Indigestion

A Léti



Ariane tient absolument à me parler de son projet. Ce n’est pas le premier, ce ne sera pas le dernier, a priori il n’a rien d’exceptionnel par rapport à d’autres qu’elle a déjà exécutés, mais elle me fait promettre que nous nous appellerons pour nous voir. Je n’ai pas l’intention de la rappeler. Je sais qu’elle ne le fera pas; je me trompe : une semaine plus tard, après cinq messages auxquels je n’ai pas répondu, elle a réussi à m’avoir au bout du fil ; imprudemment, j’ai omis de regarder le nom du correspondant avant de décrocher et elle m’a eu, en direct. Elle m’a pratiquement obligé à accepter un rendez-vous à La Palette, rue de Seine.

Il fait chaud, pas le moindre nuage ne vient perturber l’uniformité du ciel, le soleil tombe lourdement sur les parasols de la terrasse bondée. J’entre dans la brasserie, trois clients sont accoudés au comptoir, l’un boit un demi, le deuxième un café, le troisième un vin blanc ; le patron essuie vigoureusement des verres de bière, le barman fait chauffer un croque-monsieur, la patronne prépare la monnaie à rendre. Le serveur abandonne le four, va prendre la petite soucoupe en plastique, la dépose devant le client avec la tasse de café, prend une nouvelle commande et retourne à son croque-monsieur. Ariane ne se trouve pas non plus dans la première salle ; en m’avançant un peu, je peux voir derrière le comptoir qu’elle est assise dans la grande salle du fond. Sa chevelure, attachée en chignon la dernière fois, est plus imposante que lorsque je l’avais fréquentée. J’arrive à sa hauteur, elle m’a attendu en prenant un café ; à côté de sa tasse, un petit pot de lait. Je lui fais prudemment la bise, je m’installe. Un jeune serveur avec un embonpoint certain et une barbe en bouc prend ma commande, un verre de Sauvignon. Ariane commande à son tour, la même chose que moi.


Nous avions engagé Ariane pour qu’elle s’occupe de la décoration d’un restaurant sur les Champs Elysées. Rousse, un visage ovale, plein, couvert de taches de rousseur, des grands yeux marron clairs, ronds, une petite bouche qui pouvait donner à penser, lorsqu’elle souriait, qu’elle était timide, ce qu’elle n’était absolument pas. Elle était gauchère ; en écrivant, elle vrillait la main autour des lettres qui se formaient sous son stylo, comme si elle les protégeait de quelque danger extérieur. Ce n’était pas une très belle fille à proprement parler ; à côté de l’assistante de direction présente à nos réunions, de ses longs cheveux ondulés comme sortis de chez le coiffeur, de son tailleur Chanel, et de la sveltesse de sa silhouette, Ariane pourrait paraître peu soignée et inélégante, comme au retour d’un voyage au bout du monde, se coltinant son sac à dos. Néanmoins, elle donnait l’impression d’être une fille qui avait eu à apprendre à dire fermement non sans pour autant paraître agressive. Elle écoutait avec des yeux grands ouverts, comme éblouie par la qualité des interventions des autres membres de la table. Puis elle levait, comme avec timidité, son stylo, et parlait moins fort que les autres, ce qui obligeait à l’écouter attentivement. Le silence se prolongeait après son intervention. Elle semblait presque devoir dire « J’ai terminé. » Elle voulait tel bois plutôt que tel autre, elle voulait tel maître de travaux plutôt que tel autre, elle voulait tel fournisseur de carrelage plutôt que tel autre, elle voulait tant d’ouvriers plutôt que tant. Autant d’exigences à négocier, autant d’exigences devant lesquelles je cédais. On me le reprochait. Je m’en foutais ; la décoratrice devait travailler à l’aise. Elle passait pour une difficile ; je la soutenais. Elle m’en a été reconnaissante, elle me l’a laissé entendre entre les réunions ; après la dernière, elle me l’a dit explicitement. Je l’ai alors invitée à prendre un verre.

J’avais du mal à situer cette fille. Avec l’assistante de direction blonde, il n’y aurait pas eu de problèmes. J’avais déjà rencontré des blondes comme elle ; autoritaire, elle aurait attendu de l’homme qui la drague une autorité supérieure, une autorité qui n’a pas besoin de donner des ordres ou de se justifier, qui s’impose d’elle-même, comme une évidence, en étalant sa culture ; mieux, en parlant des artistes et des écrivains que l’on connaît. Ce qu’Ariane dégageait était son refus d’accepter toute autorité masculine préétablie, et, même, une autorité quelconque. Etait-ce juste ce qu’elle affichait ou une réalité ? Chaque fois qu’elle levait le regard vers moi, s’appuyant sur ses avant-bras, penchant la tête, ou, au contraire, se tenant très droite, à chaque fois que son regard me traversait de part en part, il se produisait une crampe qui commençait à hauteur de l’estomac et se répandait vers le reste du buste, puis les membres, et m’affectait jusque dans les doigts et les orteils. Aurais-je conclu qu’il fallait étaler ma culture, j’en aurais été bien incapable. Ariane essayait de me faire la conversation, mais, absorbé par son regard, je ne parvenais à comprendre qu’un mot sur deux de ce qu’elle me disait. Incapable de lui parler de moi, je lui ai posé des questions sur elle. Elle prit l’initiative du tutoiement. En désespoir de cause, je lui ai proposé d’aller voir une exposition. Ce fut une exposition de photos de Bettina Rheims à la galerie Jérôme de Noirmont, que j’avais l’intention d’aller voir de toute façon. Elle a accepté, et nous nous sommes mis d’accord pour y aller le lendemain, preuve que je n’avais malgré tout pas complètement foiré ma soirée.

En rentrant chez moi j’ai pris une douche, puis j’ai fait quelques abdos avant d’en reprendre une autre, froide, cette fois-ci. Je ne parvenais pas à me détendre et les crampes dans l’estomac ne passaient pas. Je suis allé voir un voisin de palier pour lui demander s’il n’avait pas quelque chose pour les maux de ventre ; il m’a donné du Spasfon en me conseillant de prendre un cachet ; j’en ai pris deux. Une heure plus tard le Spasfon avait fait son effet, mais il était impossible d’aller me coucher. Je me suis résolu à tenter de dormir à quatre heures, mais trois heures plus tard, je n’avais pas encore pu fermer l’œil. Je me suis habillé et je suis allé me chercher une baguette et des croissants. Il a été impossible de les avaler.

La galerie Jérôme de Noirmont se trouve avenue Matignon et l’exposition portait sur une série de Bettina Rheims déjà ancienne. Cette série de photos montrait des jeunes filles dans des poses dénudées, levant les jupes, levant leurs T-shirts, montrant à la photographe leurs parties les plus intimes avec un naturel tel que l’on ne saurait les qualifier d’érotiques. Erotiques non, provocantes oui. Défiantes. Conscientes que le spectateur n’oserait pas les toucher, quand bien même il se serait trouvé sur place au moment de la prise de vues. Troublantes, parce que sans être érotiques elles invitaient le spectateur à les scruter. Je me tenais près d’Ariane, j’ai senti émaner d’elle un parfum d’ambre que je n’avais pas senti jusque-là, un parfum pour moi. Je me demandai un instant si je n’allais pas poser mes lèvres sur son cou ; elle s’est éloignée vers une autre photo. Pourquoi ? Pour ne pas que je la touche, ou pour m’attirer un peu plus vers elle ?

J’ai lu une bande dessinée de Corto Maltese, j’ai regardé la télévision, j’ai écouté Beethoven, puis les Rolling Stones, pour essayer de chasser de mon esprit l’image, le nom même, d’Ariane. Rien à faire, elle s’imposait à moi, par vagues, par de violents à-coups. A chaque fois, ça provoquait une contraction de mon estomac, comme une décharge électrique froide qui se répandait dans mes tripes et jusqu’aux extrémités, me faisant dresser les poils et provoquant une chair de poule qui atteignait toute la surface de mon corps. Des démangeaisons ont commencé à apparaître aux creux de mes coudes et de mes genoux, où je me suis gratté sans y prêter attention. Les démangeaisons se sont étalées vers les bras et les cuisses, puis le cou. J’ai pris deux cachets de Spasfon sans que les crampes se calment. Une heure plus tard j’ai pris deux autres cachets suivis de deux autres encore une demi-heure après. Pas d’abdos, ce soir-là, mais une douche froide pour me vider la tête. Au lit j’ai essayé de lire un classique en espérant que le sommeil me le fasse tomber des mains, mais l’image d’Ariane m’arrachait à la lecture. En éteignant la lumière, je ne parvenais pas à ne pas penser à elle. Je l’imaginais allongée à côté de moi, les yeux fermés, la respiration profonde, son visage paisible, que je ne pourrais cesser de regarder. Je l’imaginai dormant sur le ventre, sur le côté, sur le dos, à ma droite et à ma gauche. Je m’imaginai aller lui acheter des croissants à son réveil. Nul doute que je saurais faire d’elle une femme heureuse. En me réveillant, je me suis rappelé de lui avoir fait l’amour et j’enrageais de ne pas pouvoir plonger à nouveau dans le rêve.


Ariane me parle de son projet avec un enthousiasme que son importance ne justifie pas. Pour quelqu’un qui a déjà eu l’occasion de décorer les vitrines et plusieurs stands des Galeries Lafayette, des salons aux étages des bureaux de patrons d’entreprises cotant au CAC40 ou même la toute nouvelle maison d’une star du football, la décoration de cette pauvre boutique consacrée à des tissus est un peu comme de la routine. Elle parle avec enthousiasme de son projet mais elle n’en parle pas longtemps. J’aime bien cet endroit, La Palette, moins formel que ce que j’ai l’habitude de fréquenter. Je lui demande si elle vient souvent ici, elle répond que oui, pour voir des gens comme moi, sans préciser ce qu’elle entend par des gens comme moi ; parfois, sinon, elle va, dit-elle, à La Caravane dans le onzième ou à Le Café rue Tiquetonne, du coté d’Etienne Marcel. Silence ; elle le rompt. Elle me demande si je me souviens de l’exposition de Bettina Rheims. Je réponds bien sûr. Elle m’annonce que la veille elle a vu chez un bouquiniste un beau livre des photos de Rheims, et que ni une ni deux, en pensant au moment passé à la galerie avec moi, elle l’a acheté. Est-ce que je voudrais l’emprunter ? Sans façon, je lui réponds.


Je l’avais appelée pour lui annoncer que je prévoyais d’aller en fin d’après-midi au Sotheby’s voir les toiles fin dix-neuvième début vingtième siècle, et l’invitai à m’accompagner. Je me rendis compte que ma proposition sonnait comme une supplication, je ne lui avais pas demandé de venir avec moi, je l’en avais imploré. Nous avons vu des œuvres impressionnistes et post-impressionnistes mineures, même si des grands maîtres n’en étaient pas absents. Un grand Manet, le seul à être à la hauteur de la réputation de l’impressionnisme. Un certain Freud, dont je me demandai s’il avait un lien de parenté avec Sigmund. Un Dali pour moi inconnu, qui jurait quelque peu avec le reste de l’exposition, et que je trouvais assez moche. Quelques artistes pompiers, qui, ici, tenaient la comparaison avec la plupart des impressionnistes. Un tout petit Gérôme ; comme souvent, une scène exotique qui mettait en scène des femmes nues. Ce genre de toile a un effet équivalent à l’effet que produisent des photos érotiques soft. Ce qui ne veut pas dire que les photos érotiques soft ne produisent pas d’effet, on ne peut pas le dire non plus des toiles de Gérôme. J’ai touché la main d’Ariane, elle l’a retirée aussitôt et tout d’un coup, elle s’est montrée extrêmement intéressée par un bronze de Bugatti qui représentait un chien. Loin de la vigueur que l’on connaît aux animaux sauvages du sculpteur italien.

Nous sommes allés dîner Chez Maxim’s. Elle a commandé en entrée une salade baltique avec hareng frais mariné et en plat de résistance une aile de raie pochée à la grenobloise. Je me suis contenté d’une fricassée de poulet fermier à la basquaise. On a bu du vin blanc de la Loire, pour accompagner le poisson d’Ariane. Je lui ai posé des questions, ce qui est encore le meilleur moyen de ne pas laisser le silence s’installer. Elle m’a aussi posé des questions sur moi, j’ai répondu de façon évasive, tout ce que je pouvais dire me paraissait fade face à Ariane. J’ai insisté : ses études, ses décors antérieurs, ses projets, « tu as un petit ami ? » Elle a ri. « Non, je n’ai pas de petit ami. » Je me suis haï de poser une question aussi maladroite. Elle semblait trouver très drôle, cette expression. Petit ami. Les démangeaisons ont recommencé, j’ai eu des crampes dans l’estomac et dans les jambes, comme si je courais un marathon à une allure trop élevée. Je suis à peine arrivé à entamer la partie supérieure de la cuisse. Je me suis levé, je suis allé aux toilettes. J’ai vomi. Je me suis lavé le visage et je suis retourné à table. Elle a remarqué quelque chose, peut-être la pâleur de mon visage ; elle n’a rien dit. « Et toi ? ». J’ai éludé la question. « Personne dans ta vie ? » « Non. Toi, peut-être, un jour. Sinon, personne. » A la vue de son expression d’étonnement, j’ai ri nerveusement, essayant de mimer la blague. J’ai eu envie de lui dire que j’étais prêt à tout pour faire d’elle une femme heureuse. Que je me plierais à tous ses caprices. Si j’avais pensé que me mettre à genoux, au milieu du Maxim’s, m’aurait donné un millionième de chance supplémentaire d’en faire mon amie, je n’aurais pas hésité. J’ai attendu impatiemment la fin du dîner, du dessert, du café, du café supplémentaire, pour pouvoir l’embrasser. Lui demander de monter chez moi ? Elle m’a serré très fort dans les bras, a évité ma bouche et elle s’est précipitée vers un taxi qui malencontreusement passait par là à cet instant précis.


J’avais tout fait pour oublier Ariane. La nuit, dans mes rêves, elle revenait toujours. Jamais je n’aurais pensé qu’il y avait autant de rousses dans la rue, je croyais voir Ariane à chaque coin, dédoublée à l’infini dans les foules. J’ai continué à prendre du Spasfon tous les soirs, deux cachets par jour ont suffi. Deux mois plus tard, au vernissage qui inaugurait une galerie rue de Miromesnil, un chantier dont je m’étais occupé, Ariane était là. C’est elle qui m’avait vu la première et qui est venue vers moi, une flûte de champagne pour moi à la main. On a discutaillé, elle a proposé qu’on se voie quelques jours plus tard, je n’ai pas pu lui résister. J’ai mal dormi. J’ai commencé à nouveau à avoir des démangeaisons, dans le pli des genoux, sur les cuisses, entre les orteils. Au fil des jours des boutons sont de nouveau apparus, je les ai grattés, et ils ont fait des blessures, puis des croûtes, qui elles-mêmes ne cessaient de me démanger. Un jour, elle m’avait dit qu’elle aimait les plantes, plutôt en pot, plutôt des plantes vertes que des fleurs. Le jour venu, à Les Editeurs à côté de la place de l’Odéon, je suis arrivé avec un bonzaï. Elle m’a fait un sourire radieux, m’a fait la bise, j’en ai profité pour passer ma main derrière sa nuque ; je l’ai tenue comme ça un bon moment. On a longtemps parlé des nos chantiers respectifs, passé en revue nos connaissances communes, j’ai posé des questions. Elle a commandé un tartare de saumon aux pointes d’asperges vertes ; j’ai demandé, quant à moi, une dorade royale grillée, avec riz sauvage et concassé de tomates. Nous avons suivi le conseil du serveur pour le vin, un Touraine Primeur. Je l’ai scrutée, attendu le bon moment, espéré qu’elle pose sa main sur la table à la bonne distance. Puis j’ai posé ma main sur la sienne. Elle l’a retirée aussitôt, d’un sourire gêné. Je voulais être sûr, ne pas m’en vouloir de ne pas avoir insisté. J’ai levé ma main vers son visage, elle s’est écartée aussitôt. J’ai failli l’insulter. Il a fallu que je me lève, que j’aille au fond de la salle, je me suis précipité dans les toilettes, j’ai vomi la dorade, à peine digérée, à peine mâchée. A mon retour elle a dit qu’elle devait y aller. Elle a rassemblé ses affaires, m’a embrassé avec précipitation puis elle est sortie. J’ai commandé un café. Aussitôt que je l’ai bu, je me suis à nouveau précipité dans les toilettes.



A La Palette, il me semble évident que ce n’est pas du chantier de sa boutique qu’elle veut me parler. Quelques semaines plus tôt j’aurais pensé qu’elle voulait jouer avec moi, tester sa séduction et se retirer du jeu une fois rassurée sur son pouvoir d’attraction. Je sais qu’elle m’est reconnaissante de l’aide que je lui ai indûment apportée lors du chantier sur les Champs. Elle veut ménager une amitié sans laisser la relation dériver vers une relation d’amour. Elle veut, peut-être, aussi, me faire comprendre qu’elle n’a pas oublié mon aide, alors que j’aurais aimé l’oublier, moi, mon aide, justement.


Elle est plus souriante qu’elle ne l’avait été toutes les autres fois. Plutôt que de se pencher en avant elle incline la tête sur un côté et pose les yeux sur moi en levant le regard. Je suis calme. Je n’ai pas de crampes, pas de démangeaisons. Elle pose une main pleine d’espoir au milieu de la table, sur la paume, entre nous deux. Je bois mon premier verre de Sauvignon sans effort. Nous continuons à discuter. Elle semble tout vouloir savoir sur le chantier que je prépare ; elle retourne la main, la paume vers moi. Je pense : mon estomac se serre. Je me tais. Sa main touche la mienne. Le deuxième verre de Sauvignon commence à se faire sentir dans mon estomac. Je retire ma main.

Je lui annonce que je dois m’absenter quelques instants et je vais aux toilettes, qui se trouvent dans la première salle de la brasserie. Je me passe longuement de l’eau sur le visage et m’essuie consciencieusement chacun des doigts de mes mains. J’attends encore un instant avant de sortir et je vois immédiatement le serveur à la barbichette. Il parle avec le barman, en tenant son plateau en hauteur, comme un trophée, comme une coupe que chacun se doit de voir ; nonchalamment, comme si l’acquisition de son trophée allait de soi. Je vois Ariane derrière le bar, je pose vingt euros sur le plateau ; le serveur me regarde quelque peu surpris, je pose dix euros supplémentaires pour être certain que la somme couvre nos consommations. Avant qu’il puisse réagir, je sors, sans regarder Ariane une dernière fois comme j’aurais pu le faire.


Il fait très chaud.