom et Lysa s'est imposée à ce moment-là, pour entraîner l'héroïne vers quelque chose de meilleur, un nouveau souffle, une direction, un instinct qui préfère et choisit l'élan, l'impulsion, mais qui n'en demeure pas moins sans profondeur. Dans ma chanson elle ne sait pas dire, elle décide. Et c'est peut-être pour cette raison que l'image de Lysa m'est revenu au début de Thèbes - hormis le fait que nous parlions souvent d'elle avec Stéphane, histoire d'incarner par la parole mes combien vibrantes mythologies - parce que c'est la même chose pour Antigone, on pourrait dire d'Antigone qu'elle ne sait pas dire, elle décide.  
     
    20.06.05
     
    Elle me dit que c'est lorsque le silence surgit entre deux personnes, sans que ni l'une ni l'autre n'en éprouvent de la gêne, que se crée pour la première fois une intimité.
    J'ai bien aimé marcher avec elle le long de la rue de Rivoli. Tout de suite, sur le moment, c'est devenu un très beau souvenir.
    Dans ces périodes où l'inquiétude, l'engouement et la dureté, me composent un visage, cela m'a rappelé que j'ai un coeur.
     
    25.06.05
     
    La main morte des regards.
     
    Soirée calme sur le balcon d'un appartement du septième arrondissement (de Paris) qui donne sur les Jardins de Babylone. Autrefois on les nommait les Jardins de Babylone. Et maintenant c'est devenu le square Catherine Laboure. Mais c'est toujours rue de Babylone. On ne déplace pas les squares comme ça. Sauf quand je les rêve.
    David remplit ma coupe de champagne une bonne demi-douzaine de fois (pour se donner du courage). Il n'est pas indifférent à l'attraction sexuelle qu'exerce Chloé, et il me dit à l'oreille qu'il aimerait bien lui donner une fessée. Je lui dit : si j'écris ça je changerais fessée par martinet. J'écrirais que tu veux lui donner le martinet (c'est plus chantant). C'est davantage de ton standing, c'est plus élaboré. Et il y a d'autres perspectives, ensuite, avec le martinet.
    Chloé me dit qu'elle aspire à la stabilité, voilà, c'en est fini des histoires d'amour à toute vitesse et à vau-l'eau, elle aspire à la stabilité. Et elle me demande à quoi j'aspire, moi ? Et je réponds simplement : à lire des livres.
    Sur le balcon où la fraîcheur bienvenue des Jardins - leur secret - berce l'appartement, apparaît une brune très belle ; nous ne sommes pas présentés l'un à l'autre, trop de monde quand elle arrive - mais échange de nombreux regards. David n'y va pas de main morte non plus. La main morte des regards, c'est sévère mais joli.
    Il y a deux garçons qui l'encadrent - la collent ? - sur le balcon. A un moment l'un des deux types (celui avec lequel elle est arrivée) lui dit qu'il aimerait partir et elle répond (d'une voix grave dans la nuit douce) tout près de moi : encore cinq minutes. C'est là que je presse David pour quitter la soirée - avant elle, c'est-à-dire la prendre de court dans la trace laissée.
    Le temps que Chloé et David se fassent quelques papouilles et nous approchons de la cuisine qui sert de vestibule. Dans le séjour je regarde une dernière fois le petit tableau accroché sur le mur, à gauche de la bibliothèque des parents de Catherine, et qui est la copie d'un Fragonard, histoire de ma laver les yeux pour le voyage. Plus tard, après la bataille, j'apprends par Frédérique que la fille brune du balcon s'appelle : Anne. Heureusement que cette information ne m'eût pas été donné sur le moment. Il y a des additions qui me soustraient (à moi-même). J'aurais très bien pu tomber amoureux. Et bien qu'irrésistible, sur un balcon, il est dangereux de tomber.
     
    26.06.05
     
    Bonheurs et tristesses ne sont que les directions dans lesquelles le vent du hasard disperse, colporte et retourne, les souvenirs d'enfance.
     
    27.06.05
     
    La baise.
     
    Je dirais que faire un disque n'a rien à voir avec écrire des chansons. Il y a une cavalcade d'angoisses et de complications qui survient, chemin (se) faisant, une salve de difficultés qui s'écartent diamétralement de celles toujours plus heureuses que l'on peut rencontrer pendant l'écriture.
    Mais écrire des chansons peut rarement se passer de l'entreprise de faire un disque. C'est comme pour ces amants assoiffés d'un cadre où s'emmêler, se dévorer et se mettre ; après avoir eu l'ambition des chaises et tenté la violence du parquet, ils comprennent vite que rien ne vaut la plaine pacifiée, lente et précise, aiguisée aux larmes également, brutale mais sous contrôle, d'un lit.
    Ainsi des chansons avec le disque.
     
    30.06.05
     
    Avec Fred (Pertusier) on arrête pas de faire des blagues comme quoi ils embauchent chez Disney cet été et que Roberto Begnigni devrait aller y faire un tour, en rapport à quelque chose qu'a dit Lysa l'autre jour, une citation de Begnigni, et Fred tout de suite m'a regardé et m'a dit : bien sûr Jérôme tu n'es pas d'accord, et, bien sûr, je n'étais pas d'accord.
    Dernière ligne droite pour le disque ; il y a cette aventure de notre disque qui ne va laisser personne indemne, à quelques heures d'intervalles Julien puis Bertrand ont dit quelque chose de joli là-dessus, cette aventure de l'enregistrement du disque qui touche à sa fin, où après les péripéties et les angoisses, il n'y a plus qu'à se regrouper autour de la vision d'ensemble, réajuster encore les amertumes éparses, travailler toujours et jusqu'au dernier jour.
    Antoine prétend que c'est comme ça, dans ces métiers, on vit des choses très fortes avec des gens pendant un laps de temps, tout concourt à vivre intensément, et puis plus rien, on ne se voit plus, la barre d'espace - à l'infini. Ce n'est pas vrai, dis-je à Antoine, pas avec nous. Mais il y a quand même les emplois du temps, objecte-t-il, on part sur autre chose, on a plus le temps de se voir... Mais les emplois du temps c'est encore autre chose ! dis-je. Ce sont des obstacles de peu d'importance. Et peut-être que disant cela je m'avance je le sais bien, mais quelque chose en moi se soulève pour le dire, le coeur se gonfle et bat contre ma chemise pour le dire, un sentiment qui revient de l'enfance prêt à rugir à la première alerte, même si je sais que c'est un combat qui souvent l'emporte contre la colère qu'il me donne, et qu'écrire, écrire qui n'est rien d'autre que la volonté de poursuivre une intensité ne gagne pas contre le temps, mais du moins tant qu'elle est là, la volonté d'écrire, obsédante et nécessaire, donne de cette victoire l'idée qu'elle est permise, et rend palpable l'illusion de la nécessité du combat.
    Entre deux écoutes d'un des titres sur lequel nous travaillons Mathieu se penche sur mon écran d'ordinateur et me dit avec malice :
    - Il est bien ton fond d'écran...
    - Oui, réponds-je, une très jolie photo. Et j'ajoute aussitôt : Une icône mangée par les icônes.
     
    01.07.05
     
    Déplacé.
     
    J'avais dix-neuf ans, âge des pouvoirs magiques à n'en savoir que foutre. Et, invité à cette soirée où j'allais revoir à n'en pas douter X - avec laquelle les fulgurances ensemble et les répercussions quand nous étions séparés - Que le reste du monde nous semblait déplacé - n'en finissaient pas de me chavirer le ventre, le coeur, et la vue maintenant qu'elles étaient dissoutes dans l'acide d'un temps personnel qui ne se remet pas de passer sans partage.
    Il y avait eu - l'espérance que nous fûmes ensemble - une intimité décisive qui ne se limitait pas aux baisers que nous échangions mais qui cherchait l'affrontement avec le monde extérieur dès que celui-ci se dressait entre nous avec la brutalité, l'ignorance ou le raffinement, qu'on lui connaît.
    La perspective de la revoir au beau milieu d'une fête, avant l'été, parmi l'essaim bourdonnant de jeunes gens excités, la surprendre répondre aux sollicitations et aux plaisirs du paraître avec un rire sans gêne qui semblait trancher ou poignarder chacun de nos secrets, me dévastait sur commande, moi qui adolescent ressentais toujours de l'envie autant que du mépris pour les amours faciles, fabriqués en une nuit ou qui allaient de soi, je n'en éprouvais désormais plus que de la répugnance.
    La légèreté avec laquelle elle s'entichait de nouveaux visages, du premier venu, du bellâtre aux rêves clés en main ou du personnage mystère, me donnait des envies de vomir - de dégueuler l'éternité qui m'était venu jadis plein la bouche, qu'elle achète un nouveau jean ou se blesse sans mesure à l'incompréhension d'une employée de secrétariat.
    Je la laissais faire et nous défaire. Jouer de sa beauté. Butiner l'éphémère.
    Egérie qui s'essuie la chair des lèvres avant de sortir du fast food de la séduction. J'avais bâti ma vie, affûté mon tempérament, et conquis tous mes titres sur nos secrets et nos baisers passionnés. Une attention portée trop fine à l'oreille d'un autre, et tout ce qui me constituait disparaissait. Horde de mercenaires à la solde de l'ironie du sort.
    J'admirais la facilité avec laquelle les êtres glissaient les uns des autres sans conséquences - répugnant ! - et je goûtais de tout son suc la faconde de l'oubli.
    J'étais très définitif à l'époque et il était difficile de voir clair en mon coeur mais je ne savais pas demeurer bien longtemps sans le faire jaillir d'une manière ou d'une autre sur les forces en présence. Je me souviens aussi qu'on accommodait le malibu coco à toutes les sauces. Et qu'à minuit la musique l'emportait sur le reste, et les filles jusqu'ici sous contrôle, la cheville attrapée dans des bavardages agréables, se déhanchaient comme des serpents et roulaient des pelles à tout ce qui leur tombait sous la main - sans prévenir ou se porter garantes pour le venin.
    Et je rentrais dans la nuit noire les poings serrés dans les poches et le coeur gros mais volontaire, incandescent, fixant mon esprit sur cette pensée dure comme une pierre : Qu'importe sa vanité et le dégoût qu'elle inspire, quand elle se retrouvera seule blessée de toute part, elle saura que quelqu'un l'aime dans ce monde, oui quand elle sera triste - car il y aura des moments de vraie tristesse plus éperdus que le temps d'une danse - elle saura que quelqu'un l'aime dans ce monde - jusqu'à démantèlement de ce quelqu'un - ou jusqu'à disparition de ce monde.
     
    02.07.05
     
    Hier séance photo chez Frédéric (Taddéi) pour les pages de la rentrée culturelle à paraître fin août début septembre dans le magazine Elle. Frédéric, classe et prévenant comme à son habitude, entre deux coups de téléphone où il égrène le nom des capitales étrangères où il fera escale cet été. Emilie - crème des attachées de presse - m'accompagne. Sur la route elle me dit qu'elle a rencontré Lysa hier dans une soirée qui avait lieu dans un Bowling, Lysa était dans l'équipe de bowling des Editions Scali, et elle ajoute :
    - C'est vrai, elle a quelque chose cette fille...
    - Comment ça, je m'insurge, elle a quelque chose...Elle est bouleversante tu veux dire !"
     
    Mélanie Laurent est revenue au Studio Juno aujourd'hui pour une chanson de l'album. J'avais vu Mélanie jouer dans le film de Michel Blanc, Embrassez qui vous voudrez, je savais qu'elle voulait chanter puisque Pierre (Guimard) m'avait fait écouter les frêles maquettes qu'elle avait enregistrées avec lui à la guitare. Comme Pierre savait que je cherchais quelqu'un - la consigne un peu étrange était : je cherche quelqu'un d'inédit mais qui ne soit pourtant pas une étrangère - il m'a proposé plusieurs noms parmi lesquels j'ai choisi Mélanie, puis il nous a mis en relation.
    Après un premier rendez-vous à Montmartre, Mélanie est venue mardi soir au studio Juno et nous avons fait des prises de voix dans la nuit, alors qu'elle ne connaissait pratiquement pas le morceau, et nous avions déjà des voix intéressantes à garder pour le disque, mais au matin à la ré-écoute avec Antoine quelque chose me chiffonnait, j'avais envie de faire revenir Mélanie, qu'il y ait comme une deuxième fois, une continuité, une histoire, c'est-à-dire j'avais envie de la voir passer encore du temps avec et parmi nous dans cette épopée de l'enregistrement d'un album. Je crois que c'était important pour le disque, et pour cette chanson en particulier qui traite de sentiments profonds et tenaces. Alors quand j'ai demandé à Olivier qu'il appelle Mélanie pour la faire revenir chanter, j'ai bien précisé qu'elle ne s'angoisse pas, que ce n'était pas tant pour la justesse du chant - il s'agissait d'un autre ordre de justesse, un autre ordre de justesse m'importait - que pour reprendre un peu d'intimité maintenant qu'elle s'était familiarisée avec le morceau comme avec mon univers, je veux dire - au moins avec l'univers de l'enregistrement de ce disque, et reprendre une cuillérée de tout ce qui peut passer de découvertes et d'émotions, de petites choses, dans la traversée d'un moment. Alors voilà, j'appelle Olivier mercredi matin et je lui dis : si Mélanie demande pourquoi elle doit revenir, dis-lui que c'est parce que je ne suis pas l'homme d'un seul soir.
    Et de fait, après l'enregistrement des voix ce midi, nous avons déjeuné et passé du temps tous ensemble avec le groupe, et Antoine, Julien, Bertrand, et une amie de Mélanie qui s'appelle Marie, et j'ai pu observer sa grâce et son à-propos, nous avons partagé un repas et des milliers de petites choses qui gravitent autour et fusent à l'intérieur d'un moment. Je n'ai plus vraiment une étrangère sur mon disque et la chanson me dit merci.
     
    04.07.05
     
    S'il y a deux jours j'ai écrit ce texte dans mon Journal que j'ai titré : déplacé, c'est qu'au-delà des deux directions qu'on pouvait y trouver à sa lecture, un troisième sens pour moi l'emportait, le vrai déplacement qui avait lieu engageait l'écriture toute entière. C'est-à-dire que pour exprimer les douleurs sombres qui m'agitaient ce jour-là, les expériences concrètes qui me tourmentaient, j'ai trouvé plus simple, plus pudique, plus intéressant que sais-je, de revenir sur un épisode passé qui traitait avec cette même gamme d'émotions établissant des passerelles sensibles, un impact, une permanence, entre différents moments de mon existence - même si l'histoire, elle, différait.  
    Le jeune homme de dix-neuf me paraissait aussi mieux armé dans sa résolution d'alors - et malgré son chagrin - pour me défendre. Me défendre contre ce qui me parait intolérable.  
    L'écriture, et les bras d'une fille que j'aimerais, deviennent les deux seules armes capables de me défendre contre l'intolérable. Et, avec le temps, voici que je recherche avec plus d'avidité et de pertinence encore soit l'une soit l'autre, tant il s'avère que je perds la nuance dans ce qui me devient immédiatement intolérable : un comportement qui me heurte, l'égratignure d'une inconséquence, la brutalité de la vie - avec je le redis pour seules compresses : le compas de bras fiables, la précision de labyrinthe de l'écriture.
    C'est l'expérience d'Antigone. Qui n'a fait que se battre contre ce qui lui semblait intolérable. Et c'est la même impulsion antigonale pour l'écriture. Recouvrir d'un peu de terre la mise en lambeaux des choses.
    Une fracture entre mon coeur et le monde, et l'écriture cherche à dire, à dénoncer, à réparer.
     
    Bastille, Odéon en une soirée. Bastille où je rencontre Akim et ses chansons de musique arabo-andalouse - nous échangeons quelques mots et nous promettons d'aller boire un verre ensemble un jour prochain. Bastille où je parle avec Yvan le garçon qui a sorti en France le disque de Burt Bacharach et Elvis Costello il y a quelques années, beau disque mélancolique qui m'a accompagné des nuits d'affilée ; Yvan me parle de Comme elle se donne, et de Laisse-moi devenir ton homme, les deux premières chansons du disque à venir que lui a faites écouter Olivier, il loue la précision de mes textes, comment je plante le décor et fait jaillir l'émotion en très peu de mots, je le remercie vivement parce que c'est exactement dans ce sens que je souhaite aller pour mon travail ; Yvan me cite les premières paroles de Comme elle se donne : Dors ici Dolorès il n'y a plus de métro... Bastille où je me retrouve dans les cuisines du Réservoir à sandwicher sur les tambours en compagnie de Pascaline et Cyrille, Rodolphe et Olivier ; et où je confie à Olivier (qui m'a fait boire) ce que j'ai écrit par mail l'autre jour à Stéphane, à savoir que je ferais bien huit enfants à X. Et pourquoi huit ? Parce qu'un huit couché ça fait l'infini, et c'est mieux d'être couché pour faire des enfants. Bastille où je donne un verre de punch à Virginie en lui faisant croire que j'ai traversé la totalité d'une salle enfumée pour le lui apporter - alors que j'ai pris le raccourci par la cuisine (le rêve d'Ulysse).
    Odéon où Arnaud me parle de destinées parallèles et où j'affirme qu'un coeur qui a été brisé une fois au moins n'est plus très endurant pour les parallèles ; Odéon où je connais toutes les artères et la cadence des rues et où je me recompose patiemment après les épreuves et les conquêtes de l'enregistrement du disque ; Odéon où je parle de Balthus avec une amie d'Arnaud et elle me demande : Mais pourquoi toujours chercher à faire le même tableau ? Et je réponds : Parce que c'est toujours le même peintre derrière.
     
    05.07.05
     
    La main courante des belles choses.
     
    Elle me traverse
    Me rend pâle et fort.
    Et quand je pense à elle
    Tout n'est que hasard ou espérance.
    Je regarde le monde avec cette dureté qui me concerne
    Mais qu'il lui arrive un jour du mal
    Et tout s'effondrera.
     
    06.07.05
     
    Impressions du mercredi 06.07.05.
     
    - Une icône mangée par les icônes, me cite Pierre (Charvet) au téléphone, c'est du Jérôme Attal grand public mais ça reste du Jérôme Attal ! Non je veux dire, ce n'est pas péjoratif, par exemple Nikita Mikhalkov que j'adore, toutes les critiques lui tombent dessus quand il fait Le barbier de Sibérie parce que c'est pour l'international, c'est différent de ses oeuvres précédentes plus pointues, différentes à première vue, mais si on regarde bien il fait toujours du Nikita Mikhalov, et c'est sans doute plus dur de s'ouvrir au grand public, enfin bref, c'est exactement ça pour une icône mangée par les icônes n'est-ce pas ?"
     
    Cette phrase de Robert Bresson : "Que ce soient les événements qui amènent les sentiments, non l'inverse" m'a toujours paru aussi courante qu'obscène en pratique ; je veux dire pour la vie ; quelque chose de réel mais qui va à l'encontre de la perception que j'avais enfant, je souhaitais au contraire que mes sentiments provoquent les évènements et cela a souvent été le cas ; c'est le lot des tyrans et des poètes je crois ; sauf que les premiers s'emploient à massacrer les autres, et les seconds travaillent à se détruire soi-même.
     
    La plupart des gens que je connais ont souvent besoin pour leur travail de l'approbation d'un autre, et, en ce qui me concerne, je dirais que hors raisons commerciales cela n'a aucune importance. Je suis simplement heureux quand je suis compris dans mes intentions ou lorsque ma façon d'être au monde, d'écrire également, touche en plein coeur. Mais mon travail n'a pas besoin d'approbation extérieure pour exister, se faire, se défaire ou se refaire. En fait c'est exactement la même chose que dans l'amour. Rendre quelqu'un amoureux c'est le toucher, le bouleverser, sans son approbation. Je veux dire, sans demander la permission.
     
    Café de la Mairie, St-Sulpe. David rentre très désabusé de sa journée de travail :
    - Il n'y a pas d'honnêteté intellectuelle en ce bas monde. Il y a des gens qui ont un problème chez eux, le matin, et qui vont te pourrir la vie toute la journée ! Je suis déçu par le peu de tenue morale des gens, les gens devraient assurer mais ils n'assurent rien. Souvent je trouve que tu es sévère dans tes jugements, sévère pour de petites choses, mais c'est toi qui as raison. La tenue morale c'est tout ce qui importe. Des fois je songe au suicide. Pas en terme de mise à mort, ça non. Mais en terme de disparition."
     
    Mathieu revient des défilés haute-couture qu'il suit en qualité de photographe pour le quotidien Libération :
    - Il y avait des filles hallucinantes ! J'ai d'ailleurs trouvé une femme pour toi. Avec un trench coat. Tout à fait dans ton genre.
    - Le trench coat ou la fille ? m'enquiers-je.
    - Les deux ! Et plein de petits seins aussi. Dans les dress room, plein de petits seins pour toi.
    - Deux me suffiront, dis-je. Car je n'ai que deux mains. Deux mains, un seul coeur, et le monde est bien fait."
     
    Avec Stéphane nous rejoignons Katia qui se planque sous les arbres du boulevard Saint-Germain parce qu'elle vient de chaparder une affiche de l'expo d'Ellen Von Unwerth. Nous la cherchons en vain du côté de Maubert, avant qu'elle ne me hèle timidement, accroupie, en retrait. En route Stéphane m'a dit que Katia était triste et qu'il allait falloir lui donner des ailes. Triste à cause de son travail.
    - C'est difficile, dis-je, le travail, amer souvent. Mais la tristesse c'est autre chose. On est triste quand on est amoureux de quelqu'un avec qui on ne dort pas."
     
    07.07.05
     
    Attentats à Londres. Toute la matinée j'essaye de joindre alternativement Irina et Christian. Réseau H.S. ou occupé. Une bombe a explosé dans le quartier où travaille Christian, une autre tout près de son domicile. Finalement j'arrive à lui parler en fin d'après-midi. Il gagne son bureau tôt le matin et a ainsi évité l'heure de pointe à laquelle les attentats ont été commis.
    Irina m'appellera plus tard dans la soirée, très choquée. Voix précipitée qui alterne avec de grands moments de stupeur. J'ai l'impression qu'elle parle comme si elle revenait à elle après avoir frôlé la noyade.
     
    Mastering du disque toute la journée, à Paris, dans le quartier de l'église Saint-Augustin. Ce que j'entends me semble sombre et lumineux, intense et percutant, s'approche avec beaucoup d'exactitude de ce que je souhaitais. Dans la dernière étape nous choisissons l'écart de temps qu'il y aura entre les onze chansons sur le disque, le plus ou moins écart de temps, puis écoutons le résultat de notre travail d'enregistrement et de mix depuis un mois maintenant dans sa continuité, dans sa résolution. C'est quelque chose qu'on ne peut pas se permettre dans la vie, choisir le plus ou moins écart de temps avec lequel les choses apparaissent, les grands amours surviennent, les voeux s'exaucent, alors quand il s'agit de faire apparaître onze chansons sur un disque on ne va pas se priver.
    J'aimerais beaucoup que ces onze morceaux touchent en profondeur, atteignent en donnant de l'élan, accompagnent celles et ceux qui s'y plongeront. Je pense à ça en rentrant à Auteuil sous une pluie fine. A cette transformation de toute idée brouillonne, toute pensée confuse, tout désir égaré de bras qui nous conviennent, en matière sensible. Soudain une tristesse infinie s'abat sur moi, la brutalité des attentats sur Londres qui passe instantanément dans le langage courant de la télévision, la voix d'Irina que mes consolations de circonstances n'équilibrent pas, les paroles de David hier soir sur la déception que se donnent les êtres aussi naturellement qu'une poignée de main, un point de vue que je partage souvent, les crasses que l'on vous fait et qu'on absout comme le passage des nuages, le manque de coeur et la disette d'esprit, la négligence qui est ce que je hais par dessus tout, et mon papa qui a quitté les sphères simples de se faire plaisir par de petites attentions, mon papa qui ne reviendra plus pour me porter secours, et que faire du temps passé ? et où trouver stabilité et refuge ? les amours comme larmes vaines qui m'ont laissé des stalactites dans le coeur, ou des stalagmites je n'ai jamais su, la fin du travail sur le disque et sa passion active, incarnée, demain j'écouterais ces chansons sur un cd sorti du mastering avant qu'on ne les envoie à la fabrication en milliers d'exemplaires. A hauteur du Trocadéro, le visage d'une fille très belle, en vélo, s'illumine d'un grand sourire parce que mes deux yeux verts traversés de pensées de me perdre entre ses bras l'ont fixée. Je me redresse un peu. Dans ce monde dégueulasse la mélancolie au moins se portera ce soir droite comme un "i".
     
    08.07.05
     
    Un vendredi n'a qu'à attendre minuit pour être un samedi.
     
    Le très beau texte d'Anne de Staël dans le livre qui vient de sortir, consacré aux derniers travaux de son père : "La distance à laquelle mon père nous tenait depuis qu'il était à Antibes nous exerçait à interpréter dans l'obscurité la tonalité d'un mot, d'une phrase qui venait d'une lettre, d'un appel ou bien l'écho d'un ami qui passait à la maison et l'avait vu il n'y a pas longtemps. Une chose était claire, soit il reviendrait, soit nous irions le voir et nous prendrions le train ! Mais, entre l'atelier et la gare, c'était aussi obscur qu'entre Antibes et Paris. Grandir devenait urgent ! Ce n'était pas comme un livre dont on peut sauter les pages...Ce n'était pas comme se mettre à courir...Ce "vite" était une pierre qui tombe au fond de l'eau et fait sonner à la surface une sorte d'alarme. (...)"
    C'est vraiment très beau : nous exerçait à interpréter dans l'obscurité la tonalité d'un mot. J'ai profité d'une promenade avec Stéphane (Million) pour acheter le livre à la librairie L'écume des pages boulevard Saint-Germain ; je pense avoir tous les livres consacrés à Nicolas de Staël sortis depuis près de dix ans. Monomaniaque des gens que j'aime, et des monographies ou essais sur les peintres qui me travaillent : Staël, Uccello, Bacon, Balthus, Egon Schiele, Piero della Francesca, Giacometti...
    Toutes proportions gardées Irina m'avait dit un jour qu'elle voulait tout connaître de moi, tout ce que je pourrais écrire, les chansons, les poèmes, le Journal, et je lui expliquais que tout ne serait jamais la totalité, qu'il faudrait aussi prendre en compte certains mails, des messages personnels, des lettres d'amour, pourquoi pas des textos, envoyés dans les périodes de création de telle chanson ou tel texte et qui, certainement, entretiennent des correspondances manifestes avec mes travaux publics si je puis dire, un réseau complexe d'écriture qui fait mes journées et dicte ce que je vais produire de plus visible.
    En ces jours où j'ai l'impression qu'un ciel me passe dans le coeur, avec la fatigue de l'achèvement des enregistrements, et des batailles que cela a été parfois, batailles qui se poursuivent, ainsi que des souvenirs heureux dont le caractère irrémédiable, je veux dire qui ne reviendra pas, ou qui ne reviendra plus comme ça, blesse autant, si ce n'est plus, que la mémoire des manques, des ratés, des amertumes.
    Reçu un texto très doux de Pascaline : "J'ai eu l'immense plaisir d'écouter les mix, au casque, et...comment dire ? Mais comment ne pas tomber amoureuse du chanteur ?! :-) Sincèrement je trouve tes intonations belles, touchantes, ou dégageant quelque chose de sexy, d'insolent ("Laisse-moi devenir ton homme", par exemple) selon les cas. Bref, bravo. Je trouve également que chaque musique est un bijou, mais je trouve encore moins les mots pour en parler !" Cela m'a fait plaisir, je le note ici, non par vanité - je garde généralement sous le sceau de la confidence les jolies choses qu'on m'écrit - mais c'est le premier retour d'une écoute extérieure sur un disque qui me tient vraiment à coeur, où pour la première fois je peux expliquer chaque moment et également me laisser porter par la musique sans le souci d'explications, oui, le premier disque où j'ai la sensation d'avoir réussi à plusieurs - et j'inclue toutes les personnes qui ont participé au projet - ce qui est toujours plus aisé d'atteindre tout seul (par l'écriture notamment) : quelque chose qui me plait, qui me touche, qui m'emporte et qui m'inclut.
    Beaucoup d'agitation autour du disque : Cyrille m'a raconté qu'hier chez Nathalie on l'avait harcelé de questions sur le contenu, les titres des chansons, la pochette... J'ai donné la consigne du secret le plus infrangible - jusqu'au dernier moment, et ce soir chez Elise c'est la même chose, on veut tout savoir et je n'ai rien à dire. 
    Finalement, un vendredi n'a qu'à attendre minuit pour être un samedi ; c'est la même fringale, la même hystérie, la même occupation des corps, des coups possibles, du hasard piégé par la lumière. 
    David m'entraîne par la manche :
    - Je surveille la porte d'entrée mon vieux, ça fait neuf fois consécutives que ce sont des garçons qui déboulent, avec leurs bouteilles à la main comme s'ils tenaient leur sexe, ils sont ridicules. Neuf fois de suite mon vieux, ça devient franchement irrespirable."
    Nous cherchons une pièce pour nous isoler - et une télé pour jeter un oeil à Koh-Lanta. Bonne idée. Quand nous allumons la télé, nous tombons sur une séquence reportage et une voix off qui instruit : Caroline cherche l'amour avec un grand A...
    - Caroline avec un petit cul cherche l'amour avec un grand A ! rectifie Damien (F).
    - On cherche tous l'amour avec un grand A, dis-je.
    - Je ne comprends pas pourquoi ça s'appelle toujours Koh-Lanta, se lamente David, alors que ça fait des plombes qu'ils ne sont plus sur l'île de Koh-Lanta. Ils se foutent vraiment de notre gueule !"
    Quand je reviens dans le salon une grande fille aux cheveux noirs qui a une voix de râpe à fromage, mais une belle râpe à fromage, Conran Shop au minimum, vient à ma rencontre, me dit quelques mots et pour me présenter à l'une de ses amies me situe en prétendant que je suis le plus grand poète vivant, avec Baudelaire évidemment (sic). Comme Baudelaire n'est pas convié chez Elise (trop retors ?) pour se défendre, je prends l'avantage de manière vraiment honteuse (je l'admets) en demandant sur le ton de la candeur la plus mordante :
    - Baudelaire ? C'est le type qui fait rimer "illustre" avec "lustre" c'est bien ça ? *
    Deux garçons connaissances d'Elise parlent bruyamment et au départ je crois qu'il s'agit des attentats dans le métro de Londres, "Cette année on a été obligé de se préparer à ça, ça devenait inévitable !" puis je comprends qu'ils commentent leurs oraux, les sujets d'examens.
    Ce matin, dans Paris, j'ai été surpris par la quantité incroyable de vélos qui circulaient ; répercussions du choc ressenti et du climat londonien ? Damien lorgne une amie d'Elise, une de ses filles exquises qui ne paraissent jamais autant bigleuses que lorsqu'elles portent des lunettes - comme un accessoire définitif. Elle est collée à un type que David qualifiera plus tard du "Genre de parfait crétin qu'on ne rencontre qu'en soirée !", et, comme une jeune lionne, elle cherche par des gestes querelleurs et récurrents à caresser son visage. Il la repousse mollement pour se servir à boire, se préparer une assiette de quiches (faites maison).
    - Si elle te touchait le visage, tu la laisserais faire, toi ! me dit Damien.
    - Elle ne me touche pas, dis-je." 
    Elise me réclame un "moment cuisine", elle me prend par le bras et me dit doucement : je sais que la cuisine est ta pièce préférée, je réclame un moment cuisine." Pendant que je m'assois face à la petite table verte, elle attrape la bouilloire qu'elle remplit d'eau minérale. Un ciel encore me passe dans le coeur. Le thé La route du Temps, s'exclame-t-elle en parcourant plusieurs boites colorées, perchée sur un escabeau qui me laisse voir le trait bouleversant de ses jambes - branches que je pourrais saisir de la main, refermer ma main sur l'une d'elles, et qu'elle vienne à sourire, à se pencher sur moi laissant dégringoler la masse de ses longs cheveux pour me dire : voici pourquoi j'ai acheté un verrou pour la porte de la cuisine !" mais je ne bouge pas de ma place et elle dit : Du thé vert relevé au gingembre ! Il faut absolument que tu goûtes ça, c'est fait pour toi ! Tout d'un coup j'ai le souvenir de Katia qui mercredi a rapporté de ses vacances en Turquie du thé pour Stéphane, et lui a donné en précisant : Stéphane j'étais certaine que tu adorais le thé, je ne pouvais pas me tromper, tous les gens qui aiment lire et tous les écrivains adorent le thé !" et sur de telles définitions, Stéphane n'a pas osé lui dire qu'il préférait largement le coca-light ou le diabolo grenadine.
    - Je suis craintive à aimer, me confie Elise. Craintive à tomber amoureuse. Chaque fois, maintenant, j'ai comme l'impression de me nier.
    - Que tu nies ton passé ?
    - Oui, c'est exactement ça, chaque fois j'ai l'impression que je nie mon passé. L'autre jour j'ai revu X que j'ai aimé, longtemps tu sais, c'était déraisonnable, je l'ai aimé de façon déraisonnable, et ça résonne encore parfois, et, maintenant quand il me parle il me sermonne d'un ton très détaché c'est insupportable, avec des idées sur la vie vraiment dégueulasses, de la philosophie où tu ne te mouilles pas tu comprends, il me demande d'aller de l'avant mais c'est toujours quand les gens ne vous aiment plus qu'ils vous demandent d'aller de l'avant."
     
    Dans le salon, les types ont décimé toutes les bouteilles de vin et commencent à se rabattre sur les pacs de bière qu'ils ont rapporté au cas où, qu'ils ont laissé sur le pallier, et maintenant qu'il y a de la place dans le frigo...C'est l'heure décimée pour les types qui font les cendriers et les fonds de bouteille de leur conversation, à cette heure-là on est jamais à l'abri que la proie ferrée depuis onze heures du soir vous glisse entre les doigts, s'excuse en un bâillement. Et les couples eux ont déjà foutu le camp depuis longtemps, à la grâce de l'une ou de l'un à la fatigue tyrannique, ou sous l'impulsion de l'autre qui espère qu'en rentrant dans des délais raisonnables quelque chose de sexuel se présentera à la maison, que le sommeil ne gagnera pas la partie. Damien a trouvé une proie souple, élastique, perméable à l'alcool. Il la galoche dans tous les coins de l'appartement - idéalement conçu pour ça. David prétextant un coup de barre et l'attraction moelleuse du canapé se plante juste sous les fesses d'une grande blonde à son goût.
    - C'est une fille comme ça qu'il me faudrait ! soupire-t-il, rêveur assommé par la réalité.
    - Tu sais ce que dit Roberto Begnigni ?
    Sa tête et son faciès expriment d'abord l'étonnement, me scrutent avec une intensité désarmante, puis répondent par la négative.
    - Hé bien Roberto Begnigni prétend que : "si tu es vraiment amoureux de quelqu'un, cette personne finira par dire oui" ! Oui, elle finira par succomber. Par succomber à ta blessure.
    David me fixe avec beaucoup d'anxiété...
    - Tu n'y crois pas...Ce sont des...conneries.
    - Oui ce sont des conneries. Il devrait aller travailler chez Disney ce type."
     
    David propose d'aller chercher deux verres de punch, qui sur le chemin deviennent deux verres de vin, qui finissent en une bière - pour lui. Une impatience brouillonne bat en moi, agite mon coeur, mes idées, et tourmente mon sang. Avec la fin de l'enregistrement du disque et les concerts qui ne sont prévus que dans trois mois, ô sympathie vibrante et partage éclairé des concerts où êtes vous ? seul un retour à Thèbes va pouvoir me maintenir. J'écris un mot pour Elise et le fixe sur son frigidaire au moyen d'un aimant fraise parmi les papiers et les photos pèle-mêle. J'aime bien laisser des trucs pour après. J'ai fait ça chez Bertrand l'autre jour, je lui avais apporté pour le lui montrer ce petit journal des Beatles, quelque chose d'absolument collector avec le détail des instruments pistes par pistes pour Abbey Road et des photos jamais publiées ailleurs, et que j'avais soigneusement gardé depuis mes treize-quatorze ans, comme un trésor d'adolescence, du temps où j'étais inscrit au fan-club des quatre de Liverpool, et puis je l'ai laissé délibérément là-bas, au Studio Juno, je l'ai glissé entre deux livres sur la petite étagère, et plus tard j'ai écrit à Bertrand que je ne pouvais pas faire autrement, que les pièces de collection se devaient de résider dans les musées, et chez Bertrand, c'est une sorte de musée, avec les jouets Goldorak d'époque et le chamberlin sur lequel a joué David Bowie pour l'album Low.
    Et puis j'aime bien l'idée d'avoir gardé ce petit livre tout au long de ces années pour finir par le laisser dans le studio de Bertrand - fan absolu des Beatles, et qui nous a accueilli avec tant de bienveillance et de confort pour l'enregistrement du disque. Et puis les choses matérielles sont faites pour faire plaisir autant que le soleil est prévu pour briller. Elles prennent une valeur quand on les reçoit, et du sens quand on les donne.
    Je passe des portes successives pour dire au-revoir à Elise que je trouve endormie dans les bras d'une amie. Chut sur le reste. Elle met son bras autour de mon cou et veut m'embrasser en me mordant la bouche mais ce n'est ni elle ni moi, juste l'heure malade, la sensation de froid, tout ce qui nous éprouve, ce qui ne vient pas. Damien aura des choses à se reprocher demain matin, ou une histoire à mettre en marche. Il fait partie de ces chanceux qui ne font pas grand cas de la légèreté. Mais j'exagère. La légèreté parfois il faut se la permettre. Quand on est assez solide pour ça. Quand on a pas le ciel qui vous passe dans le coeur. Se la permettre sinon il n'y aurait pas de nuit, qu'un jour total. David attrape un taxi, je rentre à pieds à Auteuil, rapidement, pour écrire.  
     
     * "Watteau, ce carnaval où bien des coeurs illustres,
    Comme des papillons, errent en flamboyant,
    Décors frais et légers éclairés par des lustres
    Qui versent la folie à ce bal tournoyant;"
    (Baudelaire, Les phares)
     
    11.07.05
     
    Choisir son camp.
     
    Au téléphone, la voix douce et enveloppante de l'assistante du dentiste qui me demande :
    - Alors, qu'est-ce qui vous arrive ? Vous avez une sensation de froid ou de chaud ?
    Sans hésitation je réponds :
    - De froid."
     
    12.07.05
     
    Terriblement éprouvé par le visionnage de Thirteen, de Catherine Hardwicke, avec Evan Rachel Wood.
    Pendant tout le film je ne savais pas quoi faire.
     
    13.07.05
     
    Dialogue avec l'assistante du dentiste.
     
    - Le docteur va arriver dans quelques minutes, il est en retard.
    - S'il y a bien une profession où j'aurais pensé qu'il faille être toujours en avance, c'est la médecine ! dis-je.
    - Installez-vous. Cette sensation de froid dans votre bouche, c'est peut-être parce qu'on ne vous embrasse pas assez en ce moment ?"
    Je reste bouche-bée devant la pertinence du diagnostic.
    - A force d'assister, vous devriez peut-être songer à opérer ! dis-je.
    Elle a l'air très heureuse. Me propose de boire quelque chose dans le gobelet de rinçage. Nous prépare un kir.
    - Je peux me permettre de regarder ? De regarder dans votre bouche. C'est peut-être cet amalgame, là, à droite, qui vous pèse et vous opprime.
    - Oui, dis-je. Je ne supporte pas l'amalgame. Je le fuis autant qu'il me pèse et m'opprime.
    - Le docteur va certainement vous parler de dévitaliser votre dent...
    - On m'a déjà dévitalisé le coeur, vous savez. Quelques fois. Cela fait très mal. Et puis, un jour, on ne sent plus rien.
    - C'est trop triste Jérôme. Et qu'est-ce qu'on vous a mis à la place ?
    - Un miroir. Une bouilloire. Un jeu de Jokari. L'intégrale de Marguerite Duras. Franny and Zooey de J.D. Salinger. The long and winding road des Beatles. Bref, un beau foutoire.
    - Vous organisez des visites guidées ?
    - La nuit quand les secrets rôdent comme des bestioles autour d'une lampe tempête.
    - Si je perds ma place à vous embrasser, je veux dire si je vous embrasse, qu'on nous surprenne et que je perde ma place, est-ce que vous auriez besoin d'une assistante ?
    - Oui si le but est le chemin qui y mène.
    - Ou d'une patiente ?
    - J'ai plutôt connu des impatientes.
    - Le docteur va peut-être vous proposer une couronne.
    - Cela me fait penser à Polynice.
    - Cela se trouve sur les hauteurs de Nice ?
    - Non, c'est le frère d'Eteocle, d'Antigone et d'Ismène.
    - Pourquoi dix semaines ? Pourquoi attendre ?
    - C'est dans la Thébaïde. Henry Bauchau qui a écrit là-dessus a une très belle phrase sur Polynice, dans Oedipe sur la route, ils sont arrivés à Colone, Oedipe parle à Polynice et lui dit : "Un vrai roi, comme tu l'es, n'a pas besoin de trône pour régner". C'est très beau. Très fort bien sûr. Je vois une ligne directe entre ce commentaire sur Polynice et les personnages de Marguerite Duras par exemple, du Vice Consul, ou de Détruire dit-elle.
    - Je n'ai pas beaucoup le temps de lire, ici, vous savez. Le docteur m'oblige toujours à faire des va-et-vient en apportant des ustensiles pointus. Je me prends souvent pour Judith. Judith de Judith et Holopherne. Ou Charlotte Corday. Enfin bon toutes ces filles qui font des va-et-vient avec des objets contondants dans les mains.
    - Il n'y a que vous qui soignez la douleur, pourtant. Vous la faites apparaître d'un côté, et de l'autre vous seules êtes qualifiées pour la guérir. C'est usant votre pouvoir. Et les types comme moi ça ne sait que rester la bouche ouverte comme chez le dentiste devant ce pouvoir que nous appelons beauté, ou, protection, quand nous sommes de bonne composition.
    - Je peux venir sur vos genoux ? Prenez-moi dans vos bras.
    - Eteignez le soleil, allons où il nous plait."
     
    14.07.05
     
    14 juillet.
     
    J'ai vécu des volcans
    Et le ciel pourchassé
    J'aspire au calme maintenant,
    à la tranquillité.
    Au linge qu'on accroche,
    Au linge qu'on dépend,
    Aux arbres qui bordent la route
    D'un retour.
    Mais rien ne vient.
    La solitude n'est pas encombrante.
    Mal aimer l'est davantage.
    Il y a derrière la brèche
    Une faille.
    Et encore une faille derrière.
    Cela m'était caché autrefois
    Par le bandeau de ses mains sur mes yeux.
    Mes bras ou des rubans
    Arrangeaient ses cheveux.
    C'étaient les mêmes attaches,
    Pour le temps si fragile
    Qui passait.
    Dans les soirées où nous allions,
    Des types la désiraient
    Des filles tout aussi bien
    Mais c'est toujours pour moi
    Qu'elle tremblait.
    Il y a derrière la brèche,
    Une faille.
    Et encore une faille derrière.
    Pas besoin de diamants
    Les yeux verts de mon homme
    Suffisent à mon bonheur
    Disait-elle.
    Et le 14 juillet
    Nous n'allons pas danser
    Car il y a mieux à faire
    Comme tous les autres jours.
     
    17.07.05
     
    Eclairages :
     
    Reçu un mail de Christophe (Durand - Le Menn) qui prend avec juste raison la défense de Charles (Baudelaire) suite à mon torpillage déloyal, et que je retranscris ici avec sa permission :
     
    "Bonjour Jérôme,
    J'espère que tu vas bien !
    Certains passages de ton journal m'ont bien fait rire, ces derniers temps, comme la séquence avec l'assistante dentaire ou ce passage où une fille te complimente en disant que tu es le plus grand poète vivant, avec Baudelaire (sic).
    Au sujet de la rime "lustre / illustre" : je voulais juste rappeler que Baudelaire aimait à remotiver les sens étymologiques des mots.
    En l'occurrence, le mot "lustre" : empreinté à l'italien "lustro" ("gloire, renommée" mais aussi "éclat, luminosité"), déverbal de "lustrare" ("rendre fameux, illustre" mais aussi "illuminer, éclairer"), du latin "lustrare" ("éclairer", proprement "purifier par un sacrifice expiatoire").
    Le mot "illustre" vient du latin "illustris" ("clair, éclairé, bien en lumière, éclatant, manifeste, brillant, en vue").
    On assiste donc, dans cette rime, et si l'on considère les étymologies, à un échange de sens où le mot "lustre" ne désigne plus seulement l'éclairage, mais aussi la renommée, et où le mot "illustre" ne désigne plus seulement la renommée mais également l'éclairage...
    Ainsi, même si le choix des rimes peut surprendre de prime abord, il était bien motivé et fortement connoté.
    Je rajouterai que le lustre renvoie aussi au luxe, c'est-à-dire à la splendeur, et à l'éclatant.
    On pourrait broder aussi autour du rapport entre la peinture et la lumière, et le rôle de l'ekphrasis chez Baudelaire, mais tu maîtrises mieux le sujet que moi, et je ne m'y ridiculiserai pas.
    Voilà, c'était un peu long... tout ça pour dire qu'une rime n'est jamais innocente chez Baudelaire...
    Il y a souvent de l'ironie et de l'auto-ironie ces derniers temps dans ton journal, et je ne savais pas si tu savais pour "lustre/illustre".
    Si tu savais, je m'excuse d'avance de ce long message...
    Bon, je retourne à la chaleur étouffante de ma mezzanine,
    Te souhaitant une bonne fin de week-end,
    Christophe."
     
    18.07.05
     
    L'année du Brésil.
     
    - J'ai beaucoup parlé avec mon beau-frère, me dit David, durant cette semaine de vacances en Bretagne. Il a une bonne expérience des meufs. Comme il écrit aussi, il a dû bien baiser !
    - Certainement, interviens-je, certainement...
    - Selon mon beau-frère y a plus que les brésiliennes ! Y a plus que les brésiliennes qui soient de vraies meufs ! Les européennes et les américaines elles sont complètement névrosées mon vieux ; le sexe c'est devenu très compliqué pour elles, tandis que pour les brésiliennes c'est naturel. Y a plus aucun problème, quand elles aiment bien un mec, quand elles sont amies avec un type, hé bien c'est complètement naturel pour elles de baiser avec lui à la fin de la soirée, ou même je vais te dire en plein milieu de l'après-midi ! 
    - J'ai toujours pensé qu'on ne pouvait pas donner son amitié à tout le monde, dis-je. 
    - La brésilienne c'est l'avenir de l'homme ! Ca ne te dit pas de partir au Brésil cette année ? En plus les brésiliennes selon mon beau-frère elles font merveilleusement bien l'amour. Elles sont sensuelles. En maillot de bains toute l'année.
    - Mais tu sais je ne souhaite pas vraiment que la fille avec qui je sors soit en maillot de bains toute l'année...
    - C'est pas des maillots de bains comme ici ! Là-bas ce sont des maillots de bains sur mesure ! C'est l'élégance même ! Ici les filles elles ont l'air de sacs avec leurs maillots de bains, ça n'a rien à voir !
    - Au Brésil il y a Roberto Carlos.
    - Le footballer ?
    - Non je veux parler du crooner de variétés Roberto Carlos. Roberto Carlos est la réponse brésilienne à Julio Iglesias. Mais tu n'as pas tout à fait tort dans ta bêtise mon vieux parce que les parents du footballer Roberto Carlos ont prénommé leur fils en hommage au chanteur.
    - Au chanteur Carlos ?
    - Non, en hommage au chanteur Roberto Carlos.
    - Et comment tu sais ça ?
    - La culture mon vieux. Et puis je m'intéresse. Je suis chanteur aussi. Il faut que j'en sache un peu sur les collègues. C'est comme les footballers. Le footballer Roberto Carlos il doit savoir qui est Platini ou Thierry Henry par exemple.
    - Si ça se trouve au Brésil ils ont des vignettes Panini sur les chanteurs français. Si ça se trouve Roberto Carlos il a ta photo en vignette Panini.
    - Probablement, mais je ne fais pas encore partie de l'équipe. Je suis sur le banc de touche quoi. J'ai de fervents supporters cela dit, alors sous la pression des fervents supporters on commence par ci par là à s'intéresser au banc de touche, mais pour le moment ils sont pas très pressés de me faire jouer dans l'équipe.
    - En tout cas tu devrais jouer dans l'équipe du Brésil ! Pour les filles ! Ici franchement je trouve que l'amour c'est toujours conflictuel. Regarde la dernière fille avec laquelle je suis sorti, c'était l'archétype de la parisienne névrosée. Discute avec Stéphane tu vas voir ! Je suis certain que Stéphane il a des copines brésiliennes ! Stéphane on devrait lui donner le ballon d'or. Comme nous. On est des mecs en or. Des garçons à la cool. On est peut-être exigeant d'accord mais on est des mecs à la cool. 
    - Pas si exigeant que ça puisqu'il suffit qu'elles se baladent en maillot de bains toute l'année...
    - Même toi je vais te dire, même toi dans tes difficultés tu es un mec à la cool. Et les filles elles le savent ça. Que dans ta difficulté t'es un mec à la cool.
    - Si elles pensent ça, elles ne sont pas au bout de leurs peines, dis-je.
    - Tiens ce qu'il te faudrait c'est une meuf qui ait une fibre artistique et en même temps les pieds sur terre. Une décoratrice d'intérieur ! Je te vois bien avec une décoratrice d'intérieur !
    - Oui, vu de l'extérieur. En même temps s'il y a un domaine sur lequel je ne suis pas très enclin aux compromis c'est peut-être celui-là...
    - Hé bien justement, c'est pour ça qu'elle ira décorer chez les autres !
    - J'admire la profondeur du propos.
    - Il te faut une fille qui puisse s'occuper de toi. Une fille qui puisse s'occuper pour toi des choses matérielles, puisque toi toute la journée tu es aux prises avec l'immatériel. Tiens, c'est ton anniversaire aujourd'hui ?
    - Oui, ça me rend triste. Je suis bien désemparé. Mon âge s'éloigne de moi.
    - Tu rigoles, on arrive dans les plus belles années. Je vais te dire, pour les dix ans à venir, on va vivre nos plus belles années. Tu regrettes pas tes seize ans quand même ? Ni tes vingt ans faut pas déconner ! Pour la baise on arrive à l'âge le meilleur qui existe. C'est comme une science les meufs, et maintenant tu maitrises complètement ton sujet. Y a de la réflexion, des rencontres, des lectures. De la baise, et de la souffrance aussi. Et pas encore le Brésil, on est pas encore parti au Brésil ! J'ai une copine qui vit au Brésil, je vais peut-être lui envoyer un mail..." Conclue David, de retour de Bretagne.
     
    19.07.05
     
    Parfois il y a un robinet à chansons tristes qui arrive directement chez moi. Des gens, des amis ou des étrangers, qui veulent un texte de moi, qui m'envoient leurs musiques tristes, qui arrivent sans crier gare, toujours pour créer, accompagner une nuit.
    En pleine nuit je traîne parmi mes fantômes et mes désirs, mes solitudes, mes dérisions et mes dégoûts, et je finis par me mettre au travail, et je ne sais pas où je trouve ces ressources, mais je m'immerge complètement dans les mots qui me viennent, comme enfant peut-être à la piscine je mettais la tête sous l'eau, bien conscient de l'inefficience du monde autour, la bigleuse solitaire qui s'obstine à aller toucher la grille du fond, le maître nageur et ses allers venues placides, la star du voisinage étendue sur sa serviette chahutée par le beau gosse local, les jeux intempestifs et inconséquents du reste du bassin, et moi qui finis par mettre la tête sous l'eau, à compter les secondes, et à remonter à la surface au tout dernier moment.
    C'est pareil avec la nuit. Pareil avec les chansons tristes. Pareil avec les bras de quelqu'un qu'on aime, ou d'un refuge de passage, une passion filante.
    Toutes les chansons tristes me passent dans le corps. Je ne sais jamais où je trouve la ressource pour écrire, écrire encore des chansons tristes, et m'en sortir après, revenir à la surface.
    Un jour il y aura une dernière chanson triste, de laquelle je ne remonterai pas, elle aura le goût du chlore et de l'eau mouvementée du temps qui a passé.
     
    20.07.05
     
    Je sais que certain(e)s s'impatientent mais j'ai passé l'après-midi avec Yelena et donc dois remettre à plus tard le dialogue numéro 2 avec l'assistante du dentiste que je prévoyais d'écrire, dans un beau ciel d'orage.
    Qu'importe les chaussures qu'elle peut porter, bottes, converses, escarpins, je reconnaîtrais toujours, et que je sois à l'autre bout de la pièce ou à Londres tout aussi bien, de Londres même je reconnaîtrais toujours, le pas et la démarche bruissante d'Anne sur les pavés quand elle traverse la cour. Et même après ma mort. Bien après ma mort je reconnaîtrais toujours.
    J'ai envoyé un mail à Frédéric (Boilet) pour lui dire mon émotion du travail de Kiriko Nananan.
    Je pensais à ça hier dans la nuit, parfois je me sens fort, je veux dire parce que j'arrive à atteindre ce que je me fixe et qui me touche, j'arrive à le faire très exactement alors je me sens fort, par exemple mon poème du 14 juillet l'autre jour, j'arrive à ce que je voulais très simplement et je sais que relire ce poème va me tenir en sûreté un peu de temps, pourtant c'est une forteresse fragile, fragile dans les jours qui passent, et qui caressent de nouveaux creux, et je peux me sentir très faible, sans aucune ressource, et d'une faiblesse différente mais faible encore, malade comme un enfant, devant une toile de Paolo Uccello ou de Fra Angelico, une case de Kiriko Nananan ou les genoux de Lysa photographiés par Mathieu.
    Il n'y a que l'émotion et la stupeur que produit sur nous la beauté qui nous retournent et nous rendent instantanément le royaume isolé de l'enfance.
    Autre pensée de cette nuit concernant l'amour, le prochain amour. Je me dis toujours - à chaque fois si je puis dire - une de mes premières réflexions concernant l'arrivée d'un nouvel amour - ce qu'il y a de plus clair dans la vie, alors n'en voulons pas aux amoureux ils cherchent juste un peu de lumière - est de demander : Mais où étais-tu pendant tout ce temps ? Pendant ces nuits désolées ? Ces nuits de tristesses où personne ne me consolait du monde ? Dans les premiers baisers il y en a toujours un qui est un baiser de réclamation, un autre de revendication, et d 'autres encore qui ne savent pas se tenir (à des définitions). Mais voilà il y a toujours en nous cette petite révolte légitime devant le miracle de l'évidence : où étais-tu pendant tout ce temps. Alors je pensais à ça cette nuit, au fait que mon prochain amour, qui et où qu'elle soit aujourd'hui, aura des comptes à rendre.
     
    22.07.05
     
    Retour à Thèbes. Bon, ça va : Antigone a mis dix ans pour revenir, et moi juste un petit mois et demi.
     
    23.07.05
     
    Cette nuit je tombe sur la chanson de Blossom Dearie : Now at last, qui me touche toujours autant et me fait penser à notre tournée de l'automne dernier. La version de Feist que j'avais emporté avec nous, dans le camion en Suisse, et que nous écoutions en boucle, dans un silence religieux, longeant le lac, de Vevey à Lausanne. Peu de temps après notre retour à Paris, tard dans la nuit, vers quatre heures du matin, j'avais reçu un courrier de Frédéric. Je le recopie ici aujourd'hui, pour ne pas que les belles choses se perdent :
     
    "Salut, voilà 20 jours que notre petite virée des Fnac est terminée. C'était super.
    J'veux dire, d'être tous ensemble, sur les routes...Les restos où vous nous invitiez toi et Mathieu, ce petit dèj en terrasse  dans une rue piétonne à Bordeaux, les gens, souvent sympathiques, qui nous ont accueillis, , ton best-of et les chansons de Barbara pour qui l'i-pod s'époumonait à jouer par dessus le bruit du camion, la promenade dans le parc d'amiens, les formule 1 (baaah !), tous ligués pour que j'aille chez le coiffeur à Bordeaux, cette route impossible pour aller à Belfort (mais la fille de Max Mara aussi, comme une récompense à l'arrivée, et de loin, ce qu'il y avait de plus beau à Belfort), les yeux des gens qui découvraient nos chansons, le blouson de cuir que Cyrille s'est offert à Pau, le jardin et la rivière sous la brume chez Agnès à Montmorillon, la bossa de Lisa, les machines à sous des station services (oups ! pardon, les distributeurs de café Selecta), passer par dessus tous les fleuves de France (je crois ou presque), la Suisse : MacDo à Bulle, chocolat à Gruyère, H&M à Lausanne, Maude à l'EG, Ebullition pour bientôt ; quand tu disais : "Bonsoir mon amour" aux péages...
    Finalement pas de grosses galères (ah si le Formule 1). Notre chanson de noël aussi fait partie de tout ça comme pour clôturer le chapitre.
    Je me sentais en sécurité avec vous. La bienveillance les uns pour les autres, même si la proximité peut heurter parfois et révéler les maladresses de chacun. Mais c'est aussi valable et même pire à d'autres moments de la vie. Et voilà, j'ai repris l'usine régulièrement, ça m'aspire d'un coup et veut balayer tout ça comme si ça n'avait jamais existé. La monotonie quoi ! Ce truc qui m'empêche de trouver de nouvelles chansons, comme si j'avais perdu tous mes moyens dès que je pose les mains sur un instrument et que la chanson de noël avait été mon ultime chanson. La tristesse de l'après-noël mais avant noël. C'est trop nul ! Je veux pas de ça !
    Et si on allait au Louvre pour que tu me montres la Bataille d'Uccello ?
    ...à l'attaque !
    à bientôt,
     
    Fred." (envoyé le 23/11/04 à 04h36 du matin)
     
     
     
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