Il n’a jamais abandonné ses allégories. Sa peinture est devenue de plus en plus paresseuse. Sous prétexte d’expressionnisme, des traits qui pendant des années avaient été si précis sont devenus simples, puis simplistes. Puis il a commencé à surcharger à nouveau ses dessins et ses toiles simplistes, et à les assombrir au point que vers la fin de sa vie c’étaient devenus des gribouillis noirs illisibles. Si je n’avais pas su la situation dramatique dans laquelle il se trouvait à cause de sa maladie j’aurais dit qu’il se complaisait dans sa déprime, que son mal être était sa raison de vivre et qu’il n’avait aucune envie d’en sortir, parce qu’il avait le sentiment qu’il n’aurait alors pas su quoi faire de sa vie. Et même en connaissant sa situation, je ne suis pas loin de le penser toujours.

On se fait souvent une idée caricaturale des marchands d’art. On les compare à des marchands de tapis incapables de comprendre l’art et la personnalité des peintres qu’ils représentent. Sans doute beaucoup méritent cette caricature. Cependant, je pense que c’est ce qui aura manqué à Per. Ses parents étaient conscients de ce que leur fils était quelqu’un d’exceptionnel, et avec les meilleures intentions du monde, ils l’ont protégé, écouté ses désirs et aménagé le vide autour de lui dans l’espoir que son génie puisse éclore et s’épanouir. Et que leur fils prenne enfin goût à la vie. Et Per a exposé, à Kristiansand, à Oslo, à Copenhague, et il a vendu, et on a parlé de lui. Mais à cause de l’immensité de son talent, de l’omniprésence de ses parents et à cause aussi de sa maladie et le peu de temps qui lui restait à vivre, personne n’a jamais osé le contredire. Il faisait ce qu’il voulait, c’est-à-dire, s’enfoncer toujours plus dans sa déprime alors qu’il aurait fallu que quelqu’un le prenne en main, canalise son énergie et son talent vers quelque chose qui mérite le nom de création. Qu’on lui impose des figures de style. Que, comme à un chien à qui on apprend à être propre, on lui enfonce sa petite bouille dans son excrément et qu’on lui dise : « Ce que tu nous fais là, c’est de la merde. » Que quelqu’un lui rappelle que la réalité existe et qu’elle est là pour être vécue et non pour être contournée. Qu’on le secoue dans ses petites certitudes d’artiste maudit. Au lieu de tout ça, on l’a livré à lui-même, il n’a appris qu’à aimer sa propre souffrance et il s’est réfugié dans son imaginaire. Mais, à quoi bon un imaginaire qui refuse de se mesurer à la réalité ?

 

Peut-être que si tout cela était arrivé plus tard, une femme aurait pu tenir ce rôle, une femme avec suffisamment d’ascendant sur lui l’aurait peut-être guidé vers quelque chose de plus constructif. Mais à seize dix-sept ans … quoi que, peut-être une femme mûre…

 

- Si vous vous étiez rencontrés dix ans plus tard, vous auriez pu être cette femme.

- Non, moi non. Je n’aurais pas pu, pour faire ce genre de choses il faut avoir le tempérament pour.

 

Ce qui est à sauver dans son œuvre commence à l’âge de seize, dix-sept ans et se termine à l’âge de vingt-et-un si on est gentil. Ensuite, ce n’est plus qu’une longue complainte de trois ans qui n’avait de sens que pour lui. Vous comprendrez qu’il ait laissé peu de chose, peu de toiles achevées, un certain nombre inachevées, des aquarelles, des pastels et beaucoup de dessins sur des feuilles de brouillon, de nappes en papier, de feuilles volantes dessinés avec la première chose qui lui tombait sous la main. Et quand même des carnets de dessins.

 

Des témoignages d’un immense talent plus que l’expression de ce talent.

 

Lorsqu’il a cessé de produire, avant même de mourir, il était déjà oublié. Il prenait ses racines loin, au siècle dernier ; il n’a pas trouvé le moyen de s’ancrer dans son époque et n’a influencé personne. Il était hors de tout. Ces œuvres ont cessé de circuler, ne sont plus cotés et le plus intéressant de ce qu’il a crée est désormais fossilisé dans les caves du Nasjonalgalleriet. J’enrage de ne rien avoir de lui, mis à part quelques dessins sur des feuilles de brouillon. J’aurais tant aimé pouvoir garder au moins le pastel qu’il avait fait de moi. Per évoque pour moi un énorme gâchis. Le gâchis d’un talent, bien sûr, mais surtout le gâchis de la vie de quelqu’un qui était tellement sensible, tellement délicat, tellement gentil, qui avait tellement de choses à donner, et qui au fond de lui ne demandait qu’à exister. Il ne méritait pas ça.

 

- Vous disiez qu’il ne vous a pas représentée sous le meilleur jour. Ils ressemblaient à quoi, vos portraits ?

- C’étaient des portraits … l’important était qu’ils étaient très bien.

- Vous parlez avec beaucoup de tendresse à-propos de quelqu’un qui finalement n’a pas été très sympathique avec vous ; il a été avec quelqu’un d’autre, il vous a laissé tomber, je comprends que vous avez souffert de cette histoire.

- Oui, c’est vrai, j’ai souffert. Mais ce n’est pas important, je suis heureuse de l’avoir connu.

- Ceci dit, vous avez souffert avec cette histoire d’amour, mais vous aussi, vous avez dû en briser des cœurs, dans votre jeunesse, non ?

- Non, ne le pensez pas. Rares sont ceux qui m’ont demandé d’être leur petite amie. Au lycée et même au collège, les garçons n’aimaient pas sortir avec des filles qui avaient des meilleures notes qu’eux-mêmes. Et de façon générale, les mecs n’aiment pas sortir avec des filles faciles. Coucher avec moi ne devait pas être considéré comme très méritoire. Ca ne me gênait pas, je n’ai jamais été une fille à avoir de petits amis ; de fait, Per a été le seul que j’aie eu pendant mon adolescence, et c’est très bien ainsi.