> Débat : "20 ans de squats d'artistes"Débat avec le public dans le cadre de la rencontre organisée
par le Palais de Tokyo dans le cadre du Festival Art et Squats
le samedi 14 septembre 2002
1. PrésentationNicolas Bourriaud, Ce débat est le premier d'une série de trois rencontres. Nous allons d'évoquer l'histoire du mouvement des squats depuis le début des années 80, étudier les rapports qui existent entre ce mouvement et le monde de l'art en général, voir s'il y a une spécificité de l'art des squats ou, au contraire, voir si toutes les tendances sont représentées.
Je voudrais vous présenter les intervenants :
- Harry Bellet, critique d'art au journal Le Monde et auteur de nombreux ouvrages ;
- Frédéric Dorlin-Amberlan, chercheur en science politique qui a fondé un groupe de recherche sur les lieux alternatifs et leurs rapports à la ville ;
- Jean Starck, l'un des artistes fondateurs du mouvement Art Cloche ;
- Luis Pasina, artiste et l'une des figures du mouvement des squats depuis 25 ans qui va nous parler de l'histoire des squats ;
- Yabon Paname, activiste très connu dans le monde des squats et fondateur du collectif Yabon Arts, il a ouvert et assisté à la fermeture de nombreux squats dans Paris ;
- Jean-Luc D'Asciano, critique d'art qui connaît très bien le mouvement des squats ;
- Pierre Cornette de Saint-Cyr, le premiers à avoir organisé une vente aux enchères des oeuvres des artistes des squats en 1985 ;
- Mohamed Benmerah, qui représente le collectif Alternation et qui, en introduction, va lire un texte en hommage à Eduardo Albergaria.
2. Interventions préparées
Mohamed Benmerah, d'Alternation : cliquez ici pour lire son intervention.
Harry Bellet, critique d'art au journal Le Monde : cliquez ici pour lire son intervention.
Frédéric Dorlin-Oberland, chercheur en sociologie politique : cliquez ici pour lire son intervention.
Jean Starck, artiste, co-fondateur d'Art-Cloche : cliquez ici pour lire son intervention.
Luis Pasina, artiste, de BoLiveArt : cliquez ici pour lire son intervention.
Yabon Paname, artiste et squat itinérant en exil : cliquez ici pour lire son intervention.
Jean-Luc André D'Asciano, éditeur et critique d'art : cliquez ici pour lire son intervention.
Pierre Cornette de Saint-Cyr, commissaire-priseur : cliquez ici pour lire son intervention.
3.Débat avec le public
Anonyme : Monsieur Cornette de Saint-Cyr, une question. Quand vous parlez des Galeries Lafayette, apparemment, vous n'avez pas suivi l'histoire jusqu'au bout puisque les artistes n'ont jamais été payés et n'ont jamais revu leurs toiles.
Pierre Cornette de Saint-Cyr : C'est vrai qu'une société d'Internet américaine qui avait emporté les enchères et elle a, par la suite, déposé son bilan, mais je pense que les artistes ont récupéré leurs toiles.
Anonyme : Je voudrais poser une question à monsieur Cornette de Saint-Cyr. Comment faites-vous pour savoir si un artiste a du talent et sera vendu, avant ou après sa mort ? Comment faire acheter ses uvres par les institutions et les Pouvoirs publics ? Il peut y avoir des milliers d'artistes qui peuvent avoir du talent mais qui ne sont pas valorisants pour la Bourse ou pour les collectionneurs.
Pierre Cornette de Saint-Cyr : Je ne pense pas que ce sont les Pouvoirs Publics qui créent les artistes et si c'était le cas, ce serait un peu embêtant. C'est le cas pour la peinture officielle russe ou pour la peinture officielle chinoise sous Mao mais, à part ça, ça n'existe pas. Les artistes créent et il y a des circuits. Les premier à choisir ce sont les galeries. Il y a de grands marchands. Quand vous achetez chez Yvon Lambert, vous achetez l'il d'Yvon Lambert. Ensuite, il y a les ventes aux enchères qui sont un peu le haut-parleur du travail des galeries et, après, il y a les musées. Tout ça vit en écosystème. Je ne crois pas qu'il y ait des artistes méconnus. Vous ne pouvez pas me citer un artiste, de la Renaissance à nos jours - je parle des grands artistes - qui n'ait pas été une reconnu de son temps. Ce qui se passe maintenant, c'est la même chose. Je ne crois pas qu'on redécouvrira des artistes contemporains après leur mort. On n'a pas redécouvert de grands artistes du XIXe siècle qu'alors on n'aurait pas connu. De leur temps, ils étaient connus, et s'il y a eu des éclipses après leur mort, c'est une chose, mais de leur temps, ils étaient tous connus, tous.
Ody Saban, artiste : Je connais Cornette depuis 1984 à Art Cloche et je voudrais vous poser une question. Comment se fait-il qu'en France on a l'habitude de dire qu'il n'y a pas de peintres. Comment se fait-il qu'on y achète si peu d'uvres d'art, comparativement à des pays comme l'Allemagne, l'Angleterre ou l'Italie et que, la plupart du temps, ce sont les artistes américains que l'on achète. Comment vous expliquez cela ?
Cornette de Saint-Cyr : J'ai été à Londres voir l'exposition "Paris : Cité des Arts - 1900-1968". En art, nous avons été les maîtres du monde et nous sommes maintenant passés derrière le Togo et le Burkina. Nous avons disparu de la scène internationale parce que personne ne s'en occupe. Regardez ce qui se passe dans les grandes ventes internationales : il n'y a plus d'artistes français. Nous sommes dans une période que je trouve insensée. Dans un dîner au Quai d'Orsay, organisé par le directeur de cabinet d'Hubert Védrine, et qui réunissait tous les gens du monde de l'art, j'ai déclaré : "Nous sommes dans un pays où j'ai entendu dire à vos conservateurs de musée que César n'était pas un bon artiste parce qu'il dînait au Fouquet's, ce qui est l'argument le plus con qui soit. Si la jalousie est le moteur qui nous anime, nous sommes foutus. Il ne faut pas défendre la culture française, il faut la promouvoir. Nous ne sommes pas des koalas en voie de disparition. Regardez ce que Saatchi a fait de l'école anglaise, regardez comment les américains se battent pour leur artistes, regardez comment les allemands, les portugais le font." Récemment, à la FIAC, j'avais mis en vente une petite sculpture d'un artiste portugais pas très intéressante. On fait une estimation assez basse à 12 000 F et je la passe en vente. J'ai reçu 10 appels téléphoniques du Portugal et elle s'est vendue 280 000 F Dans la même vente, je proposais, le formidable projet que Jean Pierre Raynaud a réalisé à l'abbaye de Noirlac. Pour cette oeuvre magique, je n'ai pas eu une enchère Dans une vente récente à Londres, un tableau de Miquel Barcelo, qui est un bon artiste, s'est vendu 7 millions de Francs parce que tous les Espagnols étaient au téléphone. Il y avait aussi un Buren de 1966, un chef d'uvre, et il s'est vendu 60 000 F... Cela ne veut pas dire que les artistes qui se vendent mal ne sont pas bons, mais ça veut dire qu'en ce moment, la France vaut 60 000 F et l'Espagne 7 millions Mais l'avenir est entre nos mains. Il ne faut pas demander aux fonctionnaires de le prendre en charge. Il n'est pas normal que nos musées n'organisent pas d'expositions de nos artistes à l'étranger. Il y a 15 ans, je demande à quelqu'un de l'AFAA : "pourquoi on n'organise pas une grande exposition de César aux États-Unis ?" Sa réponse a été : "Il est assez riche, il n'en a pas besoin". Quelle réponse idiote. Donc, l'AFAA ne fait pas son boulot, nos musées ne font pas leur boulot. Si on n'avait pas d'artistes, on pourrait dire : "On est nuls", mais nous avons de très grands artistes et c'est à nous de nous mettre au travail.
Anonyme : Je suis un amateur d'art. Vous avez parlé tout à l'heure de critères objectifs d'appréciation des artistes et de leurs uvres. Quels sont-ils ?
Cornette de Saint-Cyr : C'est l'éternel problème. Les grands artistes sont ceux qui mettent en forme, avec un langage nouveau, la monde dans lequel ils vivent. Nous sommes dans une civilisation prodigieusement scientifique, on va conquérir les astres, on est au cur de la matière, on a créé des images virtuelles, on communique à la vitesse de la lumière. Est-ce que l'on peut continuer à peindre des couchers de soleil sur l'Adriatique ? Ce ne sont plus les sujets qui nous intéressent.
On a fait des chefs d'uvre avec un morceau de bois et une toile, c'est un outil formidable mais on peut aussi inventer d'autres outils. Je me suis battu pour la photo. La photo n'a pas supprimé la peinture, la vidéo n'a pas supprimé la photo, le monde des images virtuelles ne supprimera ni la photo ni la peinture. Si l'art c'est quelque chose à mettre au-dessus de la commode, comme du papier peint. Les critères objectifs c'est d'essayer de comprendre dans quel monde nous sommes et quels sont les artistes qui lui donnent forme.Jean Starck, artiste : Le monde de l'art est un marché. J'ai écrit un jour une lettre à Jean Dubuffet, qui m'a acheté des uvres à une période, et je lui ai demandé de m'aider. Il m'a répondu : "je ne peux pas vous aider, j'apprécie beaucoup votre travail mais en ce qui concerne le monde de l'art, c'est un univers à part. Le monde de l'art est indépendant de la valeur de l'uvre, c'est un business, uniquement." Les valeurs du marché sont des valeurs qui sont créées artificiellement. Elles sont soutenues par des marchés où les enjeux sont seulement d'ordre économique. Les artistes sont bousculés, ils n'ont presque plus le droit à la parole. Ils n'ont ce droit que s'ils ont derrière eux un système logistique, économique ou financier qui les soutient. Je pense qu'il est nécessaire d'utiliser ces marchés, mais il ne faut pas se leurrer sur leur capacité à transformer la vie et à engendrer des révolutions artistiques. Dans futur, il y aura des évolutions qui se fera et on aura certainement une vision très différente de ce qu'était l'art contemporain parce qu'il y aura eu des déviances, une sensibilité qui se sera exacerbée et on aura un recul. De même qu'on a un recul par rapport aux peintres du XIXe siècle ? La vente publique est un instrument qui nous a beaucoup aidé à Art Cloche et ça a été ce qui nous a permis de vivre. Moi, je n'ai vendu mes uvres que par le biais d'un commissaire-priseur. Cornette de Saint Cyr et d'autres sont venus, ils ont créé un marché parallèle parce que l'emprise économique des galeries interdisait d'acheter des artistes connotés comme marginaux. Il existe des relais logistiques. Si vous n'avez pas ces relais, pour n'importe quelle révolution que vous produiriez, vous serez forcément minoritaire. Le marché de l'Art, c'est malheureux, c'est encore un business. Pour revenir aux squats d'artistes, ce qui n'est pas encore reconnu c'est l'émergence de ce qu'on appelle le "système des arts alternatifs". Le système des arts alternatifs a créé des structures nouvelles, elles n'ont pas de relais économiques parce que les galeries ne s'y intéressent pas. La figuration libre a eu quelques galeries qui avaient assez de moyens pour la promouvoir. Les squats d'artistes qui, depuis 20 ans, ont une existence réelle n'ont pas de système économique pour les appuyer.
Anonyme : J'aimerais que Harry Bellet nous donne son sentiment sur le rapport ou l'absence de rapport qu'il y a entre ce système alternatif et le marché de l'art. Est-ce que ce sont des choses totalement hermétiques l'une à l'autre ou est-ce qu'il y a une porosité.
Harry Bellet, critique d'art : En France, on peut dire qu'il y a très peu de communication entre les deux. Sauf cas particuliers, dus, en général, à des interventions ponctuelle de certaines personnes. Il y a eu parfois de rapports directs entre les artistes qui travaillent dans des collectifs ou des lieux alternatifs et les galeries, mais les galeries ont, là, très mal fait leur boulot, et les collectionneurs aussi. Il y a un contre-exemple en Grande-Bretagne. Dans les années 90, un publicitaire s'est intéressé à une génération de jeunes artistes émergente qui, comme souvent dans les grandes villes, vivaient dans des endroits plus loufoques que les ateliers traditionnels. Ils ont été regroupés sous le terme de "Young British Artists" et ça a donné toute une bande que l'on connaît bien maintenant. On la connaît très bien parce que Charles Saatchi s'y est intéressé en tant que collectionneur. Saatchi est un publicitaire, il a acheté massivement des uvres et il a utilisé toutes les techniques de marketing pour propulser ses artistes sur le devant de la scène. Je ne porte pas de jugement de valeur sur le travail de ces artistes et je suis assez admiratif du travail de Saatchi en tant que promoteur. Je ne pense pas que chez ces artistes il y ait eu de désir de rester dans des squats et de vivre pauvres mais honnêtes. Dès qu'on leur a donné l'opportunité de percer sur le marché, ils l'ont bien évidemment fait, ce qu'on peut comprendre. On pourrait dire qu'il y aurait énormément de mérite à rester artiste inconnu dans un squat quand on peut faire autrement. Et c'est pourtant ce qui arrive le plus souvent sauf qu'ils n'ont pas le choix. J'aime bien être démagogue quand j'ai du monde en face de moi, mais là je ne peux pas. En France, il y a 18 500 artistes inscrits à la Sécurité Sociale, et je ne parle que de ceux qui ont les moyens de s'offrir la cotisation à la Maison des Artistes. Les autres, évidemment, ne rentrent pas dans les listes statistiques. Donc, 18 500 artistes, même avec de bonnes chaussures, on ne peut pas voir tous les ateliers. Christian Boltanski a fait une uvre pour le centième anniversaire de la Biennale de Venise et, pour cela, il a pris la liste des artistes qui ont été présentés à Venise en un siècle. Quand on présente un artiste à la Biennale de Venise, on considère que c'est un artiste important dans son pays. Donc, on pourrait dire qu'il a fait la liste des artistes importants du XXe siècle. Et bien, il en a trouvé 120 000...
Anonyme : Je voudrais faire part de mon incompréhension par rapport à la tournure que prend ce débat. On parle de reconnaissance d'artistes. Je croyais que l'on devait parler des squats d'artistes, de la nécessité de palier au manque d'ateliers, de la nécessité d'exprimer une approche plus populaire de l'art. Et ce sont des enjeux qui m'intéressent. Là, on parle des frustrations de l'artiste C'est légitime mais je dois dire que ne m'attendais pas à débattre de ça.
Anonyme : Il y a différentes réalités économiques. Il y en a une qui est de connaître des bourgeois et de leur vendre des tableaux, de vendre des tableaux aux 500 personnes à Paris qui sont capables de les payer un bon prix. Une chose est importante pour moi : c'est le collectif, le besoin d'ateliers collectifs. Il y a sans doute d'autres façons de vivre l'art, mais je trouve qu'on ne parle pas assez de ce côté collectif et festif des squats.
Jean Starck, artiste : Si certaines personnes se focalisent sur Cornette de Saint-Cyr, c'est leur problème. Le débat est à lancer. Toutes les questions sont posées à Cornette de Saint-Cyr, or vous auriez pu les poser à d'autres intervenants. Le mouvement des squats d'artistes est un mouvement d'occupation poétique qui expérimente de nouvelles formes d'art, et ça ce n'est jamais indépendant du marché. La stratégie des squatters artistes est aussi de mettre un pied dans le marché et de le squatter. Il n'y a pas de préjugés à avoir, ça dépend de chaque lieu, de chaque individu et de chaque structure, il n'y a pas de loi générale. Il y a une spécificité française dans les squats d'artistes, c'est qu'il y a beaucoup de peintres. La spécificité française c'est que les squats d'artistes ont été initiés par les peintres et c'est, en majorité, un mouvement de peintres. Ensuite, se sont greffés des arts polyvalents. Je suis allé dans de grands festivals à l'étranger, j'ai été en Hollande dans un grand festival international : et bien la spécificité de l'underground français était de voir la peinture apparaître partout.
Luis Pasina, artiste : Ce sont des univers qui s'éloignent et qui continuent à être éloignés, malgré tous les discours qu'on a pu entendre. Dans l'histoire, il y a eu des artistes extraordinaires qui se sont exprimés mieux que nous tous, on sait les reconnaître, les admirer et l'on apprend beaucoup d'eux. Heureusement qu'il y a des musées car ce sont des endroits où tout le monde a accès. Ces musées servent aussi à garder cette mémoire pour que tout le monde puisse renouer avec ces artistes de toutes les époques. Un artiste, c'est aussi un public, un regardeur, c'est quelqu'un qui va voir les autres artistes pour apprendre, pour se retrouver lui-même. On vit une époque différente, beaucoup de choses ont changé et quand on parle du nombre d'artistes, je pense qu'il faudrait, justement, se poser la question du nombre. Apparemment on est beaucoup d'appelés mais très peu d'élus. Qu'est-ce qu'on va faire des autres, de ceux qui ne sont pas élus ? Est-ce que notre art ne mérite pas un public ? Est-ce qu'il n'y aura pas de public pour partager notre façon de faire de l'art ? Est-ce qu'il faut obligatoirement suivre son temps ? Bientôt, on va peindre directement sur les étoiles parce que les projecteurs et les lasers sur la lune donnent de nouvelles images. Le problème, c'est que la réalité est autre. La société fait des progrès mais si on regarde ailleurs, on voit que les trois-quarts de la population mondiale est très loin d'avoir un écran d'ordinateur sur sa table. Il lui manque même le pain. Ces gens ont le droit de faire des uvres d'art avec les matériaux qu'ils trouvent et qui peuvent révéler aussi de la qualité, du sens humain et du spirituel. Toute civilisation a le droit de continuer à utiliser ces matériaux et de les faire vivre. Peu importe si ça s'appelle peinture, photo ou autre. L'art ne doit plus suivre ces tendances, ces thématiques, cette espèce de sélection d'une époque. Les squats ont voulu créer une alternative. On a créé quelque chose qui existe potentiellement mais qui a un mal fou à se développer. On a créé un espace autre pour vivre l'art d'une autre manière et surtout avec un public. Le public est attiré par les musées, par les galeries. Je ne pense pas que, dans les squats, on ait tous la prétention de devenir des célébrités mais on travaille avec honnêteté. Je peux vous assurer qu'il y a des gens de qualité qui sont profondément remarquables et qui trouveront des spectateurs. Pour regarder une uvre, il faut éveiller l'artiste qui est en soi. Chaque spectateurs est un peu un artiste. Quand il regarde une uvre, il créé, il invente, il interprète. Évidemment, tout cela ne se fait pas tout seul parce que notre société ne s'occupe pas tellement de développer ce vécu artistique, parce qu'il n'est pas rentable, parce qu'il faut construire des ordinateurs, c'est plus important, faire des voitures, des usines, etc. Dans l'enseignement français, les arts plastiques ont un mal fou à évoluer, ils sont mal présentés, ce n'est pas quelque chose de vivant et en général, il n'y a aucun effort réellement fait. Dans les squats, il y a des gens tous les jours qui cherchent 2 Euros pour s'acheter une bière, des cigarettes. Tous les jours, ils sont en train de crever. On ne fait rien. Est-ce qu'il n'y a rien à faire ? Ce qui veut dire que cette société se fout de l'art, ça ne sert à rien. La télé produit de la pub et ça suffit comme nourriture culturelle. Je pense qu'il y a quelque chose à faire à ce niveau-là. C'est pour ça qu'on se bat depuis des années pour dire que nos lieux ont des difficultés énormes. Si on a survécu jusqu'à maintenant, c'est un miracle. Les différences sont telles dans cette société que c'en est scandaleux. Quand on vend un tableau à 2 millions, c'est scandaleux, immoral. Quand on vend un tableau à 59 millions de dollars, c'est de l'absurdité. C'est tellement mal distribué, c'est tellement injuste. Avec beaucoup moins d'argent, nous on a fait des choses. Les autorités doivent essayer de nous comprendre, ils doivent venir nous voir, le public doit apprendre à juger. Il doit toujours passer par des labels, des légitimateurs et il ne fait aucun effort. On ne peut pas être les seuls à faire des efforts, pas dans les conditions où l'on vit. On s'est épuisé, on a raté tellement de choses parce qu'on porte 10 000 choses sur notre dos à la fois. On veut que l'histoire des squats serve à ça, qu'il y ait une reconnaissance. Il y a, à Paris, des millions de mètres carrés d'espaces vides et il n'y a pas un politique intelligent pour y créer quelque chose de sensé. On n'est pas des sauvages, mais on nous pousse à devenir des sauvages. Il ne nous reste que ça. Pourquoi il n'y a pas une action intelligente ? Il n'y a plus d'intelligence dans ce pays pour faire un effort en commun, pour se mettre tous autour de la table et travailler. C'est un travail dur, c'est difficile de se retrouver avec le peuple, avec toutes ses contradictions. Il y aura des engueulades. Il y a une grande responsabilité de l'ensemble de la société et de ceux gens pour qui on a voté. On a besoin d'eux et il faut qu'ils nous écoutent, qu'ils nous répondent. Il faut qu'un dialogue s'établisse, quelque chose de sérieux et pas seulement de la répression.
Ody Saban, artiste : Quand j'entends parler Luis, je crois entendre un démagogue. C'est vrai que depuis toujours l'art a été financé par les mécènes, par les rois, et maintenant ils s'appellent Jack Lang, Cornette de Saint-Cyr ou je ne sais qui. De fait, l'art appartient à ceux qui dictent le bon goût et le bon goût peut valoir très cher ou ne valoir rien du tout en fonction des décideurs. Luis Pasina, Jean Starck, pourquoi n'avez-vous pas décidé d'être vos propres critiques d'art et de faire monter vos prix plutôt que d'attendre que ce soit Cornette de Saint-Cyr, monsieur Messier ou le Pape qui le fassent?. Soit on fait de l'art pour tout le monde et ça ne vaut pas très cher, soit l'art va à l'aristocratie et vaut très cher. Pourquoi vous n'avez pas de bons bavards qui font monter les prix ?
Jean Starck, artiste : Dans ma vie d'artiste alternatif, j'ai vécu des moments d'utopie fabuleux. J'ai eu la vie que j'ai voulu avoir, une vie d'utopie. Cette vie, nous l'avons créée dans les marges, nous avons créé des systèmes, nous avons créé des références, des modes de vie, des esthétiques. Nous avons créé une vie à la hauteur de nos ambitions utopiques. Je ne suis pas du tout aigri car j'ai eu une vie merveilleuse dans les squats d'artistes. Dans ces zones d'occupation nous avons créé des espaces libres, des espaces de liberté. Nous avons créé de la beauté, de la chaleur humaine, nous avons aussi créé des uvres d'art qui ne sont pas très cotées mais qui le seront peut-être demain quand les gens se réveilleront et qu'ils s'apercevront que ce mouvement était plus important qu'il n'y paraît. C'est toujours comme ça que ça se passe, il ne faut pas se faire d'illusions. Il faut savoir faire la part des choses. Il y a toujours un mouvement d'occupation poétique des espaces et il est toujours illégitime. C'est normal qu'il soit illégitime, la société ne va pas le tolérer comme ça. C'est un vrai combat. C'est un combat qu'il faut poursuivre et, si on veut vendre ses uvres, il ne faut pas avoir peur de mettre un pied dans le marché et y revendiquer notre place. L'utopie n'est pas finie, il faut la reconstruire sans cesse.
CB, artiste : Depuis avril 1991 je travaille dans les squats parisiens. J'ai été étudiant aux Beaux-Arts et, en sortant, je ne savais pas dessiner, je ne savais pas ce qu'était le monde artistique. Maintenant, après 10 ans de squat, je sais dessiner. Dans ces espaces que ce soit avec Eduardo, Yabon et tous les autres, on a fait péter la cafetière. Maintenant, ils ne comprennent plus ce qui se passe parce qu'on existe vraiment, on n'est pas mort, on est vivant. On n'a jamais eu trop de problèmes pour brancher l'électricité et l'eau. On s'en est sorti parce qu'il y a un collectif derrière. Alors je voudrais rendre hommage à tous les collectifs qui ont énormément travaillé pendant toutes ces années à Paris. Merci.
Anonyme : Nous sommes squatters, artistes peintres depuis longtemps. Quand nous avons ouvert le squat du Grenier Saint-Lazare, il y a une dizaine d'années, c'était parce que beaucoup de jeunes avaient besoin de trouver des solutions à leur manque de liberté. Ils ne les trouvaient pas dans la rue et, ils voulaient être ensemble et guérir de leur solitude. Beaucoup d'artistes peintres sont SDF de les rues de Paris. Dans les squats, on a pu commencer à défendre notre dignité d'être humain. Grâce aux squats, beaucoup ne sont pas morts de froid. D'autres sont peut être morts de la répression de la police, comme notre ami Mouskit, mort des suites des coups de la police. Beaucoup de souffrances sont dues à la répression mais nous allons continuer à profiter de notre droit à défendre la beauté de l'art. Avec l'art, nous pouvons garder notre dignité et après, pourquoi pas, rentrer dans le marché de l'art. Je suis dans le squat de la rue de Myrrha dans le 18e et nous sommes toujours en lutte. Notre action nous donne l'opportunité de garder l'espoir et qu'un jour notre avenir sera meilleur. C'est pour ça que nous sommes pour la liberté des squats, pour vivre ensemble dans la communion entre les êtres humains, pour partager la chaleur.
Anonyme : Je suis Irlandais et j'ai travaillé dans les squats de Paris. Je m'y suis trouvé parce que les loyers des ateliers sont chers et que les artistes ne sont pas salariés et parfois n'ont pas les moyens. Si tu veux payer ton loyer, il faut vendre des uvres. Si tu ne vends pas, tu n'as pas d'argent. Si tu n'es pas riche, la seule alternative pour travailler, c'est de travailler en plein air ce qui est vachement difficile pour faire des grands formats. Ou alors tu trouves un squat. Moi j'ai choisi la deuxième solution.
Cornette de Saint-Cyr : Nous sommes dans une société qui ne s'intéresse pas à l'art. Les stars de cette société sont les footballeurs. Regardez le nombre d'émissions de télévision, de radio ou d'articles sur le foot et comparez avec ce qui se passe dans l'art. Nous sommes une société inculte et pour l'instant, malheureusement, l'art n'y a pas grande importance. Tout à l'heure quelqu'un disais que ce n'était pas normal qu'un tableau se vende 2 millions, mais quand un footballeur comme Zidane gagne 500 millions par an, tout le monde trouve ça normal.
Anonyme : Le squat est une solution pour que les gens s'intéressent à l'art. Si les gens ne s'intéressent pas à l'art, je pense qu'il y a des raisons, : soit on ne leur a pas permis de s'y intéresser, soit les musées sont trop chers. Grâce aux squats d'artistes on peut arrive à sensibiliser les gens à l'art.
Anonyme : Une chose m'a fasciné dans les squats c'est que, quand quelqu'un frappe à votre porte, vous ne savez pas si c'est un visiteur ou un huissier. Lorsque les lieux sont ouverts, les gens du quartier sont très fréquemment présents. Ils posent des questions, ils s'intéressent et, souvent, ce sont des gens qui ne vont jamais dans un musée. Il y a une vraie répercussion de la vie d'un squat sur la vie d'un quartier, au point qu'à une époque, la seule personne à Paris à défendre le squat de la Grange aux Belles c'était l'adjointe à la culture du 10e arrondissement, parce que ce lieu avait une ouverture sur le quartier qu'elle n'avait pas réussi à trouver ailleurs. Oui, c'est une chance aussi pour le public, pas seulement pour les artistes.
Yabon Paname : Je voudrais rappeler que Paris est la capitale des Droits de l'Homme. Squatter existe aussi dans d'autres pays où les artistes sont encore plus opprimés que nous et je crois qu'il faut continuer à fond ce qu'on fait. Ailleurs, parfois, ce n'est pas la joie. On est en France et c'est une chance. Alors on a intérêt à bouger parce que, même si ça ne nous rapporte rien à nous, on sert de modèle à d'autres pays, comme par exemple à la Chine où les artistes sont vraiment bâillonnés.
Nicolas Bourriaud : Merci à tous de votre participation à ce débat. Il y aurait encore beaucoup à dire sur ce sujet et c'est pour cela que nous vous invitons à continuer cette discussion samedi prochain, lors du débat qui sera consacré à la vie dans les squats. Merci beaucoup à tous, merci aux artistes, merci à ceux qui s'intéressent au squats. Et à samedi prochain.