Tenir dans ses mains la fin de la vie

Sandra lui tenait la main. Il respirait de façon saccadée, avait la bouche boursouflée et parvenait difficilement à passer sa langue sur les gencives privées des dents que la tumeur avait emportées. A nouveau sa poitrine commença à se resserrer, annonçant une nouvelle crise. Ces crises ne duraient qu'un temps et il aurait presque pu s'y habituer si ces périodes n'étaient pas de moins en moins espacées et de plus en plus longues. Seul le regard gris de Sandra pouvait l'apaiser. C'est moins de noter la contraction de sa poitrine, encore quasiment imperceptible, qu'aux yeux de panique que Sandra notait l'imminence d'une nouvelle crise. Elle posait alors la deuxième main sur celle de l'homme et lui souriait. Plus que ses lèvres, c'était ses yeux qui souriaient, l'étincelle qui y éclatait avaient le don d'apaiser la plus tourmentée des âmes. Ils étaient gris comme il les avait décrits. Un gris profond, brillant. Son regard était serein, c'était un regard dans lequel l'homme trouvait de la force. Elle avait le blanc des yeux rougis par la fatigue, le visage marqué. Mais son regard gris restait aussi clair.

Les moments de répit se faisaient de plus en plus courts et rares, l'angoisse de ne pas parvenir à dire à Sandra ce qu'il avait à lui dire le minait. Il voyait enfin Sandra, après l'avoir imaginée des années durant, après qu'elle ait hanté ses rêves avec une telle présence qu'en comparaison, la réalité en devenait pâle ; il l'avait enfin auprès de lui mais à son lit de mort. La bouche gonflée, ses cordes vocales gangrenées, sa poitrine lui refusant le souffle nécessaire à émettre le moindre son articulé, il ne parvenait à transmettre à Sandra que sa terreur. Sandra aidait l'homme à porter sa terreur, et attendait que le message lui parvienne. Une nouvelle fois, l'homme lui serra les mains et essaya de se redresser ; Sandra se pencha vers lui et approcha son oreille de sa bouche. Il essaya de parler, mais ne parvint à articuler que des bruits incompréhensibles. Sandra sourit, le regarda, comme si elle avait compris.

Il aurait aimé qu'elle lui parle de sa vie. Mais que pouvait-elle bien dire qu'il ne sache pas déjà ? Plusieurs fois dans la journée il avait essayé ainsi de lui parler. Puis il s'était endormi à la tombée du jour. Il se réveilla en sursaut au milieu de la nuit. Sandra se tenait toujours auprès de lui, sa main dans la sienne.

Sandra avait passé toute la journée, une partie sinon toute la nuit et la journée précédente au chevet du malade. La nuit tomba et elle était toujours là. Il parvint par un geste de la main à lui demander si elle ne voulait pas dormir.

- Ta grand-mère disait qu'il ne faut jamais dormir auprès des mourants.

S'il l'avait pu, il aurait sourit ; elle avait raison. A peine avait-elle terminé de prononcer sa phrase, l'homme se demanda dans quelle langue elle s'était exprimé. Le plus naturel pour les deux aurait été de s'exprimer en français, et c'est ce qu'il crut de prime abord. Pour une oreille étrangère, le français a la tonalité arrogante de ceux qui savent que leur langue est supérieure à celle des autres. Il faut la parler quotidiennement ; penser, rêver, exister en français pour ne pas entendre cette arrogance. Tous deux parlaient, pensaient, rêvaient et existaient en français depuis de bien nombreuses années. Mais en français un tel rappel de la réalité n'aurait pas pu ne pas paraître profondément déplacé. Or, il ne le semblait pas. Le castillan est bien plus à même d'exprimer la réalité des choses car elle enseigne à celui qui la parle de ne pas la prendre trop au sérieux, cette réalité. Le castillan joue avec les mots, tourne en dérision ce dont elle parle, c'est une langue qui joue sur les analogies et qui aime les contradictions. C'est ainsi que cette langue parlée par un peuple pourtant religieux possède un éventail tout à fait délicieux de jurons blasphématoires que la terre entière peut lui envier. Pour toutes ces raisons, le castillan est la langue qui cerne au plus près la vérité des humains.

La phrase de Sandra était pourtant neutre, elle annonçait des faits, sur le ton du constat, qui imposent une attitude évidente. C'était un fait que la grand-mère de l'homme s'exprimait ainsi. Norvégienne du grand Nord, au contact avec les lapons, peuple imprégné de magie et d'esprits, elle pensait réellement qu'il était dangereux de dormir auprès d'un mort, et qu'il ne fallait pas s'assoupir en présence d'un homme que la mort guette. C'était un fait également que l'homme était mourant.

La langue norvégienne est une langue éclatée et bâtarde. Eclatée car constituée d'une multitude de dialectes qui peuvent faire paraître à un étranger la langue parlée dans deux villages distants de seulement quelques kilomètres, parfaitement différentes l'une de l'autre. Eclatée encore parce que le norvégien que parlait sa grand-mère, la langue des écrivains norvégiens classiques, n'est plus parlé par personne. Sandra comme l'homme dont elle tenait la main avaient appris en classe à réciter le poème du Mio Cid, poème qui chante les débuts de la Reconquista, sans en éprouver la moindre difficulté. Tout juste un petit sourire au lèvres par cette façon quelque peu étrange qu'avaient ceux qui n'étaient pas encore des espagnols de placer les pronoms. Ce alors que, l'un comme l'autre, pour lire Ibsen, il leur avait fallu déchiffrer un dialecte plus proche du danois que du norvégien qu'ils avaient appris à parler.

La langue norvégienne est aussi une langue bâtarde car elle repose sur deux socles représentés par deux langues théoriques, et d'une multitude de variantes se situant quelque part entre ces deux bornes linguistiques. Ces deux langues théoriques artificielles, construites, qui constituent une sorte d'espéranto national, imposent ce qui doit être parlé aux autres dialectes.

Dans le nord et dans l'est du pays on parle des dialectes plutôt chantants, où l'on aime rouler les r et marquer les accents toniques. Le norvégien du sud, qui se rapproche du danois, celui que parlaient Sandra et l'homme, est un norvégien atonal, où l'on enfonce les r au fond de la gorge, et où l'on refuse de prononcer les consonnes pointues : les k sont remplacées par des g et les t par des d. Cette proximité du danois avait fait qu'ils étaient parvenus malgré tout à déchiffrer Ibsen sans trop de mal.

Le norvégien est donc une langue logique, pratique, pragmatique, apte à affirmer des faits neutres qui imposent des attitudes évidentes. Mais il n'était pas certain de se souvenir encore de sa musicalité - ou absence de telle -.

 

L'homme essaya de se redresser. Comme déjà un grand nombre de fois, Sandra se pencha vers lui pour lui tendre l'oreille.

- Il faudra qu'un jour je te raconte le huitième chapitre, fit-il.

Sandra sourit. L'homme se rallongea exténué par l'effort. Elle ne sembla pas surprise d'entendre l'homme articuler une phrase. Elle ne se demanda pas s'il s'agissait d'une amélioration de son état ou d'un dernier sursaut de vie avant la fin. Elle dit :

- De toute façon, le huitième chapitre, ce n'est déjà plus moi. La preuve, il y a un autre huitième chapitre.

Ce n'est déjà plus elle mais cela l'avait été. Avait-elle compris cela ? Oui, sans doute. Il sourit. Sandra le vit sourire pour la deuxième fois. La première lorsque elle était entrée dans cette chambre, qu'ils s'étaient vus pour la première fois et qu'il l'avait reconnue. Il souriait à nouveau parce qu'elle avait compris ce qu'il voulait dire. Il paya cher cet effort, Sandra dut lâcher du lest sur l'oxygène pour ne pas qu'il étouffe. Il chercha le calme dans les yeux de Sandra. Elle savait que sa seule présence était la dernière chose que le monde pouvait lui offrir, et elle était heureuse de le lui offrir. Il regarda encore les yeux gris de Sandra avec lesquels il était capable de maintenir un dialogue muet, un dialogue que même s'il avait pu parler, il n'en aurait pas pu trouver les mots pour le décrire.

L'homme sentait qu'il avait récupéré depuis tout à l'heure. Il chercha à se redresser à nouveau, à nouveau Sandra se pencha vers lui et lui tendit l'oreille.

- J'aurais aimé être toi.

L'homme eut beaucoup moins de mal à surmonter l'effort de cette deuxième phrase prononcée depuis un mois. Ils continuèrent à se regarder dans les yeux, les mains entrelacées. De temps en temps, elle lui caressait la joue. Il put sourire plus facilement. Ils échangèrent des sourires.

- Je te suis reconnaissante, mais tu le sais.

 

L'aube approchait, les premiers rayons de soleil coloriaient un ciel dégagé. L'homme respirait plus facilement, et s'endormit. Elle ne bougea pas. Continua à lui tenir la main, à lui sourire. Elle observa attentivement la respiration de l'homme dont elle tenait la main. Elle était rapide, courte, mais régulière. Il inspirait tout l'air dont il avait besoin pour ne pas étouffer, c'était une respiration précaire mais ô combien plus paisible que ce qu'il avait connu quelques heures auparavant. Sandra savait qu'il ne se réveillerait plus.