chapitre 45.
     
    09.02.06
     
    Je n'aime pas les voyages si c'est pour aller trouver les bras de personne au retour. Même dans L'odyssée Homère n'a pas osé concevoir un tel truc.
    Conférence de presse d'Acoustic dans un Café des grands boulevards. Dans le film de promotion : extrait de notre passage et de mon interview. Petit-déjeuner et photos avec l'équipe de TV5 et Sébastien (Folin).  
    Je vérifie mon téléphone. Combien de fois pas jour vérifie-t-on son téléphone dans l'attente maladive d'un signe de la personne qui, dans le même mouvement, nous chavire et nous tient en ce monde ? 
    Lu dans la correspondance de Flaubert : "L'Art doit s'élever au-dessus des affections personnelles et des susceptibilités nerveuses". Hé bien, non.
     
    11.02.06
    Jusqu'à deux.
    Vous disiez ne plus jamais vouloir tomber
    Amoureuse.
    Qu'ils vous promettent l'éternité
    Et puis ils vous lâchent la main
    Un matin.
     
    Les amours d'antan ont toujours peur pour leur visage.
    Et leurs cheveux.
    Visage pourtant jamais ne change
    Dans le coeur de celui
    Qui se souvient.
     
    Si le soleil admet des dunes c'est que le soleil est du sable
    Sous le vent.
    On ne peut pas passer toute la journée au lit.
    Pourquoi les filles se cognent toujours contre les murs
    Même dans les grands espaces
    Pourquoi toujours cette rose tentation de l'obscur ?
    Si un amour peut se cacher dans les dunes, c'est que cet amour c'est du sable
    Sous le vent.
     
    Il y en a bien qui me traversent
    Mais aucune qui ne reste
    à l'intérieur
    Le temps de compter
    Jusqu'à deux.
     
     
    13.02.06
     
    Ma mère me demande dé vérifier l'accord d'un adjectif dans une lettre qu'elle écrit au docteur qui s 'est occupé d'elle à la clinique. Elle me dit : "C'est terrible, dire qu'autrefois j'avais tous les prix en composition française, et aujourd'hui j'ai l'impression de ne plus savoir écrire : j'écris comme je parle !"
    - Oh ne t'en fais pas, lui réponds-je, Dostoïveski n'a jamais souhaité faire que ça !"
    Mardi après-midi j'ai demandé à Cyrille s'il pouvait chercher un rythme pour La pornographie (autrefois programmé sur boîte à rythmes) et, en très peu de temps, il a trouvé à la batterie quelque chose de très convaincant sur lequel tout le monde s'est calé avec bonheur ; du coup nous avons joué en répétition une version de La pornographie qui nous semble la meilleure à ce jour, et bien que je l'eusse volontairement évincé de notre répertoire depuis maintenant plus d'un an, nous en donnerons une version inédite au Café de la Danse le 1er mars. Celles et ceux qui, il y a encore un an et demi, venaient de Chine ou du Québec exprès pour m'entendre dire : C'est dégueulasse la vie d'adulte, vont pouvoir prendre leurs tickets.
    14.02.06
    Dans mon téléphone portable il n'y a en mémoire quasiment que des messages la concernant. 159 que j'ai reçus d'elle. 201 que je lui ai envoyé. Ce téléphone portable devient une histoire en textos de ces six derniers mois. Un musée d'instants, de courses précipitées, de rendez-vous impatients ou manqués. De délivrances, de nuits coupées par les signes. Une cathédrale ou un cimetière de ce que la vie fera de nous. Mémoire qui peut s'effacer d'un trait si demain ça se délite, elle me bazarde en route, m'épuise, me laisse pour mort, ou si de mon côté une émotion plus forte l'emporte, une inattendue plus intime, plus proche de ce qui me bouleverse et de ce que j'attends de la vie, et qui rendra tous ces mots laissés, amers et sans résonance, sans grande vitalité ; Cimetière d'instants. Ou, au contraire, poursuite merveilleuse qui fera de ce téléphone un début, un mode d'emploi pour l'absolu, en une sorte de recueil d'haïkus - car pour chaque texto je n'ai droit qu'à un nombre limité de mots, et de fait, chacun de mes messages se transforme en un casse-tête qui me rapproche au moment où je les conçois si ce n'est du style du moins des préoccupations d'un Ôtomo no Yakamochi (718 - 785 après JC) ou de la princesse Shikishi (morte en 1201). Peut-être faudrait-il un jour lui offrir ce téléphone comme un scarabée magique qui contient pour toujours une face de notre histoire. à les relire, en réponse l'un de l'autre, il y a des choses vraiment épatantes. Ce matin je songeais à ça, on m'interviewait sur les chansons, le Journal, et les nouvelles dont la dernière écrite en août dernier sortira le mois prochain dans la revue Bordel, j'ai dit à un moment : 
    - Ô vous savez, peut-être que ma véritable oeuvre se trouve dans les textos ou les mails que j'aurais envoyé à la personne qui m'occupe le coeur."
    J'ai dit ça un peu pour déconner. Je dis souvent en interviews des trucs un peu pour déconner. J'espère que la journaliste ne m'a pas pris qu'au sérieux. Cela étant, l'un peu pour déconner suppose que ce n'est pas du complet n'importe quoi, il y a quand même quelque chose de juste, un aspect à prendre en compte dans cette petite malice. Mon téléphone, donc - et cela dépend de l'intelligence que nous avons elle et moi l'un de l'autre, au jour le jour, de l'urgence à se trouver, de l'oubli qu'elle décide, de l'espoir et de l'élan qu'elle me donne, ou de l'abattement profond et invivable dont elle est la cause, mon téléphone hésite, pour les instants merveilleux qui y sont recueillis, entre la cathédrale et le cimetière.
     
    15.02.06
     
    Je sors rarement avec l'i-pod et les écouteurs sur les oreilles ; la ville a suffisamment de murmures et d'attractions à ne pas manquer, et aussi le froissement des inconnues qui vous chahute le coeur a son inégalable musique ; pourtant après être resté à la maison une bonne partie de la journée, j'ai fait un tour dans le quartier avec l'i-pod en mode random, et suis tombé sur cette chanson de Gilbert Bécaud qui s'appelle : C'est en septembre. Bécaud est un chanteur que mon papa écoutait quand j'étais enfant, parmi Joe Dassin, l'orchestre de Ray Coniff, Bing Crosby, et aussi des trucs comme Boney M et Mort Shuman. Mais en variété française il y avait principalement à la maison les vinyles de Joe Dassin et de Gilbert Bécaud. Mon papa lui ressemblait physiquement, il avait des faux airs de Bécaud comme on disait dans le temps. Alors en tombant sur cette chanson très nostalgique : C'est en septembre, tout d'un coup je suis cueilli par l'émotion insurmontable du souvenir de mon papa, l'enfance et la protection à jamais disparues.
    Quelqu'un prend soin de vous et, un jour vient, il n'y a nulle part où poursuivre le lien ; nul soir où rentrer et, dans l'encadrement de la porte, se chauffer au souci et au sourire d'une gaieté immense. Je commence à pleurer sans pouvoir m'arrêter, en pleine rue, des sanglots me montent à la gorge et aux yeux, et je m'aperçois soudain que je suis rue la Fontaine, alors je me dis que pleurer rue la Fontaine, ça va ; ça va aller.  
     
    16.02.06
     
    - Je sais pas ce que je vais faire avec cette fille, m'annonce-t-il, si ça ne tenait qu'à elle on se verrait tous les soirs, il faut que je mette des règles attaliennes.
    - C'est quoi des règles attaliennes ? m'enquiers-je, toujours amusé de la façon dont les autres me perçoivent.
    - Hé bien des règles à la dure, quoi ! Faut pas qu'elle croit que je suis un mec à la cool. Un de ces connards qui parce qu'il a baisé deux fois avec une meuf  raconte à ses potes qu'il est en main. Bref faut pas que je devienne accroc !
    - Mais moi je suis hyper accroc, dis-je dans une plainte merveilleuse et douloureuse à la fois. à cran et accroc.
    - Oui mais en ce moment c'est n'importe quoi Jérôme, moi ma référence c'est la période attalienne où tu baisouillais à droite et à gauche !
    - Je n'ai jamais baisouillé à droite et à gauche. Je hais le mouvement qui déplace les lignes...
    - Tu baisouillais à droite et à gauche, ré-invente pas l'histoire ! Là t'es pris dans une mécanique, ce sont des circonstances exceptionnelles mais il suffirait de pas grand chose pour que t'ailles rebaisouiller à droite et à gauche.
    - Il y a erreur sur la personne.
    - Ouais enfin bon tes petites partouzes là...le triolisme tout ça...
    - Il y a des différences entre le triolisme et la partouze tu es au courant quand même ? Ne serait-ce qu'en nombre. Un peu comme entre mes concerts et ceux de Robbie Williams par exemple.
    - Moi j'en vois pas trop de différence entre le triolisme et la partouze !
    - Hé bien c'est simple : le triolisme c'est de la gourmandise légère (juste avant le pêché), de l'abnégation parfois, je veux dire c'est le frisson de s'effacer et la tentation de revenir. Et puis qu'y a-t-il de plus beau que deux filles qui font l'amour devant toi ? Pour toi et avec toi ? La flagellation du Christ de Piero della Francesca ? Parce que l'énigme reste entière peut-être, et encore ? Qu'est-ce qu'on en a à foutre de l'énigme quand on a le labyrinthe déroulé devant soi ?
    - J'ai pensé à toi, hier, Jérôme. Pendant qu'on baisait j'ai pensé à toi. Elle a de grosses gougouttes.
    - Et alors ?
    - Je la caressais, je lui caressais ses gougouttes et j'ai pensé à toi en train de me dire : Toi t'aimes bien les filles qui ont des grosses gougouttes !
    - Je suis très prisé pour la pertinence de mes réflexions, dis-je.
    - En plus elle me parle de toi ! Elle me dit : T'aimes toujours Jérôme, non parce que je l'ai vu dans Elle et tu trouves pas qu'il se la pète ?
    - Elle trouve que je me la pète parce qu'un article m'a été consacré dans Elle ? Elle est définitive, épouse-là.  
    - Elle est du genre Ménilmuche ! Mais elle habite dans le dix-neuvième ; c'est plus laid que Ménilmontant le dix-neuvième mais j'ai plus de sympathie pour les gens qui habitent le dix-neuvième ! C'est moins ringard ! Bon, pour en revenir à cette histoire de gougouttes, tu m'as un peu contaminé. Je sais pas si j'aime vraiment autant que ça les grosses gougouttes. Maintenant j'aime bien comme toi les petits seins, les pommes.
    - Les petits seins ça n'a rien à voir avec les pommes, crois-je bon de préciser. Le seul rapport avec les pommes, c'est que ça te met l'esprit en compote. 
    - Cézanne il a peint des pommes. Moi je ne comprends rien à Piero della francesca. Cézanne ça va, c'est de la métaphysique terrienne. C'est moins puissant que Soutine, mais plus compréhensible que Piero. Pour ton histoire de labyrinthe, tu dirais que faire l'amour c'est comme entrer dans un labyrinthe ? 
    - Je dirais que c'est comme un labyrinthe parce qu'il fait bon y perdre l'orientation par des chemins détournés. Mais je pense aussi que c'est plus cruel qu'un labyrinthe. Parce qu'il suffit d'un faux mouvement pour risquer la sortie immédiate."
    17.02.06
    En règle générale une fille s'occupe plus de son poids que du poids de ses actes.
     
    Est-ce que ton corps se laisse aimer autant que le feu ?
    Est-ce qu'il y a une marge, un bas-côté, une année entière ?
    La pluie qui tombe sur les premiers travailleurs et qui laissera en paix les suivants.
    Le cordon de sécurité de ton coeur que j'ai enjambé, franchi, puis remis en l'état.
    Rien ne se retrouve tout se rafistole.
    Mais dans les éclats de ton rire la gravité s'est détachée.
    Je ne supporte que la beauté du don, et préfère mille fois la souffrance de ne pas recevoir à ce qui se fait sur le mode de l'échange - qui me blesse et me répugne.
    J'ai deux manques de sommeil : l'impossibilité positive de dormir les nuits pendues l'un à l'autre, et l'impossibilité négative des nuits malades à attendre son appel. C'est une grande piste blanche où il n'y a plus de cap à franchir entre le jour et la nuit, sauf que le jour est encombré d'événements, et, tant que cette piste blanche n’est pas devenue rouge, ardente pour nos corps séparés d'un impossible retour à la normale, le jour est encombré d’événements d’une tristesse démultipliée et d'un bonheur inutile.  
    18.02.06
     
    Soirée avec Lysa dans ce bar où nous enquillons doucement les ice cold martini. Au moment de partir - quand la nuit fait de la ville une patinoire, bien que les patinoires ne soient jamais lucides, et que la ville cela lui prend, de temps en temps - personne n'a de monnaie pour laisser un pourboire à l'escouade de serveuses qui ont bourdonné autour de nous. J'ouvre mon portefeuille en deux : rien que le double de la clé de chez moi.
    - Tu n'as qu'à laisser la clé, me dit Lysa dans un grand sourire.
    - Oui, tu as raison, réponds-je, il faut absolument laisser quelque chose." Et je jette la clé qui tinte dans la soucoupe apportée avec la note. Après notre départ la serveuse qui viendra débarasser se demandera ce que cette clé peut bien signifier ou ouvrir. Un coffre à trésor ? Une suite quelque part ? En tout cas, même si ça ne nourrit pas son homme, elle aura pour la soirée été payée en poésie et en énigme.
     
    19.02.06
     
    Pas assez de moyens pour imprimer des affiches de concert, et de toute manière pas d'argent pour payer les emplacements légaux et utiles. C'est une situation très difficile, où étant la première signature d'un label naissant je n'ai pour l'album quasiment aucune puissance de feu commerciale. En même temps grâce au dynamisme et à l'investissement de ce petit label indépendant il n'y a pas eu une semaine depuis la sortie du disque où n'avons pas eu une actualité médiatique, j'ai pu faire ce que je voulais sans contraintes ni trop de déconvenues au niveau artistique, tant pour les chansons que pour la pochette. Personne n'est venu me voir en me disant : "Il est où le single ?". Personne n'est venu me dire : "Le disque ne sortira pas tant qu'il n'aura pas convaincu telle ou telle radio". Il y a juste un manque de moyens financiers concrets pour sortir de la confidentialité, même si je suis déjà surpris - moi qui ai une grande propension à la misanthropie - de pouvoir toucher et convaincre autant de monde. Pas d'argent pour mettre des affiches dans le métro, pas davantage pour prendre des publicités dans les grands médias. En tant que première signature d'un label, peu d'effets d'entraînement, d'ascenseurs ou de deal. Donc, il faut que toutes les personnes qui veulent me voir travailler, écrire et grandir, plongent les mains dans l'âme, et pour le disque et les concerts, compter sur ce que j'appelle la propagande affective.
     
    20.02.06
     
    Nuits sans sommeil. J'écoute la pluie tomber sur le rebord de la fenêtre. Il est trois, quatre heures du matin. Passé trois heures, pour dormir, c'est foutu. Il est arrivé un moment où l'intensité partagée n'admet plus le retour, ou durement, il y a eu comme une cavalcade de jolies choses, et maintenant je ne peux plus m'endormir sans entendre le son de sa voix. C'est difficile d'en parler, d'exprimer ce que c'est, la nuit. Déjà l'écrire c'est flanquer hors de soi pour un court instant (et pourtant pour toujours) comment cela obsède et me chavire. Je ne peux en parler à personne, mais je peux l'écrire même si une fois écrit ça n'a plus rien à voir avec comment cela brûle. C'est pourtant la solution que je trouve la meilleure, la plus valable pour l'exprimer.
     
    21.02.06
     
    Mort de tante Annie, à Bruxelles. Une des trois soeurs de ma maman. La seule, avec maman, à avoir eu un enfant. Je me souviens de tante Annie comme d'une personnalité fantasque qui jouait divinement bien du piano, des tas de trucs très beaux mais toujours un peu trop vite. Dans son immeuble à Bruxelles il y a une quantité de gens qui ont dû déménager à cause de cette obstination féroce, virtuose et joyeuse, au piano. Peut-être que si un jeune type, au lieu de la houspiller tout le temps comme la plupart des locataires, était venu toquer à sa porte (oui, en Belgique on dit toquer et pas frapper pour les portes) lui demander de continuer à jouer mais surtout un peu moins vite qu'on puisse au moins reconnaître les morceaux, peut-être qu'elle l'aurait fait entrer, lui aurait offert une tasse de thé avec un nuage de lait, en espérant qu'il lui demande de l'épouser.
    Quand j'étais enfant ma maman me racontait cette anecdote que je trouvais épatante : gamines pendant la guerre, les quatre soeurs avaient suivi leurs parents dans la cave pour se mettre à l'abri d'une lourde séance de bombardements (on danse avec ce que l'époque a sous la main), et tante Annie que j'imaginais alors, au gré du récit, allonger son cou telle une autruche, se hissait sur la pointe des pieds et passait la tête dans la cave du voisin qu'elle estimait plus solide.
     
    24.02.06
     
    Dernière répétition avant le concert de mercredi. Il y a toujours une fatigue spéciale à interpréter les chansons à vide, pour les cloisons d'une salle de répétitions. Des images passent par la tête, images du passé, de lieux traversés souvent, petits films en mouvement qui scénarisent l'exploit de chanter pour personne.
    En concert c'est différent il n'y a plus la place pour les impressions du passé, plus de place pour les résurgences ; il n'y a que le moment convoqué, fragile et qui nous échappe, et qu'il faut tenir intensément.   
     
    Je ne sais plus depuis combien de temps il n'y a plus de bras pour dormir. Je perds la mémoire des jours (il me reste le goût). La vie est une sorte de scénic-railway. Il faut juste que la machine ne s'arrête pas trop longtemps quand on a la tête en bas. Et je crois que l'on reprend ses marques aussi bien dans la solitude que dans la plénitude du corps de l'autre. Il n'y a que les transitions qui soient vraiment monstrueuses. Enfin non, je dis ça emporté par l'écriture. Je ne le pense pas vraiment. Vivre seul comme aimer quelqu'un à la petite cuillère sont deux états dont il faudrait se sortir tout le temps. Mais voilà, l'autre ne s'appelle jamais plénitude.   
     
    26.02.06
     
    Ne pas rêver de salles vides, de hourras pour du vent et de confidences pour les murs.
     
     
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