Indo Pino

Un film de Martine Journet et Gérard Nougarol

Indo Pino a obtenu le Prix NANOOK,
1er prix du Bilan du film ethnographique 2002 - Paris


" Au coeur d'une forêt hostile, une vieille shaman, malade, lutte contre les esprits.
Avec la complicité des siens et de son amie Martine,
Indon Pino résiste et recouvre la santé pour quitter ce lieu maudit. "
(extrait du programme du 21ème Bilan du Film Ethnographique)

 

Martine Journet et Gérard Nougarol
racontent la genèse de ce film dans un texte
qui retrace l'histoire de leur rencontre avec Indon Pino,
l'histoire d'une amitié.
english version

Ils nous font part des conditions techniques de ce tournage
et de leurs projets dans une interview.

 

 

Martine Journet et Gérard Nougarol parlent de leur film :

" Indo Pino est une Taw-Waliya.

Dans la langue Wana, le mot "Taw " signifie " homme ", " être humain ".

Le terme " Waliya " désigne les " êtres de la forêt ".

C'est ainsi que les Wana nomment leurs chamans : les " Taw-Waliya ".

Au nombre de 1600 environ, les Wana Wewaju vivent en Indonésie, à l'est de l'île de Célèbes, dans les denses forêts équatoriales des Mts. Tokkala.

Nous étudions et filmons les pratiques de guérison de leurs chamans depuis 1991. Nous avons appris leur langue : ce sont ces chamans eux-mêmes qui nous ont initié à leurs représentations du monde et, partant,- comme on le verra dans le film - à celles qu'ils se font de la santé et de la maladie. Il est essentiel, pour comprendre celles-ci, de signaler que, jusqu'ici en tous cas, les Wana n'ont jamais eu accès aux thérapies médicales modernes venant d'Occident - il n'est en effet pas possible de se procurer des médicaments dans les zones reculées où ils vivent - et que, en cas de maladie, leur seul recours se résume exclusivement aux pratiques ancestrales des Taw-Waliya, leurs chamans.

Nous avons, en collaboration avec quelques uns de ces chamans, déjà réalisé un film (en partenariat technique avec l'ORSTOM). Celui-ci a pour titre " De l'Autre Côté de la Nuit" et a été projeté en mars 1999 à Paris lors du Bilan du Film Ethnographique. S'il consiste, certes, d'un point de vue géographique, en un voyage dans l'espace, il est essentiellement un voyage dans le passé : il nous ramène au pratiques médico-religieuses qu'ont connues probablement dans leur première histoire beaucoup de civilisations, y compris, probablement, la nôtre.

Outre l'intérêt ethnographique d'une semblable recherche sur ces rituels thérapeutiques, le fait que ceux-ci puissent encore survivre de nos jours rend leur étude extrêmement émouvante et le contact avec ceux qui les pratiquent d'autant plus attachant. D'où les liens très étroits qui se sont tissés entre ces chamans et nous-même au fil des ans.

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Nous étions donc, aux mois d'avril et mai 1999, repartis chez les Wana des Célèbes, d'une part pour leur montrer le film que nous avions réalisé avec eux et, d'autre part, pour y continuer notre constitution d'archives filmées sur leur chamanisme.

C'est lors de ce dernier séjour que, confrontés à une situation dramatique imprévue, nous en avons été parmi les acteurs involontaires, ce qui s'est révélé, comme on va le voir par la suite, tout-à-fait étonnant d'un point de vue thérapeutique d'une part et cinématographique d'autre part.

En effet, à notre arrivée dans le pays Wana, nous avons trouvé Indo Pino gravement malade. Indo Pino est l'une des plus fascinantes femmes chaman que nous ayons rencontré et, depuis le tournage de notre premier film avec elle, nous sommes affectivement restés très proches.

De notre côté, nous avions en notre possession, comme chaque fois lors de nos séjours chez les Wana, une trousse de médicaments destinés à notre usage personnel.

Le problème qui se posait à nous, autant concrètement que moralement, était alors double.

D'une part, nous ne sommes pas médecins et nous ne pouvions en conséquence faire de diagnostic fiable. En outre, c'eût été un hasard extraordinaire d'avoir le médicament adéquat dans notre pharmacie personnelle.

D'autre part, en introduisant une pratique thérapeutique étrangère et efficace comme peut l'être la pharmacopée moderne sur certaines maladies, nous prenions la responsabilité réelle de remettre en question les pouvoirs thérapeutiques des chamans qui soignaient Indo Pino (et ceux-ci venaient parfois de loin pour pratiquer ces rites de guérison) : en effet, à part quelques ethnologues et quelques chercheurs, nous sommes parmi les seuls occidentaux à avoir des contacts aussi étroits avec eux et, dans l'état actuel des choses, aucune infrastructure sanitaire n'existant dans les régions reculées où vivent les Wana, il ne pouvait y avoir, après notre départ, aucun suivi thérapeutique. Leur seul recours resterait, comme auparavant, L'extraordinaire " foi " qu'ils ont depuis toujours dans les pouvoirs chamaniques de ceux qu'il appellent " Taw Walia ". C'était donc objectivement une responsabilité que de les remettre en question, d'une part d' un point de vue culturel (c'est à partir de ce chamanisme que s'articulent tous les liens sociaux chez les Wana) et, d'autre part, d'un point de vue médical lorsque (ce qui était le cas) l'on n'a rien de solide ni de thérapeutiquement suivi à proposer en échange.

De plus, nous étions conscients qu'une telle médication " sauvage " risquait d'amoindrir l'immunité qu'ils ont déjà acquise et sur laquelle seule il peuvent biologiquement compter.

Cependant, d'un point de vue humain et personnel, que faire lorsqu'on voit quelqu'un de cher souffrir et, apparemment, risquer la mort ? Comment se résoudre, lorsqu'on a des médicaments pour soi-même, à ne pas les partager ? C'est ce que, à tort ou à raison, nous avons fait en donnant à Indo Pino le seul traitement antibiotique à large spectre que nous avions alors à notre disposition (en l'occurrence de l'Augmentin) .

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A partir de ce moment-là, que nous le voulions ou non, étaient en place les éléments d'un enjeu thérapeutique qui peut être très rarement observé et d'autant moins souvent filmé (c'est pourtant ce qui s'est passé, étant donné que, techniquement, nous étions équipés pour cela).

Il se trouve qu'Indo Pino n'avait, de sa vie, jamais pris de médicaments, qu'elle en connaissait bien sûr l'existence mais qu'elle s'en méfiait terriblement. Nous avons d'ailleurs pu constater qu'elle ne les prenait que parce que nous étions pour elle des amis. A la limite, c'était surtout pour ne pas nous contrarier.

De son point de vue, c'était encore le Tchetak, l'esprit de la forêt qui avait volé une partie de son sang. C'était aussi l'un des dieux (Pue Bulanga), dont le domaine est entre ciel et terre, qui lui avait ferré des hameçons dans le corps. Les cérémonies que venaient faire pour elle les autres chamans consistaient à envoyer des esprits-Walia intercéder auprès de ce dieu.

Mais, en même temps, ces mêmes chamans -qui sont aussi des amis pour nous et dont nous avons la confiance- lui recommandaient de ne pas oublier de prendre les médicaments que nous lui avions donnés. De notre côté, nous étions toujours là pour y veiller et, à ses moments de lucidité, nous pouvions voir Indo Pino faire des petits tas avec les cachets : c'est encore ce qu'elle leur trouvait de plus intéressant.

En même temps - lorsqu'elle ne souffrait pas trop - elle nous expliquait que son Corps-Esprit (celui-ci est un élément essentiel dans la représentation qu'ont les Wana de l'équilibre vital du corps humain) était parti de l'Autre Côté de la Nuit et que Djoma, un chaman de la montagne de Posangke réputé qu'elle admirait et qu'elle attendait avec impatience, allait partir le chercher. Alors - et alors seulement - elle guérirait.

Mais elle prenait toujours, bon gré malgré, ses médicaments...

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Tout était donc mêlé. Représentation sans doute millénaire de l'état d'équilibre du corps et thérapeutique moderne, qu'ils acceptaient de notre part parce que, pour eux (et c'était d'ailleurs vrai), nous étions des personnes qui admirions leur culture. Instinctivement, ils sentaient que nous ne voulions ni déstabiliser leurs repères traditionnels ni les remettre en question.

Nous avons filmé tout cela.

Jusqu'à ce qu'Indo Pino, un matin, au terme d'un rituel chamanique rare que l'on ne pratique qu'en cas de danger de mort (c'est en quelque sorte 1a cérémonie du dernier recours) commence à guérir. La veille au soir encore - et ce depuis deux semaines -, elle haletait péniblement et chaque respiration lui était très douloureuse. Miraculeusement, ce matin-là, elle était debout et, apparemment -ce qui s'est confirmé par la suite -, en voie de guérison.

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Malheureusement, pour des raisons administratives et d'expiration de visas, nous avons dû, à notre grand regret, repartir peu après en France et laisser Indo Pino, nous l'espérions, continuer à recouvrer ses forces.

Mais nous savions qu'il nous serait très difficile d'avoir de ses nouvelles et nous avions peur de ne plus la revoir.

Effectivement, malgré tous nos efforts, au cours des mois qui suivirent, aucune nouvelle d'elle ne nous est parvenue et nous sommes restés très inquiets : elle pouvait très bien avoir rechuté et la maladie pouvait cette fois l'avoir réellement emportée... Nous ne savions rien et nous n'avions aucun moyen de contacter des gens qui puissent l'avoir rencontrée ...

Le temps a passé dans cette incertitude anxieuse et ce n'est qu'en février 2000 que nous avons, malgré tout, décidé de revenir à Célèbes : c'était le seul moyen d'avoir des nouvelles d'Indo Pino.

Heureusement, elles étaient bonnes : Indo Pino était en vie.

Nous l'avons appris dès que nous avons commencé à remonter la rivière Rano qui mène chez les Wana. Au fur et à mesure de notre avancée la rumeur s'est confirmée : des Wana l'avaient rencontrée récemment en train de ramasser de la résine le long de la rivière Tiworo.

Finalement, ce n'est pas nous qui l'avons rejointe : c'est elle qui, avant nous, a su où nous étions . Elle avait appris que nous étions revenus la voir et nous avons eu la surprise de la voir traverser les hautes herbes un matin près de la hutte où nous avions fait halte.

C'était elle qui nous retrouvait.

Nous l'avons ensuite suivie pour passer quelques jours seuls avec elle et son mari près du lac de Vuah où sa famille s'était déplacée depuis peu.

Nous avions avec nous, pour elle, un premier montage des rituels qui avaient eu lieu lors de sa maladie de l'année précédente. Nous avions fait ce montage dans une étrange incertitude, faite d'inquiétude et d'espoir, sans savoir si elle serait encore en vie pour le voir : grâce au ciel, elle l'était et c'est après l'avoir visionné qu'elle nous a alors d'elle-même expliqué ce qu'elle avait ressenti de ces cérémonies et comment elle avait vécu sa maladie et sa guérison.

De plus, elle avait intégré de manière stupéfiante à sa conception culturelle de la maladie et de la thérapeutique les médicaments que nous lui avions donné.

Et surtout, parce que nous l'avions soignée, elle nous avait intégrés nous-mêmes à son monde de chamane.

D'un point de vue simplement humain, cette intégration était déjà très étonnante et émouvante.

Du point de vue du film - si film il devait encore y avoir, car sur ce plan là nous étions aussi dans l'incertitude - nous étions mis devant le fait accompli : nous en faisions partie. Bon gré mal gré.

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En fait, ce film, au départ, nous n'avions pas prévu de le faire: nous étions seulement venus montrer aux Wana le film "de l'Autre Côté de la Nuit" que nous avions tourné avec eux quelques années auparavant. Mais le sort a voulu que notre amie Indo Pino tombe malade pendant notre séjour et qu'Apa Rahu, un autre chaman, nous demande (ce n'était pas à notre initiative, nous le précisons) de filmer le rituel qu'il avait l'intention de pratiquer pour elle. De notre côté, nous nous étions promis, si elle ne survivait pas, de ne pas monter ces rushes - en tous cas de ne jamais en rendre public le montage - et voilà que, non seulement elle était vivante mais qu'elle nous proposait un développement du film que nous n'aurions jamais osé imaginer. En fait, elle nous imposait en quelque sorte le film : il fallait donc le faire.

Nous quittâmes Indo Pino une fois de plus : le temps passa et ce n'est qu'un an plus tard, en mai 2001, après plusieurs mois de travail, que nous sommes repartis une nouvelle fois à Célèbes . Nous portions cette fois à Indo PIno un montage presque finalisé du film incluant les rushes de l'année 1999 où elle était très malade et ceux de l'année 2000 où nous l'avions retrouvée en bonne santé .

Cette fois-ci encore, après une absence de nouvelles de près d'une année, nous avons eu la chance et la joie de la retrouver.

Pourtant elle avait été de nouveau malade*...

Elle avait cru, une fois encore, ne plus nous revoir ...

Elle avait pris alors quelques uns des cachets que nous lui avions laissés en cas de rechute ...

Apa Rahu avait refait pour elle le rituel séculaire du " Molawo " ...

Et elle avait une fois de plus survécu ...

Comme avant, elle continuait à soigner les malades, à rejoindre ses Esprits-Waliya " de l'Autre Côté de la Nuit " pour y reprendre les " Corps-Esprits " errants et les réinsuffler dans le corps des malades.

Elle était toujours Indo Pino la Taw-Waliya, Indo Pino la chamane.

Celle qui soufflait sur les autres pour les guérir ! "

Martine Journet et Gérard Nougarol
Mars 2002

 

* D'après les renseignements médicaux que nous avons pu obtenir tant en Indonésie qu'au niveau du service de médecine tropicale de l'hôpital de La Pitié-Salpêtrière à Paris, les symptômes du mal qui terrassait Indo Pino correspondent à une infestation du foie, conséquence d'une impaludation chronique.


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L' interview

Le Chant des Matières
Vous avez réalisé ce film vous-même, intégralement. C'est un énorme travail !

Martine Journet et Gérard Nougarol
Oui. Contrairement au précédent film " de l'Autre Côté de la Nuit " pour lequel nous avions obtenu un soutien technique de l'ORSTOM, nous avons réalisé " Indon Pino " avec nos propres moyens : prise de vue, prise de son, montage, mixage, sous-titrage. Trois ans de travail.

Le Chant des Matières
Comment êtes-vous entré en contact avec les Wana ?

Martine Journet et Gérard Nougarol
Nous les avons rencontrés grâce à un Indonésien qui avait été porteur en 1979 dans une expédition de botanistes, l'expédition Francis Drake. Il avait gardé le contact et nous a proposé de nous conduire vers eux. Il parlait le Wana et nous a servi d'intermédiaire dans un premier temps. Par la suite, nous avons appris leur langue, et nous travaillons depuis plusieurs années à l'établissement d'un dictionnaire et d'une grammaire.

Le Chant des Matières
Rejoindre les Wana est sans doute un long périple.

Martine Journet et Gérard Nougarol
Depuis Paris, il faut compter 8 à 9 jours de voyage. Trois vols successifs, trois jours de bus, une journée de pirogue jusqu'à l'embouchure du fleuve, puis un à deux jours de marche dans la forêt équatoriale pour rencontrer les premiers Wana. C'est une véritable expédition, d'autant plus que nous sommes lourdement chargés en matériel de tournage et en nourriture.

Le Chant des Matières
Comment faites-vous ?

Martine Journet et Gérard Nougarol
Nous sommes aidés par 1, 2 ou 3 porteurs indonésiens, selon les cas. Mais ils ne peuvent pas tout porter. Nous laissons donc une partie de notre chargement à l'embouchure du fleuve. Les Wanas vont ensuite le chercher plus tard.

Le Chant des Matières
Vous marchez un à deux jours dans la forêt. Et la nuit, vous dormez où ?

Martine Journet et Gérard Nougarol
Il est impossible de dormir à même le sol, à cause des animaux sauvages. Les porteurs connaissent les endroits où se trouvent des huttes sur pilotis abandonnées dans la forêt.

Le Chant des Matières
Pour filmer, il faut de l'électricité. Comment faites-vous ?

Gérard Nougarol
Nous utilisons des panneaux solaires et des batteries de moto. J'ai construit un système qui permet de recharger les batteries en continu de manière à ce qu'elles soient toujours prêtes à l'emploi.
Nous avons tourné la majeure partie du film de nuit, nous avons besoin de lumière. Les batteries sont donc essentielles.

Le Chant des Matières
Vous filmez les Wana depuis 1991. Pourquoi ?

Martine Journet et Gérard Nougarol
Nos deux films et les nombreuses archives que nous avons accumulées depuis 1991 sont des témoignages sur le mode de vie et la religion de ce peuple, menacé de disparition.

Le Chant des Matières
Menacés de disparition ?

Martine Journet et Gérard Nougarol
Par l'attrait de la civilisation extérieure, et surtout les considérations écologiques et politiques .
Le territoire des Wana fait l'objet de convoitises, pour le bois et le nickel. Il est pour l'instant classé " réserve naturelle ", mais cette protection est insuffisante compte tenu des intérêts financiers en jeu.
De plus, la politique d'assimilation pratiquée par le gouvernement indonésien vise d'une part l'éradication du chamanisme, d'autre part, la sédentérisation des Wana, qui sont semi-nomades.
Si, au rythme de leurs contacts de plus en plus fréquents avec le monde moderne qui poursuit son inexorable expansion, les Wana ne pratiquaient plus le nomadisme ni le chamanisme, leur culture disparaitrait.
Eux-même disparaitraient.
Cette vaste problématique fait l'objet de notre prochain film " Le peuple Wana en danger ".

Le Chant des Matières
Vous allez donc repartir ?

Martine Journet et Gérard Nougarol
Oui. A la fin de l'année 2002, si la situation politique le permet.

Propos recueillis le 12 Mars 2002
 Le Chant des Matières

lire le texte de présentation du film Indon Pino
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