Mélanie ou la fin de la Communauté de la Terre Mère et le début d’un autre monde

César, ancien adepte

Banc d’un square.

J’ai rencontré Mélanie le jour où je suis arrivé à la communauté. Elle était petite, elle avait sept ans tout au plus. Elle est tout de suite venue vers moi pour me demander comment c’était dehors. « Elles sont grandes comment, les maisons ? Elles ont combien d’étages ? » Je lui ai dit qu’il y en avait de toutes les tailles. Elle a continué à me poser des questions sur l’extérieur et je lui ai expliqué que le monde extérieur était impur, sale, mauvais. Qu’il n’y avait pas d’amour. « Et c’est ici que tu viens chercher de l’amour ? » fit-elle. Elle a éclaté de rire. Elle a essayé de se retenir, puis elle a encore éclaté de rire et elle s’est sauvée. Son rire m’avait énormément choqué.

 

Julie, ancienne adepte, nün

Chambre de Julie.

Elle ne croyait en rien. Elle ne croyait pas que le Maître puisse être l’envoyé de la Mère Terre, elle ne croyait pas en l’élévation spirituelle, elle ne croyait pas aux vertus de la prière, elle ne croyait pas en notre médecine.

 

Monique, mère de Julie, ancienne adepte

Cellule de prison.

La pauvre Geneviève a payé cher l’indiscipline de sa fille.

 

Marc, journaliste, auteur de La Communauté de la Terre Mère, une secte dangereuse.

Locaux du journal Libération.

A la suite de très nombreuses demandes, après avoir beaucoup insisté pour le rencontrer, j’ai enfin obtenu un rendez-vous avec le Grand Maître Ghassa, c’est-à-dire, Pierre Lebuisson, le gourou de Terre Mère. Quand je suis arrivé les lieutenants de la secte m’ont fait comprendre que le maître n’était pas disponible, et qu’il fallait revenir une autre fois. J’ai protesté, j’avais attendu des mois avant d’obtenir cette rencontre, je ne partirais pas sans l’avoir vu. Ils m’ont dit qu’il faudrait alors attendre longtemps, je leur ai répondu que du temps, j’en avais. Ils m’ont accompagné dans une salle aux allures de temple de toc et m’ont fait m’asseoir sur un socle, en position de lotus, face à un trône. Les six lieutenants se sont assis sur les cotés, entre le trône et moi, sur des socles semblables au mien. Au bout d’un moment qui m’a paru interminable, une jeune fille de même pas dix ans est apparue, Mélanie. Elle était vêtue de draperies, la tête couverte, avec une mèche qui dépassait, une épaule nue. Elle arborait un sourire d’agent commercial face à un gros client. Les lieutenants du gourou semblaient surpris de la voir arriver. Elle a fait un salut et annoncé que le Maître n’arriverait pas tout de suite, mais qu’il l’avait chargé de répondre à mes questions à sa place. Lorsqu’il arriverait, il pourrait préciser un point ou un autre où elle n’aurait pas répondu de manière satisfaisante. Elle s’est mise devant le trône :

- Ceci est le trône du Grand Maître Ghassa, l’émissaire de la Mère Terre afin de répandre l’harmonie sur la surface meurtrie de Terre notre mère.

Elle refit un salut.

« Vous avez ici les six maîtres Oussah, chargés par la Mère Terre d’assister le grand Maître Ghassa dans sa lourde tâche. Mission d’autant plus difficile que le septième maître Oussah s’est égaré à cause des forces du chaos qui l’ont trompé. Vous êtes assis à sa place. Qui sait, peut-être êtes-vous le nouveau septième maître Oussah que nous attendons ?

Elle s’est assise par terre, au pied du trône.

« La place du maître est sacrée, même envoyée par lui je ne saurais m’asseoir à sa place, ainsi je m’installe par terre. Il serait aimable de votre part de faire de même. » Les lieutenants du gourou se sont regardés. Je me suis assis par terre, trop heureux de pouvoir étirer une seconde mes jambes. Les lieutenants, après un temps d’hésitation ont fait comme moi.

« Bien ?

Ses yeux ne ressemblaient pas à ceux de tous les autres adeptes, c’étaient des yeux pétillants, vifs, rieurs, qui n’avaient cessé de me jauger depuis son arrivée. Je pouvais difficilement imaginer qu’elle prenne tout cela au sérieux, ce rituel semblait plutôt l’amuser au plus haut point.

- Tu es qui, toi ?

- Je suis une nüm, un ange chargé du repos du grand maître Ghassa. Et en ce moment même, je suis chargée par le Grand Maître Ghassa de répondre à vos questions en attendant son retour. Ainsi, je vous serais gré de bien vouloir me vouvoyer.

- Bon, alors, vous êtes qui ?

- Je viens de vous le dire.

- Dans le civil, j’entends.

- Je me destine entièrement à la lutte contre le chaos aux cotés du Grand Maître Ghassa, ma place est celle d’honorer mon titre de nün, et aucune autre.

Au bout d’un moment, le gourou est arrivé. Mélanie est allée le chercher et l’a guidé jusqu’au trône, où il s’est assis. Mélanie s’est assise à ses pieds et posé sa tête sur une des cuisses du gourou.

 

Luc, ancien adepte, maître Oussah

Cellule de prison, il rit.

Oui, je m’en souviens. Quelle pute ! Elle avait eu vent de l’arrivée de ce journaliste et de l’heure du rendez-vous. A cette époque déjà, Maître Ghassa n’avait pas toute sa tête et on avait déjà noté que la petite pute avait de l’ascendant sur lui. Elle s’est arrangée pour que à l’heure du rendez-vous, le Maître soit occupé à connaître une nouvelle nün qu’elle lui avait caché jusque là. Quand le journaliste a sonné sur notre portail et que je suis allé dans la Loge Magistrale le lui annoncer, ils se trouvaient tous les trois en plein ébats et elle m’a dit de le faire attendre dans la salle du Centre Sacré de la Terre Mère, que le Maître arriverait dans quelques minutes. Elle a dû convaincre le Maître Ghassa de continuer à jouer avec la nouvelle nün pendant qu’elle s’occuperait du journaliste. Elle a ainsi pu faire son numéro devant lui, nous faisant passer, nous, maîtres Oussah, pour des domestiques.

 

Monique, mère de Julie

Cellule de prison.

En arrivant à Terre Mère, j’ai vite compris que le chaos extérieur s’était introduit dans la communauté sous la forme la plus pernicieuse qui soit, celle d’une enfant de sept ans. Mélanie, évidemment. Mais je ne parvenais pas à comprendre que le Grand Maître Ghassa, dans sa grande sagesse, ne s’en soit pas aperçu. Autant sa mère Geneviève était une femme sage, pleine de volonté et prête à tout sacrifier pour la communauté, bien qu’elle fut une faible femme, autant sa fille était une invraisemblable garce. Le jour où elle a été promue nüm a été un jour de grande tristesse pour moi, et lorsque Julie est devenue nün à son tour, ma grande joie a été anéantie lorsque Julie m’a dit que la garce l’avait prise sous son aile. Bien sûr, elle l’a corrompue.

 

Julie, ancienne adepte

Chambre de Julie.

Nous étions tous vêtus de draperies blanches, sauf les maîtres Oussah, dont les draperies étaient de couleur ocre et le Grand Maître dont la sienne était rouge, signe de son élévation suprême. Les femmes et les filles devions être nues sous les draperies, en hiver comme en été, les garçons et les hommes portaient un pantalon blanc moulant qui arrivait jusqu’à la mi mollet. Il était strictement interdit aux filles de porter quelque choses sous la draperie. Un jour, à la sortie d’une Cérémonie du Silence, la plus importante de la semaine, Mélanie m’a prise à part et m’a montré qu’elle portait des pantalons. Non seulement elle avait porté des pantalons dans la communauté, elle les avait porté dans le lieu le plus sacré de la communauté, le Centre Sacré de la Terre Mère ; mais en plus, lors de la cérémonie la plus sacrée de la semaine. « Pourquoi tu as fait ça ? ! », je lui ai demandé. « Pour rire ». Je savais que je devais la dénoncer, mais c’était tellement énorme, et tellement absurde, que personne ne m’aurait cru. Jusqu’au jour où sa mère l’a dénoncé lors d’une cérémonie de Repentance, elle faisait souvent des choses comme ça. Après, ça lui a servi de leçon, du moins c’est ce que nous croyions, on ne l’a plus jamais vu se livrer à de telles provocations.

 

Antoine, ancien adepte

Café.

Lorsqu’on était enfant, lors d’une cérémonie hebdomadaire qu’on appelait « l’heure des anges nün » nous devions chacun à son tour et devant tout le monde dire notre amour pour le Grand Maître Ghassa. Il nous prenait sur ses genoux et nous devions lui dire tout notre amour pour lui ; et si on n’était pas convainquants, un maître Oussah, Luc, qui se tenait à ses cotés avec un nerf de bœuf, nous frappait. Bien sûr, on était terrorisés, le maître Oussah faisait très mal. C’était très dur, on nous frappait si on avait peur, alors on avait encore plus peur, et nous frappait encore. Ils voulaient que nous disions sincèrement comme il était bon de se trouver dans ses bras alors qu’on avait les fesses, les cuisses et les bras en sang. Si nous parvenions à passer sans nous faire battre, tous les adultes applaudissaient et les parents étaient très fiers de nous. Mélanie était la seule à pour ainsi dire ne jamais se faire battre. Elle souriait, se tortillait sur les genoux du maître, lui caressait les cheveux et disait combien elle l’aimait. Si malgré tout elle prenait des coups, cela n’entamait en rien son sourire ni ses manifestations d’amour. J’avais beaucoup d’admiration pour elle, de cet amour si sincère, si vrai, si spontané qu’elle portait au maître. Jusqu’au jour où elle m’a dit « mais tu n’as qu’à dire ce qu’il veut entendre. Où est le problème ? » J’ai compris qu’il n’y avait en elle ni amour, ni respect, juste une attitude de façade. Mélanie était une hypocrite.

 

Julie, ancienne adepte

Chambre de Julie.

On nous enseignait que le Grand Maître Ghassa lisait dans les pensées, qu’il savait très bien ce que nous étions et qu’il ne fallait pas chercher à cacher les mauvaises pensées, qu’il s’en apercevait de toutes façons. Il fallait les avouer et les purger pour se purifier. Un jour Mélanie m’a dit qu’elle savait très bien que le Grand Maître ne lisait pas dans les pensées, « s’il le pouvait, il me punirait tout le temps ».

 

Luc, ancien adepte, maître Oussah

Cellule de prison.

Où que vous la mettiez, elle y trouvait son compte. Au tri du courrier, elle ouvrait les lettres pour se renseigner sur l’extérieur et avoir le moyen de faire chanter les frères et sœurs, et aussi pour piller l’argent que les familles envoyaient. A la cuisine elle en profitait pour se goinfrer, lorsqu’on lui demandait de surveiller les frères punis, elle dormait et quand on lui faisait faire la prière, je ne sais pas à quoi elle pensait, mais certainement pas à la prière.

 

Marie-Christine, mère de Geneviève, grand-mère de Mélanie

Salon style grand bourgeois.

La première fois que j’ai entendu parler de ces gens, Geneviève n’était pas encore enceinte. Elle les avait rencontrés et les voyait surtout lorsque Patrick était en voyage. Elle m’avait dit qu’elle avait rencontré des gens qui travaillaient pour la paix dans le monde. Je n’en ai pensé ni du bien, ni du mal, j’en ai juste pris note. Geneviève est tombée enceinte, les mois ont passé, tout allait pour le mieux dans le meilleurs des mondes. Malheureusement, Patrick, le mari de Geneviève, a trouvé le moyen de partir en Afghanistan alors qu’elle en était au cinquième mois ; pour sa carrière, c’était une occasion unique. Il y est allé, donc, en promettant qu’il ferait tout pour être de retour à la naissance du bébé. La dernière fois que j’ai parlé avec lui, il appelait de l’aéroport juste avant son départ, il me disait qu’il n’aimait pas les gens que sa femme fréquentait et voulait mon avis. Vous le savez, il n’est jamais rentré d’Afghanistan, il a sauté sur une mine antichar deux jours avant la naissance de la petite.

Il m’a été impossible d’approcher de ma fille sans la présence de l’un ou l’autre des membres du groupe, la plupart du temps ils étaient plusieurs, quatre ou cinq. Ils m’ont fait comprendre que je les gênais, je veux bien le croire ! mais le pire a été d’entendre de la bouche de ma fille de la laisser en paix avec ses amis. Peu de temps après je devais entendre sa nouvelle famille. Un jour, Geneviève m’a appelé pour me dire qu’elle déménageait avec le groupe dans une communauté. Je n’ai pas pu la voir avant son départ, et une fois installée dans la communauté, je n’ai pas pu y pénétrer. L’agence de presse qui avait employé Patrick m’a appelé parce qu’ils avaient envoyé un chèque à Geneviève mais il avait été encaissé par une personne dont ils n’avaient jamais entendu parler. Ils voulaient savoir si j’étais au courant et si c’était normal. J’ai tout fait pour essayer de la sortir de là, la justice, la police, les associations. J’ai demandé à des amis à elle de lui parler, ils ont tous reçu la même réaction que moi. Peu à peu, quelque chose d’autre m’a paru plus urgent. Après tout, Geneviève était adulte et c’était quelqu’un d’intelligent. J’ai pensé que tout ou tard, elle se rendrait compte de ce qui se passait et qu’elle partirait. En revanche, pour la petite Mélanie c’était très inquiétant. Qu’allaient-ils lui faire, comment grandirait-elle en ne connaissant que cette communauté ? J’ai essayé de la sortir de là par tout les moyens, j’ai même envisagé de la faire enlever. Tout ça en vain.

 

Antoine, ancien adepte

Café.

Toutes les semaines on avait la cérémonie de la repentance. Cela commençait par la repentance volontaire, des membres qui avaient quelque chose sur la conscience pouvaient se soulager devant tout le monde. Les frères et les sœurs qui avaient confessé des fautes, recevaient des punitions symboliques, et ensuite on tombait en larmes les uns dans les bras les uns des autres. Ces punitions étaient quelque peu humiliantes, surtout que cela avait lieu devant tout le monde, mais étaient incomparablement plus douces que si la faute était découverte autrement. Il était donc important que à la suite d’une confession on soit irréprochables. Si on estimait qu’on avait tout dit, qu’on nous questionnait sur tel ou tel point, et qu’une nouvelle faute ressortait, la punition était autrement plus sévère. Cacher la faute de quelqu’un d’autre était aussi une faute, gare à ce moment-là à celui qui avait été dénoncé. Mais le pire était après. Si les maîtres Oussah, avec l’accord du Grand Maître, estimaient que la repentance n’avait pas été suffisamment au fond des problèmes, ils ouvraient la repentance forcée. Les maîtres Oussah choisissaient arbitrairement des frères ou sœurs, adultes ou enfants, à interroger et ça pouvait être à coup de nerf de bœuf qu’on leur arrachait des aveux. Il m’est arrivé d’avouer des fautes que je n’avais pas commises, de m’être convaincu de les avoir commises, ou même, de me convaincre d’avoir pensé à les commettre, ce qui était aussi grave que de les commettre effectivement.

 

Julie, ancienne adepte, nün

Chambre de Julie.

Son truc a été de ne jamais rien avouer, et de ne jamais dénoncer personne. Lorsqu’elle est passée par la repentance forcée et qu’on essayait de lui faire avouer des fautes en la battant, elle demandait qu’on la batte encore car, disait-elle, et apparemment en toute sincérité, cela la purifiait au delà du pur. Je peux vous dire que le Maître Oussah chargé des châtiments, Luc, elle s’en est rappelé quand elle est devenue Grande nün. Elle a monté tout le monde contre lui. En tout cas, elle n’a jamais rien avoué, jamais dénoncé qui que ce soit, en aucune circonstance et quoi qu’ils lui fassent. Comme elle n’a jamais rien avoué, elle n’avait, théoriquement, jamais commis de faute, ce qui lui donnait une énorme autorité. Tout le monde savait qu’à elle seule elle avait commis dix fois plus de fautes que toute la communauté réunie mais ce n’était pas ouvert, ce n’était pas admis, ne serait-ce que parce qu’il valait mieux que ça ne se sache pas qu’on savait. Alors, quand quelqu’un la dénonçait, c’était toujours la parole d’un fauteur contre la parole de quelqu’un qui n’avait jamais fauté ; qui croire ? Comme elle n’avouait jamais, c’était toujours celui qui la dénonçait qui passait pour un menteur habité par le chaos.

 

Sylvie, ancienne adepte, nün

Maison de repos.

Je ne sais pas très bien pourquoi elle avait décidé de ne jamais dénoncer personne, même des gens qu’elle n’aimait pas. Mais ça avait un espèce d’effet de boule de neige. Plus elle se refusait à dénoncer, plus il était difficile de la dénoncer elle, elle qui avait résisté pour que vous ne soyez pas puni. En même temps, comme on savait qu’elle ne dénonçait pas, on savait qu’on ne craignait rien si elle apprenait une faute que nous avions commise. En fait, personne ne connaissait mieux qu’elle les fautes que nous commettions tous mais qui restaient secrets. Quelque part, on devait se dire qu’on avait intérêt à ne pas trop la laisser dans une situation où elle pourrait, malgré tout, tout raconter.

 

Monique, ancienne adepte, mère de Julie

Cellule de prison.

Un jour, Geneviève a eu enfin le courage de dénoncer sa fille. On a alors su ce qui passait par sa petite tête, le peu de reconnaissance qu’elle éprouvait à l’égard de la communauté, la source de chaos qu’elle représentait, le peu de respect qu’elle éprouvait à l’égard de nous tous, et pour le Grand Maître en particulier. Grâce à la dénonciation de Geneviève, on a appris qu’un jour où sa mère tentait de lui expliquer le sacrifice que représentait pour le Grand Maître d’absorber les ondes négatives des biens matériels que nous lui confions, elle avait répondu, en riant, « ah ben moi, je veux bien me sacrifier aussi et prendre tout ce qui appartient aux frères et aux sœurs ». Un autre jour qu’elle tentait de lui expliquer que faire le Bien était de suivre les préceptes du Maître, même si on n’en recevait pas explicitement l’ordre, elle avait répondu : « Et si on fait quelque chose d’interdit mais qu’on se fait pas prendre, c’est bien ou c’est mal ? »

 

Mélanie a eu beau nier, refuser d’avouer, ne rien dire, elle en a quand même pris pour trente jours. On a compris trop tard que le caisson était en fait trop grand pour elle. Elle pouvait s’y allonger à son aise et a dormi et cogité confortablement autant qu’elle l’a voulu.

 

Antoine, ancien adepte

Café.

A l’époque, le pire des châtiments était l’enfermement dans un caisson noir trop petit pour que l’on puisse s’asseoir ou allonger sans se plier. La punition pouvait durer des heures, des jours, des semaines. Jamais avant cette fois-là le châtiment du caisson n’avait été appliqué à un enfant. Puis, à cause de Mélanie, cela est devenu courant. Du coup, on a estimé que ce n’était pas assez sévère pour les adultes, alors on a inventé le bain à l’eau glacée dans lequel le fautif était plongé des heures. Et plus tard encore, le bain à l’eau bouillante. Ironie du sort, quand le châtiment au bain d’eau bouillante est arrivé, c’est Mélanie, devenue Grande nün et donc, initiée aux secrets médicaux de la communauté, qui a été chargée de soigner les blessures qu’il provoquait ; elle qui était la cause de cette punition.

 

Marc, journaliste

Locaux du journal Libération

« Secrets médicaux », laissez-moi rire. Je sais qu’ils soignaient ces brûlures avec une vulgaire pommade solaire. La raison pour laquelle c’était Mélanie qui s’occupait de ça était que c’était elle qui était chargée de vider les tubes de pommade et de remplir les petites céramiques que l’on disait offertes par la Terre Mère.

 

Sylvie, ancienne adepte, nün

Maison de repos.

Vous savez, le pire n’était pas tant ce qu’ils nous faisaient mais ce qu’ils nous empêchaient de faire. Et le pire de tout était de nous empêcher de dormir. Même moi, je peux vous dire que si pour dormir il avait fallu que le Grand Maître Ghassa et toute la communauté me passe dessus, et bien j’aurais signé pour qu’ils me passent tous dessus.

 

César, ancien adepte

Square.

Je suis d’accord, c’était le pire de tout. C’était terrible parce que moins vous dormiez, moins vous étiez lucide et moins vous étiez capable de tricher pour, entre autres choses, dormir. Mélanie connaissait toutes les ficelles de la communauté. Je ne sais pas si on peut dire qu’elle dormait tout ce qu’elle voulait, mais il est certain qu’elle dormait plus que n’importe qui d’autre, ce qui lui permettait de toujours s’aménager un moment pour encore dormir. C’était évident à ces yeux, elle n’avait jamais l’air d’être fatiguée.

 

Luc, ancien adepte, Maître Oussah

Cellule de prison.

Je ne sais pas comment elle a fait, ce qu’elle pouvait avoir de plus que les autres. Le fait est qu’elle s’est rendue indispensable auprès du Grand Maître Ghassa. On a essayé de le mettre en garde contre elle, mais à chaque fois qu’on l’éloignait de lui, il demandait où elle était, il la voulait auprès de lui.

 

Julie, ancien adepte, ancienne nün

Chambre de Julie.

Elle aimait ça. C’était évident. Sur la trentaine de petites filles qui assistions à ces cérémonies elle était bien la seule et elle ne s’en cachait pas : « pour une fois qu’on a le droit de jouer… » Certaines, moi par exemple, considérions que c’était un privilège d’approcher ainsi du maître, quoi qu’il fasse ; d’autres n’aimaient pas mais se faisaient une raison. Mais il y en a eu beaucoup, Sylvie, par exemple, pour qui ça a été un drame. Mélanie n’avait rien à faire du maître, mais elle aimait les jeux de Maître Ghassa et elle savait que ça la valorisait au sein de la communauté.

 

Sylvie, ancienne adepte, nün

Maison de repos.

Heureusement qu’il y avait Mélanie pour se mettre toujours en première ligne. Combien de fois le maître ne m’a pas épargnée grâce à elle ! Je n’ai jamais pu comprendre que ça ne la dégoûte pas, qu’elle puisse avoir l’air d’aimer. Le Grand Maître était répulsif.

 

Julie, ancienne adepte, nün

Chambre de Julie.

C’est sûr qu’elle avait appris à faire des choses qu’aucune autre ne faisait. Il s’est entiché d’elle sans plus d’explications. Il aimait qu’elle soit assise à coté de lui et qu’elle aille chercher les enfants et l’emmène vers lui et qu’elle les touche à sa place. Bien avant qu’elle soit élue Grande Nüm.

 

Georges, ancien adepte, Maître Oussah

Cellule de prison.

Je me demande bien d’où est-ce qu’il sort, ce titre de Grande Nüm. En fait non, je ne me le demande pas, je sais que c’est une invention de Mélanie. Un jour, sans crier gare, le Grand Maître a annoncé une nouvelle cérémonie où serait élue une Grande Nüm. Puis il a inventé une autre cérémonie encore où, une fois par mois, le Grand Maître offrait pour la journée sa Grande Nüm au maître Oussah le plus méritant pour son élévation spirituelle. Qui devait être considéré comme le maître Oussah le plus méritant était tiré au sort par la Grande Nüm avec des osselets. Elle le faisait devant le Grand Maître et les maîtres Oussah, mais elle seule connaissait la signification du tirage. A mon avis, toute cette cérémonie avait été soufflé à l’oreille du Grand Maître par Mélanie. C’était évidemment elle seule qui décidait à quel maître Oussah elle s’offrirait, on avait tous envie de coucher avec elle et elle savait en profiter. Je savais que si elle me demandait un service, et que si je le satisfaisais, je pouvais à coup sûr compter sur une soirée en sa compagnie tout au plus un mois plus tard.

 

Luc, ancien adepte, Maître Oussah

Cellule de prison.

Bien sûr, elle ne choisissait que les maîtres Oussah qui lui plaisaient. Georges et Richard, et dans une moindre mesure Paul. Jacques et moi n’avions jamais eu le droit à une soirée avec elle. Elle était le chaos incarné, elle était parfaitement consciente d’être le chaos incarné et savait que nous le savions, et elle ne nous aimait pas. Je ne sais pas ce qu’elle pensait de Christiane, mais on peut supposer qu’elle n’ait pas été choisie parce qu’elle était femme.

 

César, ancien adepte

Square.

Mouais, je ne sais pas si c’était vraiment ça qui la gênait.

 

Antoine, ancien adepte

Café.

Ce n’est pas vrai, c’est ce que Luc a dit lors du procès pour faire passer tous les autres pour des pédophiles. Dans un premier temps elle s’est aussi offerte à Luc et à Jacques pour justement essayer de les amadouer, qu’ils cessent de se montrer aussi agressifs avec elle. Elle a parié sur la satisfaction de tout le monde mais le résultat a été que Georges et Richard se sont sentis floués sans que l’attitude de Luc et de Jacques ne change pour autant. C’est seulement lorsque la conciliation a échoué que Mélanie a joué la diplomatie du pire.

 

Marc, Journaliste

Locaux du journal Libération

Elle avait su exploiter la dégénérescence de Lebouisson, et avait bien dû comprendre que plus celle-ci avançait, plus elle pourrait en tirer profit. Ce qu’elle n’a apparemment pas saisi était qu’au bout de la dégénérescence il y aurait la mort ; et qu’à partir de ce moment-là elle se retrouverait sans défense.

 

Marie-Christine, mère de Geneviève, grand-mère de Mélanie

Salon style grand bougeois.

Un soir, ça a sonné à la porte. En ouvrant, j’ai découvert une petite fille qui m’a demandé si j’étais la maman de Geneviève. Mon Dieu ! il s’était déjà passé dix ans ? Ma petite-fille, que je désespérais de la revoir un jour était là, en face de moi ? Si grande ? Je l’ai fait entrer et je lui ai donné à manger … la pauvre ! elle était affamée . J’ai dû être très maladroite, je m’y attendais tellement pas ! J’ai beaucoup pleuré. Je ne savais quoi lui répondre. Je crois que je lui ai posé des questions trop directes, parfois, ses réponses m’ont choquée. « Je ne ai plus vu Geneviève depuis des mois, je l’ai juste croisée, qu’elle crève ». Elle m’a dit que sa mère était une idiote. Que lui avaient-ils fait pour qu’elle puisse penser pareille chose de sa mère. « Bah, tout ça, c’est des bêtises. Ils sont tous bêtes ».

Elle m’a expliqué que le gourou de la secte était mort et qu’à cause de ça, ils voulaient la faire plonger dans un bain d’eau bouillante, et qu’elle s’était échappée pour cette raison. J’ai voulu qu’elle se couche, qu’elle se repose, et moi que je me ressaisisse. Le lendemain, j’ai appelé l’association, la police, le médecin, j’ai voulu des conseils. Mélanie est sortie faire un tour, et je ne l’ai plus revue. J’ai cru qu’ils l’avaient enlevée.

Quelques jours plus tard j’ai appris les événements de Terre Mère, les règlements de comptes, les luttes pour le pouvoir sur la secte, les tueries, les tortures. Et l’assassinat de ma fille. La torture et l’assassinat de ma fille.

 

Monique, ancienne adepte, mère de Julie

Cellule de prison.

Je ne voulais pas qu’on s’en prenne à Geneviève, ce n’était pas de sa faute. Que pouvez vous faire lorsque le chaos vous choisit pour victime ? Et que vous n’avez pas la force de le combattre ? Mais la fuite de Mélanie a rendu le sacrifice de Geneviève nécessaire.

 

Luc, ancien adepte, Maître Oussah

Cellule de prison

Tout a été de sa faute. Il aurait fallu la punir dès la mort du grand maître. Mais on a hésité, on a essayé de dire en quoi c’était de sa faute alors que c’était évident pour tous … je crois qu’on avait peur d’elle et qu’il nous a fallu rassembler le courage pour punir celle qui avait semé le chaos en essayant de corrompre l’Incorruptible.

Question : La punir comment ? Au bain bouillant ?

C’est ce qu’elle méritait. La preuve : elle a réussi à monter tout le monde contre tout le monde et vous savez comment ça s’est terminé. Le temps qu’il nous a fallu pour nous décider à la punir, elle en a profiter pour s’échapper.

 

Marc, Journaliste

Locaux du journal Libération

Personne n’a compris comment elle s’est échappée. Si elle connaissait le moyen, pourquoi ne l’a-t-elle pas fait auparavant ?

 

Julie, ancienne adepte

Chambre Julie

Oh si, elle connaissait le moyen depuis longtemps. Et je sais qu’elle était déjà sortie plusieurs fois. Un jour, elle m’a commenté que c’était vrai que les maisons dehors étaient différentes les unes des autres, c’est tout ce qu’elle avait retenu de son escapade. Il y en a des petites, m’a-t-elle dit, et des très, très grandes. Pour elle, une maison très, très grande était un immeuble de huit étages. Je lui avait dit que ça, si elle m’avait posé la question, j’aurais pu lui confirmer ; puis qu’il y avait des maisons bien plus grandes encore. Ca semblait lui donner le vertige, d’imaginer des maisons aussi grandes.

 

Je peux aussi vous dire que tous ceux qui n’avaient pas de prétexte pour aller à l’extérieur et qui voulaient partir le faisaient en lui demandant à elle comment sortir. Même le septième maître Oussah lui a demandé conseil pour s’échapper.

 

Marc, journaliste

Locaux du journal Libération.

C’est difficile d’expliquer la fièvre sanguinaire qui s’est emparé de la communauté. Mais n’oubliez pas que la violence, ils connaissaient. A l’époque où j’ai visité la communauté, ça sentait déjà la mort. Je n’avais pas encore des témoignages des fameux bains bouillants, mais par recoupement des sources je sais maintenant qu’ils le pratiquaient déjà. Et vous savez comme moi que les brûlures que ce châtiment provoquait étaient parfois mortelles. Vous savez aussi qu’ils pouvaient passer deux jours, trois jours, voire quatre, sans dormir. Puis, après quelques heures de sommeil, deux, trois jours encore sans dormir. Ils n’avaient jamais le droit de dormir jusqu’au bout. Il y avait de quoi péter un plomb.

 

Il me semble qu’à la mort de Lebuisson toute l’agressivité du collectif s’est retournée contre Mélanie parce qu’elle n’avait jamais vraiment admis les règles de la communauté, elle était toute désignée à devenir un bouc émissaire. Elle a compris que c’était devenu malsain pour elle et a trouvé le moyen de s’échapper. La haine accumulée s’est alors retournée contre sa mère qu’ils ont dépecée dans les conditions atroces que vous savez. Mais ça ne les a pas satisfait puisque, après tout, son seul tort était d’avoir enfanté certes le chaos incarné, mais bien malgré elle. Je pense que s’ils avaient réussi à lui mettre la main dessus, elle aurait joué le rôle de victime expiatoire, ça aurait donné une autorité supplémentaire à ceux qui se sont toujours opposés à elle, et tout le groupe se serait consolidé autour de ceux-là. On n’en voudra pas à Mélanie de ne pas s’être laissée faire. Je doute d’ailleurs qu’elle ait vraiment eu conscience qu’il lui soit demandé de se donner en sacrifice. Elle s’est rendue compte que tout d’un coup il fallait impérativement partir et elle a bien eu raison de se casser.

 

Maintenant, son départ a généré, là, pour le coup, un chaos total – savourez le paradoxe ! –. Au lieu de s’unir contre une figure du mal, les Oussah se sont livrés à une guerre de succession sans pitié, en sommant tout le monde de prendre partie et en châtiant, de plus en plus sévèrement, sous les prétextes les plus ahurissants, les partisans des Oussah concurrents. Il y en a eu qui ont eu le droit au bain bouillant parce qu’ils s’étaient endormis pendant une prière. A la suite de la mort de Lebuisson, on a consommé beaucoup d’eau chaude à la communauté de la Terre Mère.

 

Assistante sociale

Bureau.

Ouh là, Mélanie. Quelle histoire ! Rien que pour vous donner une idée, tout d’un coup, je me suis dit que c’était curieux toutes ces Mélanie qui couraient dans la nature. Il a fallu que je l’aie en face de moi, dans mon bureau, en train de me réclamer une émancipation de mineure pour réaliser que la Mélanie que tout le monde cherchait sans trop espérer revoir vivante à cause de cette secte, que la Mélanie qui fréquentait les techno-frees et y faisait un business pas très clair, la Mélanie qui squattait à droite et à gauche, et la petite gamine qui se prostituait on n’a jamais trop su comment ni avec qui, était la même fille.

 

Boris, ancien squatter

Meublé.

Je ne comprends pas pourquoi l’assistante sociale a parlé de ça comme d’un grand mystère. Elle draguait tout simplement dans la rue, dans les terrasses de café … elle m’a dit une fois que les expositions étaient particulièrement juteuses. A-t-elle vendu de l’ecstasy ? je ne sais pas, je ne crois pas.

 

DJ du Midi

Terrain vague.

Non, Mélanie n’a jamais vendu des taz, elle ne vendait que des vinyles. La preuve, pour vivre, elle se prostituait.

 

DJ du Nord

Squat.

Si, elle en a vendu à un moment donné, mais elle a vite laissé tomber. Un jour, elle s’est retrouvée avec un sac plein de taz. Comme elle en prenait très peu, avec un seul cachet elle faisait, je ne sais pas, cinq ou six teufs, elle a vendu les autres. Mais elle n’a pas continué parce qu’elle s’est aperçu qu’on n’aime pas beaucoup les dealers. Quelque part, on est content qu’ils soient là, mais il y a aussi qu’ils sont là que pour faire du bizz, ils se foutent royalement du son. Et donc, ils n’ont rien à faire dans les teufs. Mélanie se serait laissée égorger pour se faire respecter, pour trouver sa place parmi les teuffeurs, pour ne pas passer pour une touriste.

 

DJ du Midi

Terrain vague.

Que je sache, elle n’a jamais joué. Elle avait une collection de vinyles impressionnante, et avait une oreille étonnante, mais je n’ai jamais entendu dire qu’elle ait joué.

 

DJ du Nord

Squat.

Je l’ai un peu fait jouer et elle ne se débrouillait pas mal, mais comme elle n’avait pas de platines, elle n’a jamais pu beaucoup s’exercer et vraiment donner sa mesure. Par contre, ce qu’elle avait de vraiment incroyable, c’était son oreille. Elle écoutait un mec, elle savait tout de suite qui c’était. Lorsqu’elle découvrait un nouveau arrivé, elle savait s’il arriverait à être bon ou pas.

 

DJ du Midi

Terrain vague.

Il s’est crée une légende autour d’elle, je ne sais pas jusqu’à quel point cette légende était justifiée. C’est sûr, elle avait de l’oreille, son bizz, elle le connaissait. Le bac qu’elle se tremballait partout était une mine d’or ; et elle savait flatter ses clients. Vous lui évoquiez un sound system quelconque que vous cherchiez depuis des lustres, et si elle ne l’avait pas sur elle, elle vous le ramenait à la teuf suivante. « Cadeau », disait-elle. Alors, forcément, tout le monde l’avait à la bonne et elle pouvait tout demander. C’est sûr, c’était un drôle de personnage, mais de là à parler de légende… La gamine … elle avait quoi, douze ans ? s’y connaissait comme le plus chevronné des teuffeurs. C’est clair, ça avait de l’effet.

 

DJ du Nord

Squat.

Elle vivait, ou vit encore, je ne sais pas, à Paris. Et puis elle préférait le hardcore au hardtech. Alors, forcément, on la voyait moins dans le Midi. Parler de légende n’est pas exagéré. C’était une espèce d’icône qui se traînait dans les teufs, qui savait tout sur tout le monde et qui a fait la réputation de plus d’un DJ. Mais c’est sûr que dans le sud de la France on la voyait moins qu’ici. A Rouen, je l’ai vue à chaque fois.

 

Boris, ancien squatter

Meublé.

Ces histoires de techno, ce n’était déjà plus de mon âge. Mélanie, qui squattait les pièces au bout du couloir, m’a quand même traîné une fois dans une de ces teufs. Ca s’est passé dans un entrepôt désaffecté aux pylônes style Art Nouveau, près de Rouen. Imaginez un film de science fiction qui se passerait après une catastrophe nucléaire généralisée et où les gens iraient à une espèce de messe athée, les types encapuchonnés et habillés en treillis. Des cracheurs de feu dans les coins, le tout immergé dans ce qu’ils n’osent pas appeler de la musique, mais du son. Ca ne ressemblait en rien à ce qu’on appelle « techno » à la radio. Mélanie disait qu’il ne fallait pas écouter la radio si on voulait écouter de la vraie techno, c’est comme ça qu’elle m’avait convaincu de l’accompagner à Rouen. C’était un son d’un cru étonnant. Qui ne se terminait jamais, le morceau qu’ils passaient lorsqu’on est arrivés à dix heures du soir passait toujours lorsqu’on est partis à huit heures du matin. J’ai vu Mélanie à l’œuvre, j’ai compris pourquoi elle attachait autant de valeur à sa collection de vinyles. C’était sa vie.

 

Je savais bien que ce n’était pas comme ça qu’elle gagnait sa vie, c’était gênant de l’entendre avec ses clients lorsqu’elle les amenait dans le squat.

 

Client de Mélanie

(Le seul client de Mélanie que nous avons réussi à retrouver n’a pas souhaité s’exprimer.)

 

Galeriste

Galerie Joffrey Lévy.

Cette toile a été mise en vitrine par la volonté de Victor, il disait que c’était sa meilleure toile. Je n’étais pas d’accord, et Joffrey non plus. Elle était plus brouillonne, moins achevée, moins claire, moins aboutie, que le reste de l’expo. Je l’aurais mise au fond de la salle, pour qu’elle passe un peu inaperçue. Les visiteurs aussi étaient d’accord avec nous.

 

Un jour, j’avais remarqué devant la vitrine cette gamine qui semblait sortir tout droit de Mad Max, et je savais que ce n’était pas la première fois que je la voyais.

 

On a réussi à convaincre Victor d’accrocher Variation 14 dans la salle ; sinon au fond de la salle, du moins à l’intérieur de sorte à mettre quelque chose de plus vendeur en vitrine. Quand la fille, Mélanie, bien sûr, est revenue, elle est entrée dans la galerie pour la regarder. C’est ce qu’elle a continué à faire pendant plusieurs semaines. Elle pouvait rester là à la regarder, une heure, une heure et demi, en silence, sans bouger. Deux trois fois par semaine. « Cette image me parle » m’a-t-elle dit un jour où je lui ai demandé ce qu’elle lui trouvait. J’ai pensé que ça devait être comme l’amour. Les biologistes ont beau nous expliquer que l’amour et le désir c’est une question d’hormones et de stimulations de neurones, quand on est amoureux, on est amoureux puis c’est tout. Mélanie aimait Variation 14. Et puis c’est tout. Le contexte pictural de notre époque, le développement analytique d’Art Press ou l’histoire où prenait racine l’histoire de Victor, elle s’en foutait. Cette toile lui parlait, et elle écoutait ce discours qu’elle seule était capable d’entendre. C’était enviable.

 

Je me doutais bien quand j’ai regardé Variation 14 partir sous le bras de son acheteur que Mélanie serait déçue. Le mot est faible. Elle était inconsolable, elle a pleuré sur mon épaule comme on pleure à la mort d’un parent proche. Avec des spasmes, des larmes qui prennent naissance dans l’estomac et qui secouent la poitrine avant d’arriver à la surface. Elle se calmait et de la même façon que lorsqu’on pleure un être cher, son image lui revenait et tout le corps commençait à nouveau à se contracter. Je lui ait dit que j’allais lui présenter le peintre, que depuis qu’il avait exécuté Variation 14 il n’avait eu de cesse d’essayer de l’égaler – à notre grand désespoir, d’ailleurs –. Je l’ai amenée à son atelier et on a regardé Victor travailler. Mélanie a écouté le silence du travail de Victor. Un dialogue étrange s’était instauré entre les deux.

 

Assistante sociale

Bureau.

Mon hurlement a retenti dans tout l’étage.

- TE MARIER !!?

Elle m’a regardé comme on regarde un animal au comportement étrange. J’ai vérifié son dossier sur l’écran de l’ordinateur, elle avait bien quatorze ans. Il était très difficile de donner un âge à son visage. Bien qu’elle était grande, elle n’était manifestement pas encore entrée dans la puberté, peut-être à cause de cette vie de dingue qu’elle menait. Elle n’avait pas la moindre trace de poitrine, elle m’a confirmé qu’elle n’était toujours pas réglée, on n’avait pas encore réussi à lui trouver un collège, mais elle voulait quand même se marier.

 

Stéphanie, copine de collège

Magasin de vêtements

Elle a alors mit un point d’honneur à se faire appeler « Madame ». Je ne sais pas si vous imaginez la scène, en cours, tout plein d’ados : « Mélanie » ? non, pas Mélanie, « Madame, Madame Strekk ».

Victor, ex-époux de Mélanie

(Victor n’a pas souhaité répondre à nos questions).

 

Stéphanie, copine de collège

Magasin de vêtements.

J’ai jamais vu une chambre pareille. Les tags couvraient tous les murs, le plafond et le sol. L’écran de l’ordinateur n’était pas posé sur un bureau mais accroché au plafond par une chaîne, à coté d’autres moniteurs qui passaient en permanence plein d’images bizarres ; et l’unité centrale était tapissée d’un velours rouge. Le plus étrange étaient les meubles IKEA. Aucun n’était assemblé comme prévu, elle avait tout mélangé ; les pièces d’un étagère combinés avec ceux d’une table, le reste avec ceux d’une commode, ça n’évoquait même pas une étagère, ni une commode ni une table ; son lit ressemblait à tout sauf à un lit, la seule chose qui laissait penser que ça servait à dormir dessus étaient les quelques cinquante peluches qui l’habitaient. Notez cette curiosité : aucune des peluches n’était un ours. Ce qui lui servait de librairie étaient des piles de livres vaguement soutenus par une tuyauterie invraisemblable ; lorsqu’elle prenait un livre dans ce tas, il lui fallait le remplacer par un autre pour que le tout ne s’effondre pas ; cette espèce de « librairie maximale », comme elle disait, trônait au milieu de la chambre. Il y a avait des chaises qu’elle avait fixés au plafond, certaines à l’endroit, d’autres à l’envers. Lorsqu’elle voulait nous taquiner, lorsqu’on venait chez elle, elle nous faisait nous attacher toutes aux chaises à l’envers et on papotait la tête en bas. C’était pas pratique pour les clopes (rires). Tous ces semblants de meubles étaient peints aux couleurs criardes avec une préférence marquée pour le jaune vif et le rose fluo. D’ailleurs, elle n’appelait pas ça sa chambre mais son « installation ».

 

Il n’entrait jamais dans la chambre de Mélanie sans frapper, de la même façon qu’elle n’entrait jamais dans son atelier sans sa permission. Leur chambre commune était une chambre normale, avec un double lit, comme chez n’importe quel couple. Quand Victor était en voyage, elle dormait dans sa propre chambre, pardon, dans son « installation ». Pas dans la chambre commune parce, m’a-t-elle dit, « le lit est trop grand quand il n’est pas là ». Ou encore, comme elle m’a dit un autre jour : « sans Victor, notre lit est un désert ».

 

Assistante sociale

Bureau.

Ben oui mais bon, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Nous avons à faire à une fille qui a un raisonnement complètement décalé par rapport au raisonnement que vous ou moi pouvons avoir. La première fois que je l’ai vue, j’ai essayé de la convaincre d’aller vivre chez sa grand-mère, qui était prête à l’accueillir à bras ouverts et à tout faire pour elle. Mais Mélanie se méfiait, pourquoi ? Accrochez-vous : lorsqu’elle avait été chez ses grand-parents elle avait repéré un vase qui apparemment était la chose la plus précieuse de la maison. Pour cette raison, elle l’a laissé tomber par terre, pour voir ce qui allait se passer. Il ne s’est rien passé ; elle a alors décidé que c’était mauvais signe et qu’elle allait se passer de sa famille. Il n’y a pas eu moyen de la faire revenir sur cette idée.

J’ai essayé de l’interner de force dans un orphelinat. Grosse erreur ! Elle s’en est échappée et il m’a fallu déployer des trésors de persuasion pour seulement avoir le droit de lui parler. La vie en communauté, m’a-t-elle dit, elle avait donné. Elle m’a fait jurer et cracher par terre – vraiment, là, sur la moquette, à coté de la corbeille – que plus jamais je ne lui referais le coup.

 

Alors voilà. Soit on essayait de la forcer pour entrer dans une logique plus commune, mais c’était la catastrophe. Soit vous laissez faire en espérant qu’elle vienne vous voir de temps en temps et qu’elle vous demande de l’aide si elle se retrouve dans une situation insoluble. Ca vous choque qu’elle ait vécu comme elle a vécu ? Moi aussi. Fallait-il pour autant la menotter à une existence normale ? Je ne le crois pas.

 

Bien sûr ils ont fini par divorcer. Trente-cinq ans de différence, vous vous rendez compte ? Mais franchement, je ne regrette rien ; avec le recul, je pense même que ce mariage est ce qui pouvait lui arriver de mieux. Qu’au bout de dix ans ils se soient séparés n’a rien d’étonnant, et je trouve déjà que dix ans, c’est long.

 

Narrateur

Librairie.

Aujourd’hui, Mélanie vit heureuse.

 

Mélanie

(Mélanie n’a pas souhaité s’exprimer)