Journal / chapitre 41.
    05.09.05
     
    Les cheminées de Saint-Cloud.
     
    Passant en voiture le pont qui prélude à l'autoroute de l'Ouest, ma maman avisant la colline de Saint-Cloud me dit qu'avec mon père ils ont failli habiter là, jadis ; qu'ils avaient visité un appartement, jugé idéal du fait de la proximité avec Paris, de la vue imprenable sur la ville ; mais une fois arrivés sur place ma mère s'avançant directement vers les grandes fenêtres eût loisir d'observer, outre les Tour Eiffel et Montparnasse, une quantité innombrable de cheminées plantées sur les immeubles d'en-dessous. Elle se ravisa avec cet instinct noble et tranchant de la jeune femme de bonne famille wallone, dans l'âme de laquelle se disputent des origines espagnoles (maternelle) et hollandaises (paternelle), décidant qu'en hiver la vue serait réduite à un écran de fumée, un brouillard trop épais pour y voir net, et nous n'habitâmes pas Saint-Cloud.
    Je pense aux rendez-vous que nous fixe l'existence. Ceux qui nous paraissent déterminants, avec le temps, quand on se penche sur son passé - malgré les écrans de fumée des émotions récentes. Est-ce que ma vie eût été différente si j'avais passé mon enfance, une partie de ma scolarité, à Saint-Cloud ? Ou bien, que je la passe ici ou ailleurs, à Paris ou à Pétaouchnok, quelque événement eût fait que de toute façon je me fusse retrouvé pour mes dix-huit ans en classe de Terminale au dernier étage du lycée Notre Dame de Verneuil, environnement qui me semble incontournable, puisqu'il cristallisa de manière péremptoire ce qui vivait en moi à l'état d'intuitions.
    Je me demande si toutes nos routes possibles à partir d'un seul point, toutes nos routes possibles + celle que nous empruntons, celle qu'il nous faut bien emprunter, finissent de toute manière par se rejoindre en un point que celui-là nous ne pouvions éviter : une rencontre, une clairière ou une blessure obligées.
    J'ai souvent décelé en la passion amoureuse - quand elle est partagée - une clairière et une source ; quitte à ce que les mauvaises herbes de la vie, l'orgueil et le désamour reprennent le dessus, envahissent la clairière et tarissent la source pour leur donner l'apparence d'un nouveau chemin plus mince encore que le précédent, oppressant et sombre.
    Je n'ai rien connu de plus dur que de voir deux personnes qui s'aimaient devenir étrangers l'un pour l'autre. Face à l'hostilité et le non-sens du monde, c'est la perte et la négation de tout refuge. 
    L'habitude délicieuse et pressante que l'on avait de se jeter au cou de l'autre pour n'importe quel degré de soucis se coupe d'elle-même. On y songe encore, mais on n'y revient plus.
    Et ce qui fût beau à deux, cruellement ne le reste plus que pour soi-même. Les souvenirs aussi perdent du sang.
    Je n'aime pas cette vie ordinaire qui change le désir et la présence de l'autre en un état de comédie ; un statut d'étoile filante ; ou de bibelot pour le coeur. Mais je ne vois jamais où la vie veut en venir. Il y a des moments je me sens terriblement seul, isolé, et faible de ne pas savoir ce que je veux. Je veux le bonheur absolu pour des personnes et il suffit que je les fréquente d'un peu plus près pour être écoeuré de la manière dont elles se comportent. D'un côté en amour je veux des aventures d'une nuit, électriques et ardentes à n'en pas démordre, surprenantes comme le jeu de la salière en papier avec ses dix points de couleurs, où la révélation immédiate l'emporte sur la fascination patiente du hasard ; et de l'autre côté je voudrais passer toute ma vie au secret, la tête, les mains (et le reste) fourrées dans les plis et replis de la fille que j'aimerais. 
    Sur la route incertaine où je me rends, je n'ai pas d'autre choix que d'enfer. Non, je veux dire : je n'ai pas d'autre choix que d'en faire. Et je me dirige vers ma prochaine histoire d'amour comme on va peut-être à l'abattoir. Parce que voilà : Dès les premières blessures, et plus l'atteinte est profonde, plus les souvenirs aussi perdent du sang.    
     
    06.09.05
     
    Le tournage du clip s'est déroulé à merveille ; toute la nuit de samedi à dimanche ; plan séquence réalisé par Frédéric (Taddéï) ; une dizaine de prises ; l'appartement mis sans dessus-dessous ; Vahina et Marie qui se croquent ; Je me faufile entre elles telle une ombre désincarnée ; Je ferme le rideau pour la tranquillité ; le groupe joue dans la chambre étouffante comme dans une boîte à musique ; la batterie rouge et blanche de Cyrille ; j'espère qu'on la verra à l'image ; Olivier (Chini) a organisé les choses de main de maître ; il y a une fille jolie (Cécile) et elle me demande de poser mes poignets sur ses genoux pour coudre les manches de ma chemise aux avant-bras flottants ; Mes poignets fragiles sur ses genoux rassurants ; Elle me parle de la boutique sexy de Sonia Rykiel, avec les godemichés chics, donc, je dis : des godemichics ; c'est remarquable comme tout le monde moi compris vient lui parler, recherche sa présence, à un moment ou l'autre de la nuit - comme on va chercher un verre d'eau fraîche pour le coeur ; Il y a des bougies partout dans la pièce et me faufilant derrière la caméra pour retrouver ma place dans le cadre, je fais la bourde de brûler la veste qui m'a été prêté par Sonia Rykiel ; Aïe, le feu des premières fois ; Pascale invente le maquillage-massage pour le plaisir de nos fronts soucieux ; Frédéric (Taddéi) secondé de Julien, dégaine la caméra, inspiré et précis dans la fluidité de l'action ; Fabien (Benzaquen) est un chef opérateur lumineux ; Marie me raconte par le détail la liste des cadeaux qu'elle a eus à son anniversaire ; Je lui dis : je suis certain que ton préféré est la confiture finlandaise et elle me répond oui ; Marie sera en Suisse pour jouer l'adaptation des Illuminations de Rimbaud mises en scène par Thierry De Peretti au moment où nous devrions y être pour les concerts, alors nous nous promettons de nous voir là-bas, de dîner ensemble ; en attendant, Olivier (Chini) nous fait des pâtes à quatre heures du matin ; pendant le maquillage Frédéric (Rouet), Mathieu et moi nous jouons à Qui va perdre ses cheveux le premier ? ; Je crois bien que j'ai une longueur d'avance - pour la chute, dis-je, en hommage à Albert (Camus) ; une longueur d'avance qui étrangement en matière capillaire ne m'aide pas ; je ne peux pas me cacher derrière ma longueur (d'avance).
    - C'est pathétique ces cheveux qui tombent, se tourmente Frédéric.
    - Ne t'en fais pas, réponds-je, c'est signe de créativité et promesse de succès amoureux ! Hé bien oui regarde Picasso ! Et Yul Brynner, sa femme elle était délicieuse et superbe, Doris Brynner, très intelligente. Et Marilyn elle ne part pas avec Emmanuel Petit, Marilyn, mais avec Arthur Miller mon vieux ! Et si tu préfères les filles avec des cheveux longs, plus tu vas vieillir plus elles vont être attirées par toi. Et tu sais pourquoi ? Parce que l'amour c'est une histoire de puzzle, on recherche toujours sa pièce manquante ! Et, de surcroît, c'est meilleur quand on s'emboîte. La fille qui a des longs cheveux, elle en a rien à foutre du type qui a plein de cheveux comme elle ! Qu'est-ce qu'elle aura à lui donner sinon ? Rien. Tandis que là, elle se sentira appelée. Elle te dira : couvre-toi mon amour, viens sous le rideau de mes cheveux. Tiens, Natalia Vodianova. Comment ça, tu ne connais pas Natalia Vodianova ? C'est une bombe mon vieux. Une fille sublime qui a travaillé pour Marc Jacobs et Calvin Klein. Très joli sourire. Et franchement vivre avec une fille sublime à l'extérieur de soi, y a pas de quoi se marrer ! Natalia Vodianova sais-tu avec qui elle s'est mariée ? Avec Justin Portman. Chauve comme un oeuf ! Il est chauve comme un oeuf Justin Portman ! C'est loin d'être ton cas mon tendre Frédéric. Tu vois, tu as encore du chemin à faire avant d'arriver à Natalia Vodianova. Et puis je vais te dire : les filles qui aiment les types avec de longs cheveux, elles sont : soit des hippies, soit des narcissiques. Franchement, personne n'a envie de passer sa vie avec une hippie narcissique ! Regarde tous ces types excellents : Picasso, Zinédine Zidane, Gabriel Matzneff, Stéphane Million...Les filles intelligentes, elles aiment les types qui perdent leurs cheveux ! Comme ça elles se sentent plus près de leurs pensées."
    - Stéphane Million ne perd pas ses cheveux, objecte Mathieu qui a l'oeil du photographe.
    - Oui mon petit mais c'est parce qu'il se camoufle, il se protège. C'est un homme intelligent, il retarde le moment de se faire mettre les pinces par une Natalia Vodianova. Comment veux-tu écrire si tu vis avec Natalia ? Tu ne peux plus écrire, tu as tout le temps envie de t'occuper d'elle. De faire ton possible pour que la vie ne sois pas trop dure pour elle. Et puis tu as tout le temps envie de lui faire l'amour. Ou alors, s'il faut poursuivre son oeuvre, puisqu'il faut bien poursuivre son oeuvre n'est-ce pas ? Tu lui écris sur la peau. Rien de définitif, mais bon, une petite phrase à se damner, par ci par là.
    - Parce que toi tu écris sur la peau ? 
    - A fleur de peau oui ça m'arrive, du bout des doigts."
     
    07.09.05
     
    Vincent Lemonnier.
     
    Le disque est arrivé le jour où Vincent est parti. Emporté à l'âge de 36 ans, des suites d'une longue maladie comme c'est écrit dans le quotidien Libération ce matin. On ne se connaissait que depuis quelques mois. Il avait rejoint l'aventure pour s'occuper des concerts, et c'est lui qui avait booké les dates de mars 2006 au Théâtre de la Coupe d'or à Rochefort et au Théâtre de Suresnes, lui qui s'était occupé des lundis au Réservoir qui arrivent en octobre, il se faisait une joie de ces quatre concerts à Paris, car il allait pouvoir y faire venir tous les programmateurs de salles de spectacle qu'il avait en tête, et il brûlait de leurs faire découvrir notre travail, de porter le disque sur une grande tournée.
    Dès le départ, très pudiquement, il avait voulu me faire savoir par l'intermédiaire de Rodolphe qu'il était malade, plutôt très malade, et qu'il y aurait des jours où il n'aurait la force de rien faire. La force, pas le courage. C'est important, c'est juste la force qui lui manquerait certains jours, pas le courage. Il avait rejoint l'aventure que je mène avec le groupe un peu avant que l'on se prépare à concevoir et enregistrer ce disque, il l'attendait avec une grande impatience. On parlait des idées de lieux et d'événements qu'on aurait, pour aller chanter notre Chanson de Noël par exemple.
    Je me demande parfois - parfois je suis comme un enfant - pour quelles raisons les gens s'attachent à une démarche si personnelle au fond, ont envie de faire partie de cette histoire, et s'y donnent coeur et âme, que ce soit Olivier, Frédéric (Pertusier) et toutes les autres personnes qui donnent chaque jour ou sporadiquement plus que d'eux-mêmes pour le disque, les concerts, l'avancée.
    J'essaye toujours d'inclure les gens avec lesquels je travaille dans une aventure, quelque chose de vibrant et de créatif tout le temps, un travail qui produit du sens, qui s'accroche contre ce qui passe, une vision de voir les choses peut-être, mais je suis toujours heureux et surpris de sentir à quel point ces personnes bataillent, et portent haute en eux et autour d'eux l'histoire de ces grains de sable que sont les chansons. Peut-être parce qu'ils savent que les grains de sable sont des éléments les plus proches de l'océan, et qu'ils ont les déserts dans le dos.
    On s'écrivait avec Vincent, on s'envoyait des mails ces derniers temps - je les ai relu la nuit dernière et j'ai regretté je crois que ce ne soit pas des lettres sur du papier.
    Sans pour autant dédramatiser la maladie, on en parlait comme d'une présence indésirable à chasser. Une visite. Je lui disais : Hé ho je sais bien qu'elle a envie de s'inviter mais y a déjà trop de monde qui bosse avec nous, alors on va pas lui faire de place à ta maladie, on va l'occire ! 
    Il y a des fois où Vincent semblait reprendre le dessus, il s'était marié au printemps dernier, la présence de sa femme, sa famille, ses amis, l'équipe de l'hôpital Saint-louis, lui donnaient de l'ardeur, de l'élan. Et finalement le désistement d'une péniche pour l'organisation de son mariage ou les types tièdes qui faisaient la sourde oreille à notre travail, ou ceux qui promettaient de venir au concert et au final ne venaient pas, le mettaient dans une colère et une rage bien plus folles que les assauts sauvages et solitaires de la maladie.
    Dans les moments où il se sentait fatigué, il revenait souvent sur le fait qu'il ne pourrait se donner à 100 % de manière régulière dans notre travail, cela semblait le tracasser amèrement. Alors je lui répondais avec bonne humeur : Ne t'en fais pas, je connais ça, c'est pareil avec la poésie, il y a des jours où je suis incapable de rien, parfois une semaine entière, et tout d'un coup c'est reparti, un éclair et c'est l'usine !" 
    Sans jamais minimiser une maladie brutale et sans pitié que j'avais vu à l'oeuvre si je puis dire avec mon papa, j'essayais de lui envoyer quelques petits mots, de temps en temps, dans sa boîte aux lettres électronique, comme ça, si je sentais le sourire du dernier mail s'effacer. Est-ce que je me basais sur la durée de vie des fleurs coupées pour connaître la persistance des mots que j'envoyais ? 
    Vincent me répondait généralement assez vite, des mots pleins d'instinct, d'urgence et d'avenir. La dernière fois, fin août, il m'écrivait qu'il rageait d'être scotché chez lui sans pouvoir travailler, le moindre geste entraînant un essoufflement digne d'un marathon. Je lui ai répondu aussitôt, et puis une autre lettre quelques jours après qui m'est cette fois restée sans retour. J'ai appelé Rodolphe aujourd'hui dans l'après-midi parce que le coup du courrier électronique m'a travaillé, je ne trouvais pas ça bien le courrier électronique, susceptible de se perdre, de n'avoir pas de valeur, d'être avalé à tout moment par l'indifférence blanche des ordinateurs, alors j'ai dit à Rodolphe : voilà j'aimerais bien mettre nos derniers échanges de mail avec Vincent, les mettre sur le site, dans le Journal pourquoi pas, pour qu'il y en ait une trace quelque part (parce qu'en fait j'avais tapé son nom sur les moteurs de recherche et je n'ai pratiquement rien trouvé ; ce qui - bêtement peut-être, m'a paru très choquant, comme si on lui retirait l'existence de son travail dans la musique - mais je ne sais pas pour l'histoire des lettres à reproduire, c'est peut-être très impudique ; et Rodolphe m'a encouragé à le faire, mais quelque chose me retient quand même, alors je me contenterais de ce texte ce soir. Le jour de grand bonheur où nous avons reçu le disque, il y a eu cette tristesse infinie d'apprendre le départ de Vincent. Rodolphe a accusé le coup. Pour Vincent surtout dont il était l'ami proche et puis aussi, parce que c'est un boomerang par rapport à soi ; et Rodolphe se sent fragile, souvent, par rapport à ça. La soudaineté et la violence avec lesquelles on peut concevoir la fin. Je n'arrivais pas à dormir - cette nuit encore - et j'ai voulu appeler Rodolphe pour lui dire que dans ce disque je pensais avoir fait quelques chansons pour apaiser la souffrance amoureuse, pour mettre comme un petit baume sur la dureté inconsolable de l'amour qui s'en va, que ça pouvait marcher je pense dans ce disque, pas forcément pour moi mais en tout cas pour les auditeurs je l'espère, pour qu'on ait pas peur - même si ce n'est jamais enviable - de se retrouver seul à nouveau ; alors je voulais appeler Rodolphe pour lui dire que comme j'avais fait ça dans ce disque, dans le prochain je ferai une chanson pour qu'il n'ait pas peur de la mort.
    C'était un peu enfantin comme pensée, je m'en suis rendu compte et je n'ai pas appelé Rodolphe. Peut-être aussi parce qu'il était vraiment tard. Trois, quatre heures du matin. On appelle pas les garçons à cette heure-là. Tout le reste oui, mais pas les garçons.
    Et si vraiment il y a eu trop de choses dégueulasses dans sa journée pour qu'on puisse fermer les yeux, et qu'on soit dans cette déveine d'une période où l'amoureuse à venir ronge son frein ou s'en fout pas mal de n'être pas encore identifiée, hé bien hop : c'est l'écriture. C'est comme ça depuis l'adolescence : aucun autre choix pour moi, que le plumard ou la plume.
     
    14.09.05
     
    Le retour du poète solitaire.
     
    Métro Sèvres -Babylone (14h37), jeune femme d'une grande beauté : aplat d'un petit haut rose pâle, fine armature du casque et des fils d'un baladeur numérique, figure baconienne des petits seins (i)coniques et mouvants ; élancée comme une virgule prête à tomber dans les bras d'une parenthèse.
     
    Quelqu'un qui aime vraiment les femmes considère : la tentation de poursuivre toute sa vie l'amour d'une personne qui se refuse, et la joie d'aimer toute une vie une seule et même personne d'un amour partagé, à égalité comme toutes deux de l'ordre du fantasme.
    Pourtant, la plus belle et la plus haute trahison qu'un homme qui aime les femmes puisse exercer envers lui-même est de n'en aimer qu'une.
     
    Tatiana A. : Je n'ai jamais connu de femme plus absolue. Elle n'avait de masculin que cette maladie intense et dévorante de mourir pour quelque chose ou quelqu'un qui n'en vaut pas la peine. 
     
    Je parle cuisine avec Jean-Vic ; je dis que je comprends ces artistes qui font une première chanson plus facile pour attirer davantage de public vers des oeuvres plus personnelles, mais que moi je ne sais pas faire ça ; dans la chanson Comme elle se donne par exemple qui est le single de l'album à venir, il y a dans le propos outrageusement sexy une intransigeance dans mon phrasé qui ne se veut pas du tout racoleuse, qui ne va pas chercher, haranguer le plus de monde possible.
    - C'est comme avec les filles, poursuit Jean-Vic, il y a ceux qui cherchent à les attraper tout de suite, qui les étouffent...Et il y a les autres, ça s'appelle l'élégance.
    - Tu dois confondre avec la solitude, dis-je."
     
    15.09.05
     
    L'épaule dénudée du passé qui n'est plus.
     
    L'épaule dénudée du passé qui n'est plus,
    La serveuse très sexy du restaurant qui vient d'ouvrir
    Sous les arcades du marché Saint-Germain
    Le Caffe Rovi
    Jette des bouteilles vides dans le contenaire,
    Le verre se brise comme des étoiles après qu'une maladroite ait secoué la nappe du ciel
    Dans le jardin des chuchotements.
    Les soirs d'automne elle démissionne pour aller coucher avec le premier venu
    Mais elle ne supporte pas la saleté
    Des petits matins.
    L'amour qu'ils donnent lui semble toujours insuffisant.
    Trouver quelqu'un et ne retenir personne.
    A l'intérieur des capsules des bouteilles de coca il y avait des points à collectionner
    Dans une matière caoutchouteuse.
    Elle pense à ça pendant qu'il s'occupe du préservatif.
    Elle est allée avec lui ce soir comme on ouvre le bac à glaces pour attraper un ice-cream.
    Elle pense à ce qu'elle portera demain
    - Nuit noire qu'une bougie démasque.
    Elle fait le point avec sa garde robe
    Le point avec l'océan
    Qui n'a pas de vies parallèles.
    Les femmes à l'oreille desquelles on ne dit pas de secret dépérissent plus vite que les autres,
    Et c'est cela,
    Le secret.
     
    16.09.05
     
    Fête hier soir dans les magasins Sonia Rykiel du boulevard Saint-Germain. Boulevard qui me happe depuis toujours et dont j'aime tant la lumière le soir. Mathilde m'écrit que lorsqu'elle m'aperçoit marcher dans le quartier, j'ai l'air d'un enfant triste perdu dans les grands magasins. Avec Nathalie (Rykiel), Frédéric (Taddéi) et Lambert (Wilson) nous allons voir le clip qui est projeté sur un écran plasma dans la boutique de la rue des Saints-Pères. Je me confonds en excuses auprès des vendeuses qui vont se farcir la chanson en boucle, tous les jours, pendant un mois, mais elles sont très enjouées et, à la fin de la soirée, me disent que le clip a plu à tous les visiteurs, un tas de monde, l'attroupement constant de l'exclusivité. Nous sommes très fiers avec le groupe d'être ainsi soutenus par Nathalie et Sonia Rykiel, et, du coup, même si l'accident sur le tournage me donne une crédibilité de pop-star internationale puisqu'il paraît que Michaël Jackson s'est cramé pendant une pub Pepsi, personne n'a encore osé dire que j'avais brûlé la superbe veste Rykiel qu'on m'a prêté pour le clip.
    Je donne en avant-première un disque à Lisa (Arbellot) qui est resplendissante dans cette foule compacte, légère et irradiante au milieu de toutes ces filles et types à l'affût d'une flûte (de champagne), j'embrasse en coup de vent Pauline (Klein) très jolie toute de noir vêtue, Faustine (Caglia) me dit des choses gentilles sur mon Journal dont la lecture est l'un de ces luxes quotidiens..., puis elle me parle d'un livre où il est question d'amour et de duperie, je lui dis : la duperie de l'amour consiste à faire croire qu'on peut se rendre irremplaçable, et la duperie de la rupture est de faire croire qu'on peut rester inconsolable ; après je suis chahuté à droite et à gauche et n'arrive pas à retrouver Faustine mais je voudrais lui dire que j'ai parlé à la légère, pour le mot, que bien sûr je ne pense pas vraiment ce que je lui ai dit, ou alors par grand vent d'amertume, mais que bien sûr il y a des êtres irremplaçables, et qu'il y aura des êtres et des situations qui nous laisseront inconsolables ; et qu'il ne faut jamais perdre espoir ; que ce qui n'est pas grand chose mais déjà à l'état de braises, ardent, peut devenir un jour le foyer principal.
    Ecartelé entre des bises et des bulles (à qui pétille le plus), je cherche intensément X dans la foule, confusément, et m'accroche enfin à son visage et ses yeux  - aperçus sous une casquette - dont la lumière particulière me blesse et m'appelle, me tourmente et m'éclaire à la fois. La tentation de créer un espace tout le temps où ne lui dire que l'essentiel. J'ai hâte des concerts pour poursuivre et retrouver cette qualité de lumière.  
    J'ai sur la main droite le parfum de quelqu'un et je ne sais pas de qui. Magda me dit :
    - Ce n'est pas comme la chaussure de Cendrillon. Tu ne peux quand même pas faire essayer ton poignet à tout le monde."
    Même si j'étais auteur de contes et que j'eusse trouvé plus élégant d'exhiber son poignet que son pied (quels terribles fétichistes que ces Grimm et Perrault !), il est vrai que je ne peux pas faire essayer mon poignet à tout le monde. La pluie de la nuit de toute façon redistribue le parfum des attentes, des épreuves et des joies.
     
    17.09.05
     
    Le pouvoir sexuel de mes chansons. L'émotion et la décision. Romain.
     
    - Je crois que faire un bon concert, je parle en terme d'intensité, c'est avant tout produire de la lumière.
    - On se prépare au retour des concerts christiques de novembre 2003. Tu manges au moins ? demande David.
    - Il ne mange que des prières, dit Rodolphe assez spirituellement.
    - J'ai emmené Yelena et sa soeur, poursuit David, regarder le clip dans le magasin Sonia Rykiel. C'est imparable, quand elles sont sorties rue des Saints-Pères elles fredonnaient le refrain de Comme elle se donne.
    - Tenez, regardez, il y a un mûrier dans le ciel, dis-je.
    - Quels ont été leurs commentaires en voyant le clip ? s'enquiert Rodolphe.
    - Waaouh ! Force du plan séquence et c'est du Jérôme Attal bien chaud !
    - Oui c'est une chanson bien sexuelle mais jamais lascive, crois-je bon de préciser, et le clip exploite cela très bien. Et j'aime aussi tous les mouvements qui s'entrechoquent dans la continuité du plan. Après, dans le disque, il y a aussi Laisse-moi devenir ton homme qui est assez salée. Comme elle se donne étant une chanson où le désir masculin s'efface, est traité comme un fantôme, où il ne m'intéresse pas du tout, je voulais vraiment une ré-appropriation avec Laisse-moi devenir ton homme, quelque chose de brut, de sexuel et de décidé, de sensuel et d'implacable, parce que je crois que l'amour c'est avant tout la combinaison, l'enchaînement très court de deux ordres que le coeur intime : l'émotion et la décision. Donc je voulais que les types puissent faire écouter ça à la fille dont ils sont amoureux et que ça marche - que ça marche éperdument - que ça renverse le coeur des filles, qu'elles veuillent délibérément être celle et la seule à qui on dira : Laisse-moi devenir ton homme. Tiens par exemple, si un type faisait écouter ça à Nicole Kidman, tu crois qu'elle lui dirait oui ?
    - Pour sûr, défend David, Nicole c'est pas une fille à plaisanter !
    - Et la fille que tu avais rencardé au Bistrot des dames, la dernière en date ?
    - Non ! Les oreilles ensablées et un pois chiche qui fait l'ascenseur entre son coeur et son cerveau !
    - Hum. Et Virginie Ledoyen ?
    - Tout de suite.
    - Anne Parillaud ?
    - Rien qu'à l'intro elle te dit oui.
    - P.J. Harvey ?
    - Elle te dit oui, en plus dans le journal anglais The Guardian  ils écrivent que tu es un cultish and loveable French artist, alors elle te dit oui mais il faut attendre le riff de guitare ! 
    - Oui c'est plus Pollie. Et Uma ? Uma Thurman ?
    - Je ne pense pas...émet David après un temps de réflexion, le Bou Bou Bou va l'effrayer, elle a besoin de stabilité cette meuf ! Je crains vraiment que le Bou Bou Bou ne l'effraie.
    - Anne Brochet ?
    - Rien qu'au titre ! Rien qu'en lisant le track-listing elle te saute dessus. Elle est très sensible, Anne. Je l'adore. Et elle a une très jolie voix. C'est important d'avoir une très jolie voix dans l'amour n'est-ce pas ?
    - Oui, dis-je, pour entendre, pour récupérer, pour relancer le battement. C'est très important.
    - Ce qui est bien dans cette chanson outre le final épileptique c'est tout le début, dit David, parce que ça raconte que le parcours est aussi important que la fille. Cela c'est très important.  
    - Oui mais ce n'est jamais un parcours raisonné. Ou alors un parcours où la raison est chahutée sans cesse, inquiète et chahutée. Je crois que parfois, quand c'est vraiment le coeur qui parle, il y a une justice ou plus exactement une vérité dans le déraisonnable. Tu sais il y a cette très belle phrase de Romain Gary dans Education européenne. Non, parce que dans Comme elle se donne quand je dis : Tu as vu j'ai mis ce con de Romain sur la touche je ne parle pas du tout de Romain Gary ! Il ne faut pas croire ça mon vieux ! Il y a des choses avec lesquelles on ne peut pas déconner ! Par exemple Houellebecq, ma lecture du dernier Houellebecq elle s'arrête page 33 quand il commence à s'exciter sur Nabokov, parce que bon il faut choisir son camp dans la vie et puis surtout parce qu'une seule phrase de Nabokov m'excite davantage que les 33 pages que je viens de me taper ; donc bref faut pas déconner avec Romain Gary non plus. Dans Education Européenne, voici la phrase...Encore un moment : j'étais dans le métro l'autre jour et je lisais le chapitre 6, et j'étais frappé par le romantisme absolu du chapitre 6, touché au coeur, et ensuite, plus loin, certains dialogues entre le personnage principal et la petite Zosia qui sont vraiment très poignants...La vie...Le hasard je veux dire ça consiste à trouver des gens à qui on peut dire des choses qui sont de l'ordre de l'essentiel...voilà mon point de vue, c'est tout, c'est pour ça que j'écris des chansons et que je fais des concerts : pour trouver dans cette vie faible, laborieuse la plupart du temps, déloyale dans ce qu'elle a de prévisible ou d'imprévisible, des gens à qui dire des choses essentielles ; des gens solides, qui ont de l'appétit pour l'essentiel ; et donc dans Education européenne, il y a cette très belle phrase de Romain Gary, voilà : Il savait déjà que la vérité était quelque chose qui se reconnaissait dans les élans chaleureux du coeur et rarement dans la froideur de la raison."
     
    19.09.05
     
    Toutes les nuits viennent à ma rencontre.
     
    J'ai gardé du mariage de Mathieu ma cravate dénouée et un air élégant mais un peu débraillé, je traîne le long du boulevard, s'ils n'ont pas encore démonté la cabine de la rue Courty c'est qu'il doit y avoir encore quelqu'un à appeler. Parfois le ciel est démonté et pourtant. J'ai une angine qui fait de mon larynx un perchoir à rouges-gorges et les jambes qui trébuchent de fatigue. Les yeux étincelants de fièvre. Mes pensées s'échappent de ma tête et font une sorte de cerf volant à plusieurs panneaux dans le ciel jamais tout à fait noir de la ville. La jeune femme aux cheveux qui tombaient jusqu'à ses pieds nus et qui est venue ouvrir une porte dans mon rêve de cette nuit est priée de venir la refermer dans la réalité, c'est une question au mieux de survie, au moins de politesse. Et puis déjà que je ne retiens pas tous les prénoms dans la vie courante, si c'est pour qu'il y ait encore de nouvelles têtes dans les rêves, ça devient fatigant de trouver le sommeil. J'adore l'automne, même si un nouveau septembre passera sans qu'il y ait personne à protéger de ses bras. Toutes les nuits viennent à ma rencontre. Cela va faire deux ans que mon papa a disparu de la surface du quotidien, de mes appels téléphoniques de dix-huit heures trente, de la nuit qui tombait plus chaleureusement que les autres jours le jeudi soir ; deux ans qu'il est éternellement jeune avec son blouson d'aviateur et ses lunettes Ray-ban, en poste à Tahiti de l'autre côté du ciel. J'ai beaucoup pensé à lui en parlant longuement avec le papa d'Olivier, jeudi soir, en marge de la fête Sonia Rykiel. J'aimerais bien qu'il me guide parfois, qu'il m'aide de là où il est à trouver un sens, qu'il m'aiguille comme il le faisait avec les Jumbo Jet ou le Concorde sur la piste de Roissy à la fin de sa carrière. Mais les signes sont si difficiles à percevoir. Salomé me rencontre pendant que j'écris dans mon carnet Moleskine assis sur des marches et elle me dit : "Tu réponds encore à des tas de filles qui te pourchassent..." ; je me vois dans la peau d'un renard aux yeux verts mais mes seuls poursuivants sont les erynies de mes amours perdues et mes regrets tremblants. Ce week-end par courrier électronique j'ai reçu quatre lettres d'amour de personnes que je ne connais pas et j'en ai envoyé une - brûlante - à quelqu'un que je connais un peu et dont le visage me hante et les trop rares apparitions me bouleversent. Je voudrais dormir tout contre elle mais aussi, en écrivant, en faire quelqu'un qui ne pourra jamais plus être blessé ou atteint par l'éphémère. Faustine me parle du nouvel album de Paul McCartney, elle me dit : c'est aussi mélancolique que certaines de tes chansons sauf que quand on écoute les paroles on se dit que finalement ça parle de choses heureuses, tandis que chez toi quand on se penche sur les textes il y a quelque chose de vraiment inconsolable. J'envoie un mail à Philippe (Besson), j'écris une lettre à Nathalie (Rykiel) pour la remercier de sa bienveillance. J'allume une bougie à la semaine qui arrive. Qu'il y ait de belles choses pour les gens que j'aime et quelques fulgurances pour moi qui me fassent sentir mon esprit s'animer, mon courage ne pas faiblir, et mon coeur battre, plus haut que jamais. Irina, au téléphone, me récite un poème que j'avais inventé pour son anniversaire il y a quelques années et qui commençait par : Toutes les nuits viennent à ma rencontre, et je n'arrive jamais à en choisir une pour m'endormir...
     
    22.09.05 
     
    Il n'y a personne ce soir
    Aucun volontaire pour conduire
    Le chasse neige de la mélancolie.
    Celui qui déblaie le jour
    De la nuit.
    Qui fait la part entre le possible et l'impossible.
    Si confus d'ordinaire - dans l'amour.
    Personne de volontaire
    Pour recueillir des histoires,
    Et marcher sur un fil vers la tentation de bras nus.
    Je voudrais faire trébucher le soleil pour que l'automne s'installe.
    Un bon croche-pattes à l'ancienne
    Voilà ce que je voudrais faire (au soleil)
    Sous les ricanements d'un corps nu, d'une cachette.  
    Mais je dois me porter volontaire,
    Comme chaque nuit,
    - Même si le silence des villes, des coteaux, des buildings, glace -
    Pour conduire le chasse-neige de la mélancolie.
    Et je voudrais aussi faire trébucher son coeur pour faire naître le vrai soleil.
    Celui qui n'a pas besoin d'être punaisé au ciel pour briller.
    Celui qui s'appelle : évidence.
    Qui met un temps fou à venir,
    Et un temps de travail encore.
    Et un temps de perdition peut-être.
     
    23.09.05
     
    Est-ce que ça marche ?
     
    Suite à mon texte du 19.09.05, Claire m'écrit :  Est-ce que ça se fait, enfin je veux dire, est-ce que ça marche sans être trop intrusive d'écrire une lettre (même électronique) " brûlante à quelqu'un qu' [on] connai[t] un peu et dont le visage nous hante" ?
    Voici ma réponse : ça ne marche pas dans le sens où je continue à dormir seul, mais ça marche dans l'idée que ce visage poursuit son chemin en moi hors des considérations de l'éphémère.
     
    "Nous ne sommes pas des anges".
     
    L'esprit et la douceur du portrait que Xavier Demoulins m'a consacré sur Canal aujourd'hui. Dès que je rentre de l'émission j'écris à Philippe (Besson) car j'ai appris qu'il en serait l'invité suivant, lundi prochain. Je lui dis que même si l'émission est très courte, même s'il n'y a pratiquement que le temps de faire connaissance, pour les gens qui écrivent j'ai dans l'idée que c'est cent fois préférable à une heure de commentaires et soupirs autrefois chez Pivot parce que, autour de cette table, observant Maïtena (Biraben) et Daphné (Bürki) travailler, il y a dans leur façon de réagir et se tenir, de s'émouvoir et de répondre, où transparait par fulgurances ce qu'on imagine de leur intimité, de leur lumière et leur vision du monde, leur sensualité et leur bonté, il y a : matière à travailler.
    En sortant j'étais un peu tourmenté de n'avoir pas été aussi éloquent que je l'eusse souhaité - parce que les moments courent très vite, on voudrait toujours avoir un peu plus de temps et d'espace pour déployer ses ailes - et on se sent soudain expulsé de l'ambiance bienveillante et en amorce douce des rencontres furtives. Je dis à Philippe qu'un des meilleurs moments est - au gré du tourniquet des intervenants - lorsque Daphné vient s'asseoir à côté de vous et - comme une piqûre de vie à fort concentré -  vous souffle dans l'oreille que - malheureusement - c'est provisoire.
    Après il y avait un type qui bougonnait parce que j'ai dit que je préférais les petits seins et il n'était pas du tout d'accord, lui il préférait quand ça fleurit, c'était son expression : j'aime quand ça fleurit. Et il se sentait vraiment insulté par ma réaction, il haussait les épaules, pestait et râlait contre moi quand je disais que les petits seins sont plus émouvants. Je me sentais vraiment en sécurité dans cette ambiance à la fois studieuse et délurée, protégé avec bienveillance, et après je voulais encore rester dans la proximité de Maïtena et Daphné, je ne sais pas moi qu'elles m'emmènent acheter un pain au chocolat, puis aller faire mes devoirs - je veux dire : écrire - pendant qu'elles continueraient à parler tout à côté en prenant une tasse de thé, en préparant leurs émissions de la semaine prochaine, et même si on m'avait coupé les vivres - les carnets Moleskine et les stylos Bic quatre couleurs - et qu'elles m'avaient emmené au square faire de la balançoire tape-cul tout seul contre le soleil, j'aurais fait croire qu'un copain allait surgir des buissons pour venir jouer avec moi, ou même que dans la vie courante le soleil est un partenaire convaincant.
     
    Le coeur interminable. Princesse dans un lit. Le doudou qui fuck. Les mannequins d'arrondissements.
     
    Quand j'arrive dans la fête, surprendre ma silhouette pâle flotter dans un miroir me fait penser à Léon Spilliaert, et je me dis que ce soir, dans mes yeux, l'effroi de la fatigue et l'agonie du jour tirent sur le vert. Je pense que si je trouve une fille qui me plait, passé le barrage soluble des conversations d'usage : "Et qu'est-ce que tu fais toi (dans la vie) ? Et tu connais qui ici ?" je m'endors dans ses bras ; en réalité je suis tellement fatigué que je me contenterais même du reflet d'une épaule dans la fenêtre d'une chambre pour y poser ma tête.
    Pierre (B) me rejoint à l'écart des petits groupes qui se forment dans le salon et me dit : "Jérôme, si tu veux je te présente une japonaise avec des jambes interminables. Je n'ai qu'un coup de fil à passer !" ajoute Pierre d'un ton impérial.
    - Tu es gentil, lui réponds-je, mais en ce moment c'est le coeur qui me semble interminable.
    - Il y a cette blonde superbe, vous l'avez-vue ? demande David qui surgit comme un fou.
    - Oui, magnifique, dis-je. Très belle. Et vous avez remarqué, elle est avec un type chauve. Exactement comme Natalia Vodianova !
    - Je n'ai pas touché une blonde depuis 1998, intervient Pierre, pensif.
    David me tend un gressin :
    - Mange-ça, je suis sûr que tu n'as rien mangé depuis trois jours, et ça te va bien de manger des gressins, c'est la classe !"
    Tout en faisant des considérations sur la bouffe (les salades de pâtes c'est super dans les situations de crise) et en regardant de manière un peu outrancière les cuisses nues et les jambes bottées de la jeune femme blonde, David descend le bol de gressins comme Bugs Bunny une plantation de carottes. Au gré d'une de ces associations d'idées dont elle a le secret, Emma m'accapare et me parle de fellation et quête du petit nerf. Elle dit : Voilà, pour faire une bonne fellation il faut trouver le petit nerf qui est sous le prépuce. Le secret de la bonne fellation c'est le petit nerf." Je songe à m'éclipser un moment - car j'ai un peu de vague à l'âme - le désespoir de l'amour, la proximité des écluses ? - mais ce que je saisis de la conversation des trois quatre personnes réunies à côté de moi est le mot : prime d'investissement, alors quitte à choisir le sujet je préfère de loin la quête du petit nerf. David jauge Emma et lui dit crânement : 
    - Ce qu'il y a de mieux dans la fellation c'est l'effet visuel, la perspective !" 
    Après, quand elle est partie, Frédérique dit : "Elle bluffe cette fille, elle se la joue, ça l'amuse de tenir des propos obscènes devant toi Jérôme, elle cherche à t'impressionner, mais je pense qu'au lit elle se laisse faire, elle doit faire sa princesse dans un lit."
    Je m'isole dans la cuisine - l'un de mes replis préférés - après avoir pioché un livre de Marguerite (Duras) dans la bibliothèque (réduite à trois étagères peu inspirées et qui vibrent à chaque coup de sonnette) - pendant que je relis quelques pages superbes de Les Yeux bleus, cheveux noirs, Frédérique vient me servir une part de gâteau au chocolat et me dit gentiment :
    - De toute façon de tous les écrivains contemporains tu es de loin mon préféré.
    - Mais je n'ai pratiquement rien publié tu sais, dis-je.
    - Oui mais ça viendra !" tranche-t-elle avec un ton d'Antigone bienveillante.
    Alice vient me parler de sa nouvelle copine, on la distingue près d'un sofa - d'un air si triste qu'il absorbe ma propre peine - elle végète un peu en débardeur blanc en marge des conversations, d'un sourire sans y croire.
    - Je ne suis pas amoureuse, dit Alice, je ne la trouve pas spécialement jolie, ni passionnante, mais je couche avec elle parce que j'aime le désir qu'elle a de moi. Tu me trouves dégueulasse n'est-ce pas ? En fait, pour moi, cette fille c'est comme un doudou qui fuck !!"
    David qui sert des assiettes de pâtes à tout le monde (l'habitude de gérer les situations de crise) saisit au passage l'expression "doudou qui fuck" et me lance des oeillades interrogatives.
    Je reçois un texto de Julien (Le Monnier). Je traverse le salon et m'isole dans la chambre qui donne sur le canal pour l'appeler, lui parler un peu au téléphone. Je pense à ces gens qui ne me connaissent pas, agglutinés dans le salon un verre à la main, et qui me voient traverser la pièce d'un bout à l'autre, sans jamais me mêler à eux, pour aller me réfugier soit dans la cuisine soit dans la chambre, rejoint sans cesse par une fille ou deux, ils doivent me prendre pour un drôle de type, certains doivent même commencer à me détester ou penser que j'organise le trafic de quelque chose d'important, mais je suis si fatigué ce soir que je n'ai pas d'autre choix que le repli. Après avoir raccroché avec Julien, je retrouve Pierre qui me parle encore de la japonaise aux jambes interminables. Cela me fait penser que, ce matin, dans ma boîte aux lettres, de son écriture très enfantine Sanae m'a envoyé de Kawasaki (2120016 Japon) trois cartes postales très belles reproduisant des oeuvres du peintre Yuméji Takehisa.
    - Des jambes interminables, et en plus elle a de petits seins comme tu aimes !", ajoute Pierre. Je repense à l'émission Nous ne sommes pas des anges, et au type collé à moi qui rouspétait de tout son être comme si j'avais insulté le bon goût masculin (il vient d'écrire un livre qui s'appelle : Les hommes préfèrent les rondes, alors, forcément) en affichant ma préférence. Je raconte à Pierre l'épisode avec Daphné, quand Daphné s'assoit à côté de moi, qu'elle me dit : je m'installe à côté de toi. Que je dis : Chouette ! (comme lorsqu'une fille jolie vient s'asseoir à côté de vous dans le car de transports scolaires) et qu'elle répond : Oui, mais c'est provisoire. 
    - Au moins une qui prévient !" dit Pierre très spirituellement.  
    Nous parlons avec un type qui, après dix ans d'une histoire d'amour qui s'est transformée en totale déconfiture, cumule les fiancées avec une joyeuse insolence, s'enthousiasme des filles extraordinaires qu'il peut lever, et nous confie amèrement que quand même, avec les filles, c'est mieux quand on a de l'argent. Son discours tient en ce triste syllogisme : Il faut de l'argent pour séduire les filles. Parce que les filles il faut tout le temps les surprendre. Et il n'y a rien de mieux que le fric pour ça !"  
    Le héros romantique que mon coeur, au fond, abrite se sent totalement insulté par une telle assertion - et je lui rétorque que ce n'est pas spécialement avec les filles voyons, mais de manière générale - dans la vie - qu'avoir un peu d'aisance et de facilité financière apporte plus de confort (oui, moi-même je suis surpris par la pertinence et le haut degré d'originalité de mes réflexions). Et le type nous parle de sa nouvelle copine - mannequin dans le huitième (je suppose qu'il s'agit de l'arrondissement) qu'il emmènerait bien en avion à Biarritz ce week-end s'il en avait les moyens...Devant mon air dépité, David raconte que pendant six mois il est sorti avec une fille de grande famille, très belle, mannequin dans le septième, et qui a l'habitude des soirées, des boîtes, tout le tralala, qu'il l'emmenait dîner dans des endroits chics trois fois par semaine, que ça finissait par lui coûter une fortune, mais que le jour où il l'a sentie la plus heureuse c'est quand il l'a invitée chez lui et qu'il lui a préparé un dîner à base de Picard surgelés !
    Le type n'en démord pas - voudrait appuyer que les filles sont aussi vénales et impressionnées par ce qui brille que les garçons sont concupiscents, mais tel un Bruce Banner déchaîné devant une forte concentration de bêtise je me suis transformé en héros romantique (aux yeux verts) et commence à lui expliquer que de toute façon on s'en fout d'aller faire la dînette dans les endroits huppés du monde, puisque l'histoire d'amour est déjà une faim (de l'autre) en soi. Ce à quoi David explose :
    - De toute façon vous ne jouez pas dans la même catégorie. Jérôme il est différent, il propose autre chose. 
    - Ah oui, et qu'est-ce que tu leur proposes alors ? défie le type en me fixant du regard. 
    - L'absolu, dis-je.
    - Exactement ! L'absolu mon vieux ! jubile David en se servant une louche de pâtes.  
    Ensuite David m'accompagne dans l'un de mes derniers trajets cuisine-chambre de la soirée :
    - Tu sais, il faut me croire Jérôme, ce que je te raconte c'est pas des bobards ! Avec X, on allait au Fumoir, au Man Ray, au Buddha Bar, à toutes les conneries de Sushis bars, et elle grignotait. Je te jure qu'elle grignotait ! La seule fois où je l'aie vue se régaler de bon coeur, c'est quand nous étions à la maison et que je lui préparais du Picard Surgelé."
    La jeune femme élancée, très belle, à côté de laquelle toutes les filles qui ont voulu faire un effort pour s'habiller ressemblent maintenant à des Spice-Girls, et dont David a reluqué les jambes une bonne partie de la soirée (ce qui a eu pour effet que quelques louches de pâtes se répandent sur le parquet), vient me voir pendant que je prends le pouls du canal et la douceur de septembre sur le balcon. Elle me dit deux trois choses gentilles, et me demande en portant les yeux loin devant elle ce que je préfère dans Paris. J'essaye de trouver une réponse parmi tant de réponses possibles et parle de la petite porte dans le bâtiment de l'Académie qui débouche directement rue de Seine. Je lui dis : Voilà j'aime pour rentrer rive gauche passer par cette petite porte.
    - Je ne suis pas conne tu sais, me dit-elle, je comprends parfaitement l'allusion sexuelle ! " Et elle me donne son numéro de portable.
     
    25.09.05
     
    Les forêts du dimanche se lèvent au seuil de l'insomnie. Dans le beau film de Jim Sheridan : In America, j'aime bien le passage où la petite fille chante Desperado. 
    J'ai hâte de la lumière des concerts d'octobre ; on se dirige doucement vers cette lumière, il faudra créer le lieu adéquat en scène. Une vraie forteresse contre la matière décevante des jours qui passent.
    Tisser des liens indiscutables avec les gens qui viendront me voir en concert sera mon job d'automne.
    En interview vendredi sur la radio que Télérama va créer pour le web, j'ai envoyé des messages codés, comme un pilote au dessus de l'océan, vers le coeur de X.
    Des rafales de mots (peut-être) perdus. Chaque journée s'ouvre en deux pour faire naître l'atlantique. Boulevard Saint-Germain rencontrer à la sauvette des gens qu'on aime bien, un salut lointain, un baiser précipité, ou se laisser joyeusement convaincre d'un moment et glisser dans un Café. La première fois que je suis venu dans ce Café-ci je devais avoir dix-huit ans, et, comme après nous être blessés et réparés sous toutes les coutures, C. ne m'avait pas retenu le visage entre ses mains, sortant dans le froid du boulevard j'avais vraiment eu l'impression que les passants au coeur planqué sous leurs manteaux étaient tous en sursis.
    Dans mon rêve d'hier nuit j'ai été élu : L'homme le plus sexy de l'année qui pousse un caddie dans les allées du supermarché ATAC du centre commercial Parly 2. Le titre est long, le challenge ambitieux, mais c'est une toute petite distinction. D'autant que j'ai gagné il y a quelques mois le titre de Porteur de panier le plus classe au Shopi d'Orgeval le dimanche matin (l'emportant d'une voix sur Claude Rich). Et j'ai reçu l'autre nuit un trophée d'honneur pour l'ensemble de ma carrière dans les rayons de la grande épicerie du Bon marché (remis divinement par Ann Catherine Lacroix).  
    Combien pâles sont les efforts désolés du soleil pour réchauffer les coeurs solitaires le dimanche. Quand j'avais quatorze ans une jeune fille de seize ans m'avait emmené en forêt de Saint-Germain-en-Laye pour d'un baiser m'y enterrer vivant. Je n'étais pas retourné en classe pendant trois semaines. Faut pas déconner. Quelle équation mathématique peut rivaliser avec ça ?
    On est toujours à la recherche de clairières persistantes. Il faut creuser à même le gris. Se battre contre des sous-marins. Ne jamais se laisser emporter par le courant de la résignation, braver les ténèbres du dépit, viser toujours ce qui ne peut pas mourir.
    26.09.05
     
    Le jour où j'ai failli voler la vedette au Christ.
     
    Une fois par trimestre, il y avait une grande messe qui réunissait dans l'une des églises de Saint-Germain-en-Laye toutes les classes de collège du Privé, une cérémonie durant laquelle, dans la grande tradition de ce que les Très-chers-Frères-des-écoles-chrétiennes appelaient : "un temps de partage" quelques fantaisies étaient cependant encouragées avant le moment solennel de la communion : extraits d'évangiles lus à plusieurs voix (par les élèves les plus doués en récitation), chansons jouées à la guitare parmi lesquelles les tubes planétaires des grands rassemblements de jeunes chrétiens : L'esprit de fête, La paix c'est comme un cadeau...
    Cette année-là s'affrontaient dans l'établissement deux tendances : Les Frères très conservateurs se réclamant de l'enseignement et des valeurs inculqués à Passy Buzenval, et les adeptes d'une certaine modernité, d'une plus grande souplesse, qui prônaient la mixité en classe et l'intégration d'airs beaucoup plus modernes au répertoire chanté durant les cérémonies. Au grand damn des conservateurs menés d'une main de fer par Frère Anicet, c'est à Frère Thibaut - un doux et bienveillant excentrique grand dépeceur des songbooks des Beatles - qu'avait été confié l'organisation de la dernière messe inter-collèges de l'année, fin mai-début juin.
    Comme depuis mars il avait fait grand bruit que j'avais, en cours de musique, massacré Yesterday à la guitare (merde, un accord par mot quand même !) pour les beaux yeux de Marie Fusesseri, et que mes yeux verts et mon aplomb de prophète à sortir des phrases définitives (qui s'avéreraient exactes) sur le destin de mes camarades, impressionnaient parfois ; tandis que certains professeurs affirmaient que par amour j'étais capable de jeûner pendant toute une année scolaire (il fallait voir aussi ce qu'on nous servait à la cantine) et qu'une femme de ménage avait même raconté à un des Très-chers-Frères dans un de ces moments d'intimité dont ils partageaient le secret et obtenaient l'absolution immédiate qu'elle m'avait vu léviter au-dessus de mon pupitre - j'ajouterais à cette litanie de phénomènes étranges que jusqu'à ma majorité ma mère n'ouvrit jamais la porte aux témoins de Jéhovah, soupçonnant que ceux-ci étaient en vérité des moines tibétains qui souhaitaient m'enlever pour m'emmener sur les hauts plateaux de Dharamsala y accomplir quelque sainte destinée - je fus donc tout naturellement choisis ce jour-là pour interpréter en pleine cérémonie une chanson des Beatles censée réconcilier la jeunesse impatiente avec le temps assez lent à occuper jusqu'à l'eucharistie, et, comme chanson des Beatles, je choisis : Hey Jude. 
    Je tiens à signaler ici qu'à l'époque mon niveau d'anglais était vraiment faible, et je ne me souciais guère des paroles des chansons, sinon, à l'évidence, j'aurais compris ce qu'il y avait d'absolument déplacé à chanter la phrase : Don't carry the world upon your shoulders à l'intérieur d'une église.
    Marie Fusesseri portait le plus souvent des chemises de garçon au col très déboutonné qui vous donnait envie de la protéger du vent. Elle jouait très bien de la jupe traversière. Et de la flûte, aussi. En ce jour de printemps elle portait une robe aussi courte qu'une journée d'anniversaire.
    Quand après le sermon du prêtre on me fit signe que c'était à mon tour de passer, j'arrivais devant l'autel guitare en bandoulière et m'avançant vers le micro qui ressemblait à un robinet de salle de bains - les paroles du Seigneur sont de l'eau fraîche au coeur de celui qui sait s'y pencher - je livrais une interprétation de Hey Jude si poignante, si forte et si démesurée que quelques applaudissements frénétiques ne purent s'empêcher de retentir dans l'église (Je voyais le pauvre Frère Anicet, rouge de la tête au pied, s'agiter entre les rangs, séparer les mains des enfants qui les joignaient dans l'émotion, en hurlant : Pas comme ça ! Pas comme ça les mains ! On applaudit pas dans une église !). Et, du lieu où je me trouvais, cherchant désespérément le regard et la passion de Marie, je la vis couvrir son visage de ses mains pour y recueillir ou cacher les quelques larmes blanches qui lui tombaient.
    Je triomphais - un peu trop. Dès la fin de la cérémonie, quand les rangs se dispersèrent et les élèves des différentes classes de collège s'ébrouèrent sur le parvis de l'église, Frère Anicet fonça droit sur moi tandis que je rangeais ma guitare dans son étui, et, furibard, hors de lui, éructa :
    - Faux larron tu m'fous la honte ! Tu as volé la vedette au Christ !"
    Alors, tandis que le Très-cher-Frère me crachait des injures que le maître des enfers eût prises pour des bijoux, et qu'il souleva sa grosse main sèche et massive pour me frapper la joue droite, s'exécutant, je lui tendis la gauche.
     
    27.09.05
     
    Est-ce que deux corps de s'être trop frottés l'un à l'autre condamnent le bonheur à l'usure ?
     
    Quand l'avaleur de sabres n'a plus de lames à disposition c'est le gris de la vie qui a sa préférence.
     
    Si j'aime tant les femmes c'est parce qu'il y a quelque chose dans l'émotion qu'elles me procurent qui est de l'ordre de la promesse et du passage. Quelque chose qui me bouleverse et que je voudrais garder toujours. Quand je tombe amoureux de quelqu'un, je voudrais la garder toujours. Les simagrées du destin du monde n'ont pas de prise. Ensuite il y a une histoire, une intimité qui se noue, une forteresse de jours, de désir et de besoin de l'autre, et alors un deuxième mouvement : les simagrées du destin du monde reviennent me concerner dans l'espoir que je pourrais toujours en protéger l'objet de mon amour.
     
    28.09.05
     
    Sortie en kiosques de la revue New Comer, six pages m'y sont consacré : chronique du disque et morceaux choisis (et récents) du Journal.
     
     
    Rencontre avec Patrice Chéreau sur le plateau de l'émission Le set, sur Pink TV. Juste le temps de lui dire que, bien qu'assez hermétique au théâtre, il y a quelques années sa mise en scène de : Le Temps et la chambre de Botto Strauss au Théâtre de l'Odéon m'avait beaucoup impressionné et marqué durablement. Enfin je ne lui dis pas comme ça, je ne lui dis pas : moi qui ne suis pas très sensible voire totalement hermétique au théâtre, parce que bien sûr nous sommes dans des conditions où nous n'avons pas vraiment le temps de philosopher, alors Patrice serait rentré chez lui en pensant : J'ai rencontré un type qui n'aime pas le théâtre. En fait je crois que c'est une question de durée et de situation, contrairement à la peinture ou la littérature, le récit du théâtre m'échappe, je ne peux pas faire vivre en moi - au rythme que je désire - les émotions qu'il transmet, et surtout, je n'ai pas le pouvoir de panser sa violence.
    C'est devenu aussi une affaire personnelle. Au temps où j'étais amoureux de X et que j'étais allé la voir jouer une pièce au théâtre, un rôle assez violent où elle se traînait à terre et laissait exploser de la passion à l'état brut, cela m'avait profondément bouleversé, je ne comprenais pas, je me disais : Mais d'où lui vient ce tourment, d'où sort cette folie, cette peur, alors qu'elle dort dans mes bras si elle le veut la nuit...Je ne comprenais pas, cela dépassait mon rôle, je trouvais ça à la fois immense mais aussi d'une certaine manière faux, étriqué, c'était tout ce contre quoi je me battais en la prenant contre moi pour dormir.
    Sur Pink TV pendant l'émission il y a eu un défilé Gilles Rosier, des tenues de sa nouvelle collection portées par trois filles qui faisaient un petit tour sur elles-mêmes avant de traverser le plateau et de disparaître (je n'en conclue rien vous voyez, n'en tire aucune analogie avec ce qui se passe dans la vie, je reste très sage). C'est le côté bonne surprise des plateaux télés, la délicieuse beauté de ces trois filles qui, dans la salle de maquillage, réclamaient des peignes comme de parfaites new-yorkaises et s'éclipsaient des sourires discrets que nous échangions en coulisse pour aller fumer des cigarettes en ne pensant à rien.
    Trois filles plastiquement belles à se damner - mais qui veut vivre avec du plastique, ou encore qui souhaite se damner pour un point de vue aussi monomaniaque et versatile que la beauté ? De toute façon j'ai mieux sur la pochette de mon disque.
    Rodolphe veut me présenter sa cousine qui, à son avis, me plairait. Sauf qu'il y a un problème.
    - Le problème, me dit-il, c'est qu'elle a deux enfants : un dans le ventre et un ailleurs !"
    Il me raconte ensuite qu'il s'est fait outrageusement dragué dans le métro :
    - Une fille superbe, assise sur le strapontin en face de moi. Elle avait des yeux verts, très mignons.
    - C'est surtout très inconscient, dis-je (d'avoir les yeux verts).
    - Entre deux stations, avant que la rame n'arrive à Odéon, elle s'approche de moi et me dit à l'oreille : "C'est là que je descends".
    - Incroyable ! C'est le monde à l'envers ! Si ce genre de trucs arrive aux managers, ça ne sert plus à rien d'être chanteur !
    - Mais ce genre de trucs t'arrive...soutient Rodolphe. 
    - Impossible ! Je ne descends jamais à Odéon, dis-je - de la bonne foi la plus absolue. Je descends toujours à Mabillon c'est beaucoup plus discret. Beaucoup moins tape-à l'oeil que de descendre à Odéon !"
    Reçu ce matin un mail très drôle de Robert en provenance du Québec :  
     
    Cher Jérôme,

    Ta vie semble si excitante en ce moment d'anticipation de la sortie du nouvel album et des concerts d’octobre que j'en ai presque honte de vivre une vie si routinière...
    Mais considérant ton talent d’écrivain, je me dis que tout ceci n’est peut-être qu’une invention, que Jérôme Attal n’existe pas.  
    Que la seule vérité est celle du docteur Marsault...
    Je t’envoie une tresse (
    photo jointe d'une jeune femme vue de dos coiffée en tresse) saisie sur le vif à Riga cet été.  Parfois j’appuie - clic! - et je me dis que si tu avais été là, tu aurais eu un commentaire sur ce qui attire mon regard.
    Je t’envoie ce message, très bref, espérant que ça va me déverrouiller, il y a plusieurs messages qui sont restés en intention, pas rédigés, ces dernières semaines.
    Ciao ciao!
    Robert
     
    Oui il faut déverrouiller nos envies de messages, d'envoyer du sens et des nouvelles. Et déverrouiller la nuit pour que le jour suivant apparaisse (léger).
     
    30.09.05
     
    La solitude n'aggrave rien.
     
    Tourmenté par la mauvaise angine des avant-concerts. Les arbres en sucre roux du boulevard, l'automne se met en place à grands coups de vent, et j'ai les manches trempées, le cuir fusillé pendant une promenade jusqu'à la voiture de Mathieu, où je le raccompagne après notre café traditionnel du vendredi de fin d'après-midi au Vieux Colombier, le café d'après répétition.
    Je me fraie un passage au sec sous les stores et les auvents des boutiques, les échafaudages des bâtiments en travaux. Textos qui tintinabulent pour me souhaiter la Saint-Jérôme. Chez Emilie il y a une table dressée mais tout le monde a vite fait d'assiéger la partie du salon plus cosy avec ses grands coussins marocains sur le sol, et c'est le squat chaleureux sous les lustres grand siècle. Dînette au champagne. L'appartement se remplit vers 22h et ça devient comme dans le métro à heure de grande affluence, on finit par se lever poliment et prendre appui entre les grandes vitres qui donnent sur la rue balayée de pluie. Camille dit que j'ai des poignets fins comme ceux d'une jeune fille et des mains (égonschiliennes) spécialement conçues pour aller vous attraper le coeur sous le pull ou le manteau.
    Je me souviens de ce qui nous avait fait beaucoup rire avec David à la sortie d'un concert au Bar 3, il y avait une fille qui m'avait fait un compliment sur mes mains et très crânement j'avais répondu :
    - Oui j'ai des mains egonschiliennes !"
    Ce à quoi elle s'était exclamée, les yeux écarquillés :
    - ça alors ?! Toi aussi tu viens du Chili ?"
    Camille me demande :
    - Tiens, à propos Jérôme, tu m'emmèneras voir les Egon Schiele au Grand Palais cet automne ?  
    - Oui, dis-je, et en prime tu auras les Kokoschka ! " Disant cela je pense presque immédiatement à mon poème :  Vendredi que j'avais écrit dans ce Journal en souvenir des années 96-97 et qui, par la suite, a été mis en musique et chanté si joliment par Bertrand (Soulier) - comme à ce temps d'éclaircie convaincante aujourd'hui effacé qui revient de manière si brutale que j'ai soudain les joues trempées et pense que quelqu'un vient d'ouvrir une fenêtre en grand.
    Stéphanie me demande si j'ai des nouvelles de X qu'elle connaissait un peu pour l'avoir vue quelques fois avec moi, quand elle venait me rejoindre à La Palette ou, plus rarement, au Café à l'angle des rues de L'arbalète et Mouffetard. J'ai envie de répondre que je ne l'ai pas prise dans mes bras depuis plus de deux ans, mais je dis simplement que je ne l'ai pas revue depuis juin. Ce qui n'est pas un mensonge mais une autre vérité. Je n'ai jamais compris l'aisance ou la fascination des gens pour le mensonge. Dans bien des cas, on n'est même pas obligé de mentir. La vie est si lâche, il y a tellement de relâchement, d'éloignement tout le temps, qu'on peut très bien remplacer une vérité par une autre.
     
    Fabien me demande si je peux écrire quelque chose, un petit mot ou un poème improvisé, dans une carte d'anniversaire pour un nouveau pote qu'il connait juste depuis quelques semaines et qui, à ses dires, est un de mes grands aficionados.
    Alors j'écris :
     
    Un nouvel ami c'est bien
    Parce que ça fait un nouveau numéro à entrer
    Dans son téléphone portable.
    Mais c'est parfois pas sympa, voire même dégueulasse,
    Parce que ça connait rien de ta vie,
    Et ça pose les questions qu'il faut pas,
    Et qui t'angoissent.
     
    Amitiés,
    jerome.
     
    David - qui vient d'arriver - cristallise d'emblée sur une fille très belle qui se tient à califourchon sur l'accoudoir d'un canapé, et qui se fait draguer par deux types.
    - C'est le retour des bottes, dis-je, c'est-à-dire : du prolongement.
    - J'adore ses cheveux blonds, un blond châtain distingué.
    - C'est intéressant le concept du blond distingué. Tu dirais que le blond est distingué et le noir profond ?
    - En attendant, constate David sans prendre la peine de répondre à mon interrogation, elle n'arrête pas de te dévorer des yeux.
    - C'est une nouvelle amie, intervient Emilie, elle a travaillé pour Versace la saison dernière. Je lui avais dit que tu viendrais ce soir, bien qu'avec toi on ne sait jamais prévoir, et elle aime beaucoup ce que tu fais, on était ensemble l'autre nuit pour t'écouter parler sur France Inter, elle voudrait bien t'être présenté, Jérôme... 
    - Nouvelle amie ? reprends-je, hé bien justement je viens d'écrire un poème pour elle qui circule quelque part en ce moment sur une carte d'anniversaire.
    - Elle te dévore vraiment des yeux ! poursuit David. C'est indécent !
    - Hé bien sers lui une part de quiche, ça lui calera l'appétit ! dis-je, me prenant les foudres amusées et sévères d'Emilie, foudres qui se traduisent par un O circonflexe de prude remontrance inscrit de sa bouche jusqu'à ses fins sourcils.
    - Tu ne vas pas bien du tout, je m'inquiète ! gronde puis tempère David.
    - J'attends les concerts avec impatience. Je n'en peux plus. Et je croyais que c'était le temps d'avant les concerts qui était très dur, je veux dire beaucoup plus âpre et insurmontable qu'après, et tout à l'heure Damien (Almira) m'a rappelé que c'était encore plus difficile après parce que tu te retrouves seul avec l'intensité, seul avec l'intensité démantelée. Et il n'y a plus que des gens pour comprendre vaguement. Ce qui est dur dans la vie c'est qu'il y a souvent des gens autour de toi pour comprendre, mais seulement pour comprendre vaguement. Et puis je viens de me rappeler cette phrase de Deleuze, vous savez.
    - Il faut qu'on trouve des meufs ! dit David. Des meufs valables ! Des meufs stables !   
    - Des meufs stables ?! Vous me faites rire ! intervient Jean-Vic au moment où il passe entre nous pour aller vérifier s'il y a des disques qui dépotent dans la discothèque d'Emilie. La dernière fille avec laquelle je suis sorti, ça fait deux semaines que j'ai pas de nouvelles, vous vous rendez-compte, deux semaines que je n'ai aucune nouvelle, et cette conne elle m'envoie ce matin un texto qui commence par : Mon chéri...
    - Les filles sont barges, dis-je.
    - Tu n'es pas dans ton assiette Jérôme parce que tu ne dors plus, diagnostique David, tu passes trop de temps à réfléchir...
    - àréfléchir qui ? Quoi ? Mais c'est vrai, je dormais mieux quand j'avais des fiancées, on allait plus vite au lit... 
    - Normal, synthétise David, quand t'es avec une femme tu deviens un ours !
    - Non, quand même, tu ne peux pas dire ça ?!
    - Parfaitement ! Repense-toi quand tu es avec une femme... Tu es un ours ! Tu as une tanière ! Tu pousses des râles ! Je vais te dire : les filles elles te font devenir ours, elles te lobotomisent le cerveau.
    - Tiens puisque tu en parles, je suis certain que si la fille là-bas, en blond distingué qui défile pour Versace, si elle te demandait de venir lui lécher du miel entre les jambes tu traverserais le salon à quatre pattes !
    - Très drôle ! se renfrogne David. Mais oui, tu as raison, j'irais ! Ou peut-être que j'irais pas du tout parce que je vais te dire un truc Jérôme, un truc que tu ferais bien de retenir : Les filles, elles donnent une mauvaise image de l'amour ! Voilà ! Une mauvaise image de l'amour ! Sur ce, file-moi ta coupe, je vais nous chercher du champagne !
    Arnaud (L) vient me trouver :
    - Jérôme tu connais ce poème de Drummond qui s'appelle Destruction.
    - Oui, justement, j'ai croisé Juliette (Cadaÿs) rue Cler l'autre jour et je lui en ai parlé :
    Ils s'aiment cruellement les amants
    Et, de tant s'aimer, ils ne se voient pas.
    L'un s'embrasse sur l'autre, réfléchi.
    Deux amants, que sont-ils ? Deux ennemis.  
    - C'est très beau n'est-ce pas ? me demande Arnaud comme s'il pensait tout haut.
    - Oui et la suite du poème me fait penser à certaines toiles d'Egon Schiele. Seulement voilà, c'est très beau mais ce n'est pas vrai. Je veux dire : l'amour n'a rien à faire de gens qui ne se voient pas. Je n'y crois pas une seconde en ce poème. Au contraire je crois que les gens qui s'aiment absolument, se voient. Et si à un moment de cette vie difficile, secouée par les séductions inutiles, l'un des deux a une poussière dans l'oeil, hé bien il faut être capable de voir pour deux, voilà ce que je crois.
    - Les filles ça donne une mauvaise image de l'amour !" psalmodie David quelque part au loin, en insistant pour remplir des verres à un couple qui vient d'arriver, amusé semble-t-il par son comportement bord cadre.
    - Je peux t'embrasser ? me demande Margaux qui s'approche doucement, alors que je suis complètement dégoupillé par le champagne. T'embrasser pour te guérir des douleurs du monde. N'ajoutons pas au monde une douleur supplémentaire, dis-je. Ou juste un court baiser alors, et on ira pas plus loin parce qu'un seul baiser c'est le terminus pour mon coeur malade - je parle d'une voix qui n'est pas vraiment la mienne, très pâle il me semble. L'infirmière d'une poignée de secondes. Emilie s'interpose, elle veut qu'on aille boire un verre quelque part.
    - Mais on est chez toi, dis-je, tu ne peux pas t'enfuir comme ça ?! 
    - Tu as encore beaucoup de choses à apprendre sur les filles, répond-t-elle.  
    Mais je renonce à aller boire un verre quelque part. C'est le problème de ces quartiers où il y a toujours des quelque part pour aller boire des verres, et toujours des bras, des entretiens avec la douceur, pour se laisser porter ; sauf qu'il y a maintenant comme une pyramide de champagne en moi qui au moindre geste brusque, à la moindre dégringolade d'escaliers se renverse et emporte un morceau de coeur (qui se brisera comme une dent) dans sa chute. Alors je m'éclipse doucement, sur la pointe des pieds, seul dans la nuit froide. Et puis je renonce aussi à la suivre parce que dans l'état de désordre et de tristesse dans lesquels je me trouve en ce moment, la solitude n'aggrave rien.
     
     
    retour menu :  site jerome attal :