La maladie de Zoé

Zoé, mon petit ange, ne se sentait pas bien en rentrant de l’école. Elle avait mal au ventre, mal à la tête et mal de mer. Plutôt que de l’envoyer dans sa chambre jouer, je la pris dans les bras et nous regardâmes Monstres et compagnie. Je décidai de lui préparer une pizza aux anchois pour le dîner ; Zoé adore les pizzas aux anchois. Il y a le choix entre faire chauffer le four pendant vingt minutes, et la laisser cuire quarante minutes encore, ou de la mettre au micro-ondes pendant dix minutes. Sans oublier d’enlever l’emballage en plastique. Je choisis la deuxième option, en rajoutant une boîte d’anchois et un filet d’huile d’olive à mi-cuisson. Passé les dix minutes, j’ajoutai du ketchup, de l’huile piquante, des olives et un peu de moutarde. Zoé en mangea à peine, quelques petits bouts, moins pour faire honneur à ma pizza qu’en souvenir de toutes les autres fois.

Puis elle voulut dormir. Je lui donnai un cachet de Doliprane en lui promettant que le lendemain, ça irait mieux. Elle me demanda encore combien de jours il restait avant le retour de sa mère. Je répondis qu’il ne restait que six jours. Ma femme appela le soir même, s’étonna de ce que Zoé soit allée se coucher aussi tôt mais je soutins malgré tout que tout allait bien, inutile de l’inquiéter.

 

J’étais déçu de ce que Zoé n’ait pas eu les forces d’apprécier ma pizza aux anchois. Je décidai que le lendemain matin je lui ferais plaisir, je me lèverais tôt pour aller chercher des croissants. Je lui préparerais une jolie table et presserais les deux oranges qui nous restaient afin qu’elle prenne des vitamines ; en plus Zoé aime beaucoup les oranges pressées. Zoé est une petite fille extraordinaire ; elle est vive, souriante, des grands yeux, un petit nez de star, une grande bouche qui ne lui sert pratiquement qu’à rire. Des petits pieds qui lui servent à courir plus qu’à marcher. Lorsque je vais la chercher à la maternelle, quand elle me voit arriver, elle se cache ou grimpe sur un arbre. Après quelques minutes où je fais semblant de ne pas la voir, je lui fais « ouh ! », elle éclate de rire, et se jette dans mes bras. Zoé sait faire savoir quand elle n’est pas contente, mais elle sait aussi montrer sa gratitude. Elle le montre avec son sourire, avec ses yeux, sans même avoir à formuler le mot « merci ». Je savais que je lui ferais plaisir avec mes croissants, je m’imaginai la réveiller avec les douces paroles « il y a des croissants » et elle sauterait du lit et partirait en courant vers la cuisine. J’aime tellement cette image que je me la représentai plusieurs fois, comme le ralenti d’un film qu’on se repasserait en boucle ; juste ce moment-là : le saut du lit et la sortie de sa chambre. Puis je passerai au moment suivant, la regardant tremper son croissant dans son chocolat sans cacher sa gourmandise. J’y pensai tellement qu’en regardant l’heure il était déjà trois heures du matin.

 

Je ne me réveillai qu’à huit heures moins quelque chose, trop tard pour envisager d’aller chercher les croissants ou de préparer un joli petit déjeuner. Zoé n’allait pas mieux, après avoir dormi près de onze heures, elle voulait encore dormir. Je ne pouvais pas la garder à la maison. Ainsi, je l’encourageai à se lever, s’habiller et se mettre à table pour au moins boire le chocolat instantané que je lui avais préparé. Elle ne voulut ni biscottes, ni pain de mie de grande distribution, le seul qui me restait encore, ni finir le chocolat, de sorte que le repas ne prit que peu de temps. Il me fallut porter Zoé tout au long du chemin jusqu’à la maternelle, ce qui me permit d’arriver avant la fermeture de la grille. Je tentai de lire le regard de la gardienne, antillaise dans la cinquantaine, les cheveux défrisés qui, fidèle spectatrice des arrivées et des départs des enfants, leur parent au bout de leur main, est autant la supportrice enthousiaste de l’éducation de certains que le juge sévère de l’éducation des autres. Ce jour-là, son visage était totalement inexpressif. En arrivant dans la classe de Zoé, j’essayai de faire de même avec l’institutrice, qui semblait plus occupée à préparer son cours en découpant au ciseau des petits personnages qu’à noter l’heure de mon arrivée. Je sortis de la maternelle sans croiser la directrice.

Deux heures plus tard, cependant, la directrice appela à la maison pour me demander d’aller chercher l’enfant, car elle avait de la fièvre et se sentait vraiment très mal. Je répondis que ce n’était pas possible d’aller la chercher, je n’avais pas le temps.

- Et madame ?

- Madame est en Australie en voyage d’affaires, elle ne revient que la semaine prochaine.

La directrice insista pour que, au moins, je vienne chercher Zoé à seize heures trente, et lui épargner ainsi le centre aéré. Je répondis que j’essayerais.

 

A seize heures trente tapantes, j’étais devant la grille de l’école, lorsque la gardienne ouvrit le portail, j’ai pu la regarder avec une certaine fierté, j’étais venu chercher la petite plus tôt que nécessaire.

Je n’ai jamais osé arriver en retard, de peur de me le faire reprocher par les puéricultrices à la crèche, les animateurs du centre aéré à la maternelle. Je retrouvai Zoé, mon ange, assise à un escalier, pliée en deux sur son manteau, son cartable abandonné quelques marches plus bas. Je m’accroupis devant elle et la tins par les épaules :

- Ca ne va pas mieux ?

Elle leva la tête et la secoua, les yeux en larmes. Je la soulevai, pris son cartable et me dirigeai vers la sortie. La directrice vint à notre rencontre, le regard semblable à celui d’un chat scrutant la souris piégée dans un coin de la cuisine.

- Vous devriez l’amener chez un médecin.

Elle m’expliqua ensuite que Zoé s’était mal sentie pendant toute la journée, malgré le Spasfon qu’elle lui avait donné. Elle insista bien sur le nom du médicament. Elle me parlait comme on gronde le môme de son voisin que l’on connaît mal, en retrait, en veillant à ne pas trop en faire, de peur d’empiéter dans le domaine d’autrui. Elle secoua sa boîte de Spasfon sous mon nez comme si la maladie de ma fille était ma bêtise.

« Si vous ne l’amenez pas voir un médecin ce soir, vous devriez peut-être lui donner la même chose avant de la coucher.»

J’espérais qu’elle m’explique clairement ce qui méritait qu’elle me parle sur ce ton, mais elle tourna sur ses talons.

« Bonsoir, monsieur.»

Notre médecin se trouvait place Monge, à trois stations de métro de chez nous. Il ne me semblait pas raisonnable de traîner Zoé, dans son état, jusque là-bas. Je décidai donc d’aller chez le médecin au numéro 23, à coté de chez nous. Dans la salle d’attente, un enfant criait dans les bras de sa mère, un vieux tremblotait emmitouflé dans la chaleur de la pièce, sans même prendre la peine de moucher le liquide verdâtre qui coulait de son nez. Un jeune homme avait une jambe dans le plâtre, deux autres enfants criaient et se battaient dans un coin sous le regard de la mère, qui avait renoncé à les calmer. Il y avait en tout quinze personnes au bas mot. Je dis à Zoé que si ça n’allait pas mieux le lendemain matin, on viendrait ici.

- Il y aura certainement moins de monde.

- D’accord, papa.

Ce soir-là, Zoé n’eut pas la force de ne serait-ce que goûter à la pizza réchauffée aux anchois.

 

Les journées sont longues mais elles passent vite. Le réveil est pénible, la mise en orbite laborieuse. Quelques cafés et quelques clopes plus loin, à l’heure où les salariés commencent à converger vers les cantines, ma journée commence. Toujours de mauvaise humeur, furieux d’avoir ainsi laissé passer la moitié de la journée. Avec le temps, la durée de chaque événement s’est allongé, les tâches les plus simples, les plus élémentaires, deviennent chaque jour un peu plus longues, difficiles à mener à bien. Un coup de fil, une course, déposer une feuille de maladie, devient le projet d’une journée entière. Les jours passent.

Mon ange, j’ose à peine me l’avouer, dérange. Il n’est pas question de la laisser perturber l’écoulement de mes journées, même les mercredis, déjà qu’elle est à la maison les samedis et les dimanches, elle ne perturbera pas en milieu de semaine. Mais aujourd’hui, bien qu’elle soit à la maison, elle ne dérange pas ; elle a bu son chocolat ce matin et ne veut pas déjeuner. Le téléphone sonne, ma femme. Elle exige que je lui prépare un bouillon de volaille et que j’ajoute un peu de riz et du persil. Saler et poivrer si Zoé le veut. Puis, ensuite, que je l’emmène chez le médecin. Il a fallu beaucoup insister pour lui faire boire la moitié du bouillon, elle refuse le sel pour se débarrasser de la corvée de ce repas tardif le plus vite possible. Elle veut dormir. Seize heures, elle dort toujours ; trop tard pour aller voir le médecin. Je me couchai en me jurant que le lendemain, j’irais acheter des croissants.

 

Je me réveillai tard, encore. La première chose que je fis en me levant fut d’aller voir Zoé. J’ouvris tout doucement la porte ; elle dormait toujours. Je m’habillai rapidement, descendis à la boulangerie et achetai des croissants, et un pain au chocolat au cas où Zoé aurait eu plus envie d’un pain au chocolat. Je préparai un café et un chocolat chaud, dressai la table avec nappe, serviettes, de la même façon que l’on dresse la table pour les anniversaires ; je disposai joliment les viennoiseries dans une grande assiette et ajoutai même des bougies. Mon téléphone portable sonna, un appel de l’étranger, ma femme, sans doute. Je laissai sonner.

Zoé était toujours immobile, j’entrai dans la chambre, posai ma main sur son épaule et l’appelai doucement. Elle ne bougea pas. Je l’appelai un peu plus fort, elle ne bougea toujours pas ; la secouai, un peu, un peu plus brusquement, la retournai. Les yeux étaient fermés, elle respirait. Mais ne se réveillait pas.

 

Je mangeai le pain au chocolat pendant que je réfléchissais à ce que je devais faire. Appeler un médecin, mais quel médecin ? SOS médecins ? mais il dirait quoi ? Le portable sonna à nouveau. Je laissai encore sonner. J’ouvris les pages jaunes, ambulances, il y en avait tellement ! laquelle choisir ? Je pris un numéro au hasard, appelai, un répondeur automatique décrocha, me demanda de patienter et envoya la météo. Je raccrochai. J’abandonnai l’idée de l’ambulance. J’allai chercher mon répertoire, un ami, un parent saurai quoi me conseiller. Je parcourus la liste, je ne vis personne qui comprendrait. Je décidai d’habiller Zoé, je l’habillai avec sa jupe écossaise, son chemisier blanc avec un col à dentelles, lui mis un petit foulard rose clair, que sa grand-mère avait brodé à ses initiales. Elle ne s’était pas coiffé la veille, je lui brossai les cheveux délicatement, puis ajoutai le serre-tête blanc décoré d’un petit ours. J’aime beaucoup quand Zoé porte le serre-tête avec le petit ours. J’ai voulu lui mettre les chaussettes bleu marine avec le même petit ours que le serre-tête, je crus que c’était une bonne idée mais finalement j’optai pour les chaussettes blanches. Pour faire joli, j’allai chercher dans leur boîte, dans le placard du couloir, les chaussures noires que ma femme avait achetées pour le baptême de la petite cousine de Zoé. Elles n’avaient servi qu’une fois, pas assez usées pour les ressemeler. On ne sait jamais par cette saison, je lui enfilai aussi la petite veste verte, en laine, Lacoste.

Je la portai dans la rue, j’allai chez le médecin du 23, la salle d’attente était déjà étouffante. Je décidai de l’emmener place Monge, le guichet du métro était vide, pas de monnaie pour la machine. J’hésitai, j’enjambai le tourniquet en espérant qu’un contrôle ne me surprenne pas. Notre médecin était fermé aujourd’hui, je demandai à un passant s’il connaissait un autre médecin, un taxi libre passa, avant d’obtenir une réponse, je le hélai :

- Les urgences.

 

La dame de la réception me demanda mon numéro de sécurité sociale, que je n’avais pas sur moi. Non, madame, je ne le connais pas par cœur. Elle me demanda si la petite avait de la fièvre, je ne le savais pas ; ce dont elle souffrait. Je ne sais pas, c’est pour ça que je suis ici. La dame me regarda sévèrement, par-dessus ses lunettes « il y a beaucoup de monde », comme si je venais inutilement encombrer sa salle d’attente, propriété de madame. Elle se replongea dans ses papiers. A-t-elle mal à la tête, au ventre ? Hier oui, elle avait mal au ventre. Hier ? mais aujourd’hui ? Aujourd’hui, je ne sais pas. Elle dort ? Non, elle ne dort pas, elle est inconsciente. La dame de la réception leva à nouveau les yeux sur moi : « inconsciente ? » « Oui, elle ne s’est pas réveillée aujourd’hui ». « Pas réveillée aujourd’hui ? Elle regarda l’horloge accrochée derrière moi : il est quatorze heures trente … ». Des gens en blouse blanche surgirent de toutes parts, s’emparèrent de la petite et l’emportèrent avec eux. J’étais heureux, ils sauraient quoi faire. Le téléphone portable sonna. Il est interdit de parler au téléphone portable dans les hôpitaux, c’est écrit partout en toutes lettres. Je coupai. Zoé était en de bonnes mains.

Mais comment expliquer tout cela à ma femme ? Elle allait sans doute me reprocher d’avoir trop tardé de l’emmener à l’hôpital, ou de ne pas avoir été chez le médecin le premier jour. Il allait falloir trouver une explication. Un homme en blouse blanche entra dans la salle, chercha quelqu’un des yeux et posa sur moi son regard avant de venir dans ma direction. Je me levai, lui serrai la main, il se présenta. Je savais ce qu’il allait me dire, il allait dire qu’il ne fallait pas que je m’inquiète, que tout allait bientôt rentrer dans l’ordre.

- Désolé, vous êtes arrivé trop tard.