Le Chant du papillon

Je faisais tache au café de la Paix, avec mon jean et mon T-shirt couverts de peinture. J’aurais dû au moins me maquiller un petit peu et mettre un chemisier, même si le seul propre qui me restait, je l’avais déjà mis la veille. Elle, en revanche, était bien habillée, elle semblait sortie de chez le coiffeur tellement ses cheveux coupés mi-longs formaient un mouvement élégant. Je tendis mon paquet de cigarettes, elle fit un geste de refus avec la main.

– J’ai vu qu’il y a une station de métro Levallois, fit-elle avec un fort accent américain, mais je ne suis pas allée voir. J’ai peur d’être déçue.

Elle regarda dehors l’opéra Garnier.

– C’est joli. J’ai un billet pour ce soir.

Puis elle leva la main vers le garçon de café.

– Un jus de tomates, s’il vous plaît. Le garçon s’éloigna. Je n’avais jamais pris de jus de tomates. C’est délicieux. Elle prit un des trois sacs Galeries Lafayette sur les genoux et en sortit un tricot Yves Saint-Laurent.

– Qu’est-ce que tu en penses ?

 

– Et si tu me racontais plutôt ton histoire ? Elle me regarda avec un sourire défiant. – Commence depuis le début. Tu sors d’où ?

Elle réfléchit, puis elle dit :

– Du Maine.

– Du Maine ?

– Oui, je sors du Maine, il y a quatre ans de cela.

– Et avant ?

– Du Maine, il y a quatre ans.

– Allons. Dans le Maine tu as peut-être des bonnes raisons de ne pas raconter ton histoire depuis le début. Mais moi, je te connais. Et ici, on est loin de ta petite ville provinciale. Tu viens d’où ?

Elle sourit à nouveau, hésita plusieurs fois avant de se lancer.

 

– Je suis née dans une vieille Chevrolet grise, décapotable, garée à l’ombre d’un rocher dans la plaine de l’Oklahoma. Ma naissance a été enregistrée à la mairie d’un petit village peuplée d’une poignée de vieillards, et qui maintenant n’existe plus.

 

– D’où je viens ? De la Chevrolet. Dans mes premiers souvenirs, la mécanique du toit était coincée en position ouverte, de sorte que quand il pleuvait, on ne pouvait pas rouler. De temps en temps on s’arrêtait dans les motels pour passer la nuit dans un lit et avoir un endroit où se laver. Mais je n’aimais pas dormir dans les motels. Ma maison, mon chez moi, ma chambre, c’était la banquette arrière de la Chevrolet. Le nounours à droite, la maison de poupées à gauche, sous la maison de poupées la valise qui faisait office d’armoire, par terre aux pieds de la maison de poupées le casier avec les crayons de couleurs et les cahiers, les trois livres d’histoires que maman me lisait avant de dormir.

 

 

 

1

 

Je l’ai vue pour la première fois il y a cinq ans. Jane et moi venions d’Artesia, dans le Nouveau-Mexique, où nous avions rencontré un peintre qu’elle allait exposer quelques mois plus tard, et nous roulions, sous un soleil de plomb, sur une route poussiéreuse en direction d’Alamogordo. Comme ici, entre deux villes, on pouvait rouler des heures durant sans croiser personne, je me mettais nue au soleil, afin que Jane puisse me regarder en conduisant ; elle aimait ça. Nous avons décidé de nous arrêter à la prochaine occasion pour manger un morceau et nous désaltérer. Ce fut un self-service appelé Le 66bis. Nous nous sommes arrêtées. Il y avait dans le restaurant une quinzaine de personnes ; à côté d’une famille composée d’une mère, d’un père et d’une fillette de douze ans, un homme, plutôt beau mec. Jane et moi avions remarqué une jeune femme seule de vingt-cinq ans environ, très jolie, qui portait un short en jean, un chapeau de cow-boy blanc, un chemisier ouvert noué au niveau du nombril et qui laissait voir un soutien-gorge en dentelle noire. Elle lisait un magasine de mode new-yorkais. Jane et moi, nous nous sommes regardées avec un sourire en nous asseyant avec nos plateaux garnis d’œufs brouillés, de jus et de cafés. Le beau mec avait aussi les yeux posés sur la fille au chapeau de cow-boy. Du même côté de la salle, un homme lisait un roman policier avec, en couverture, une femme déshabillée tenant un gros fusil.

 

Un homme typé latino, les cheveux à la Mel Gibson, en veste et pantalon noirs, un T-shirt blanc sous la veste, chaussé de santiags, et qui n’avait pas enlevé ses lunettes de soleil en entrant, est arrivé du comptoir avec une bière sur un plateau et s’est installé à l’entrée de la salle. Il a allumé une cigarette sans toucher ni la bouteille ni le verre, il est resté ainsi, immobile, à attendre.

— J’ai fait peindre la galerie en rose, m’a fait Jane, et fait mettre une moquette verte. Tu vas voir, tu vas adorer. J’ai dû la regarder, horrifiée.

– Tu crois que ça n’ira pas ?

Un peu plus tard est entré un homme grand, mince ; les rares cheveux que sa calvitie avait épargnés étaient roux. Il tenait par la main une petite fille, brune, les cheveux longs attachés en queue de cheval, habillée d’un short de cycliste noir et d’un débardeur orange, un sac à dos accroché à sa poitrine encore plate. Elle aussi portait des lunettes de soleil, elles étaient rondes. Ils sont allés vers le comptoir, l’homme a pris un plateau et, au fur et à mesure qu’ils avançaient, il mettait dessus ses choix et ce que la petite fille lui indiquait du bout du doigt. Ils sont venus s’installer à deux tables de la nôtre.

– Tu as du rouge à lèvres partout, tu devrais peut-être t’arranger.

La fille aux lunettes de soleil rondes a enfilé des gants en cuir et a regardé autour d’elle. Ensuite elle a posé ses yeux sur l’homme typé sud-américain qui a versé le contenu de sa bouteille dans son verre ; elle a dit quelque chose à l’homme aux cheveux roux, qui a acquiescé. Elle a versé sa bouteille dans son verre en regardant le premier homme puis elle a regardé à nouveau autour d’elle. J’ai plongé mon nez dans mon sac à la recherche de mon miroir et de mes kleenex quand, tout à coup, j’ai entendu deux coups de feu. La fille était debout sur sa table, elle tenait un revolver, un revolver qui semblait beaucoup trop grand pour ses mains. Les deux hommes s’étaient déjà mis debout, armes à la main, et avaient occupé des places stratégiques de la salle, l’un près du comptoir et de la sortie, l’autre dans un coin d’où il dominait tout le reste.

– Ecoutez-moi, tout le monde, a fait la fille, ceci est un hold-up. Je vous demande de bien vouloir lever les bras. Moi, je suis la gentille petite fille. Eux, ce sont les méchants garçons. Tant que c’est avec moi que vous avez affaire, tout va bien. En revanche, si c’est un des méchants garçons qui intervient, alors là, vous avez un problème. Elle a observé la salle pour mesurer l’effet de ses paroles. Le silence était absolu. – Bien. L’un des méchants garçons va passer parmi vous, vous allez alors vous lever tout doux, vider vos poches de votre argent, vos papiers, vos téléphones portables et vos éventuelles armes. Puis vous allez vous asseoir tout aussi doux. Est-ce qu’il y a des questions ?

Avant que quiconque ait eu le temps d’en formuler une, elle a sauté sur la table voisine et, d’un coup de pied, elle a envoyé les verres et les assiettes par terre et s’est adressée à nouveau à l’assistance.

– Je chante le chant du papillon, a-t-elle déclaré, puis elle a éclaté de rire. Pour ceux qui seraient étonnés de voir une si grosse arme entre mes mains, sachez qu’il s’agit d’un Magnum 357 à la détente limée pour que mes petits doigts puissent appuyer sur la gâchette. Inutile de vous dire, donc, que le coup est vite parti. – Elle est descendue de la table, est allée vers le comptoir et s’est adressée au barman – Où est ton arme ? Le barman lui a indiqué une place des yeux. – Casse-toi de là et va rejoindre les autres.

Pourquoi avait-elle dit qu’elle chantait le chant du papillon ?

La fille aux lunettes de soleil a ouvert le tiroir du comptoir, en a sorti un revolver, a fait tomber par terre les balles qu’il contenait et a jeté l’arme dans une grande poubelle. Elle est ensuite allée à la caisse et l’a vidée de tous ses billets. Pendant ce temps, le rouquin chauve est allé de table en table en ramassant tout l’argent qui s’y posait et a balancé les téléphones portables dans la poubelle où avait atterri l’arme du barman. Un portable sur trois se fracassait sur le mur. La fille a arraché les fils du téléphone de la boutique, est allée vers la table par laquelle l’homme aux cheveux roux avait commencé, et a étudié les papiers. Elle a délaissé les chèques, les cartes de crédit et ne s’est intéressée qu’aux papiers d’identité, permis de conduire principalement. Arrivée à la table de la famille, elle a assené à la fillette, légèrement plus âgée qu’elle-même :

– T’as pas de carte scolaire, carte de bus, de cantine, de bibliothèque … ? La fillette a secoué la tête. – Tu te fous de moi ! ? a-t-elle hurlé.

– C’est la période de vacances, on n’a pas ces choses sur nous, est intervenu le père.

La fille aux lunettes de soleil a poussé un grognement et est passée à la table suivante, la nôtre. Pendant ce temps, le rouquin chauve était arrivé à la table de la jeune femme au chapeau de cow-boy et a commencé à la peloter. La fille aux lunettes de soleil rondes est parvenue jusqu’à nous. Le beau mec a serré les poings, et l’on devinait sur son visage qu’il cherchait le moyen d’intervenir. Elle a tourné la tête vers le beau mec en affichant un sourire carnassier ; j’en ai eu le sang glacé.

– Toi ! a-t-elle fait au beau mec, debout !

Le beau mec, devenu soudainement tout rouge, s’est levé.

– Va au milieu de la salle et couche-toi sur le ventre.

Le beau mec s’est exécuté. Le rouquin chauve a cessé de peloter la fille au chapeau de cow-boy et est allé à la table suivante. La fille aux lunettes de soleil rondes m’a pris plusieurs billets de cent dollars, a regardé mon passeport et ma carte de séjour avec satisfaction, et les a rangés avec les autres papiers qu’elle avait confisqués.

– Il ne faut pas prendre ses papiers, a fait Jane en me montrant d’un geste de la tête, tu la mettras vraiment dans la merde si tu les lui prends. Elle risque d’aller en prison.

La petite fille m’a regardé distraitement, a regardé à nouveau mes papiers, a fait glisser ses lunettes jusqu’au bout de son nez et m’a fixée droit dans les yeux. J’ai été ainsi la seule à voir ses yeux, en une fraction de seconde qui m’a tétanisée. Un regard qui m’a valu le privilège d’être longuement interrogée par la police ensuite. De quelle couleur étaient-ils ? Gris, il me semble. Quelle forme avaient-ils ? Quelle expression ils dégageaient ? La peur ? La provocation ? L’innocence ? La puérilité ? Ou au contraire étaient-ils le regard d’un adulte ? Un enfant dans un adulte ? Ou le contraire ?

Et à mon avis, qu’est-ce que ça voulait dire qu’elle chantait le chant du papillon ?

Je ne sais pas si j’ai vraiment osé la regarder dans les yeux. Je me souvenais surtout de la transpiration. La transpiration sur son visage, son front, ses joues. J’avais aussi observé ses bras humides et poisseux, et la tache de sueur du débardeur sur sa poitrine plate. Sa frange, les mèches qui s’étaient détachées de la queue de cheval étaient trempées, collées à la joue. Les vapeurs de sa transpiration étaient parvenues jusqu’à mon visage. Non pas une forte odeur âcre qui m’aurait agressé les narines, mais une transpiration aussi abondante qu’inodore. J’avais aussi senti son souffle, parfumé au chewing-gum à la fraise, sa respiration rapide et essoufflée qui avait ventilé ma mèche. Mais ses yeux ? J’ai sans doute eu le sentiment de voir le diable en face et détourné mon regard. Je ne gardais aucune image de ses yeux.

– T’es française ? a-t-elle demandé. – C’est où, Lévaloïsse ?

– Le-va-llois, a répondu Jane.

C’était mon lieu de naissance.

– C’est où, alors, Le-va-llois ?

– C’est près de Paris.

Elle a posé mes papiers sur la table sans rien dire et s’est apprêtée à aller à la table suivante, avant de se souvenir du beau mec allongé par terre. Un instant j’ai cru qu’elle allait le tuer. Il a dû le croire lui aussi, car il est devenu livide.

– Ecarte tes jambes, a-t-elle fait en lui assenant un coup de pied à l’intérieur d’un mollet. Elle s’est accroupie à côté de lui ; d’une main, elle a dirigé son revolver en direction de la tête de l’homme couché, de l’autre main, elle l’a palpé à la recherche d’une arme. Elle l’a trouvée derrière son dos, coincée entre sa ceinture et ses lombaires. Elle a laissé tomber le chargeur par terre et a balancé l’arme dans la même poubelle où elle avait balancé le revolver du barman. Le rouquin chauve, qui en avait fini avec toutes les tables, est allé derrière le bar, a choisi un récipient d’huile bouillante et un autre avec une sauce indéfinissable, et a jeté le tout dans la poubelle. Une odeur de plastique brûlé a envahi la salle. Nancy continuait à palper l’homme à terre en s’attardant longuement sur ses fesses.

– T’as un cul craquant. La prochaine fois qu’on se croise, rappelle-moi d’en mordiller un bout.

– T’es qu’une pisseuse ! a osé l’homme.

- Une putain de pisseuse qui tient le tas de morve gluant qui te sert de cervelle en joue, espèce de trou du cul ! a-t-elle hurlé. – Ca te pose un problème ? ! L’homme a rougi à nouveau et s’est tu. – Bien ! !

Elle s’est levée, s’est gratté la tête l’air de dire « où en étais-je », puis elle s’est dirigée vers la table de l’homme au roman policier. Elle a pris le livre et a regardé la couverture avec un gros sourire. Elle a pris une position sexy, dans la mesure où une petite fille sans hanches ni poitrine puisse être sexy, et en appuyant le coude du bras dont elle tenait l’arme, elle a fait :

– Alors, dis-moi, comment est-ce qu’on se débrouille ? On est des pros, hein ? L’homme n’a rien dit et elle a éclaté de rire. – Allez, on s’en va.

 

Elle a été la dernière des trois à sortir.

 

 

 

2

 

New York. J’ai entendu la sonnerie en sortant de la douche. L’homme était habillé d’un costume bleu marine qui semblait tout juste sortir d’un atelier de couture sur mesure. Peut-être arrivait-il d’un mariage. Ses cheveux étaient brossés vers l’arrière en un élégant mouvement, réussi uniquement avec un gel professionnel invisible. Il se tenait à la porte, comme d’autres posent pour une photo de pub dans le New-Yorker. Un pubeux l’aurait certainement trouvé parfait mais moi, la galeriste qui avait tourné le dos à Paris pour débarquer à New York, trouvais qu’il lui manquait quelque chose. Il avait appelé deux heures plus tôt, disait être policier fédéral et voulait me parler de la petite fille du 66bis et des deux hommes qui l’accompagnaient. Il était en avance. Je l’ai fait entrer en regrettant de ne pas avoir pris le temps de faire le ménage et je l’ai invité à s’asseoir sur le canapé, près du lit. Ce canapé est si bas que l’on pourrait tout aussi bien s’asseoir par terre. Il s’est assis avant que je me rende compte du gode qui traînait par terre à ses pieds, celui que Jane et moi avions cherché la moitié de la nuit. Il a fait semblant de ne pas s’en apercevoir. Les plis de son pantalon auraient aussi plu à un pubeux, tellement ils étaient parfaitement réalisés. Je lui proposai de la bière, du whisky, du thé, du café, du lait et un jus d’orange. Il a opté pour un jus d’orange que j’ai servi dans un gobelet blanc en plastique. Voilà ce qu’il lui manquait, la galeriste qui débarquait à New York était satisfaite. Il lui manquait le gobelet en plastique usé. J’ai souri, il s’est mépris sur le sens de mon sourire. Tant pis, pas grave.

– Elle s’appelle Nancy, a-t-il dit.

Il a scruté ma réaction à l’annonce de son prénom. C’était curieux, Nancy m’évoquait plutôt une poupée blondasse franchement idiote.

– Je trouve que ça ne lui va pas, comme prénom. Vous êtes sûr que c’est bien comme ça qu’elle s’appelle ?

– Je ne suis certain que de bien peu de choses. Son prénom n’en fait pas partie, elle s’appelle bien Nancy.

– Vous l’avez rencontrée ?

– Oui.

 

 

*

 

 

Je n’ai pas osé pousser le gode gluant à coté de mon pied de peur de me salir la chaussure. Elle est revenue avec un gobelet jaunasse et me l’a mis entre les mains. Elle s’est assise sur le lit qu’elle avait eu la politesse de ne pas me proposer comme siège, et a souri, elle ne me donnait aucune envie.

Je lui ai demandé de me raconter ce qui s’était passé dans le self-service. Je n’ai rien appris de nouveau. Je voulais qu’elle me parle de la petite. Elle m’a fait une description semblable à ce que j’avais déjà lu.

– Quelque chose d’autre vous a particulièrement frappé ?

– Sa transpiration.

– Non, Nancy ne transpire pas.

– Quand le l’avais en face de moi, elle transpirait.

– Comment étaient ses yeux ?

– Gris.

– Mais encore.

– Ils transpiraient.

– Vous voulez dire qu’elle pleurait ?

– Non, elle transpirait. Ses yeux transpiraient aussi.

– A votre avis, qu’est-ce qu’elle voulait dire avec « je chante le chant du papillon » ?

– Aucune idée.

J’avais vu Nancy un mois auparavant. Je me trouvais à Seattle pour une enquête liée au trafic de stupéfiants. Je me suis aperçu qu’il existait un endroit, une grande usine désaffectée autour de laquelle de nombreux vagabonds et drogués, pour la plupart accros au crack, traînaient. Je me suis demandé si dans cette usine, faite de nombreux ateliers et hangars, ne se cacherait pas un laboratoire ; la taille, la complexité du lieu et ses nombreux couloirs offraient un repère facile à surveiller pour qui les connaissait. J’avais décidé de tester l’endroit, de voir si quelqu’un chercherait à m’empêcher d’entrer si je m’en approchais. Personne ne m’a empêché d’y entrer, je me suis aventuré le plus loin possible. Bien à l’intérieur, au fond d’un couloir, j’ai vu un homme typé latino chercher à s’échapper. Un drogué ? Un dealer ? Plus probablement. Je lui ai couru derrière, je l’ai sommé de s’arrêter ; en le poursuivant, je suis arrivé à un grand hangar où je me suis retrouvé à découvert. Le latino s’était mis à l’abri et me tenait en joue ; et un grand Black absolument énorme qui aurait pu être un ancien basketteur m’avait suivi sans que je m’en rende compte et se tenait à la porte par laquelle j’étais arrivé.

Ils m’ont emmené dans ce qui avait été les bureaux de l’usine, et qui leur servait d’appartements. Ils m’ont attaché à une chaise avec une corde et ont fait venir celui qui avait tout l’air d’être leur chef. Il avait des cheveux longs un peu dans tous les sens et une barbe blanche. Il m’a fait penser à un patriarche. Il a pris une chaise et s’est assis face à moi pour m’interroger. D’abord par principe, ensuite parce que la vérité, c’est-à-dire, que j’étais arrivé là par hasard, en suivant une intuition, semblait assez invraisemblable ; j’ai expliqué que j’étais venu chercher un informateur dont je n’avais plus de nouvelles et que j’étais inquiet, en donnant un nom et une description improvisés sur le tas. Ils ne m’ont pas cru. J’ai commencé à recevoir d’abord des gifles, puis des coups de poing et des coups de pied.

Au bout d’un moment on a entendu les pas d’une petite fille qui montait les escaliers métalliques, et elle a déboulé dans la pièce en hurlant « papa, papa », prête à se jeter au cou du patriarche. En me voyant, elle a stoppé net son élan.

– Qui c’est, celui-là ?

Elle correspondait point par point au signalement qui avait été donné après l’attaque du 66bis, sauf que là, elle était habillée en uniforme de collégienne, fille de riches.

– T’occupe pas, a répondu le patriarche. Va dans ta chambre.

– Vous lui tapez dessus ? Qu’est-ce qu’il a fait ?

– C’est un flic. Un fed.

– Ah, a-t-elle dit, satisfaite de la réponse, puis elle est sortie. Le patriarche a pris une chaise et s’est assis face à moi. Lui comme les autres sont devenus moins agressifs, comme si la violence avait pu gêner la petite fille pourtant désormais loin. Je n’ai rien rajouté de nouveau par rapport à ce que j’avais déjà dit.

Ils sont partis me laissant seul un bon moment. Ensuite, le latino est arrivé avec un journal de caniveau, a posé sa Uzi sur la table et s’est mis à lire son torchon. J’ai essayé de lui parler, après quelques tentatives :

– Ta gueule !

J’ai encore continué à lui parler. Sans un mot, il s’est levé, est venu vers moi et m’a assené un coup de poing qui m’a mis à terre. Il a redressé la chaise et est retourné à sa lecture. Au bout de quelques heures, un chauve roux est venu le relayer, lui avec un journal sportif. Et au bout de quelques heures encore, il s’est fait relayer par le basketteur, qui est arrivé avec de l’eau et qui m’a fait boire avant de prendre la lecture du journal sportif là où le chauve roux l’avait laissé. Quelques heures plus tard encore, la petite fille est arrivée avec un plateau sur lequel il y avait une soupe, un plat d’œufs brouillés et de jambon, de l’eau, du whisky, de l’alcool de pharmacie, mon paquet de cigarettes et mon briquet. Elle portait une robe moulante et elle était outrageusement maquillée. Elle a demandé au basketteur de mettre la table près de moi, il s’est exécuté et il est sorti.

– Tu as faim ? a-t-elle demandé.

– J’ai faim, mais je ne sais pas si mon estomac est en état de recevoir quelque chose.

Elle a souri.

– On va voir ça. Elle a commencé à me donner la soupe.

– Incroyable, ton costard. A ta tête, on dirait qu’un 38 tonnes t’a roulé dessus ; mais ton costard, impeccable. Comme s’il sortait de la boutique.

Silence.

– Franchement, ton histoire d’indic que tu n’aurais pas trouvé, on n’y croit pas.

– C’est la vérité.

– C’est pas possible. Si tu commences comme ça à donner un indic dès qu’on lève la main sur toi, c’est que t’es qu’une ordure. Je ne crois pas que tu sois une ordure. Pour moi, tu n’avais pas de rendez-vous avec un indic. Tu cherchais quelqu’un, je voudrais savoir qui tu cherchais. Moi ?

– Je ne sais pas qui tu es. Je ne sais même pas comment tu t’appelles.

– Je m’appelle Nancy.

Je n’ai pas pu terminer la soupe, et les œufs me donnaient les nausées. Elle m’a tendu le verre de whisky.

– Pour te remettre de tes émotions, a-t-elle dit. J’ai pris quelques gorgées. – Cigarette ?

J’ai acquiescé. Elle a allumé une cigarette, a toussé, et me l’a mise entre les lèvres. J’ai tiré une taffe, elle l’a reprise, et quelques instants plus tard, elle me l’a remise dans la bouche.

– Tu fais le tapin pour ta bande ?

– Non, je ne fais pas le tapin. Je me déguise, pour chercher des renseignements.

– Et tout à l’heure, tu rentrais du collège ou tu cherchais aussi des renseignements ?

– Je ne vais pas au collège.

Elle a entrepris de soigner mes blessures.

– Ca fait mal ? Il faudrait qu’ils m’expliquent un jour l’intérêt qu’il y a à passer à tabac quelqu’un, comme ça, sans autre raison que de faire mal. J’ai horreur de ça.

 

Lorsqu’elle est partie, un autre de la bande a pris le relais, et un autre encore pour le reste de la nuit. Avec les chutes successives, le dossier de la chaise s’était brisée à plusieurs endroits. A l’aide d’un bout de tige, j’ai commencé à défaire un nœud. Quand j’ai attaqué le deuxième nœud, le bout s’est cassé. Je me suis mis à la recherche d’un autre. J’en ai trouvé un petit plus difficile à utiliser mais plus solide. Peu à peu, longuement, heure après heure, j’ai réussi à défaire les nœuds un à un pendant que ma sentinelle somnolait. Au petit matin, c’est le latino qui a pris la relève. Je lui ai parlé, je lui ai demandé où se trouvait la station de bus.

– Ta gueule !

Je lui ai expliqué, essayant de prendre une mine décontractée, qu’il fallait que j’aille voir ma grand-mère, que ma voiture devait être en piètre état et que ce bus m’emmènerait à la résidence.

Il s’est levé avec un soupir et il est venu vers moi, le poing fermé.

– Tu te crois très drôle, n’est-ce pas, poulet ?

Il a levé le poing, mais avant qu’il ne me touche, je lui mis le mien entre les jambes et avec la chaise je l’ai frappé de toutes mes forces sur le crâne. Comme il bougeait encore, je lui ai assené un deuxième coup de chaise. Il ne bougeait plus. J’ai terminé de me libérer, pris son Uzi et j’ai commencé à chercher la sortie à travers le labyrinthe qu’était cette usine. Traversant une porte, j’ai senti le canon d’un Colt derrière mon oreille.

– Encore un pas espèce de trou du cul et je donne ta petite cervelle à bouffer aux rats.

C’était le basketteur. De retour à la pièce où ils m’avaient gardé prisonnier, le basketteur et le latino s’en sont donnés à cœur joie. Le poing du basketteur était lourd comme une masse, mais c’était encore peu de chose à côté de la rage avec laquelle le latino, le visage encore couvert de sang, me frappait. Nancy était assise tranquillement et regardait la scène sans réagir, elle semblait s’ennuyer. Quand ils se sont fatigués, ils sont partis tout simplement, me laissant menotté à une chaise métallique, seul avec Nancy. Elle a pris le paquet de coton et la bouteille d’alcool, et a entrepris à nouveau de me soigner.

– Tout ça pour ça, m’a-t-elle dit. Cigarette ?

– Je croyais que tu avais horreur de la violence.

– Je maintiens.

– On ne peut pas dire que tu te sois foulée pour l’empêcher.

– Ce sont des hommes, pas des marionnettes qu’on commande à sa guise. Pour qu’ils restent nos hommes, il faut qu’ils nous respectent, et le respect, ça se mérite, ce n’est pas acquis d’avance. Ils voulaient te faire payer, je ne pouvais pas les en empêcher.

– S’ils te respectaient, ils obéiraient à tes ordres, quels qu’ils soient.

– Non, non, non, t’as tout faux. Ces mecs, qui de prime abord ont l’air un peu brutes, comme ça, ne sont pas cons. Ils se sont bien rendu compte que tu me plais et, grâce à ça, ils t’ont quand même pas mal épargné. Maintenant, nous sommes dans un camp, et toi tu es dans l’autre. Et toi, tu as failli ouvrir le crâne de Juan. Alors, à ton avis, si ta souffrance avait été pour moi plus importante que la leur, et si je les avais empêché de te passer à tabac, qu’est-ce qu’ils auraient pensé ? Qu’est-ce que tu aurais pensé à leur place ?

Je n’ai pas répondu.

– Voilà. Je vais te raconter une anecdote. Un jour, peu importe quand, on a attaqué, peu importe quoi, peu importe où, un local. Moi, j’évite de me montrer, mais je suis souvent dans le coin pour coordonner les opérations. Je m’étais habillée en petite fille bien et en faisant de la balançoire, je donnais par talkie-walkie des indications aux autres. La chose a mal tourné, ça a été la débandade, et moi je me suis retrouvée coincée ; les flics ont fini par me repérer malgré le filtre qui cachait ma voix. Ca ne les a trompés que dix minutes. Soit j’essayais de me casser à pied, et je me faisais prendre à tous les coups, à moins de me faire descendre, parce que les flics là-bas sont de vrais cow-boys, ils se croient toujours au Far West ; ou bien je restais planquée et ils auraient à tous les coups fini par me retrouver. Et bien Juan, il a sauté sur une moto, il a traversé une avenue sous les balles et m’a tirée de là. Il aurait très bien pu dire que ce n’était pas possible de me récupérer, ce qui n’était pas loin de la vérité, et personne ne lui aurait reproché de ne pas avoir essayé, parce qu’alors que lui risque le couloir de la mort, moi je risque de me faire engueuler par un juge pour enfants. Il l’a quand même fait. Parce qu’il me respecte.

– Donc, pour se faire respecter, il ne faut rien refuser à ses hommes.

– Je n’ai pas dit ça. Si tu traites tes hommes comme des choses qui s’achètent, alors, quand ils croiseront quelqu’un qui paye plus cher que toi, ils te laisseront tomber. Se faire respecter, c’est autre chose. C’est savoir faire justice. C’est aussi faire ce qu’ils sont contents de ne pas avoir à faire. Par exemple, le truc que j’ai fait pas mal de fois, qui est de faire diversion en taillant une pipe au gardien d’un site industriel où l’on vient chercher quelque chose. Mon truc est de proposer une pipe pour cinq dollars, puis pour cinq dollars supplémentaires, je propose le droit de me faire lécher la chatte. Et alors là, tout un stade peut passer sans qu’il s’en rende compte. Ou quand il faut glaner des renseignements dans la rue, rien de tel que de faire le tapin. Tu imagines un des mecs, là, faire le travesti pour essayer de trouver des renseignements ?

 

 

*

 

 

Je suis resté toute une soirée seul, sans voir personne. Puis des collègues sont arrivés. Un homme leur avait signalé où je me trouvais. J’ai appris qu’un convoyeur de fonds avait été attaqué, et bien qu’ils n’avaient pas signalé de présence de petite fille, j’ai émis l’hypothèse que s’ils m’avaient gardé prisonnier, c’était parce qu’ils préparaient ce braquage avec cette usine désaffectée comme base.

 

 

 

3

 

J’ai vu Nancy pour la deuxième fois quelques mois plus tard. Je me trouvais seule à New York, tard le soir. Je cherchais le restaurant où travaillait un copain de lycée que je n’arrivais pas à retrouver. J’avais perdu mon porte-monnaie et je n’avais en poche que neuf dollars que j’avais oublié d’y mettre plus tôt dans la journée. Il faisait un froid terrible, il neigeait, et le vent entrait, me glaçant jusqu’aux os, à travers mon manteau qui résistait à peine au modeste froid parisien. On avait convenu avec Jane qu’on se retrouverait dans un bar plus tard dans la soirée. J’ai renoncé au restaurant de mon copain et je suis allée directement au rendez-vous avec Jane. Arrivée sur place, j’ai eu la désagréable surprise de me rendre compte que la consommation la moins chère, un café, coûtait dix dollars. Bêtement, j’ai expliqué aux serveurs la situation en leur demandant de pouvoir rester jusqu’à l’arrivée de Jane. Ils ont refusé et m’ont ouvert la porte poliment, me faisant comprendre de foutre le camp.

– Je vais le payer, moi, le café de mon amie de … Le-va-llois.

Elle était en train de prendre un chocolat chaud dans un coin, et tenait un livre à la main.

– Reste pas plantée comme ça. Viens t’asseoir, je ne vais pas te manger.

J’ai reconnu le dessin et la couleur de ses yeux, mais pas son expression. Il n’y avait pas trace de son agressivité ni bien évidemment du stress. C’étaient de grands yeux comme ceux d’une princesse de chez Disney.

– Je me suis fait remonter les bretelles de ne pas avoir pris ton passeport.

– Il faudrait peut-être que je te remercie ?

– Je trouve, oui. Parfaitement. Puis elle a éclaté de rire. – On en a trop fait. On a attaqué ce restau comme s’il s’agissait d’une bijouterie, alors que la seule chose qui avait vraiment de l’intérêt était dans la caisse derrière le comptoir. C’est toujours bien d’avoir des papiers d’identité avec une photo qui ressemble à quelqu’un d’entre nous, même de très loin, mais franchement, il y a d’autres moyens de se les procurer. On vous a traité comme si chacun de vous étiez des agents de sécurité, alors qu’il aurait fallu que vous ne vous aperceviez à peine de ce qui se passait.

– Je n’imaginais pas que je te retrouverais à un bar à dix dollars le café. Qu’est-ce que tu fais ici ?

– J’aime bien les endroits où l’on fait payer dix dollars le café. Ils sont classe.

 

Elle a levé son livre pour que je le voie bien, c’était La Condition Humaine, de Malraux, en anglais. – Un pays qui fait d’un homme qui écrit comme ça un ministre, ça ne peut pas être un pays de péquenauds. Elle a posé le livre et m’a regardée. – Alors qu’est-ce que fait une petite Française de Levallois de ce côté-ci de la planète, avec cette vieille pour petite amie ?

– Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

– J’ai des yeux pour voir, et des oreilles pour entendre. Alors, dis-moi. Qu’est-ce que tu fais, ici, à New York ?

Je lui ai expliqué que j’avais rencontré Jane à Paris, que nous avions sympathisé et qu’elle m’avait proposé de l’aider à monter avec elle sa galerie, dans le New Jersey. Et que mon rêve était d’avoir un jour ma propre galerie à Paris.

– On fait comment pour faire le métier que tu fais ?

– Pourquoi, tu voudras faire ça quand tu seras grande ?

– Qui sait.

Je lui ai expliqué que je m’étais retrouvée un peu par hasard dans ce milieu. Je faisais des études de commerce et travaillais de temps en temps dans une galerie comme femme à tout faire. Comme en terminant mes études je ne trouvais pas de travail, j’avais continué dans la galerie jusqu’à ce que je rencontre Jane, qui m’avait proposé de faire le grand saut et de partir à l’aventure.

Elle sembla entrer dans une profonde méditation et nous restâmes ainsi un moment en silence. Pour le rompre, je dis :

– Un policier que tu connais est venu me rendre visite. Il paraît que toi et ta bande vous l’avez gardé prisonnier pendant plusieurs jours.

– T’as rencontré David ? C’est vrai ? Et qu’est-ce qu’il t’a dit ?

Je lui ai raconté.

– C’est tout ?

– Oui, c’est tout. Pourquoi ?

– Il ne t’a pas dit que je l’ai violé ? A ma tête elle vit que je ne le savais pas, et elle éclata de rire. – Maintenant, qu’il ne vienne pas s’en plaindre.

– Quand je l’ai vu la première fois, avec son costard de riche à peine froissé, et sa tête à claques de premier de la classe ensanglantée, se demandant ce qui lui arrivait, j’ai craqué. A la première occasion je suis allée le voir. Le soir avant qu’on le relâche, je me suis dit que je ne pouvais pas le laisser filer comme ça et qu’il fallait que j’en croque un bout d’abord.

– Il a essayé de se défendre, Nancy éclata à nouveau de rire ; puis, le salaud, il a dit que j’étais plate comme une planche à repasser.

– Ce n’est pas vrai, peut-être ?

– Il a quand même fini par me les sucer. Ce qui est dommage est que je n’ai pas pu sentir ses paluches sur moi. Mais j’ai senti l’essentiel dans moi. Mmmmm.

Elle a ri de bon cœur. Moi, ça me mettait mal à l’aise.

 

– Tu le vois encore ? a-t-elle demandé.

– Non, je l’ai vu juste une fois.

– Mais maintenant, tu vas aller lui dire que tu m’as vue ?

– Non, je ne le lui dirai pas.

– C’est vrai ? fit-elle de ses grands yeux, incrédule. – C’est marrant, j’aurais pensé que tu le ferais.

– Tu m’es sympathique, je ne te veux pas de mal. Et ce ne serait pas très gentil, après ton café.

Elle me scruta longuement, comme pour lire au fond de mes yeux.

– Dis-moi, je peux te poser une question ?

– Vas-y.

– Si un jour je vais à Paris, est-ce que je pourrais t’appeler ?

– Bien sûr. Tu as l’intention d’aller à Paris ?

– Je rêve d’aller un jour à Paris. Mon père m’a promis de m’y emmener, quand tout ça sera terminé et qu’on vivra normalement.

 

Bien évidemment, j’ai appelé le policier pour lui dire que Nancy était à New York.

 

 

 

4

 

David roule avec son partenaire dans les rues, lentement, dans le fol espoir de voir Nancy. Et l’improbable se produit : il la voit à un kiosque, des rollers aux pieds et dix ou quinze journaux sur le bras ; elle en choisit d’autres encore. David fait signe à son partenaire de s’arrêter doucement, descend de la voiture et se dirige vers Nancy suivant un arc, pour l’approcher par un angle mort. Le partenaire appelle par la radio en avançant sa voiture pour la voir et la décrire. Nancy lève la tête et voit la voiture avec un homme dedans, parlant par la radio et regardant dans sa direction ; elle regarde autour d’elle et aperçoit David qui se dirige vers elle, il comprend qu’il s’est fait repérer et se précipite, elle lâche les journaux aux pieds de David et commence à prendre de la vitesse. Il a le mauvais réflexe : « Police ! Arrêtez cette fillette ! » Nancy ne voit pas qu’un homme s’est mis sur son chemin, elle lui rentre dedans et ils tombent tous les deux ; il essaye de l’agripper, Nancy lui place un petit Browning sous la mâchoire et hurle. L’homme la lâche, en se tenant la poitrine, il fait un malaise cardiaque. Elle se lève précipitamment et reprend de la vitesse tout juste à temps pour que David ne la rattrape pas.

 

 

*

 

 

Tout le trottoir s’est soudainement vidé et lui a fait de la place. Au bout, elle a vu deux policiers en uniforme courir vers elle, nos renforts. Elle a pris une petite rue adjacente et s’est introduit dans un immeuble labyrinthique désaffecté, et on l’a suivie. J’ai eu l’impression qu’elle avait repéré cet immeuble à l’avance, par mesure de sécurité. Nous avons laissé les agents aux issues et mon partenaire et moi sommes entrés, et nous nous sommes perdus. Nous ne l’avons pas retrouvée, aucun des agents que nous avions postés ne l’a vue sortir non plus. L’un d’eux s’est approché de moi :

– Je sais que ce n’est pas le moment indiqué pour une telle question, monsieur, mais, où avez-vous acheté ce costume ?

 

 

 

5

 

 

 

Plus tard, une lettre m’a annoncé que tout semblait terminé pour Nancy à la suite d’un règlement de comptes où son père et toute la bande avaient été tués. Elle avait disparu et personne n’avait la moindre idée de ce qu’elle était devenue. Toutes les hypothèses étaient possibles, y compris les plus sordides.

 

Ils se réfugiaient dans un immense appartement de près de cinq cents mètres carrés répartis en une énorme quantité de pièces et sur deux étages. Quelqu’un avait dû acheter deux étages entiers et faire abattre les murs pour obtenir un si grand appartement. Quand nous sommes arrivés, nous avons compté les cadavres de dix personnes, dont certains avaient été tués à moins d’un mètre de distance, de sorte que leur visage avait complètement explosé. On ne sait pas pourquoi il y a eu ce carnage, qui en voulait à ce point à la bande du patriarche ni pourquoi. Il y avait des éclaboussures de sang, de cervelle sur tous les sols et tous les murs, et parfois, on pouvait difficilement avancer sans se prendre les pieds dans des intestins ou sans glisser sur un morceau de foie. Au sommet d’une masse informe j’ai reconnu la calvitie rousse d’un des hommes du patriarche, dans une petite pièce où l’on avait balancé une grenade. Le basketteur gisait dans un couloir avec soixante-six impacts de balles de tous calibres. Apparemment il avait avancé vers les agresseurs et avait même réussit à en attraper un et le tuer les mains nues. Les agresseurs ont, semble-t-il, eu quand même deux morts, mais leurs corps avaient été retirés. Nancy n’était pas dans l’appartement quand c’est arrivé. Les traces de ses petits pas dans les flaques de sang ont été imprimées alors que le sang avait épaissi, peut-être une heure après. Ses traces montraient qu’elle avance dans les couloirs doucement, pas par mesure de précaution, mais en titubant, probablement choquée. Elle a continué à avancer vers le fond de l’appartement jusqu’à arriver au cadavre de son père. Elle s’est assise à côté de lui et est restée là pendant des heures. Six, huit, peut-être même dix heures. Sans bouger. Puis elle s’est relevée, et elle est partie. On ne sait pas où. On ne sait pas ce qu’elle est devenue. On ne sait pas si elle a réuni une autre bande avec l’argent de butins antérieurs. Si elle vit toujours de la même façon ou si quelqu’un l’a pris sous son aile. Et ce que ce quelqu’un ferait éventuellement d’elle. On ne sait pas si elle est vivante et si elle ne l’est pas, de quoi elle serait morte.

On ne sait rien.

 

 

***

 

 

Le téléphone a retenti alors que j’étais tout en haut de l’escabeau, le pinceau imbibé de blanc, à bout de bras, pour entamer la deuxième couche du plafond de mon appartement tout neuf, tout à moi. C’était une jeune femme, au fort accent américain, que je ne pensais jamais avoir entendu avant.

– C’est Nancy, dit-elle. Tu ne te souviens pas de moi ? Nancy ne m’avait jamais parlé en français, et, quand je l’avais connue, avait encore une voix de petite fille. La croyant morte, l’idée que ça puisse être elle ne m’avait même pas effleuré l’esprit. – Tu m’avais bien dit que je pouvais t’appeler si je passais par Paris, non ?

C’est comme ça que j’ai vu Nancy pour la troisième fois, pas plus tard qu’il y a deux minutes, je viens de la quitter.

 

Je suis partie au rendez-vous enthousiaste. Mais dans le métro, au fur et à mesure que les stations défilaient, je me demandais de plus en plus fort si je ne faisais pas une bêtise en allant la voir. Et de fait, une de ses premières questions a été :

– C’est toi qui a prévenu David que je me trouvais à New York ?

– Bah, c’est pas plus mal, ajouta-t-elle aussitôt. J’étais vraiment amoureuse, j’aurais fait n’importe quoi pour pouvoir passer une nuit avec lui, même aller des années en maison de redressement. Rien que pour une nuit. Mais quand il m’a coursée dans les rues de New York, il a bien fallu que je me rende à l’évidence, que je ne l’aurais jamais et que la meilleure des choses que j’avais à faire était de l’oublier.

Elle fit un geste de la main comme pour signaler que tout ça était de la vieille histoire et que cela ne valait pas le coup de s’y attarder. Elle avait grandi, elle avait désormais des formes de femme, elle était même un peu ronde, elle portait une coupe de cheveux mi-courte et volumineuse, et était délicatement maquillée. A côté de sa chaise, trois grands sacs des Galeries Lafayette remplis de vêtements. Elle m’a parlé de sa nouvelle vie :

– Au début, j’ai commencé à laisser mon petit Browning à la maison et je me baladais dans la rue sans rien ; c’était grisant, j’avais l’impression d’être toute nue. Puis, je m’y suis faite. Maintenant, je n’ai même plus d’arme chez moi. Je me demande si je saurais encore m’en servir.

« Je me suis même forcée à ne coucher avec personne. Quand il y a six mois j’ai quand même fini par craquer, je me suis aperçu que mon hymen s’était reconstitué. Tu te rends compte ? Je ne savais pas que c’était possible, tu le savais, toi ?

– C’est rare.

– Eh ben c’est arrivé. Le garçon était convaincu que j’étais vierge. Je lui ai laissé croire, il était si content !

J’ai insisté pour savoir d’où elle venait.

– Je suis née dans une vieille Chevrolet grise, décapotable, garée à l’ombre d’un rocher dans la plaine de l’Oklahoma. Ma naissance a été enregistrée à la mairie d’un petit village peuplée d’une poignée de vieillards, et qui maintenant n’existe plus.

« D’où je viens ? De la Chevrolet. Dans mes premiers souvenirs, la mécanique du toit était coincée en position ouverte, de sorte que quand il pleuvait, on ne pouvait pas rouler. De temps en temps on s’arrêtait dans les motels pour passer la nuit dans un lit et avoir un endroit où se laver. Mais je n’aimais pas dormir dans les motels. Ma maison, mon chez-moi, ma chambre, c’était la banquette arrière de la Chevrolet. Le nounours à droite, la maison de poupées à gauche, sous la maison de poupées la valise qui faisait office d’armoire, par terre aux pieds de la maison de poupées le casier avec les crayons de couleurs et les cahiers, les trois livres d’histoires que maman me lisait avant de dormir.

« Mes parents vivaient de petits coups foireux, un petit vol à main armé par-ci, une petite arnaque au poker par-là, ou une passe pour ma mère avec un chauffeur de poids lourds quand ça n’allait vraiment pas et que j’avais faim. Le mieux était encore quand on demandait à mon père de passer de la marchandise volée d’un état à l’autre, mais ça arrivait rarement. Un jour, ma mère en a eu marre de vivre avec ce type et nous nous sommes arrêtées à un village où elle s’est mise à travailler comme serveuse. On a vécu là pendant deux ans, jusqu’au jour où en rentrant de l’école il y avait autour de la maison plein de voitures de flics. On ne m’a pas laissée voir ma mère. Mon père est venu me chercher quelques jours plus tard. Je n’ai jamais su pourquoi ma mère a été tuée. Mon père savait, mais il n’a jamais voulu me le dire. Je pense que quelqu’un a dû vouloir se venger de lui.

« Je suis donc retournée avec mon père. Il avait changé. Je l’avais toujours connu avec une perpétuelle barbe grise de dix jours. Désormais elle était blanche et abondante. Il était toujours nomade, mais il avait changé de catégorie. Il avait désormais une bande. Ils arrivaient à une nouvelle ville, préparaient un coup, l’attaque d’une bijouterie, par exemple, planquaient une partie du butin et avec l’autre partie ils montaient le coup suivant, ailleurs. Pendant longtemps, je les suivais tout simplement. Bien sûr, je n’allais pas à l’école, c’était trop dangereux. Et mon père m’interdisait de regarder la télévision, il ne voulait pas que je voie ces séries où les bandits se faisaient toujours attraper. Alors je lisais. Beaucoup.

« J’ai commencé à m’impliquer dans leurs coups, d’abord en glanant des informations dans la rue. Un jour, ils ont failli attaquer une bijouterie rackettée par le plus grand caïd de la ville ; heureusement, je l’ai appris à temps pour qu’ils fassent marche arrière. Le caïd aurait pu mal prendre cette atteinte à son autorité. Eux, ils ont eu très peur, moi, j’étais vachement fière. Maintenant, ça ne se passait pas toujours bien, ils ne me prenaient pas toujours au sérieux. Un jour, j’ai connu un vieux monsieur qui avait une maison fastueuse et j’ai su où se trouvait son coffre-fort, la clef du coffre et le code, qu’il avait noté sur un papier et dont je savais où il se trouvait. J’ai aussi su qu’un jour donné il serait ne serait pas chez lui et qu’il n’y aurait personne, et qu’il était possible de le cambrioler. Tout devait se passer les doigts dans le nez, mais le jour même, mon père a su comment j’avais appris tout ça, que le vieux monsieur m’avait ramassée pendant que je faisais le tapin et que ce n’était pas par charité qu’il m’avait amenée chez lui. Et que si j’étais si sûre de moi quant à son absence, c’était qu’il aimait m’emmener dans un hôtel pourri du côté du port. Ils ont attendu son retour et l’ont tabassé à mort. Pas de bol, non contents de laisser des indices partout et une armée de témoins, le type s’est avéré être le gouverneur de l’Etat. On a eu toute la police bien sûr, mais aussi tous les indics et toute la mafia locale à nos trousses pendant des mois. On a vécu terrés dans un sous-sol et on n’osait même pas sortir acheter le journal, que de toutes façons, j’étais la seule à lire. Bravo, papa.

« Très vite, j’ai nourri l’idée que l’avenir était sur le Net, que l’époque des attaques à main armée était finie et qu’il fallait se recycler dans le banditisme électronique. On pouvait ainsi attaquer n’importe quoi qui avait de l’argent, à l’autre bout de la planète, ni vu ni connu, et devenir millionnaires en quelques secondes. Pas besoin de violence, pas besoin de traverser des frontières, pas besoin d’avoir peur. Et puis, si ça se trouve, les gens qu’on venait de dévaliser ne s’en rendaient même pas compte. Mais ils n’ont pas voulu me croire. Eux, s’ils avaient pu, ils auraient attaqué les banques à cheval, en tirant des coups de feu en l’air, comme au Far West. C’étaient des péquenauds.

J’ai voulu savoir pourquoi, lors de l’attaque du 66bis, elle avait dit qu’elle chantait le chant du papillon. Elle a fait une moue d’étonnement.

– J’ai dit ça, moi ?

– Je t’assure.

– Je n’en sais rien, peut-être que je l’avais lu quelque part. J’ai oublié.