Chapitre 43.
     
     
    06.11.05 
     
    L'obsession et l'oubli du corps de l'autre.
     
    Il y avait ces nuits grisantes dans la simplicité des corps, les mots chuchotés, les précipitations et les pentes naturelles, l'un répondant immédiatement au désir de l'autre et le trajet jusqu'au parquet où se détruire le dos et les genoux, aux canapés toujours trop peu adéquats et jamais suffisants, et le lit enfin où se parfaire dans un espace propice comme une toile tendue avant que les figures n'y soient esquissées, définies, projetées.
    Après il fallait se tenir dans la rue, quand les autres revenaient creuser l'écart, la souveraineté du monde dont le vice sera toujours moins chaleureux, et la sonnerie du téléphone, et l'incursion du quotidien. Oui il fallait bien se tenir et oublier sa faim du corps de l'autre pour sombrer dans la tendresse - délicieuse - dans les marées profondes de se prendre par la taille ou de s'écarter pour laisser passer une femme sur un vélo, un réverbère jamais.
    L'obsession du corps de l'autre revenait nous travailler à la nuit tombée, la nuit de se retrouver dans les lacs de lumière des éclairages en villes, dans les phares des automobiles, sous les auvents improvisés battus d'une pluie froide et diagonale : l'enveloppe des manteaux sombres, la peau tiède des imperméables, les bouches fissurées d'une courte haleine impatiente.
    Durcir à tout moment contre son corps agité par le fracas d'une insomnie, et la pénétrer d'un trait avant qu'elle ne se cambre, se chahute, s'éprenne et réapprenne qu'elle détient un corps autour de mon désir ; la dévaster aux larmes et lui tenir les chevilles, mettre ma langue en tout ce qui est mettable en elle, et lui effacer les seins par la pression de mes mains longues et fines, pâles mais fermes, mes doigts exacerbant la dureté des tétons, et la fouillant, la dégrafant, lui demandant de garder quelques vêtements parfois pour contraster la peau, les sensations, le toucher, qu'elle garde ses bottes ou ses chaussures, et qu'elle me dise à l'oreille ses fantasmes les plus crûs et les plus récurrents, les espaces blancs de ses pensées, sa sauvagerie répercutée du dehors, et que le corps se déchire de l'emmener loin et de la protéger dans le même mouvement, et voir son visage s'affirmer dans les oscillations du désir, et voir revenir à la charge son agressivité d'être douce et efficace ; vouloir s'occuper de moi, me terrasser, puis renoncer et s'abandonner entièrement soumise à l'idée que lui donner du plaisir me transperce et me crève au bonheur.
    Se laisser mettre, soumettre, que ma voix la brûle, qu'il y ait à la fois cette attaque et cette protection, cette violence et cette douceur à ne pas choisir, à vouloir la saturation tout le temps, l'instant du rempart et du débordement. Faire l'amour désoriente et répare. Isole et ouvre, poursuit et protège. Il crée un champ de bataille où la neutralité n'est plus possible. Il crée son espace, et sa fonction qui est d'aller toujours plus loin connaître la sensation qui se cache derrière la limite.
    Faire l'amour à quelqu'un, c'est aussi trouver que sa propre violence est toujours préférable à la violence des autres.
    L'obsession d'un corps. En état d'alerte rouge. Un jour pourtant va traverser la frontière du souci et de l'intimité. De nos obsessions - et c'est le risque - ne restera que du vent. Oui, voilà le risque de se plaire confusément.  
    Des petits oublis de tous les jours qui furent nécessaires à ce que revienne l'obsession d'un corps, il n'y a désormais plus que le grand oubli commun qui renvoie le visage de l'autre à la foule indifférente d'où on l'avait soustrait.  
     
    10.11.05
     
    Le demi-tour.
     
    Emmanuel Levinas dans Totalité et infini écrit que "La fonction originelle de la maison ne consiste pas à orienter l'être par l'architecture du bâtiment et à découvrir un lieu - mais à rompre le plein de l'élément, à y ouvrir l'utopie où le "je" se recueille en demeurant chez soi."
    Pour rapprocher Levinas du texte de Michel Foucault que j'ai lu sur scène l'autre jour, avant la chanson Comme elle se donne, on pourrait dire que l'amour est l'utopie où le "je" se recueille (mais avant cela se réveille, et se révèle) en demeurant chez l'autre.
    Dans la juxtaposition du miroir et du cadavre chez Foucault, s'inscrit aussi pour moi une lecture du conte de Blanche Neige. La méchante reine voit dans le miroir le recours à la mort, la prédominance de l'autre, la lutte pour exister au monde et à soi, et par-delà tout ça, le cadavre en suspens. Blanche Neige est naïve, ignorante dans le sens où elle ne se regarde pas, son image glisse sans cesse sur elle quand elle la croise dans les flaques d'eau (qui moussent pleines de savon et la brouillent immédiatement), ou dans le reflet de l'eau du puits où elle préfère voir l'image lisse, sans aspérités, du prince charmant. C'est pour cela aussi qu'elle aime tant la compagnie des nains, du fait qu'elle ne peut pas voir son image se refléter dans les yeux de Simplet ou de Dormeur. Et encore, ils se mettraient les uns sur les autres en une pile acrobatique pour parvenir à la hauteur de Blanche Neige, sept nains ne suffiraient pas puisqu'à coup sûr elle choisirait de porter des talons, ou de détourner son regard.
    Blanche Neige est innocente, voire plus laide en définitive que la méchante reine, dans le sens où elle n'est pas secondée par la nécessité de se trouver un miroir. Ce qui est toujours le cas de la beauté. La beauté a besoin d'un regard, d'un miroir, d'une onde, ou d'un complexe d'ondes, c'est-à-dire d'un amoureux. La beauté est toujours dans l'intranquilité de son devenir, dans les pas de la mort. Le vrai trajet du mannequin sur le podium est d'aller vers la mort. Et le vrai discours du vêtement est d'envelopper ce trajet avec le plus d'élégance possible. Les crépitements des photographes et les figures de paon du public cristallisent et retardent ce moment d'un trajet dont le final flirte avec le passage, le promontoire et la mort.
    Oui, le vrai trajet du mannequin sur le podium est d'aller vers la mort, voilà pourquoi les couturiers, dans leur grand besoin de cérémonie, ont inventé le demi-tour.
     
    12.11.05
     
    Profusion du manque.
     
    Fluviale est la journée, sombre aussi, je me laisse guider et travaille un peu, le corps d'Agony se déploie comme un barrage dans le couloir. Elles se faisaient appeler Agony et Avalanche et se frottaient, se roulaient des pelles uniquement pour exciter des garçons triés sur le volet. Maud avait un visage attirant, et dur comme un model d'une photo de Peter Lindbergh. Sa tunique de cordes et de coton que je pourrais agripper et ôter d'un trait, pour la presser contre moi, si j'avais les mains d'un désir libre. Les mains sont les instruments de l'esprit et du coeur, elles ont été faites en deux exemplaires pour ça : Qui passe entre nos mains répond à une odyssée - chez les êtres comme moi c'est pathétique, aimer semble décider de tout. 
    Florence se sert un Martini blanc, mange des tortilla chips dont le sel couleur paprika lui reste sur les doigts. Aurélien me dit :
    - Pourquoi les filles ne disent jamais ce qu'elles ressentent ?
    - Peut-être parce qu'elles ne ressentent rien." réponds-je.
    Agony s'approche et me lance : il y a des gens qu'on garde pour plus tard. Tu me crois Jérôme n'est-ce pas ? C'est toi qui disais ça pour les cinéastes, pour Cassavetes par exemple. Hé bien c'est pareil avec les gens, il y a des gens qu'on garde pour plus tard. Je hoche la tête par la négative. On ne peut jamais miser sur une conception aussi égoïste du temps, du moins sur le délai quand on se réclame à ce point c'est obscène, et c'est l'erreur de ceux qui faibliront. Avec Bruno nous parlons d'Alejandra Pizarnik, de sa manière de sculpter l'écriture, et de la fulgurance retenue : Elle se dévêt au paradis / de sa mémoire / elle méconnaît le destin féroce / de ses visions / elle a peur à l'idée de ne savoir nommer / l'inexistant.
    Qui a mis dans le coeur de Marie un soleil infructueux ? Je passe un peu de temps avec elle ; les mots gentils que j'ai en moi aujourd'hui j'ai envie de te les donner, me dit-t-elle. Ce soir tu as l'âme et le corps taillés pour la tristesse, mais sache que ceux qui accueillent ton travail avec jalousie ou indifférence n'ont pas fini leur dévorant chemin ; celles que tu désires et qui ne dorment pas une fois dans leur vie avec toi se persuaderont d'être heureuses mais seront à jamais travaillées par l'éclat puis le délié de ton désir. Je souris à cet oracle gentil. Je l'ai aperçue toute à l'heure un peu perdue alors c'est plus fort que moi je reste dans les parages, je fais de la protection rapprochée. Pleurer (pour) quelqu'un brouille son propre visage de trop voir et de ne pourtant jamais saisir le visage de l'autre. Profusion palpable du manque.
    - Toi qui connais pas mal de filles qui couchent, me dit Sébastien, il faut absolument que tu me pistonnes. Faudrait que je fasse un plan à 3, oui faudrait absolument que je me trouve un plan à 3.
    - Commence par un plan à 2, dis-je.
    Il fait si froid dehors, soudain. La nuit de novembre tombe très vite, j'ai toujours peur qu'elle avale les gens que j'aime. Au matin on compte les voitures par carcasses. Je comprends le mal être et la colère brouillonne contre un monde déficient qui offre si peu de chances et de points de vue, mais je n'ai jamais compris la violence. Mon voisin du dessous par exemple croit qu'il suffit de hurler pour être du côté des forts. J'ai toujours voulu changer ma propre violence en quelque chose qui aide peut-être, qui répare, contient, protège. L'écriture et le corps sont les dernières digues à céder dans l'intimité. Et c'est ce que j'ai écrit il y a quelques jours quand j'ai parlé de faire l'amour : voilà, faire l'amour à quelqu'un c'est trouver que sa propre violence est toujours préférable à la violence des autres.
    Je ne l'avais pas revue depuis plusieurs mois. N'ai pas couché avec elle depuis plus de deux ans maintenant. Parfois nous les garçons le désir nous tape dans le ventre c'est insupportable. Mémoires de tremblements. Nous avons traversé les jardins du Luxembourg, fait une courte promenade dans l'après-midi glaciale, et en me quittant au métro elle m'a dit que mon nouveau parfum m'allait bien. Au fait, ton nouveau parfum te va bien, et elle s'est enfuie. Le claquement de ses bottes dans les escaliers du métro Saint-Germain.
    A chaque fin de grand amour, on devrait changer de parfum, si l'on veut continuer à vivre avec soi-même.
    Laquelle est Avalanche ? Laquelle est Agony ? me demande Bruno. Cela dépend des nuits.
    Mercredi dans une tour à Montreuil en compagnie de Claire Marquet et Philippe Di Folco nous avons parlé de Gilles Deleuze et des trampolines en bord de mer, d'amour et d'altérité. Fabien m'a dit au sujet de V. : les filles soit elles sont relou, soit elles ont le diable en elles." La vie est sévère, comment réagir juste, face à soi et aux autres, tout le temps ?  
    X est en week-end, elle devient celle qui me manque. Elle prend le chemin de la valeur absolue de mes manques. Si elle pense à moi plus de x fois pendant ces trois jours (j'agite les doigts comme un fou dans la glace), ce sera bien, ma vie sera sauve.
     
    14.11.05
     
    Séance photos pour le magazine Jalouse de février à venir.
    Enfant sage entre les mains des maquilleuses (jolies), loup avaleur de brebis dans les yeux du photographe.
    Les brebis ont un goût de sabres. Moi seul le sais. Et rien n'en transparaîtra à l'image.
     
    Les deux nouveaux numéros des Cahiers de L'Herne sont consacrés l'un à Marguerite (Duras), l'autre à Romain (Gary). Noël avant l'heure.
    Dans la blessure recroquevillée de la nuit qui tombe, hier, dimanche à Auteuil, j'ai lu dans les Cahiers de l'Herne des entretiens entre Yann Andréa et Marguerite (Duras), un texte que je ne connaissais pas, et soudain j'ai eu les larmes aux yeux de retrouver cette musique, de reprendre de cette musique, ce qui est dit à l'intérieur et sous l'écriture, une intensité de la volonté et de la faille qui ne me laisse jamais indemne, et que je souhaiterais atteindre, à ma manière, pour certains, comme Duras y arrive si profondément et avec tant d'immédiateté pour un type comme moi.
    C'est difficile d'y parvenir, et y arriver c'est encore difficile après.
    A propos de L'homme atlantique, Duras dit : "Ce n'est pas seulement un film. C'est un acte privé porté au cinéma". J'adore cette idée d'acte privé porté. C'est exactement ce que j'ai toujours fait. Voici pourquoi je considère ce Journal comme un travail aussi important - bien que différent, forcément plus délétère par nature, par son volume et sa durée - que les chansons par exemple. Oui, j'ai toujours eu l'impression de faire des actes privés portés. Portés en musique. Portés en textes peu importe le format (entrées du Journal, nouvelles, lettres personnelles, etc.). Et même quand j'écris un texte qui va devenir une chanson pour Johnny Hallyday par exemple, j'ai la sensation au départ de faire un acte privé - porté à devenir, en route, une chanson pour Johnny.  
    Pour S'il n'est pas trop tard qui ouvre l'album Ma vérité j'ai essayé de faire au plus simple et au plus profond dans le même mouvement, que le texte - assez court - puisse couvrir plusieurs histoires personnelles sur une même émotion - et puis il y a ce motif sur le temps, ou plus exactement sur la justesse, la pertinence du temps qui est un des thèmes qui me travaillent et me tourmentent - souvent.
    Daran a fait la musique directement sur le texte, et la musique je dirais décuple la profondeur du texte, les guitares et la mélodie rendent le sentiment immédiat et saillant, améliorent le texte. Au final l'interprétation de Johnny rehausse encore l'émotion, la définit et la transcende, et donne encore davantage de valeur, de profondeur à ce qui est écrit. L'interprétation nourrit le texte, le propulse vers un affectif incarné.
     
    Dans les entretiens pour Libération retranscrits dans Les Cahiers de L'Herne, Yann Andréa a ce mot très fort pour Marguerite (Duras) :
    - Tous vos textes sont d'un poids effrayant."
    Poids en terme d'intensité et non de volume. Et elle répond cela, que je rapporte à l'expérience que j'ai de la peinture, je veux dire, parce que je ne peins pas, de l'impact que fait sur moi la peinture :
    - Ces temps-ci, ils sont très courts, oui (...) J'ai mis deux mois à écrire "La maladie de la mort". Tout un travail a été fait pour réduire le livre à sa maigreur, à ce qu'il n'était plus possible d'effacer. Le livre devrait se lire en une fois, d'une lecture sans répit aucun, passer entièrement au lecteur sans retombée aucune, et peut-être même le blesser par sa brièveté apparente. "
    Parenté avec le travail d'Alejandra Pizarnik sur ses poèmes.
    L'expérience de la peinture donc. Pourtant j'écrivais ceci à Philippe (Besson) l'autre jour, que dans son livre je me permettais de faire du répit, parfois de m'arrêter et d'emporter en ville mon arrêt sur telle ou telle phrase. La littérature, en dehors de la scansion des chapitres et du monde extérieur impératif qui requiert notre attention, permet le cran d'arrêt, la suspension, le pouvoir de faire planer en nous une seule phrase comme un avion au-dessus d'une étendue.
    Dans la vie courante on ne quitte pas les gens sur la phrase cruciale ou absolue. Il y a toujours d'autres phrases ensuite. Des mots de trop. Alors il faut faire un vrai travail, creuser à coeur battant dans le souvenir d'une conversation pour retrouver ce qui est beau. Et mieux que beau, impérissable.
     
    15.11.05
     
    La nuance.
     
    - Tu penses quoi de C. ? me demande David. Je l'ai appelée et l'ai rencardée pour vendredi. Elle a dit oui tout de suite.
    - Oui, le temps est aux précipitations.
    - Elle a des gros seins, ça me plait. J'espère juste qu'elle n'a pas la remorque qui va avec ! 
    - La distinction à la française ! Superbe !
    - Tu sais Jérôme, j'ai bien réfléchi à la question et je suis arrivé au constat amer que les filles sont profondément égoïstes ! C'est pour ça qu'elles sont malheureuses. Et leur punition suprême, c'est de finir par tomber sur un type encore plus égoïste qu'elles.
    - Dans une certaine mesure alors le monde est bien fait, dis-je.
    - C'est ça qui me fait doucement rire. C'est pour ça que maintenant il nous faut de vraies femmes ! On est des mecs qui avons suffisamment d'ampleur pour exiger d'avoir de vraies femmes. C'est comme un poste à responsabilité, il y a un moment de ta vie, où tu as la carrure de l'emploi.
    - Oui mais l'emploi du temps manque toujours de carrure face au sortilège de l'amour. Tu sais mon petit, en ce moment je lis beaucoup Alejandra Pizarnik c'est très beau vraiment, il y a un poème qui dit : Quelqu'un rentre dans le silence et m'abandonne / Maintenant la solitude n'est pas seule / Tu parles comme la nuit / T'annonces comme la soif.  
    - C'est qui celle-là ?
    - Alejandra Pizarnik, une poétesse.
    - Tu crois que je fréquente les poétesses peut-être ?
    - Tais-toi ! Elle est morte ! Elle t'entend !
    - Oui enfin bon, tu sais, c'est vrai ce que je te dis des filles, toi tu es toujours à les défendre, mais elles sont profondément égoïstes ! 
    - Je ne suis pas toujours à les défendre. Je suis toujours à les préférer. Nuance !
    - Regarde X, elle a finit avec ce type odieux qui lui fait subir les pires sévices beauf chaque week-end. Ce qu'elle me raconte de lui, comment il la traite, c'est odieux. En définitive elle est tombée sur un type encore plus égoïste qu'elle. Je ne vais pas me priver pour le lui dire, tiens.
    - Ne sois pas dur quand même...
    - Toi tu serais impitoyable !
    - Non ce n'est pas vrai. Mais c'est peut-être en ne me montrant pas sévère tu as raison, que je le serais."
     
    La lettre.
     
    Reçu une très belle lettre de Robert : Cher Jérôme, Souvent j'imprime au bureau quelques pages récentes de ton Journal que je n'ai pas encore lues, et je les apporte chez moi. Il arrive qu'elles traînent, oubliées ici et là. Souvent je tombe dessus, je les lis et ce que tu racontes correspond tout à fait à mon humeur. Ainsi, l'autre jour, alors que je traversais trois pénibles journées de violentes colère, amertume, humiliation, je tombe sur :..."Ma grande sensibilité se dirige toujours vers la colère plutôt que la fragilité"...(par contre moi je me sentais très fragile, épuisé) ; "...Et ce sont soit l'amour de quelqu'un soit mes colères de la vie qui se trame ou que je trouve décevante, médiocre ou inappropriée, qui me font réagir ou travailler". Et bien c'était peut-être involontaire mais merci pour cette connivence émotive qui m'a réconforté un peu."
    Oui, pour reprendre le mot de Marguerite (Duras) que je commentais dans ma dernière entrée, je dirais que je souhaiterais que ce Journal, la plupart du temps, soit aussi un acte privé porté vers l'autre.
     
    La plus belle phrase de la chanson française.
     
    Interview amicale avec Denis (Zorgniotti) pour son émission de radio, dans le neuvième arrondissement. Passé par le Café Zéphyr et le passage Jouffroy déclencheur de souvenirs, et le temps était tellement gris aujourd'hui, l'avenir d'un amour praticable me paraissait si lointain derrière.
    Durant l'interview je dis à Denis que ma phrase préférée dans le disque est la dernière gimmick de la chanson Laisse-moi devenir ton homme : c'est-à-dire : C'est pas possible d'être aussi conne ! Oui, surenchéris-je auprès de Denis et pour ses auditeurs, c'est la plus belle phrase de mon disque, C'est pas possible d'être aussi conne ! et je pense même, dans un sursaut où l'orgueil se dispute à la lucidité, que c'est la plus belle phrase de la chanson française !"
     
     
    16.11.05
     
    L'invention de noël. (poème écrit dans la nuit)
     
    Ils sont venus à ma fenêtre installer les décorations de noël
    Le jour où l'amour est parti.
    Je n'avais pas mis le chauffage, j'ai laissé venir la pluie.
    La photo sur le mur a souri, j'étais toute seule.  
    Ils sont venus installer à ma fenêtre les décorations de noël, le jour où l'amour est parti.
    Il n'y a que l'extérieur pour s'en réjouir.
    Le coeur des autres quoi qu'on en dise est un fleuve endormi,
    Irrégulier, indifférent.
    On ne peut pas mettre le feu au fleuve, on n'atteint que les berges,
    Et ce n'est pas suffisant.
    à partir de quel moment les hommes se laissent aller ?
    à partir de quelle nuit ne sont-ils plus que débris
    De ce qu'ils ont été ? 
    Ils sont venus à ma fenêtre installer les décorations de noël
    Le jour où l'amour est parti.
    Deux hommes ont voulu me prendre, à deux, mais aucun n'avait l'intention vraiment de me garder pour lui.
    Garçon à aimer, rictus à aimer, le dance floor c'est le manège où la queue de Mickey pend bien droite dans les pantalons.
    C'est reparti pour un tour supplémentaire.
    Qui mérite qu'on prenne soin de lui ? Qui mérite qu'on prenne soin de lui ?
    L'adolescence je l'ai passée à me faire baiser dans des chambres muettes,
    Dans les ténèbres des préfabriqués, par de jeunes types vifs et nerveux.
    J'en aimais un sur trois. Je ne portais jamais de jupes ; la frénésie avec laquelle ils me tordaient les pantalons sur les genoux,
    Je n'arrivais jamais à atteindre l'intensité de leur excitation, je m'y efforçais, mais je voyais bien que je courrais derrière,
    Parfois ça me désespérait, ça me rendait dingue, d'autres fois ça me révulsait.
    Je rentrais à la maison, passais directement devant les parents, et allait m'enfermer dans les toilettes pour gerber.
    Les garçons de la résidence me harcelaient de leurs cris, cris jamais exprimés, cris d'une détresse jamais souple, pourriture d'être désinvoltes et qui ne transige pas, pauvre trésor cale ta tête et ton souffle contre moi ; ils n'avaient pas de pensées secrètes, tout pendait à la surface.
    Et le destin s'est occupé d'eux mieux que mon amertume n'aurait su le faire.
    Je les ai confiés au monde comme leur mère, ah ah ah.
    Le christ il n'a fait qu'un petit tour, on ne lui a pas laissé le temps que se gangrène en lui la déception.
    Bottes en caoutchouc bleues, te souviens-tu comme on partait toutes les deux cueillir des mûres sauvages ?
    Quand ton mec pose les yeux sur moi j'ai envie de lui faire cracher son désir. Qu'on en finisse.
    Je voudrais que tu ailles bien tout le temps.
    Il y a eu des moments heureux quand même ? On s'en est bien sorties ?
    Je ne sais pas si l'amour existe, si cela est important qu'il existe.
    J'ai appris que parfois il nous faut vivre détachées.
    Qui mérite qu'on prenne soin de lui ? Qui mérite qu'on prenne soin de lui ?
    Les hommes ils se croient le pouvoir de nous faire tenir en place, à disposition,
    J'ai voulu loger mon coeur dans leur respiration, leur gêne et leur violence,
    Leur dégoût et leurs feintes.
    Faire de ma peau le tambour battant de leur désir.
    La petite pute aux allumettes.
    La barrière de corail.
    Et les filles finalement font semblant dêtre dociles autant que les garçons font semblant d'être forts.
    Un arrangement, une blessure.
    Il n'y a que la violence qui ne triche pas
    Et c'est parce que cette connaissance est insupportable
    Qu'ils ont dû inventer,
    Pour moi comme pour les suivantes,
    Noël.  
     
     
    17.11.05
     
    Seul mais fort de quelques uns.
     
    Il est toujours très agréable d'être interviewvé par des journalistes étrangers (québécois, belges, suisses..), sensibles à une écriture rock en langue française, mais je ne peux m'empêcher de ressentir une petite amertume lorsqu'à un moment de l'entretien ils me disent au sujet du disque : tel Journal français, le Journal X par exemple, ou telle radio de grande ampleur, doit adorer ce que vous faites, doit vous soutenir vraiment !" alors que dans les faits pour le moment ces radios ou journaux français souvent cités en exemple passent le disque sous silence, font comme s'il n'existait pas, me privant ainsi d'une audience plus large et de cet emballement partial qui aujourd'hui peut faire un succès ou non.
    Chaque jour pourtant je le vois bien mon travail gagne du terrain. Et cela est dû au dévouement, à la rage et l'action de quelques uns. Comme à des initiatives personnelles, privées, passionnelles ou passionnées. Pour la vie je ne peux pas dire, mais en ce qui concerne le travail il suffit que quelqu'un fasse un geste chaque jour en faveur de ce disque, et le disque existera. Oui, pour la vie je ne peux pas vraiment dire, mais pour le travail je sais que je ne suis pas seul. Ou bien dans les journées vraiment décourageantes comme il en survient, où l'on se sent pour un rien submergé d'incompréhensions, si je suis seul, c'est seul mais fort de quelques uns.
     
    20.11.05 
     
    L'autre jour avec Lysa au téléphone nous nous sommes dits que nous devrions nous apprendre une chose nouvelle par jour. Et ce soir elle m'a appris : un peu de tristesse en plus.
    Sur le plateau de France 5, le charme de Christine Orban. Je lui offre mon disque pendant qu'elle se fait maquiller, (et que j'attends patiemment mon tour) ; l'élégance avec laquelle elle le regarde attentivement avant de le ranger dans son sac à main.
    Il faudrait aussi parler de l'élégance de dire ; l'élégance de dire les choses ou de faire apparaître derrière les choses dites, un coeur brûlant. L'élégance consiste toujours à réduire pour son interlocuteur le rideau de gaze qui se dresse entre le propos et la pensée profonde, et cela sans l'effaroucher ou le gêner. Une parole élégante nous rend bien heureusement dérisoire le flot des paroles houleuses et inutiles que la plupart des gens que nous croisons font précéder de leurs visages car, la plupart du temps, ils ne savent pas s'y prendre autrement. Pour survivre à une journée il suffirait pourtant d'une parole élégante perçue ; trouvons-là !
     
    21.11.05
     
    L'échafaud.
     
    Je réclame de la vie un baiser, ou bien j'irais à ma vitesse vers l'échafaud des jours qui passent.
     
    22.11.05
     
    La guirlande d'automne de l'arbre chavire sous le vent. Ai-je croisé Anne sur la petite place de l'église d'Auteuil ? J'avais le visage blanc, défait, les yeux très verts. Acheté deux cent grammes de thé Pu-erh, je le laisse infuser bien sombre. Je m'habille pour écrire, une veste, une chemise, et sortirais n'importe comment, pull, manteau noir. Je prie pour des choses qui n'arrivent pas, prie jusqu'à épuisement de la volonté de Dieu. Chez Martin j'ai trouvé le truc, je trifouille dans mon portable, efface les sms dispensables, ça peut me donner une contenance jusqu'au mois d'août 2009 en soirées si je dois effacer de mon portable les messages sans intérêt. J'aime la rapidité avec laquelle le soir tombe en novembre, c'est comme le désespoir. Soit les gens sont hyper susceptibles (pas grand chose à voir avec la sensibilité en fin de compte) soit ils sont tout à fait indifférents, et au final ça se rejoint bien, alors ils prennent une existence qui s'éloigne complètement de la vôtre, il n'y a même plus à se déranger pour les pousser vers la sortie. La dernière fois que je suis venu chez Martin c'est il y a plusieurs années de cela, une des rares soirées où j'étais venu accompagné de X. Je n'aimais pas vraiment que nous sortions ensemble, ça m'agaçait pour diverses raisons, et je préférais que nous gardions chacun notre liberté de déplacement. Pourquoi les couples vont ensemble à des soirées ? Pour divertir leur excitation et parce qu'il n'y a pas suffisamment de nocturnes chez Ikéa.
    La dernière fois chez Martin, Y indécente de beauté, préparée à fondre sur moi était venue me dire quelque chose à l'oreille, longuement, et X en avait profité pour me faire une scène, se mettre dans une colère noire. Tu es dégueulasse, m'avait-t-elle balancé, tu fais ton supérieur mais en définitive tu as des liens avec tout le monde, et pire que des liens, des secrets. J'avais trouvé ça profondément injuste. Et je n'avais pas la sensation non plus de faire mon supérieur, c'est que rarement je laissais les circonstances colorer mon coeur ou mes pensées. Et aussi, la plupart du temps, les autres types se grillaient avant que j'aie pu en placer une, alors forcément...
    - Tu me dégoûtes, je te hais, me disait-elle, je hais ta façon de faire le ménage dans la vie des autres, de faire de celles que tu touches des fantômes après ; je hais le plaisir aux larmes de t'avoir en moi car je sais que j'aurais une carrière de fantôme après, et que ça te fera bien marrer dans ton malheur. Je hais que tu sois devenu essentiel à ce point, la respiration de mes jours, je hais ma beauté et je hais ton silence après que tu aies dit que les garçons s'en sortent toujours mieux, comme si tu t'en excluais à jamais.
    - Suis-moi, lui disais-je, partons, allons faire l'amour. Tu es folle et tu as raison. Tu rends le monde à l'état de préliminaires."
     
    23.11.05
     
    Novembre.
     
    Est-ce qu'on peut se passer du souci d'aimer ?
    De ce désordre ?
    Des avenues de chair claire, des taches de couleurs retrouvées ?
    De ce coeur controversé ?
    Des regrets haut perchés comme des oiseaux sur un fil télégraphique
    Qu'un coup de téléphone inespéré fait s'envoler.
     
    24.11.05
     
    La pluie glaciale descend jusqu'à moi. Il y a toujours beaucoup de batailles à livrer, d'affrontements, de solitude ; et toujours des tas de portés volontaires pour n'y comprendre rien.
    Quatre vers très durs mais très beaux dans le Eugène Onéguine de Pouchkine, traduit par André Marcowicz. Je les lis à Flavio, puis à Sandrine :
    "Qui vit et pense est incapable
    De voir les gens sans mépriser.
    Qui sent se sent toujours coupable
    Devant le spectre du passé."
    Ainsi les sages, les méditants, penseraient sans vivre ; et les héros, les méritants, (dont l'imprudence est la raison) vivraient sans penser ; mais pour ceux qui vivent et pensent en même temps voici la balafre au coeur dont nous décore Pouchkine.
     
    C'est très con que la cigarette tue, parfois elle accompagne les gestes des femmes, porte leur élégance. La fumée fait écran à leurs pensées qui elles-mêmes font écran à leur coeur. Au Café assis en retrait je la regardais - ses longs cheveux noirs, ses membres fins serrés dans un petit haut de couleur rose, les avant-bras nus comme des couteaux d'ivoire - et percevant mon intérêt, je veux dire mon émotion mais chez moi ces deux notions se confondent rapidement, elle a fini par se tourner un peu, par s'orienter davantage vers le campement de mes regards, que je sache qu'elle était belle sous tous les angles. Elle n'a pas voulu faire illusion avec moi. Face aux grandes baies vitrées qui donnent sur le boulevard j'aimais comment elle prenait appui de ses coudes sur la table, puis se laissait complètement retomber sur sa chaise. Les arcs, les figures, qu'elle décrivait avec son dos, sa nuque, ses bras ; le bruit des piécettes pour payer son café : prix de ma journée emportée.
     
    Dans l'écriture, le travail, je voudrais envoyer loin de moi tout ce qui ne me semble pas nécessaire, primordial, absolu. Les gens se contentent la plupart du temps de profusion creuse, d'événements.
    Et le coeur n'est souvent que brindilles ; brindilles qu'un visage rassemble et que la vie finit par démanteler.
    Rodolphe me parle d'une fille (très belle) dont le petit ami vient de nous être présenté.
    - Tu l'emballes quand tu veux, me dit-il, elle quittera son mec dans la minute. Qui veut d'un enfant pour amoureux ? ça va cinq minutes ! Il est déjà mort et toi tu vis maintenant en elle."
    J'ai du mal à travailler, chaque pas me semble voué à l'effondrement de ce qui l'a motivé. Je piétine dans les salles et les couloirs immenses de l'hôpital de Saint-Germain-en-Laye où je cherchais de l'aide pour mon papa - qui me suivait péniblement, qui expliquait aux infirmières de garde ce qu'il venait faire là, sans trop entrer dans les détails (devant moi).
     
    26.11.05
     
    Nuit difficile à porter secours. Je voulais lui demander de me préserver de certaines paroles, sachant qu'elles me resteraient, et que je serais confronté à leur insupportable impact une fois rentré seul à la maison, mais en même temps je comprenais qu'elle avait besoin de les dire, de les hurler, de les sortir d'elle, et aussi de savoir que je pouvais encore en pleine nuit faire des kilomètres hors de Paris juste pour aller la border, la réconcilier avec le peu d'heures qui restent avant qu'une nouvelle journée n'arrive - avec son lot d'imprévus, de quitte ou double, de caresses d'occasions ou de dégueulasseries flambant neuves. 
    Il m'a semblé ne pas pouvoir trouver les mots justes, mais peut-être que parfois notre présence remplace la direction et la force implacable de ce qu'on pourrait dire. La farce implacable. Et que dire d'ailleurs de juste devant la violence de la vie quand elle touche celles et ceux qui nous touchent ? Devant l'intranquillité qui les ronge, l'errance de leur devenir, et le dénuement qui met en marge crûment et des autres et de soi ? Je suis rentré complètement abattu, fatigué. Et la neige qui tombait, la neige qui s'est figée dans les branches des arbres des forêts d'Ile-de-France, et qui a recouvert d'une étendue froide et blanche mon passé. On ne repasse jamais par son passé, ou alors en visiteur fantôme, les pas que l'on retrouve n'ont plus l'empreinte de la grâce et de la légèreté, ils sont lourds non plus de conséquences mais de chagrin ; alors il faut aller de l'avant ; aller de l'avant mais savoir quand même qu'on peut réparer les failles de celles et de ceux dont on a tenu la main, qu'importe la hauteur infranchissable du mur qui se dresse désormais entre nous.
     
    J'accumule du matériel pour de nouvelles chansons ; j'essaie de ne pas être dupe de l'urgence, de l'éphémère, de l'anecdote ; et de trouver ce qui durera toujours dans ce qui me vient. Et ça commence à (re)venir.
     
     
    27.11.05
     
    Dimanche, petite récréation en répondant comme dans le chapitre précédent, aux questions que se posent les internautes via google et qui déboulent ensuite, au risque d'être déçus, directement sur ce site :
     
    Comment rendre une fille amoureuse ? En fuyant.
    Comment rendre sa copine heureuse ? Idem.
    Est-ce qu'Antigone est vraiment libre ? Elle est pieds et poings liés dans la liberté.
    Les cerfs-volants de Romain Gary, qui raconte l'histoire ? Celui qui tire les ficelles.
    Comment avoir une attitude glamour ? En lisant ce Journal.
    Combien de fois un homme se masturbe par jour ? ça dépend ce qu'il a sous la main.
    Gens qui souhaitent donner leur fortune à des gens qu'ils ne connaissent pas ? En prenant l'avion on confie bien son sort à un type qu'on ne connait pas.
    S'installer à Paris pour se rapprocher de son amoureux ? Deux mois d'espérance de vie avant séparation.
    Faut-t-il vivre comme si nous n'allions jamais mourir ? Non, ce serait d'un mortel ennui.
    Où se tournera le prochain Bachelor ? Certainement pas à Ikéa le samedi après-midi.
    Poésie pour personne triste pour la fin d'annee ? Le bal des pendus, Arthur Rimbaud.
    Quoi dire comme phrases pour se taper une meuf ? Jérôme Attal ne sucre jamais son thé. Bon, et si on baisait ?
    Comment prouver son amour à sa copine ? Fastoche, en lui offrant le disque : Comme elle se donne.
    Les parties du corps les plus sensibles ou il faut embrasser les garçons ? Là, là, et là. Et aussi ici, ici, et encore ici, et là.
    Poème pour faire revenir quelqu'un qu'on aime ? Oublier la poésie, compter sur le prosaïsme des autres types.
    L'influence de la lune sur les petits pois ? L'attraction des obèses sur les petites grosses.
     
    28.11.05
     
    J'ai acheté des clémentines rue de Seine, comme toujours. Je tremblais comme une feuille en remontant vers le Trocadéro. Un peu perdu. Détaché de ce qui me semblait mon passé par grands morceaux de toile. Les passants ressemblent à des spectres tant qu'ils ne sont pas touchés par la grâce d'être aimés en retour autant qu'il leur est capable d'aimer. On peut aller dans des Cafés brûlants l'hiver, le long des avenues, rencontrer revoir répondre à des personnes qui nous ont fait souffrir autrefois, on mesure l'écart, l'oubli chacun pour soi comme le souvenir, puis l'égoïsme qui ne les a pas quittées et qui revient nous hérisser au hasard d'une réflexion. Et nous écarte d'elles plus sûrement encore.
    Et puis il y a malgré tout cette douceur d'apporter de la douceur, cette neige de dire que rien de ce qui est triste pour soi n'a vraiment d'importance, si toi tu vas bien ; j'avais essayé ça comme piste avec la chanson Demain sans importance dans mon disque, une chanson optimiste, je veux dire chargée d'optimisme (si instable pourtant qu'il verse dans la mélancolie) et en fin de compte je ne crois pas que ça se fasse sans amère pensée, une fois qu'on se retrouve seul c'est difficile, comment exprimer cela, si on en vient à absoudre l'autre de la peine mortelle qu'il nous a faite, à atténuer, à effacer la blessure avec laquelle nous vivions en bandoulière, et si on admet que ses trahisons n'étaient que perdues d'avance, capricieuses, insensées, ou venaient de plus loin, que rien n'était dirigé contre nous mais contre elle ou lui en définitive, de trahisons en affranchissements nécessaires, alors après la Tour Eiffel a beau pailleter derrière l'esplanade du Trocadéro on se sent comme isolé, détaché ; incohérentes ou illégitimes nous reviennent nos blessures. Si nos blessures ne sont que passantes à quoi bon se rattacher ?
    Aurélia, la journaliste de Transfac, me disait l'autre jour au cours de l'interview : Jérôme, quand vous rencontrerez une fille simple de qui vous tomberez amoureux ,alors vous n'aurez plus d'inspiration, il n'y aura plus de chagrin...
    J'ai trouvé très jolie l'expression : Une fille simple ;  Mais est-ce que les filles sont simples ? Est-ce que c'est simple d'être une fille ? On peut se demander aussi ce qu'est de tomber amoureux d'une fille simple ? Une fille qui n'aura peut-être jamais, ni pour elle ni pour moi, la trahison nécessaire.
    J'ai répondu à Aurélia qu'il y aurait au contraire d'autres motifs plus âpres encore de souffrance, et de noircir le tableau (des chansons) : le temps qui passe, la peur d'abdiquer ou de se perdre, la vie limitée, ne pas pouvoir faire ou dire ou retenir tout ce qui nous passe par le coeur, manquer de volonté et d'intelligence, d'incandescence surtout, ne pas savoir protéger l'autre : d'elle, de soi, et du monde ; oublier dans le bonheur jusqu'à son existence.
    Et puis l'inspiration ne part pas, on peut toujours compter sur les autres pour nous donner du chagrin.
    L'autre nuit j'étais dans ma voiture et quand je suis passé à hauteur de là où X habite j'ai hurlé son prénom si fort que toute la neige qui persistait dans les branches des arbres de la forêt de Marly est tombée d'un trait, l'un de mes essuies-glaces a été arraché sur le coup. J'avais bien la classe. Plutôt invincible. Et puis un rien dépèce à nouveau, il suffit d'une brusque pensée, d'un délai, d'une absence, pour que le coeur se brise comme l'étoile au-dessus du sapin, incident malheureux, bousculade, chamaillerie du jour et de la nuit, rien ne sera plus comme avant, seul traversant les rives au pont de l'Alma je croise le regard d'une fille dont l'écharpe et le bonnet sont assortis, et le temps de se croiser, le temps de rien se dire, je sens bien que ses yeux marquent de leur éclat mon coeur dégoupillé.
     
    29.11.05
     
    Ma maman a eu un infarctus tôt ce matin. Journée qui a tendu une bâche d'angoisse sur tout ce que je m'étais fixé de faire. Peur panique dès que le téléphone sonne. Le numéro du centre cardiologique, quant à lui, me devient familier.
    Pas trop le courage de travailler ou de sortir, pourtant au lieu de faire les cent pas (dans l'angoisse) je me laisse conduire au Paris-Paris à la soirée de Thomas (Bouvatier) pour la sortie du livre chez Ramsay sur la lingerie. Stéphane explique à son ami Sébastien ce qu'est un beau livre. "Oui, tu vois moi j'ai un beau livre sur les christ en croix bretons, il y a un type qui a passé une partie de sa vie a photographier les christ en croix dans toute la Bretagne, et le livre a atterri chez moi. Bon, là, ce soir c'est différent, c'est aussi un beau livre mais c'est sur la lingerie !". Stéphane raconte que plus tôt dans l'après-midi je l'ai entraîné dans les rayons du Champion rue de Buci à la poursuite d'une fille jolie. Bon, en cours de route on s'est aperçus qu'elle avait à peine dix-huit ans, ce qui fait dire à Stéphane : "Jérôme les filles c'est comme le whisky, il trouve ça meilleur quand elles ont quinze ans d'âge". Ce qui est très faux quand même. Pas Truffaut, très faux.
    Au Paris-Paris, on braque une caméra sur moi et on me demande si j'ai déjà eu envie d'écrire sur la lingerie. Oui, réponds-je, sur les bretelles, c'est la partie la plus longue et la plus fine pour écrire une phrase définitive. Bon je ne sais pas si c'est très spirituel ou non, et puis je n'ai pas trop le temps de me poser la question d'ailleurs, ça passera quelques heures à peine plus tard dans l'émission La matinale sur Canal +. Fast TV, quick sex. Je demande à Rodolphe si c'était bien et d'un air détaché, un peu blasé, il me répond : ça faisait très captation de soirée, on voyait que tu n'avais pas de maquillage !"
    Beaucoup de courrier en retard. Je sais ce que font les filles le lundi soir : elles lisent le magazine Elle. J'ai reçu une avalanche de textos et de mails lundi soir entre dix-huit heures et minuit. J'imaginais les filles rentrer d'une dure journée de travail, et lire leur Elle dans leur bain, au chaud, avec un vague type qui s'impatiente, fulmine, ou pense à ses trucs, dans la pièce à côté.
     
    02.12.05
     
    Dans la tourmente.
     
    Moments très difficiles et éprouvants autour de l'hôpital. Mauvaises nouvelles. Une opération lourde est nécessaire, un quadruple pontage. Je fais entrer les paysages des bords de Seine et les pla(in)es immenses chahutées par le vent dans mes conversations au téléphone, et dans mon coeur de petit garçon. Etre adulte c'est être confronté au résultat inquiet d'une somme de moments passés dans l'insouciance.
    Et la peur encore.
    Jeudi soir j'attends Lysa sur le parvis du Palais de Tokyo, enveloppé dans mon grand manteau sombre tenu par mes gants aux doigts multicolores. Soudain la caméra de Frédéric Taddéï (pour Paris Dernière) qui passait par là m'agrippe, (cette semaine je n'ai pas pu sortir une seule fois sans me faire choper par la télé). "Jérôme qu'est-ce que tu fais-là ?" me demande Frédéric, sur un ton étonné et amical. Hé bien j'attends une fille. Il y a toujours un moment le soir dans la nuit avancée, à Paris, où des garçons seuls font les cent pas, s'appuient contre des réverbères, se protègent sous des auvents, jouent les zouaves du Pont de l'Alma les jambes ballantes sur des murets, dans l'attente d'une fille définie ou pas.
    Sauf que moi, bon, je suis pire qu'un zouave : Je suis un poète en exil dans son propre pays.
    Oui, voilà : Un poète en exil dans son propre pays ! 
    On se parle du clip de Comme elle se donne : magnifique ! je lance à Frédéric. Et puis tu nous a vus dans le Elle cette semaine ? On a bien la classe !
    Je vais ce soir à ce qu'on appelle un "Bar clandestin" ; rendez-vous improvisé, accessible sur mot de passe. Descendant les escaliers abrupts de la rue de la Manutention je croise Stéphane (Plassier) que j'embrasse. Le code est : "J'aime les haricots gnak gnak gnak". Je ne peux pas dire ça quand même, confie-je à Lysa, c'est impossible. Alors nous nous partageons le travail, je m'occupe des haricots et elle des gnak gnak gnak. A l'intérieur il y a une petite centaine de personnes dans une ambiance mi new-yorkaise mi-bon enfant. On sert du cognac que Laetizia me qualifie de léger. Je la crois sur parole et enquille deux verres, qui me rendent complètement pompette. Laetizia me parle d'une fille sublimement belle que je trouve prodigieusement épouvantable - mais l'alcool trouble la vue. Je rentre par le Trocadéro en récitant par coeur Pouchkine bien que ne l'ayant lu qu'une fois.
     
    Déjeuner avec Alice, le vent tourmenté dans Paris emporte et pourchasse les feuilles des marronniers alors il n'y a plus de densité où se cacher, et les revenantes surgissent à découvert. Toujours sa beauté foudroyante qui a fait que de 1995 je passe à 1996 sans m'en rendre compte. J'écrivais des débuts de livres et des fins de chansons. Je traversais les Jardins du Luxembourg ne sachant pas où ma jeunesse irait perdre sa génération spontanée de ronces. L'été je le passais en cachette, faisant croire à chacun que je partais avec l'autre (technique qui fonctionne du tonnerre pour les réveillons de la saint-sylvestre). Et les hivers étaient moins inquiets je crois. Un soir de grande tourmente pourtant dans l'appartement de Pierre, rue de Charonne, il y avait eu ces émotions mêlées, le monde à l'état de rasoir jetable, ces journées qui font que vous êtes cassé de désespoir et ces deux types exaspérants de vanité qui me harponnaient dans une discussion violente, dont je n'arrivais pas à me déloger comme pris dans un filet, et Alice était apparue, sans prénom sans identité d'abord dans sa beauté, et les talons de ses bottes éclataient mes pensées dans cette tyrannie des rapprochements que la nuit couve et promet. J'ai souvent pensé depuis que l'amour c'était trouver la part valable qu'il y a dans l'insensé.
    Nous nous étions très peu parlés ce soir-là, mais avec avidité, banalités que le magnétisme sans effort entre deux personnes transforme en merveilleux, du moins en surface consommable. Le fracas de ses bottes s'était prolongé dans ma tête, jusqu'à l'obsession sa démarche hautaine, et la fragilité souple, et dure et arrogante de ses seins que j'imaginais dans l'échancrure de sa blouse en coton. Revue à une autre soirée la semaine suivante, et puis je l'avais attendue devant chez elle un soir, sans que ce soit trop mon genre mais je ne pouvais pas faire autrement, j'étais malade de l'état dans lequel les journées me laissaient, il s'était mis à pleuvoir, j'avais attendu longtemps, la pluie aurait pu aussi bien me monter à la gorge j'aurais continué à attendre, et elle était rentrée tard au milieu de la nuit, le bruit de ses bottes toujours sur les pavés perçu de loin, j'étais allé à sa rencontre en décrivant une large courbe pour ne pas l'effrayer, à sa rencontre pâle comme c'est pas possible, comme il n'est pas possible d'être pâle, avec ce désir rouge et tenu qui vous chagrine et vous étend, j'étais allé à sa rencontre et je lui avais dit : Je voudrais enlever tes bottes ; juste que tu me laisses ôter tes bottes." Elle avait passé une main longue et douce sur mon visage ruisselant, et m'avait fait monter chez elle.
     
    11.12.05
     
    Les quatre ascenseurs de l'hôpital ont des moeurs légères.
    La fête de noël du personnel envahit le hall
    Comme les larmes le visage de ma mère.
    Du parc André Citroën les canards singent
    Ceux de Central park dont parle Salinger.
    Au téléphone elle ne comprend pas bien,
    Elle dit : "Les canards singes ?" voilà ce qu'elle comprend.
    Elle croit que j'invente mais j'invente juste ce qu'il faut
    Pour que ce soit supportable.
    Toutes les chansons d'amour sont des chansons d'amour et de misère.
     
    Votre corps s'est caché derrière l'arbre aux feuilles jaunes.
    Ils ont passé le jour à ausculter, extraire...
    Cette mélancolie qui frappe encore les êtres.
    - Ah ? Parce qu'on croise encore des êtres ?
    - C'est quoi cette saillie ? Seringue ! Anesthésie !
    Et pendant que vous y êtes appelez cette jeune interne
    Qui ne supporte pas la vue du sang,
    Et qui s'est écriée, hier : Ce type a les yeux verts !"
    Qu'elle recopie ici, au nombre de trois fois cent :
    Toutes les chansons d'amour sont des chansons d'amour et de misère.
     
    Pâle dans le creux du jour, un lendemain de Boum,
    Tu aurais dû venir dormir pour quelques heures.
    - Les photographies, les images, ce n'est jamais suffisant,
    Il n'y a que l'écriture qui rende sa noblesse à l'instant"
    Je n'aurais pas laissé, tu sais, se blesser Lee Miller.
    Emma qui suffoquait dans un grand gilet vert,
    Et Pauline qui parlait de New-York doucement :
    - On avait l'impression qu'on arrivait chez vous.
     
    La vie qui s'organise autour de nos appels.
    Je voudrais qu'elle s'endorme chaque nuit dans mes bras,
    Cette phrase est si simple que je l'entends parfois
    Prononcée chez les autres mais le mal est le même.  
    - Il n'est pas très probant ce parc Citroën ?
    Il n'est pas très probant il est indifférent
    Pas assez de buissons pour embrasser les filles
    Et pas assez d'allées pour y promener ses peines.
    C'est une idée de parc pour y poser ses fesses
    Un parc dans l'idée qu'il fallait bien un parc,
    Comme ces histoires d'amour que nous fuirons sans cesse.
     
    12.12.05
     
    Des contraventions à payer, flashé sur le périph' alors que j'allais sauver quelqu'un en pleine nuit d'il y a quelques temps ; c'est n'importe quoi la vie, ça castagne dans tous les coins et ce sont les gentils qui doivent payer. Je me perds dans les couloirs de l'hôpital très près de renoncer à trouver la sortie heureusement mon rendez-vous de ce soir est de ceux qui ont sorti Thésée du labyrinthe ; je croise davantage de vieilles femmes en pleurs qui viennent visiter des parents, en pleurs d'épuisement et de découragement de s'être paumées dans ce foutu hôpital, que de médecins et encore les médecins ont l'air tout aussi désorientés face à ce vaudeville de passerelles, d'ascenseurs, d'étages et de couloirs. Un membre du corps médical perdu dans un hôpital ? C'est comme si moi je m'égarais dans une immense histoire d'amour ! Voyons !  
    Nous avons rendu la bande de la chanson inédite prévue pour la compilation du magazine Jalouse, pour la prochaine Saint-Valentin. Je suis un peu contrarié car le titre est déposé sous une forme conditionnelle : "Je ne supporterais pas que tu en aimes un autre" avec un petit s, alors que j'aurais souhaité que ce soit un futur simple : Je ne supporterai pas que tu en aimes un autre. Voilà. Il y a certaines chansons qui ne devraient pas être concernées par le conditionnel. Amour inconditionnel.
    Comme je vais me retrouver seul pour la première fois de ma vie à noël, les invitations, timides ou motivées, douces et sincères comme des premières neiges commencent à pleuvoir par dizaines, mais je crois que je trouverais ça encore plus triste de le passer chez d'autres personnes quelque soit leur degré de proximité. Seule solution, me dit Pierre (Charvet), il faut que tu te trouves une fiancée pour noël ! Une fiancée pour noël ? Oui, j'y vois surtout une bonne idée, du moins une bonne accroche pour promouvoir mon concert du 22 décembre : mesdemoiselles venez au concert et repartez avec le chanteur pour noël !
     
    13.12.05
     
    L'amour quand il est bien mené, bien fait, est un répertoire de formes, une invention et une appropriation de la langue, une rotative à images, à idées, une machine à produire de la souffrance artificielle, une calomnie pour les massacres et l'éphémère, et quand il ferme sa porte doucement il est ce coquillage échoué sur le sable après un long voyage et qu'on n'ose pas porter à l'oreille de peur de se faire éclater la cervelle.
     
    Pour le concert du 22 décembre j'aurais bien joué une version de trois quarts d'heure de Laisse-moi devenir ton homme. Ne serait-ce que parce que cette chanson contient la plus belle phrase de la chanson française...J'ai évoqué l'idée l'autre jour en répétition et je dois dire que cela n'a soulevé qu'un enthousiasme distant chez mes musiciens. Même si j'y mettais plus de pugnacité je crois que nous n'aurions de toute façon pas suffisamment de temps jusqu'au 22 pour construire une version palpitante de trois quarts d'heure d'une seule et même chanson. Et puis le public a envie d'écouter d'autres titres du disque, je l'approuve. Mais s'il n'en tenait qu'à moi, qu'à mon envie et ma nécessité du moment, voilà, on aurait juste joué deux ou trois chansons parmi lesquelles : trois quarts d'heure de Laisse-moi devenir ton homme, et La chanson de noël évidemment. Le concert du 22 décembre aurait été le concert où j'aurais fait trois quarts d'heure de cette chanson comme les concerts d'octobre furent ceux où j'ai récité sur scène le texte de Michel Foucault. Dans l'idéal il faudrait qu'il y ait une surprise comme ça, à chaque concert. Que les gens puissent se dire : Tiens, je suis venu le jour où il a fait ce truc complètement dingue. Et une autre fois c'était encore une autre idée, différente. C'était dingue mais il y a mis tellement de coeur qu'on en a tous compris le sens.
     
    14.12.05
     
    Lysa me demande d'avoir confiance en elle, et je dis oui bien sûr. Un peu impressionnant la réanimation. J'ai crachoté dans la soirée quelques pages de roman, une transition avec les nouvelles chansons qui ne vont pas manquer d'arriver. Je cherche un alcool acceptable pour moi quand je sors ou qu'on m'entraîne dans les fêtes car je ne peux pas demander du thé Pu-erh partout. Un alcool qui soit ma signature au même titre que le thé chinois. Le Bitter Campari est ma première idée, à cause de la référence aux Petits chevaux de Tarquinia , mais je ne sais pas si ça se fait encore et je n'ose pas demander aux barmen : ça se fait toujours le Bitter Campari ? Parce qu'en cas de réponse négative c'est toujours le client qui ressent une sorte de gêne atroce, comme s'il venait d'entrer chez un armurier pour demander un drapeau blanc.
    Il est quasi impossible d'avoir une conversation de plus de quatre mots avec un barman. Et il m'est arrivé qu'on me présente des filles dans des contextes non alcoolisés et que je suspecte dès les premières secondes qu'elles ambitionnaient une carrière de barwoman.
    L'autre soir je suis sorti boire un verre avec Louis et j'ai commandé un Martini. J'ai pensé qu'il y avait ça à la maison, quand j'étais enfant, dans le bar américain de mon papa : du Gancia, du Martini, du Campari et de l'Americano. J'aimais bien ces noms rigolos et puis aussi les étiquettes chatoyantes des bouteilles, et le miroir amovible du plateau du bar qui reflétait la collection de bouteilles miniatures comme une armée napoléonienne. David pense que je devrais boire de la vodka-orange, et pourquoi pas du Malibu coco pendant qu'on y est ? Le vrai problème c'est que je n'aime pas spécialement l'alcool, et adolescent dans ma hauteur inquiète et ardente, je méprisais l'état et les facilités qu'il produit chez les êtres. Il va donc falloir que les bars qui souhaitent voir admise en leur zone ma pâleur incandescente et poétique (le goût des rallonges) s'approvisionnent en thé Pu-erh, ou bien je resterai à la maison, il y a souvent des filles aussi jolies qu'à l'extérieur (car c'est de là qu'elles viennent après tout) et davantage de bons livres.
    Manifestations douces par courrier ou dans la rue comme l'autre jour de personnes anonymes ou croisées lors de brefs échanges qui me remercient chaleureusement pour mon Journal, la folle endurance, et de continuer à écrire et le mettre en ligne, malgré le travail et les occupations extérieures qu'ils imaginent - et ne s'y trompent guère - de plus en plus préoccupantes. Cela me fait toujours un immense plaisir, recharge à bloc les avancées du jour, de savoir que ce Journal touche et accompagne, qu'il devient une visite agréable chez certains, une habitude irrésistible chez d'autres ; ou une passion secrète, encore, pour les plus fiévreux et passionnés.
    En traversant la ville le coeur battant sous la pluie pareil mais au féminin, j'ai acheté le magazine Vogue consacré à Kate Moss dans un kiosque de l'avenue des Champs Elysées. Comme le numéro offre quatre couvertures différentes j'ai pu m'adonner à l'un de mes sports préférés : choisir le meilleur parmi du bon. En revanche, nulle trace du disque Comme elle se donne dans le supplément des cadeaux essentiels à offrir pour noël. Hum, je croyais que Vogue avait plus de goût...
    Pris un Café au Rouquet, boulevard Saint-Germain, le temps d'écrire ceci dans mon carnet :
     
    Au Café j'aime les visages mangés par les glaces,
    Ils sont synonymes de disparition d'une partie.
    Une inattention et ho !
    Une autre a pris la place.
    Où est passée la fille ?
    Dans la mémoire de la glace.
     
    15.12.05
     
    Rue de Rennes.
     
    Rue de Rennes avec Jean-Vic, le flot poissonneux des filles jolies prises dans le filet percé des yeux, il me désigne une grande qui selon lui me plairait parfaitement, ma came à tout rompre. Plus loin, dans mes pensées :
    - J'adore cette fille, dis-je.
    - Celle qui est passée ?
    - Non, celle qui restera.
     
    16.12.05
     
    François.
     
    - On te voit partout en ce moment, dit David avisant un kiosque à journaux, Staline à côté il peut aller se rhabiller !
    - Charmant parallèle, dis-je.
    David me parle de Marco, un de ses amis qui devait lui organiser quelque chose avec une fille, un rendez-vous, un samedi soir, un piège faiblard de cet ordre.
    - Il voulait me présenter une meuf dans mes cordes mais il a annulé.
    - Une fille dans tes cordes, c'est quoi, une catcheuse ? crois-je bon de me renseigner avec amitié.
    - Très drôle, non, une meuf qui aurait été susceptible de me plaire.
    - C'est-à-dire une pas susceptible. Et alors c'en est où ?
    - Hé bien il a annulé le rendez-vous sous prétexte qu'elle n'a pas une peau saine !!
    - Sage décision. Tu veux dire, elle ressemblait à Hulk ? 
    - Tu sais Jérôme j'y ai longuement réfléchi mais je crois que je préfère Hulk à King Kong. Je le trouve plus humain.
    - C'est la sagesse qui s'exprime par ta voix, mon vieux. Oui c'est vrai Hulk est plus humain que King Kong. Mais les filles parfois font des dégâts comme les gros Kong que nous sommes, et il faudrait de temps en temps leur offrir des masques de singes pour équilibrer le débat, pour leur rappeler ce qu'il y a à voir quand elles se regardent dans la glace. Il y a des jours bien difficiles bien amers où il y aurait rupture de masques de singes dans les magasins de jouets. Et parfois j'étais tellement un jouet entre leurs mains tu sais que mon sac sur le dos je rentrais par la rue Monge, et je m'arrêtais dans le magasin de jouets comme si c'était mon chez moi, la commerçante était bien embarrassée en me voyant franchir le seuil de la porte...
    - Et tu lui expliquais ?
    - Il y a un moment où les explications ne servent plus à rien.
    - Tiens regarde Jérôme ! Une fille qui fume dans la rue ! Je trouve ça très vulgaire une fille clope au bec dans la rue !
    - Entièrement d'accord avec toi, on devrait l'épouser, ou lui filer une gifle ça aurait au moins le mérite de faire tomber la clope.
    - La fille que t'as en vue, parce que tu as bien une fille en tête, une fille en vue...
    - L'amour est aveugle et pourtant il y a toujours quelqu'un en vue.
    - Bon cette fille elle a la peau douce au moins ?
    - Hé ho ! Je ne sors qu'avec des filles qui ont la peau douce et qui me font les 400 coups."
     
    17.12.05 
     
    Seul à traîner dans les étuis de la nuit. De soirées en fêtes, de derniers métros en stations de Taxi, il arrive parfois que je rencontre quelqu'un que j'ai fréquenté assidûment à un moment de ma vie, la saturation heureuse de se voir, et alors il y a bien toujours un Café pour nous accueillir un moment, en souvenir de l'éperdu ; pour étaler son je m'en sors mieux que toi ; et si on écrit son je m'en sors mieux dans une glace à l'envers, son je m'en sors deviendrait peut-être mensonge. Toujours un Café vers Odéon jusque tard dans la nuit même si comme me l'a dit Pierre (Charvet) l'autre soir en rageant : Ne pas trouver une boutique de photocopies ouverte à quatre heures du matin montre vraiment la faiblesse de Paris sur New York !" 
    J'ai revu X qui m'a tant fait souffrir il y a quelques années. Une souffrance noire d'abord, atone et violente. Puis la colère ayant mangé ma tristesse, quelque chose de profitable en était sorti. Je parle d'écriture.
     
    Je n'ai jamais compris comment les filles pouvaient me faire souffrir. Et c'est peut-être cela qui m'a toujours empêché de me tuer.
     
    X me parlait de sa vie éclatante, furieuse et bancale, devant son mauvais thé, et je voyais très sûrement que je n'aurais pas trouvé de place dans ce qu'elle est devenue, je n'aurais pas su accompagner ses changements ses désirs même dans le leurre toujours ardent chaud bluffant tant qu'il dure de l'amour physique. Souffrir fut une élégance de ma part, car si nous avions poursuivi ensemble notre route la souffrance qu'elle aurait connu de mon désamour eût été plus âpre et moins acceptable je le crains mais qui sait ? 
    J'ai essayé de consoler en quelques mots brefs mais pleins de fermeté chaque faille que je suspectais ou qu'elle me montrait en parlant trop vite ou beaucoup trop comme une petite fille montre les jouets de sa chambre dans la précipitation, les uns à la suite des autres et tout à la fois, faisant l'article au petit voisin qui reste les bras ballants quelque part entre l'émerveillement l'envie la timidité et la tristesse. Je l'ai rassurée là où elle doutait, et suis allé avidement dans son sens dès qu'elle affirmait quelque chose. J'ai joué à ce qu'elle voulait que je joue.
    Mais une fois resté seul sur le boulevard je suis revenu à moi avec toute cette souffrance qu'elle m'avait donné, autrefois sur l'instant, et qui n'en finissait pas de se recycler dans ce que je suis devenu. Avais-je manqué de perception à ce point ? J'aurais pu me détruire vraiment, sur le coup, si j'avais fait confiance à l'instant. Il suffisait de laisser passer une dizaine d'années pour comprendre que l'instant de rupture entre deux personnes ne contenait ni vérité ni crime ni miracle. Qu'il n'avait pas plus de poids qu'une photographie. Et si on le chargeait de tant de souffrance et tellement d'irrémédiable, au final cela ne concernait que nous, que notre solitude encore. Ô personne dans ce monde ne nous aidera jamais à partager l'instant équitable comme un fruit.
    Seul faire l'amour peut-être l'effleure.
    J'étais sur le boulevard et voici que je me sentais d'autant plus seul que dépossédé de la validité de mes chagrins. Je veux dire je m'en voulais d'avoir tout misé en souffrance sur la dureté, la cruauté inacceptable de quelqu'un qui aujourd'hui me prouvait qu'elle souffrait à son tour depuis nous, plus violemment encore que moi sur le moment.
    A moins que cette tristesse que je porte comme une soeur douce et invisible, qui me serre et m'opprime le coeur, cette tristesse qui fait mes mains brûlantes parfois sans raison particulière, ne prend-elle jamais les autres, les amantes, leur démission et leur capacité à décevoir, uniquement comme prétexte, comme aires de jeu où exister, tomber à genoux puis se refaire une santé ?
    J'exagère certainement, et j'en voudrais toujours (en douce) à celles qui m'ont fait souffrir quand je les aie aimées d'une intensité qui ne transigeait pas ; mais je sais aussi que le temps qui passe et la folie entrevue dans le coeur des revenantes croisées sur le boulevard posent le problème soit de l'invalidité de mes chagrins, soit de leur perpétuité jamais éclaboussée de visages.
     
    21.12.05
     
    Le lézard sous la pierre.
     
    Quand on me parle de l'impudeur du Journal il s'agit toujours d'une impudeur présumée ; j'ai toujours la sensation d'éviter la trivialité et plus j'écris d'augmenter le mystère, du fait que je dispose de l'écriture d'une journée au même titre que quelqu'un qui se lèverait le matin prendrait pleine conscience des trajets qui lui sont offerts pour arriver ou décider de sa destination, et devrait bien s'occuper d'un chemin, quitte à passer par des tunnels ou creuser ses propres routes.
    Par exemple souvent un petit dialogue amusant, divertissant mais pas uniquement voudrais-je dire, comme celui du 16 décembre, vient recouvrir toutes les choses plus difficiles qui sont arrivées dans la journée et que j'ai préférées taire, soit par pudeur, soit pour ne pas me montrer trop dupe de l'instant, pour ne pas blesser un tel ou une autre (la fiction a été inventée pour cela), ou encore parce que je sais que l'écriture dans certains cas prend valeur oracloire et que je me garde des noirceurs qui me passent par la tête et me traversent le coeur.
    Ainsi, certaines fois, la vie est comme un lézard qui gigote sous la pierre de l'écriture.
    J'écrabouille les faits-divers ou les humeurs cruelles, versatiles mais passagères du lézard par la forme irascible et pourtant en mouvement de l'écriture. Le lézard est trop veule et trop occupé à gigoter dans tous les sens pour comprendre que la pierre est aussi en mouvement, que c'est une pierre à sculpter, en devenir ; et, lorsqu'il advient que dans ses étranges mutations la pierre prenne l'apparence du lézard, il est temps pour moi de sortir dans la rue.  
    Il y a toujours des femmes plus jolies qui se promènent dans les rayons de la librairie La Hune que dans les travées de L'écume des pages, librairie qui lui est quasi-mitoyenne sur le boulevard Saint-Germain. Cependant je préfère acheter mes livres à L'écume des pages (moins le foutoire). Donc je fais d'abord un tour à La Hune pour regarder les filles, et ensuite file à L'écume pour me consoler dans les livres.
    Je dis ça mais en fin de compte il n'y a que les gens qui ne lisent pas - ou que des conneries rasoires - qui ont ce fantasme que les livres consolent. Les livres ne consolent de rien ; même pas de ne pas savoir écrire. Ils sont aussi lourds ou aussi fins que certaines de nos rencontres ; on les flanque sur une étagère comme on range et aligne les connaissances dans son répertoire téléphonique ; et parfois on les laisse tomber en cours de route comme la plupart des gens auxquels on s'intéresse un jour dans cette vie.
    Pour soi, dans les livres, il y a les imposteurs ou les grandes rencontres. Parmi les grandes rencontres depuis qu'on m'a offert L'homme arbre je m'avale toute l'oeuvre de Joann Sfar, stupéfiante d'intelligence, d'à-propos et de finesse. On m'a offert L'homme arbre en raison de ma chanson : Le jeune homme changé en arbre (La prochaine fois penser à faire une chanson sur un loft à New-York, un appartement boulevard Saint-Germain, un Jet privé - bien que dans ce dernier cas j'ai une sainte horreur de l'avion mais il y aura bien quelqu'un dans mon entourage à qui cela fera plaisir...) ; et je dois dire que c'était une expérience troublante de lire Education européenne l'un des Romain Gary que je préfère puis, à quelques semaines d'intervalles, L'homme arbre de Joann Sfar. Essayez, vous m'en direz des nouvelles ; ou vous en écrirez.
     
    Acheté le numéro cartonné du magazine Bang sur la nouvelle vague Manga, uniquement pour l'inédit et l'interview de Kiriko Nananan. Depuis ma lecture d'Everyday, l'oeuvre de Kiriko Nananan exerce sur moi une grande fascination, productrice de sensations et d'émotions que je peux facilement identifier du fait que les filles que dessine la jeune Kiriko Nananan sont esthétiquement le genre de filles qui me touchent, et, dans l'économie de trait, dans l'attention toute picturale portée au détail, par exemple une façon de poser le plat de la main sur le visage d'un ou d'une amoureuse, il y a une saturation et une vacance de l'instant, une épilepsie romantique et une mélancolie qui fout dans la marge, une force incroyable du propos amoureux qui retranche les protagonistes de tout ce qui n'est pas de l'ordre de l'absolu, et en cela, les centres d'intérêt de Kiriko Nananan s'apparentent directement à ce qui me bouleverse chez Marguerite Duras, et qui est je crois ma façon de vivre et d'exister l'instant, sa cavalcade son repli sa fuite et son dépassement, quand je tombe amoureux.
    J'ai donné Agatha à X quand elle est venue l'autre soir à la maison et du coup je l'ai racheté et en ai profité pour le relire. Je reste toujours dans l'enfance de l'impact que ce livre fait sur moi mais je pourrais en dire autant du Navire night, de La maladie de la mort aussi que j'aime tant, même si j'ai envie que ce soit autre chose la maladie de la mort ; et c'est un très grand livre parce qu'en le lisant je peux l'amener vers cette autre chose que je voudrais qu'elle soit.
    Dans Agatha il y a juste une phrase que je ne comprends pas. C'est : "Je pars pour aimer toujours dans cette douleur adorable de ne jamais te tenir, de ne jamais pouvoir faire que cet amour nous laisse pour morts. " Ce que je ne comprends pas c'est comment la douleur puisse être adorable, comment cette douleur de ne jamais te tenir puisse être adorable ? Si Marguerite était encore là je lui demanderais : Mais voyons Marguerite, comment une telle douleur peut-elle être adorable ?! 
     
    Journée difficile, beaucoup de mauvais sang pour X. Et puis la délivrance par des signes d'elle reçus dans la soirée. Du coup pendant que je savais qu'elle dormait j'ai envoyé des messages très dégueulasses sur son téléphone. Je veux dire très beaux, et très dégueulasses.
     
    Concert de demain. Beaucoup de plaisir avec la set-list que nous jouerons. Maintenant que j'ai à ma disposition des chansons que je trouve suffisamment valables, fiables sur la durée, j'arrive à traduire une humeur, une part de ma vie, une nécessité du moment rien qu'en choisissant, en inclinant l'ordre des chansons.
    D'ailleurs ce n'est pas tant de savoir si une chanson est bonne ou pas...ça ne dit pas grand chose...Il faut juste qu'elle soit fiable, qu'elle ne trahisse pas mes intentions.
    Les variations subtiles du répertoire expriment ce que je suis au moment de tel ou tel concert, donnent un corps sensible à ce que j'ai dans le coeur, ce que je souhaite transmettre ou hurler - sans le hurler justement.
    C'est encore une manière de créer quelque chose avec le public que cette façon d'apporter du sens dans l'agencement des chansons, comme l'ordre des pièces et modèles présentés pendant un défilé de prêt-à-porter ou de haute couture peut-être ; alors demain, dans cet esprit, notre robe de mariée sera La chanson de noël.
     
    27.12.05
     
    Souvent le drame de l'amour consiste à projeter les espoirs de toute une vie en une personne qui, quelque soit sa bonne volonté, n'avait rien demandé une seconde avant qu'on la rencontre.
     
    31.12.05 
     
    Noël difficile et plat si je prends pour référents ceux de mon enfance ; la première fois qu'il n'y avait ni sapin ni crèche, encore moins cette atmosphère douce et spécifique bercée par les chansons de Ray Coniff que passait mon papa depuis le milieu de l'après-midi ; je m'étais bien fait quelques cadeaux (ma façon de me distinguer de la vie) mais ils n'ont pas dépassé le stade de l'emballage (résumé de ma situation avec les filles la majeure partie du temps cette année, ce dont, la majeure partie du temps, je ne me suis pas plaint).
    J'ai attendu un coup de fil qui s'est perdu en chemin, a glissé sur une corniche, s'est rétamé sur l'ardoise de la nuit, et a fini dans une rigole. Pourtant je n'ai pas cherché à faire la comparaison avec les noëls de mon enfance - quels liens établir entre des moments perdus et ce qui arrive au gré du vent ? - je sais que ces émotions ne reviennent pas, que la sensation de protection à ce niveau n'est pas prévue pour tout de suite ; malgré tout, le temps de l'enfance n'est jamais loin de moi dans les circonstances, pour les choses et les personnes, où j'ai l'impression de croire encore au père-noël.
     
    Période très dure, brûlante. J'oscille entre des moments de grande euphorie et de profonds désespoirs. Sans transition des uns aux autres. Et je travaille dans l'urgence, comme en cachette de ce qui me fout à terre, comme en sursis d'être à nouveau rattrapé, arraisonné, surveillé, par l'abattement et la déréliction.
    En très peu de temps je construis un pont et dès qu'il est fini je n'ai qu'une envie c'est de m'y jeter.
    Je disais à X l'autre jour qu'il me semble que depuis la mort de mon père je n'ai connu ni refuge, ni repos, ni répit ; pas de halte ou de révélation - mais ces choses-là sont trop dures pour le Journal, je n'en verrai pas l'intérêt quand demain je relirai ce passage au moment d'en écrire un autre, je trouverai cela trop dur ou bien trop en-dessous, inexprimable ici, alors soyons poli et laissons cela pour la fiction.
     
    Bertrand qui me cueille dans le quartier Mouffetard me parle de ma chanson Demain sans importance. Il me dit qu'un jour je ne serai plus triste, que je n'aurais plus qu'à me souvenir du temps où j'étais triste comme lui s'en souvient maintenant avec tendresse quand il écoute mes chansons. Il m'assure que je rencontrerais une fille auprès de laquelle je serais bien et qu'il n'y aura plus de douleur, que les douleurs passées paraîtront sans offense.
    Hey Bertrand, je serai toujours triste : de tout ce qui n'a pas été à la hauteur ; de tout ce que je n'ai pas retenu tandis que j'aimais tant ; de tous les moments à l'importance oubliée par leurs protagonistes et qui continuent de brûler en moi, nourris maintenant d'un double feu ; de tout ce qui a offensé mon coeur ; je serai triste de ce temps si mince aux chevilles aux genoux aux seins de la fille que j'aime sans que mes mains soient des pansements suffisants aux coupures de l'éphémère ; triste que la nuit ait plus que quatre saisons et moins que deux empreintes ; triste des séductions qui nous écartent de l'essentiel ; et de la peur l'effroi de perdre l'autre dans ce qui peut très bien nous arriver aussi ; triste au dégoût que l'effroi soit de plumes ; triste de ne jamais se faire comprendre et de laisser le temps défaire ce qu'on avait tenu si fort ; triste de produire des épisodes et non des rituels, de l'incertain et du plaisant, et non de l'absolu et du fiable ; triste des jambes qui furent des totems et qui ne servent plus qu'à s'éloigner de vous ; triste que la connivence entre deux personnes n'existe peut-être que par accident, du moins par circonstance ; triste de frapper au coeur de l'autre jusqu'à un jour traverser la fenêtre de l'amour absolu.
     
    Des mois que je ne dors pas d'un trait il me semble. La file des gens au Grand Palais sous la flotte qui piétinent pour aller voir les toiles de Klimt, de Kokoschka, de Schiele. Les gens qui passent comme au peep-show pour aller voir les filles de Klimt en plein travail, les joues perpétuellement en feu, prises en état de jouissance. Et, autrement, laissées pour compte, celles de Schiele dans des toiles où s'instaure entre le peintre le modèle et le spectateur, le même rapport de violence et de suspension qui existe entre le vautour, Antigone, et le cadavre.
    Jeune femme asiatique très belle dans le métro (ligne 10). Je pourrais m'écrouler dans ses longs bras si je n'étais pas tenu par le livre que je lis.
     
     
     
     
     
     
     
     
    -----------------------
    retour menu :  site jerome attal :