Marc Sanchez

 

 

 

Jean Pierre Raynaud

 

 

 

 

 

Chronologie 1939 - 1998

 

 

 

 

 

 

 

 

1939

 

Jean Pierre Maurice Adrien Raynaud est né le 20 avril 1939 à Courbevoie, dans la région parisienne. Il est le second enfant d’André Raynaud et de Madeleine Dumay ; il a une sœur, Monique, qui est son aînée de cinq ans. Sa mère est sténodactylo et son père cadre mécanicien dans une usine d’automobiles.

Quelques mois après sa naissance, le 3 septembre 1939, l’Allemagne déclare la guerre à la France.

 

 

1943-1945

 

Le 29 décembre 1943, lors de l’un des nombreux bombardements alliés qui frappent la capitale et, surtout, la banlieue industrielle, son père est tué à l’âge de 42 ans par une bombe qui atteint l’usine La Licorne, située à Courbevoie, dans laquelle il est employé. Le même jour, 2 000 tonnes de bombes alliées tombent sur Berlin.

Cette perte tragique, à l’âge de 4 ans, brise l’équilibre d’une enfance heureuse et le marque profondément : “Petit enfant, si l’on regarde les photos qui datent de cette époque, j’étais totalement en prise avec la réalité. J’avais une âme de conquérant. Après, vers quatre ans, au moment de la mort de mon père, c’est l’horreur, le début de l’enfer. À cinq ans, j’ai pensé que c’était foutu, que tout était en train de disparaître. Je vivais comme un zombie (1).”

 

Le 11 juillet 1945, deux mois après la fin de la guerre, le petit Jean Pierre, âgé de 6 ans, est déclaré “adopté par la nation”, par le Tribunal civil de la Seine pour l’Office départemental des anciens combattants et des victimes de la guerre.

 

 

1946-1952

 

C’est à l’occasion de Noël 1946 que lui est offert son premier livre, intitulé Quand la bête est terrassée (2). Publié dès la fin de la guerre, c’est un conte illustré pour enfants dans lequel les Allemands sont représentés comme un peuple de loups envahisseurs et les Français comme des lapins courageux. L’ouvrage marque fortement son jeune esprit et, dans le livre (3) qu’Emmy de Martelaere réalisera avec Jean Pierre Raynaud, en 1975, sept pages en seront intégralement reproduites. “Ce livre pour moi était une histoire très magique. C’était vraiment mon livre. Il témoignait aussi de la mort de mon père car, étrangement, dans ce livre, il y a un dessin du bombardement de la gare de Bécon-les-Bruyères, qui était à côté de l’usine où il travaillait, et l’on voit les lapins qui fuient. C’est dans ce même bombardement qu’il a trouvé la mort (4).”

En 1986, dans l’ouvrage d’études qu’elle consacrera à Jean Pierre Raynaud, Gladys Fabre y décèle d’autres liens : “L’analogie entre ce conte pour enfants et l’univers des Psycho-Objets est des plus troublantes. On y trouve des thèmes communs : nostalgie de l’innocence et du paradis perdu, fascination pour la puissance du nombre et, en même temps qu’une peur de l’agression, une relation mère-enfant resserrée dans la mort et la cruauté. Cette fiction allégorique de l’invasion allemande de 1940, réaliste dans sa férocité, empreinte d’un pathos presque morbide, se révèle – par le style, les thèmes et le fait significatif que le livre fut précisément gardé – comme un relais important entre le monde de l’enfance et les Psycho-Objets (5).”

 

Ses années d’études à l’école primaire se déroulent normalement, bien que Jean Pierre Raynaud raconte ne pas avoir été un élève particulièrement brillant, plutôt introverti et sans grande confiance en lui. De plus, sa santé fragile l’oblige parfois à des traitements contraignants.

En 1952, il obtient son certificat d’études et sa mère souhaite alors qu’il apprenne un métier s’exerçant au grand air. Elle envisage qu’il travaille à la poste, pour délivrer les télégrammes, mais il refuse le port de l’uniforme ; c’est finalement le métier de jardinier qui semble le plus en adéquation avec sa santé délicate.

 

 

1953-1958

 

Au début de l’année scolaire 1953, il entre donc à l’École professionnelle d’Objat, en Corrèze, mais, rapidement, il ne se sent pas à sa place dans une école qui enseigne à être cultivateur ou fermier. Il souhaite se rapprocher de chez lui et, l’année suivante, il réussit le concours d’entrée au Centre régional de Formation professionnelle horticole du Chesnay, près de Versailles, où il commence, en 1954, une formation de jardinier. Le 18 juin 1958, après quatre années d’études, il obtient son Brevet d’aptitude professionnelle aux travaux horticoles avec mention Bien. Il vient d’avoir 19 ans.

 

De 1958 à 1959, il travaille comme vendeur aux Pépinières Truffaut, qu’il avait déjà fréquentées régulièrement dans le cadre de sa scolarité.

 

Bien qu’il décide quelques années plus tard d’abandonner l’horticulture et de ne pas en faire son métier, les rapports constants qu’il entretiendra avec la nature, la présence régulière du pot de fleurs dans ses œuvres et son intérêt permanent pour les plantes et les jardins montrent l’importance de ces années d’études et d’expériences.

 

 

1959-1960

 

Au début de l’année 1959, il rencontre Jean-Pierre Péricaud, qui sera son premier véritable ami, avec lequel il a de nombreuses affinités. Ensemble, ils parlent de peinture, d’art et partagent de nouveaux intérêts.

 

En avril 1959, il est incorporé dans l’armée pour y faire son service militaire. Étant pupille de la nation et soutien de famille, il n’est pas envoyé en Algérie et, après avoir fait trois mois de classes à Montlhéry, il accomplit son service aux Invalides, à Paris, comme secrétaire du colonel Keim, à la Défense nationale. Jean Pierre Raynaud échange une correspondance régulière, souvent accompagnée de dessins, avec Jean-Pierre Péricaud qui, lui, a été envoyé en Algérie.

 

À cette époque, pendant son temps libre, il réalise en effet de petits travaux artistiques. Par hasard, il les montre un jour au colonel Keim qui lui conseille d’aller voir une galerie d’art qu’il connaît à Saint-Germain-des-Prés, rue Bonaparte.

 

 

1961

 

En août 1961, libéré des obligations militaires, il regagne le domicile qu’il partage avec sa mère et sa sœur au 10 de la rue Labouret, à Colombes. Commence alors une longue période de repli sur soi, de désintérêt et d’inadaptation totale au monde. Il ne reprend pas son travail, reste cloîtré chez sa mère, inactif et dépressif : “Je ne faisais strictement rien et il n’y avait d’ailleurs rien à faire. Je ne lisais pas, je n’écoutais pas la radio et il n’y avait pas la télévision (6).”

 

À cette époque – celle des premiers vols de l’homme dans l’espace, de l’indépendance de l’Algérie et des attentats de l’O.A.S. à Paris –, la situation artistique est en grande effervescence : le Musée des Arts décoratifs présente l’exposition “Antagonismes 2 : l’objet”, Mark Rothko expose au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, les Nouveaux Réalistes multiplient actions, expositions et manifestes...

 

 

1962-1963

 

À la fin de l’année 1962, Jean Pierre Raynaud, qui a 23 ans, visite parfois les galeries et découvre peu à peu l’univers de l’art. Ses possibilités d’expression personnelle prennent forme et il acquiert une certaine confiance en lui qui lui permet d’envisager un travail artistique.

 

Il réalise ses toutes premières œuvres en utilisant des matériaux de rebut, ramassés dans les décharges publiques de la banlieue. Fragments de palissades, morceaux de bois, tessons de bouteilles, crochets métalliques, assemblés et repeints en rouge, blanc ou noir, constituent les éléments d’un vocabulaire très structuré. Et, surtout, apparaît le panneau de sens interdit, image peinte tout d’abord puis objet réel inséré dans l’œuvre. Porteur d’une symbolique d’interdiction radicale, il est le premier objet qui formalise le conflit avec le monde extérieur, affirme l’attitude définie de l’artiste et inaugure ce qui sera l’une des constantes de son œuvre : l’appropriation d’un archétype. “Je m’identifiais au sens interdit. Ce qui est important c’est que j’aie choisi le sens interdit plutôt qu’un sens giratoire ou autre. Choisir un signe, je ne dirais pas négatif mais un signe d’arrêt, c’est un peu ma personnalité. D’instinct j’ai été au sens interdit (7).”

 

C’est à ce même moment qu’il choisit d’utiliser un objet qui sera présent tout au long de son œuvre : le pot de fleurs. Le tout premier est réalisé dans le garage de sa maison, dans lequel il a trouvé tous les matériaux nécessaires – un pot de fleurs en terre, un sac de ciment et un pot de peinture rouge – à la réalisation d’un geste, pulsionnel, qui prendra ensuite valeur de symbole. Référence implicite à ses années d’études horticoles, le pot, rempli de ciment, est neutralisé et, pour affirmer sa valeur de signal, peint en rouge. Par la suite, le pot sera systématiquement marqué du chiffre 3, comme pour signifier son appartenance à un groupe plus vaste dont il ne serait que l’un des éléments, prélevé. Autoportrait à peine déguisé, le pot sera constamment présent et intégré à chaque corpus d’œuvres. Transformé dans sa matière ou sa couleur, démesurément agrandi ou démultiplié, objet de toutes les confrontations et manipulations, il signifie à la fois la présence permanente de l’artiste au cœur même de son œuvre, mais aussi et surtout le lien permanent qu’il entretient avec sa propre histoire.

 

Au cours de l’année, Jean Pierre Raynaud ressent alors le besoin de montrer ses travaux à des galeries : “Quand j’ai eu sept ou huit choses sous les yeux et que ça commençait à devenir un petit ensemble, je suis allé les montrer dans les galeries de Saint-Germain. Là, il y avait la Galerie J (8).” Dirigée par Jeannine de Goldschmidt, la Galerie J expose les Nouveaux Réalistes ; la personne qui tient la galerie ce jour-là, l’artiste Eva Aeppli, montre immédiatement un vif intérêt pour le travail de Jean Pierre Raynaud. Jeannine de Goldschmidt lui fera ensuite rencontrer Pierre Restany et c’est là qu’il fera la connaissance d’artistes, tels que Niki de Saint-Phalle ou Jean Tinguely, qui deviendront des amis très proches.

 

En 1962 et 1963, il réalise plus de vingt œuvres aux titres explicites : Sens interdit rouge sur fond rouge, Flèche noire sur fond blanc, Objet aux tessons, Croix rouge, etc. Dans l’œuvre Sens + Sens, réalisée en 1962, il utilise pour la première fois le Panolac, un matériau de couleur blanche pour cuisines et salles de bains, qui imite le carrelage de plusieurs dimensions : 2, 10 ou 15 cm de côté. Par la suite, ces différents formats de carreaux seront utilisés de façon variable suivant les œuvres.

En 1963, Alphabet pour adultes, parallélépipède noir surmonté de piques de clôture et expression de l’interdiction et de l’occultation, introduit une dimension nouvelle dans le traitement de l’œuvre par la simplification plastique associée à l’énigme posée par le titre.

 

 

1964

 

Pour gagner sa vie – depuis 1962, il travaillait chez un marchand de plantes –, il trouve un emploi dans un atelier de reliure, à Paris, poste qu’il occupera jusqu’en 1967.

 

Parallèlement, il réalise de nouvelles œuvres, également constituées d’assemblages d’objets divers, mais chargées d’un sens différent, né de la relation créée par leur confrontation. C’est la découverte d’un autre langage et le début d’une série d’œuvres qui seront réunies par le titre générique de Psycho-Objets. Panneaux recouverts de Panolac peint en blanc, photographies énigmatiques et inquiétantes (jeune homme couché dans la paille, vieilles femmes aux regards occultés, personnage nu et prostré, toutes réalisées dans des asiles d’aliénés par le photographe Jean-Philippe Charbonnier), étagères supportant des pots rouges marqués du chiffre 3, autel invitant à s’agenouiller pour prier face à un pot de fleurs rempli de ciment : chaque œuvre est étudiée pour suggérer une impression de tension froide, de peur intériorisée et de distanciation esthétique du drame.

L’allusion directe à la mort fait sa première apparition dans la série Psycho-Collages Papiers de deuil, qui utilise certains des codes d’une abstraction qui peut faire penser à Malevitch et propose une mise en scène du vide et de l’espace géométrique.

Le “Salon Comparaisons”, qui fête son dixième anniversaire et se tient au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris du 9 mars au 5 avril, lui donne, grâce à Jacques de La Villeglé qui retient sa participation, la première occasion d’exposer ses œuvres – notamment Objet aux tessons, réalisé en 1963. Il lui offre également la première mention de son travail dans le magazine Arts : “Raynaud, né à Colombes [sic] en 1939, est l’un des jeunes représentants d’une tendance qui compte parmi les plus aventureuses de ce Salon (9).”

 

Pendant l’été, il participe au “Salon de la Jeune Sculpture” qui se tient, cette année-là, à la Galerie Creuze, rue Beaujon à Paris. Il y présente un dessin et Alphabet pour adultes, qui impressionne tout particulièrement le journaliste du New York Herald Tribune : il la cite dans sa critique (10) comme l’une des deux œuvres les plus significatives du Salon.

 

L’exposition “Mythologies quotidiennes”, réalisée par Gérald Gassiot-Talabot au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, également pendant l’été, accueille plusieurs de ses œuvres (Sens + Sens, 1962 ; Pots sans issue, 1964 ; Pot pris, 1964). Parmi les artistes sélectionnés figurent Eduardo Arroyo, Öyvind Fahlström, Peter Klasen, Jacques Monory, Michelangelo Pistoletto, Bernard Rancillac, Martial Raysse, Antonio Recalcati et Niki de Saint-Phalle.

 

 

1965

 

De nombreuses expositions dans les musées et les galeries de Paris, des articles de presse importants, des œuvres majeures : Jean Pierre Raynaud, jeune artiste de 25 ans, déploie alors une intense activité.

 

Au début de l’année, il participe à une exposition collective à la Galerie Creuze, puis, au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, au “Salon de la Jeune Peinture” et au “Salon Comparaisons”, ainsi qu’à l’exposition “La leçon des choses” à la Galerie Ranelagh, au “Salon de la Jeune Sculpture” au Musée Rodin et à la “IVe Biennale” de Paris, toujours au Musée d’Art moderne.

 

En juin, dans sa galerie de la rue Jacob à Paris, Jean Larcade, que lui a présenté Niki de Saint-Phalle, propose à Jean Pierre Raynaud de participer à une importante exposition collective, intitulée “Pop Por Pop Corn Corny”, qui confronte des artistes tel Marcel Duchamp, Max Ernst ou Man Ray à la jeune génération, représentée par Yves Klein, Robert Rauschenberg, Raymond Hains, Jean Tinguely, Peter Stampfii, Arman, Niki de Saint-Phalle et Jean Pierre Raynaud.

La série des Psycho-Objets se complète par une vingtaine d’œuvres nouvelles parmi lesquelles : Psycho-Objet Parc, dans lequel un pot rouge géant semble isolé et protégé du monde extérieur par un parc d’enfant ; Psycho-Objet Râteau, qui utilise pour la première fois du vrai carrelage plutôt que du Panolac ; Psycho-Objet aux martinets, chapeau + x, qui mêle des instruments de punition et de douleur et un chapeau de clown marqué du chiffre 3. Mais la réalisation majeure de 1965 est le Psycho-Objet Maison, première œuvre de grande dimension dans laquelle le spectateur est invité à pénétrer.

Le critique Yvon Taillandier la présente ainsi dans Connaissance des arts : “Il ne s’agit pas d’une sculpture, mais d’une maison en bois, achetée dans un grand magasin et modifiée. Un signal clignotant de forme arrondie et muni de deux pointes a été rajouté et donne à la toiture un aspect de toit japonais. À côté de la porte, un panneau rouge où une paire de ciseaux surmonte le mot INTERDIT. L’entrée n’est pas interdite. À l’intérieur, des murs plats, blancs, nets. Du plafond tombent une odeur et un bruit : odeur de naphtaline, bruit d’eau courante. Nettoyage, propreté. À gauche, sur le parquet blanc, lui aussi, un petit parterre de cailloux blancs. Pour plus de propreté encore, les cailloux sont protégés par un couvercle de plastique transparent. À partir de ce moment, la maison, par l’effet sans doute de la répétition d’une même idée, devient un espace hallucinant, une image de quelque lieu bien plus vaste. Ville ? Pays ? Monde ? Notre monde peut-être, où précisément tout ce que la poussière et la souillure évoquent est combattu avec acharnement par la technique et l’organisation sociale. Ce combat est-il victorieux ? La réponse est sur une paroi : un double agrandissement photographique représente une vielle femme accablée. Autrement dit : la technique est encore incapable de préserver de la vieillesse et de supprimer la mort. Tout au contraire elle tue ou, du moins, elle stérilise. C’est ce qu’explique, toujours symboliquement, un trépied où sont rassemblés des jouets marqués du chiffre 3, symbole masculin (11).”

 

Le 8 décembre est inaugurée, à la Galerie Jean Larcade, la première exposition personnelle consacrée à Jean Pierre Raynaud. Elle fait partie d’un ensemble de trois manifestations suscitées par Alain Jouffroy et réunies sous le titre générique “Les Objecteurs”. Les deux autres expositions présentent des œuvres d’Arman, Daniel Spoerri et Tetsumi Kudo à la Galerie J et de Daniel Pomereulle à la Galerie Jacqueline Ranson.

À cette occasion, un large ensemble d’œuvres, de 1964 et 1965, est réuni, et le catalogue contient le premier texte critique écrit sur Jean Pierre Raynaud ; sous le titre “Un laboratoire mental”, Alain Jouffroy prend le parti de ceux qu’il nomme les “Objecteurs de la vision” : “Au lieu de discréditer l’art de peindre, ou de discréditer l’art tout entier, ces artistes tendent à la création d’une nouvelle forme d’art où l’objet et la pensée s’équivalent absolument. Leurs objets ne constituent pas une parodie dérisoire de la peinture, mais tentent de capter et d’émettre une pensée au cœur même de la réalité, dans la vie. [...] Avec Jean Pierre Raynaud, la perspective glaciale qui relie et sépare le monde et la pensée, cette perspective que l’on ne peut nommer que métaphysique, est mise en évidence de manière frappante : ses Psycho-Objets cernent la même absence centrale, à partir de laquelle le monde se déploie comme les faces intérieures d’un cube. Pour lui, l’espace de la Ville – la Métropolis d’hier, l’Alphaville d’aujourd’hui – s’identifie au lieu où grandit et meurt le rêve de chaque individu : un monde où tout s’organise en fonction d’opérations futures, telles que pourrait les prévoir l’architecte le plus moderne, s’il était animé par une véritable volonté de découverte poétique. Rien, ici, n’est exprimé, mais tout est montré avec tant de clarté que le regardeur peut circuler, se poser, s’immobiliser à l’intérieur d’un laboratoire mental. Il peut faire sien ce qui, dans la fonctionnalité de la ville, lui demeure étranger, revivre au second degré la surprise et l’interrogation de celui qui saisit – quand il échappe dans un vertige aux mécanismes de l’oppression – l’identité de l’objet et de la pensée (12).”

 

À l’issue de cette exposition, il vend sa première œuvre, Psycho-Objet chaud, réalisée en 1964 ; elle est acquise par Michael Sonnabend, époux d’Ileana Sonnabend, laquelle, en 1962, a ouvert une galerie à Paris au 37, quai des Grands-Augustins où elle présente surtout le Pop Art américain. Cette œuvre fait toujours partie de la Collection Sonnabend.

 

 

1966

 

Un nouvel ensemble d’œuvres, les Psycho-Objets 27, poursuit le processus narcissique de l’artiste et envisage, comme dans Psycho-Objet 27 Autoportrait ou Psycho-Objet 27 A6, le recours à un dispositif de protection ou d’autodéfense qui annonce les grandes œuvres futures. Caissons de survie plutôt que cercueils aseptisés, ces œuvres comportent hublots, poignées, systèmes d’aération et instruments divers nécessaires à la vie, dans des conditions maîtrisées et définies : aucune place n’est laissée à l’aléatoire ou au hasard.

Cette série se complète par des œuvres qui renvoient explicitement au monde de l’enfance (Psycho-Objet Chaussons), confrontent images de la folie et outils de jardinage (Psycho-Objet 27 B2) et, bien sûr, mettent en scène le pot rouge, présenté parfois de façon autonome, agrémenté d’une petite balustrade métallique.

 

Mathias Fels invite Jean Pierre Raynaud, au début de l’année, à participer à une exposition de groupe dans sa galerie. Puis se succèdent le “Salon de la Jeune Peinture”, le “Salon Comparaisons” et le “Salon de Mai”, qui lui donnent l’occasion de confronter son œuvre à un public éclectique et rarement acquis. Il participe également, en Italie, au prix Marzotto, décerné cette année-là à Arman. La manifestation est suivie d’une exposition des œuvres sélectionnées accueillie par plusieurs grands musées étrangers.

 

Le 7 octobre est inaugurée sa deuxième exposition personnelle, Galerie Mathias Fels. La critique est sévère avec Jean Pierre Raynaud. Pierre Restany écrit par exemple : “La saison nous a révélé les Psycho-Objets de Jean Pierre Raynaud, jeune sadique de la salle de bains qui marie avec une inquiétante maîtrise l’hygiène à la cruauté (13)” ; quant à Pierre Cabanne, dans un article titré “Raynaud, 27 ans. Un fumiste ?” : “Je suis allé quand même rencontrer ce grand Maulnes des Objecteurs dont certains situent les expériences à égale distance de l’imbécillité précoce, de la cruauté mentale et du sadisme fonctionnarisé (14).” Cependant, tous s’entendent sur la force expressive des œuvres et la radicalité de l’approche. François Pluchart, dans Combat, l’affirme à plusieurs reprises : “Par la violence brutale de son œuvre, par sa force directe, par la puissance de contestation de l’objet mis en situation psychique, Raynaud définit une poésie qui unit l’ordre et l’agressivité pour créer un visage inédit de la modernité dont il apparaît dès maintenant comme l’un des nouveaux maîtres (15).”

Dans le catalogue, Pierre Restany conclut par ces mots : “Hors du banal sillage des épigones au goût du jour, l’exceptionnelle émergence d’un Jean Pierre Raynaud méritait d’être signalée avec toute l’ampleur convenable. J’ai tenu à m’y employer, en pensant chaque mot : il y a quelque chose d’indépassable dans cette solitude glaciale, un accent définitif, un ton souverain assez unique dans le monde relatif de l’art et qui a l’avant-goût de l’absolu (16).”

Par ailleurs, l’exposition est une réussite commerciale : toutes les œuvres sont vendues.

À la fin de l’année, Jean Pierre Raynaud décide de se rendre à New York et, conseillé par son ami Arman, réside à l’hôtel Chelsea. Pendant son séjour de deux mois, il découvre la ville et le monde de l’art new-yorkais, rencontre Rauschenberg, Warhol et Duchamp et réalise trois œuvres, dont l’une est remise à l’hôtel Chelsea comme paiement de son séjour.

 

À son retour, il reçoit la visite de deux collectionneurs très intéressés par son travail, Philippe Durand-Ruel et Jean-Marie Rossi, qui achètent toutes les œuvres se trouvant dans l’atelier.

 

 

1967

 

L’année 1967 voit la consécration internationale de Jean Pierre Raynaud. En effet, outre sa participation au “XXIIIe Salon de Mai”, à la “Ve Biennale” de Paris et à une exposition collective à la Konsthall de Lunds en Suède, il fait partie de la sélection contemporaine établie par François Mathey, Jacques Lassaigne et René Drouin pour le Pavillon français de l’Exposition Universelle de Montréal.

 

Au mois de mars à Milan, à la Galleria Apollinaire, se tient sa première exposition personnelle à l’étranger. Fasciné par cette perspective et par la promesse de Guido Le Noci, propriétaire de la galerie, de lui confier un atelier pour y réaliser les œuvres, il part en voiture avec Psycho-Objet Parc et tout le matériel nécessaire pour travailler. La réalité sera tout autre, mais l’exposition réunira cinq œuvres dont quatre grandes pièces murales, tel le Psycho-Objet 27 C Le Fou.

 

Au mois de juin, les actualités cinématographiques Gaumont projettent dans les salles de cinéma Raynaud, Psycho-Objet, un film de 4 mn réalisé par Jacques Caumont. Programmé après les dernières nouvelles de la situation au Viêt-nam, le point sur les tendances de la mode à Ascot et les rencontres France-URSS d’athlétisme, ce reportage, qui nous entraîne sur les traces de Jean Pierre Raynaud entouré de Pots 3 ou travaillant au Psycho-Objet Tour, le montre utilisant le martinet de l’une de ses œuvres sur le dos d’une jeune femme nue ou suivant un corbillard attelé qui transporte le Psycho-Objet 27 Autoportrait.

 

Il est l’un des quatre artistes (avec César, Alain Jacquet et James Guitet) choisis par le commissaire Michel Ragon pour représenter la France à la “IXe Biennale” de São Paulo au Brésil, qui ouvre ses portes en septembre. Il présente une dizaine d’œuvres telles que Psycho-Objet Tour, Psycho-Objet 27 Pomme, Psycho-Objet 27 A4 Pelle, Psycho-Objet 27 Visages Censure et Psycho-Objet Coin A, première œuvre où apparaît le symbole de la radioactivité.

César, qui reçoit l’un des dix seconds prix ex æquo de la Biennale (avec notamment Jasper Johns et Michelangelo Pistoletto), le refuse et demande que celui-ci soit remis à un jeune artiste. Il propose Jean Pierre Raynaud, mais la Biennale ne souhaite pas modifier les décisions de son jury. Jean Pierre Raynaud est pourtant très heureux de cette exposition : à cette occasion, Edy de Wilde, directeur du Stedelijk Museum d’Amsterdam, et Pontus Hulten, directeur du Moderna Museet de Stockholm, lui proposent une exposition personnelle l’année suivante.

 

Plusieurs types d’œuvres nouvelles ont fait leur apparition. La notion de verticalité est prédominante avec le Psycho-Objet Tour ou le Psycho-Objet 27 ans, mais, surtout, avec les jauges graduées et les échelles métalliques, souvent intégrées à des œuvres intitulées Coins, qui semblent être prélevées dans l’angle supérieur d’une pièce. Le mot “EXIT” s’inscrit en lettres blanches sur des portillons rouges : ces travaux marquent la fin de la série des Psycho-Objets et le début de l’intérêt de l’artiste pour l’espace et les éléments architecturaux.

Les Psycho-Objets ont été vécus comme un voyage à travers l’enfer. Quand la fièvre est retombée, j’ai été vers quelque chose de plus calme, mais, déjà, l’esthétique avait sa place. J’ai commencé à regarder les Psycho-Objets d’un autre œil et, si j’ai dévié, c’est que je ne voulais plus vivre ce cauchemar ; il fallait se sauver, aussi ai-je pris de la distance en contrôlant les pièces avec mon regard, en épurant et en exorcisant. La violence était toujours acceptée, mais tout ce qui était psychanalytique était repoussé (17).”

 

 

1968

 

La couleur rouge envahit à présent toutes les œuvres. “Tout ce qui crie est rouge”, écrit-il dans le catalogue de l’exposition du Stedelijk Museum d’Amsterdam, entièrement imprimé en rouge sur blanc, voire, pour certaines pages, en rouge sur rouge. Les œuvres deviennent des fragments d’espace, comme prélevés, découpés dans la réalité : ce sont les Murs, toujours porteurs d’objets – câbles, poignées, extincteurs, éclairages, roues, pelles –, et souvent accompagnés de jauges graduées (La Réalité au mètre n° 20). Le premier pot monumental est réalisé : le Pot 815, fabriqué en polyester stratifié, mesure 1,80 m de hauteur et près de 2 m de diamètre.

L’exposition “L’espace en situation”, qu’il réalise chez Mathias Fels du 5 au 13 avril, lui donne l’occasion d’intervenir sur l’espace lui-même. François Pluchart en rend compte dans Combat : “Composée de quelque douze pièces, l’exposition de Raynaud marque une date dans l’histoire de l’art et cela autant par le principe de l’environnement (radiateurs peints en rouge sur les murs blancs, contraste sur lequel est basé toute son œuvre) que par les œuvres elles-mêmes. En fait l’exposition repose sur une œuvre essentielle : une cuve en matière plastique blanche où un liquide rouge est mesuré par une jauge. Cette seule idée est une prise de position essentielle, radicale, la volonté affirmée de s’introduire pour les modifier dans les structures communautaires. C’est l’émotion à l’état brut, la sensibilité de l’époque à son point de création, l’amorce d’un nouvel infléchissement de l’environnement urbain. [...] Il s’agit très certainement de l’exposition la plus importante de l’année (18).”

 

Le 17 mai est inaugurée sa première exposition dans un musée, au Stedelijk Museum d’Amsterdam ; elle réunit 21 œuvres réalisées en 1966 et 1967, parmi lesquelles sept Psycho-Objets, quatre Coins, le Pot 815 et huit Murs, dont le grand Mur 814 d’une longueur de 9,75 m.

En octobre, l’exposition est présentée au Moderna Museet de Stockholm puis, en décembre, au Württembergischer Kunstverein de Stuttgart, complétée par une Jauge de 4,50 m de hauteur. À l’occasion de l’exposition, deux œuvres sont acquises par le Stedelijk Museum : le Psycho-Objet 27 Visages Censure et le Psycho-Objet Pomme sont les premières œuvres de Jean Pierre Raynaud à entrer dans une collection publique européenne. Peu de temps auparavant, le Museum of Art of The Rhode Island School of Art and Design de Providence, aux États-Unis, avait acquis le Psycho-Objet Coin A.

 

En septembre est inaugurée l’exposition “Prospekt 68” à la Kunsthalle de Düsseldorf. Lors de l’inauguration, Jean Pierre Raynaud présente une action spectaculaire : 300 pots peints en rouge, alignés au sol par rangs de 25, sont vendus par l’artiste au prix unitaire de 25 marks, l’acheteur devant emporter son acquisition sur le champ. L’artiste est assis derrière une petite table surmontée d’une banderole déclarant : “Pour la première fois au monde à Düsseldorf, 300 Pots de Raynaud, mise en vente immédiate 25 DM le pot.” Conçue pour atteindre le plus grand nombre, l’opération ne tentera que trois acheteurs ; pourtant, le soir même, le musée de Krefeld acquiert l’ensemble des pots. Cette œuvre constitue une rupture importante dans le parcours de l’artiste, car elle extrait définitivement le pot de la situation émotionnelle dans laquelle il se trouvait dans les Psycho-Objets pour confirmer son statut de sculpture autonome et d’archétype formel.

François Pluchart, dans le journal de l’exposition, est particulièrement élogieux : “Jean Pierre Raynaud est aujourd’hui célèbre. En moins de six années, il a franchi toutes les étapes qui mènent à l’évidence d’un style incisif et percutant, à l’affirmation d’un langage perturbateur entièrement neuf et d’une violence à proprement parler inédite. [...] Jean Pierre Raynaud fait montre d’une agressivité, d’un sens de l’ordre et d’une efficacité émotionnelle qui marquent de manière fulgurante sa découverte de la synthèse. Il dépasse, et les contraint dans une discipline constructiviste, les contradictions formelles et dialectiques du demi-siècle le plus fécond de l’histoire de l’art car, à l’esprit de synthèse, il superpose une poésie fonctionnelle, un lyrisme objectif, une violence dominée (19).”

 

La reconnaissance artistique, qui s’accompagne d’une plus grande aisance économique, le pousse à s’installer. Il forme alors le projet de faire construire sa propre maison et recherche un terrain en banlieue parisienne. Dans les petites annonces du Figaro, il trouve ce qui semblerait lui convenir : La Celle-Saint-Cloud, 550 m2, 80 000 francs. Le 15 juin, il engage les opérations d’achat et, après avoir effectué les formalités d’usage et demandé un premier devis au constructeur de maisons individuelles Trabeco, il acquiert devant notaire, le 12 novembre, ce terrain situé au 25, rue des Robichons. “J’ai acheté un terrain en 1968, petit terrain étroit, de 10 m de large : ce n’était pas beaucoup, mais il avait 55 m de long. Je ne pouvais pas rêver comme dans un grand terrain ; il y avait un type de structure à composer tout en longueur, c’était la seule solution. Donc, je ne pouvais faire qu’une bande de maison. Ainsi le terrain sécréta sa forme. À ce moment-là, je me suis marié. Je pensais vivre comme tout le monde dans une maison, et puis faire un métier d’artiste (20).”

 

À la fin de l’année, Denyse Durand-Ruel entreprend de constituer ses Archives afin d’établir une mémoire documentaire sur des artistes contemporains dont l’œuvre l’intéresse. Jean Pierre Raynaud est le premier artiste retenu.

 

 

1969

 

Fin janvier, en l’espace de quelques jours, quatre expositions personnelles de Jean Pierre Raynaud sont inaugurées à Paris.

Tout d’abord, l’exposition itinérante initiée à Amsterdam est accueillie pour sa dernière étape au Centre national d’Art contemporain (CNAC), rue Berryer. Jacques Michel, dans Le Monde, décrit “une étrange panoplie obsessionnelle où la mort est toujours présente.[...] C’est sur le pouvoir évocateur de la douleur et de la mort de ces objets, accru par leur caractère impersonnel, nu et stérile, que Jean Pierre Raynaud a joué pour mettre au point sa signalétique jalonnée de tour blindée, de bouche d’incendie, d’instruments d’hôpitaux, d’échelles de secours menant au plafond et accompagnées d’un hublot de secours, toute une esthétique de visserie et de chaînes, de conduits, de poignées et de vannes, de graduations de niveau, de signalisation en tout genre, qui indiquent la présence du danger, la mesure du temps et, accessoirement, l’issue du salut (21)...”

Dans les Lettres françaises (22), Catherine Millet trace, en introduction d’un entretien avec Jean Pierre Raynaud, un portrait expressionniste et sinistre de la banlieue dans laquelle il vit (“dans la rue principale, même le supermarché est sordide”), comme pour justifier l’attitude de l’artiste et ses partis pris esthétiques.

Ses œuvres sont également présentées Galerie Iolas, boulevard Saint-Germain (“Raynaud, La réalité au mètre”), et Galerie Jean Larcade, où il montre le Psycho-Objet Tour de Babel.

Enfin, l’hôtel George V propose à Jean Pierre Raynaud d’aménager temporairement sa cour intérieure : l’artiste y déverse 5 tonnes de gravier blanc pour cimetière où il ensevelit à demi un pot rouge monumental, couché sur le flanc. Pour Jean Pierre Raynaud, c’est le lieu lui-même qui a provoqué cette œuvre : “Le George V ressemble à un cimetière. À l’intérieur on y rencontre des vieilles femmes prêtes à mourir, qui se traînent dans les couloirs. Je me suis dit qu’il fallait continuer dans cette voie (23).”

 

Jean-Marie Rossi, jeune antiquaire parisien et collectionneur d’art moderne, demande à Jean Pierre Raynaud de transformer une partie de son appartement en œuvre d’art. “En entrant, on a un choc” sont les premiers mots de l’article de Pierre Cabanne dans Connaissance des arts (24). En effet, avec ses portes blindées de transformateur EDF qui permettent d’accéder à la chambre à coucher, sa paillasse de laboratoire carrelée et à roulettes en guise de table de salle à manger, les lumières rouges, le gravier blanc, les bacs rouges et les pots noirs, la photographie d’un personnage nu et prostré, la jauge verticale et le fléchage de chantier, l’immersion provoquée est totale. Pierre Cabanne poursuit ainsi son article : “M. Rossi, paradoxalement, voit dans ces pièces où sa femme et lui vivent quotidiennement un problème plus métaphysique que fonctionnel. À ses yeux c’est un des endroits où l’on se prépare à mourir, un chemin de croix, ce qui, chez cet homme jeune, actif, aimant la vie, est une réaction assez surprenante. Mais il s’y trouve bien ; il s’y sent toujours en éveil (25).” La table réalisée pour Jean-Marie Rossi utilise, pour la toute première fois, le carrelage blanc cerné par un joint noir de 5 mm ; pour Jean Pierre Raynaud, c’est une véritable découverte : “J’ai fait réaliser la table de la salle à manger par des gens qui fabriquaient des paillasses de laboratoire, en carreaux de 15 sur 15 cm, avec des joints antiacide. Quand la table est arrivée, j’ai vu un chef-d’œuvre, un objet fini, d’une grande perfection. Le blanc irradiait, le noir était juste à sa place et là, j’ai pu vérifier cette proportion des joints de 5 mm. C’était le début d’une fidélité (26).”

 

Parallèlement, Jean Pierre Raynaud, qui s’est marié le 31 mars avec Anne-Marie Ferrari, poursuit le projet de construction de sa maison. Celle-ci est très conventionnelle, et les plans qu’il met au point avec le constructeur Trabeco présentent un confortable pavillon de banlieue moderne, d’une superficie de 116 m2, sur deux niveaux, avec de grandes baies vitrées, deux chambres, une salle de séjour avec balcon, une cuisine, un atelier, un garage et une chambre d’enfant. “La maison n’était pas importante en soi : c’était plutôt mon indépendance. J’avais vécu vingt-cinq ans avec ma mère et ma sœur, un an avec ma femme dans un immeuble de location et c’était la première fois que j’étais chez moi. Quand je construisais cette maison banalisée, l’idée était simplement que j’étais marié, que la maison allait concrétiser notre alliance ; qu’il y avait une chambre prévue pour l’enfant. Je n’avais pas l’arrière-pensée de mettre du carrelage ou de commencer une aventure sur un mur (27).” Les travaux de construction débutent en novembre.

 

À la demande de Jean Tinguely, il participe, avec d’autres artistes, à la réalisation du Cyclop, œuvre monumentale construite dans la forêt de Fontainebleau, à Milly-la-Forêt. Il y insère une grande Jauge qui prend la mesure du monument et atteint sa hauteur maximale, 22 mètres.

 

 

1970

 

Le 16 janvier est inaugurée l’exposition “Raynaud” au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles. Jean Pierre Raynaud y présente une nouvelle série de neuf œuvres intitulée Alphabet Pomme. Les critiques relèvent alors la volonté de l’artiste de définir les termes d’un langage dont cet alphabet serait l’une des clés. Ainsi, François Pluchart écrit : “Chaque exposition de Raynaud est une œuvre complète, une définition nouvelle de son langage, qui tient compte en premier lieu de l’espace à habiter. Ici, trois pôles. Le premier : un multiple en douze exemplaires28 pour créer la situation de rupture et exercer l’œil, préparer l’esprit. Le deuxième, l’œuvre. Un élément de la réalité, le mur mesuré et qui se développe harmonieusement jusqu’à une sculpture de synthèse. Le troisième : l’alphabet de un à neuf : une pomme, deux pommes, trois pommes... simplement, naturellement, évidemment, comme une table de multiplication offerte à l’imaginaire (29).”

 

Denyse et Philippe Durand-Ruel proposent à Jean Pierre Raynaud de réaliser un environnement dans leur maison. Ce sera le Grand Mur rouge, qui inonde toujours leur grand salon de la couleur rouge de chacun de ses éléments : lumières, portes de placards, extincteur, grille coulissante.

 

Parallèlement, Jean Pierre Raynaud lance la fabrication industrielle, par la Société Plastic Omnium, de 4 000 pots en plastique de 16 cm de haut, dont le détail des plans de réalisation est mis au point méticuleusement.

 

En avril s’ouvre à New York la première exposition personnelle de Jean Pierre Raynaud aux États-Unis, à la Alexandre Iolas Gallery. Un large ensemble de Jauges et de Murs y est présenté. Le Museum of Modern Art de New York achète alors le Coin 806.

 

Les travaux de construction de la maison suivent leur cours, mais Jean Pierre Raynaud, dont la vie avec son épouse est devenue très difficile, décide de divorcer. Il forme alors des projets différents. Pendant l’été, il projette de réaliser une banquette entièrement recouverte de carrelage blanc de 15 cm séparé par des joints noirs, carrelage déjà utilisé pour la table de Jean-Marie Rossi. En septembre, il fait donc renforcer le plafond du rez-de-chaussée pour supporter le poids du carrelage à venir. Il modifie également les portes intérieures et extérieures de la maison et, en novembre, passe commande de portes métalliques coupe-feu : “Avec les portes coupe-feu, quelque chose était en train de naître. La défense s’installait : fermer, reprendre, restructurer le terrain (30).”

La maison qu’il prépare alors pour lui seul va devenir un terrain total d’expression et le support de tous ses désirs.

 

En octobre, la Galerie Alexandre Iolas de Paris présente une nouvelle exposition de Jean Pierre Raynaud. C’est l’occasion pour lui de réaliser une œuvre monumentale, le Mur sens interdit, qui, trop grand pour la galerie, oblige à des aménagements de l’espace. Bien qu’elle utilise des signes et des images déjà présents dans son travail, cette œuvre les met en situation de façon spectaculairement nouvelle. Catherine Millet la commente en ces termes : “La pièce unique qu’il présente actuellement est un très grand panneau recouvrant presque tout le mur de la galerie. Il juxtapose trois éléments clefs de l’alphabet Raynaud, correspondant à trois périodes de son travail : les panneaux de signalisation qui correspondent à la période la plus ancienne, la photographie d’un jeune homme fou, qui correspond à la période des Psycho-Objets, la jauge, qui est l’élément le plus récent. C’est une œuvre de conclusion. La photographie qui, par son sujet et son lien avec ce qui fut la période la plus expressive de Raynaud, avait toutes les chances d’imposer un climat, se trouve là neutralisée par le voisinage de la jauge et des panneaux (31).”

 

L’Alphabet Raynaud est également le titre du second court métrage (32) réalisé par Jacques Caumont sur Jean Pierre Raynaud, produit par la Télévision française.

 

 

1971

 

Jean Pierre Raynaud mobilise, pendant toute l’année, une grande partie de son temps à la construction de la Maison. Au stade des finitions, elle commence à devenir un terrain d’expérimentations sur l’espace.

 

Parallèlement, en février, avec la collaboration de l’architecte Michel Fourtané, il travaille à un projet de Maison souterraine idéale. Parallélépipède enterré de 15 m de côté et de 5 m de hauteur, accessible par un escalier s’enfonçant dans le sol, pourvue d’une seule issue de secours au plafond, sans aucune fenêtre et totalement invisible de l’extérieur, cette maison exprime alors tous ses désirs d’enfermement : “C’était fœtal, peut-être un peu le point zéro : l’idée essentielle était de se protéger au maximum, de faire quelque chose où il n’y avait pas à discuter avec le monde extérieur, s’enfoncer dans la terre, aller beaucoup plus loin dans ma façon de vivre les choses ; j’ai un rapport facile avec l’enfoncement, avec la profondeur. [...] Dehors c’était comme un champ, il n’y avait pas de vie ; la vie était dessous, pas un signe ne montrait que j’étais là, c’était une façon de se cacher, pour tromper l’ennemi, en quelque sorte. Si j’avais pu acheter un sous-marin, je l’aurais recouvert de terre, et j’y serais entré comme dans une maison. Mon projet idéal était de disparaître sans laisser de traces, de vivre ma vie sans rapport avec le monde extérieur (33).”

 

Mais sa propre maison est, elle, encore très ouverte sur le monde, bien qu’en janvier soient livrées les portes coupe-feu. Il commande 6 150 carreaux de faïence blanche et les utilise pour transformer le salon en une salle de musique comportant une banquette en carrelage, bientôt suivie d’un petit muret et d’une table. Peu après, les murs de l’escalier qui mène au premier étage et le plafond de la pièce seront également recouverts des carreaux aux joints noirs. C’est dans ce décor que Jean Pierre Raynaud choisit de poser en smoking noir pour un portrait en pied qu’il commande au peintre hyperréaliste Jean-Olivier Hucleux.

 

Le 29 mai, pour seulement trois jours, à la Serpentine Gallery au cœur de Hyde Park à Londres, les 4 000 Pots rouges réalisés industriellement l’année précédente sont exposés en plein air, en 16 rangs de 250, alignés soigneusement sur le gazon anglais. C’est la première fois que l’Arts Council met à la disposition d’un artiste étranger la Serpentine Gallery, traditionnellement réservée aux jeunes artistes anglais. Catherine Millet écrit : “Courant 1967, Raynaud abandonne les Psycho-Objets au profit de réalisations plus simples, objets isolés, plus lisibles. Depuis, le processus de décantation va s’accentuant. Le pot perd son chiffre, s’uniformise. Il devient indépendant et se multiplie. Le ciment ne déborde plus. À Prospekt 68, il est présenté en grande quantité, vendu bon marché. Manifestement, il ne cherche plus à inquiéter. N’étant plus accolé à d’autres objets, il se rapproche de son modèle. Le rouge, qui n’est plus obligatoirement en relation avec des éléments contrastants blancs, se dédramatise. Enfin, multiplié mais sans être accumulé (à Prospekt, on emporte son pot de fleurs sous le bras sans que l’ensemble en souffre), le pot perd le pouvoir de l’objet privilégié sans gagner celui d’une répétition expressive. Les 4 000 Pots de Londres vont encore plus loin dans cette voie. Ils sont en plastique – comme beaucoup de ceux vendus dans le commerce –, vides, légers. Ils ne contiennent plus le ciment traumatisant. Néanmoins, deux détails permettent encore de ne pas les assimiler complètement aux pots ordinaires. Une pellicule transparente en bouche l’orifice, les privant de leur fonction ; ils sont toujours de la même couleur rouge vif, couleur qui joue traditionnellement un rôle d’appel en tranchant sur l’environnement naturel. Ces pots sont moins impressionnants que les pots lourds. Ils sont presque anodins, mais ne peuvent être comparés à ces objets d’art que l’on a vu apparaître récemment et qui cherchent, de façon démagogique, à se confondre avec des gadgets de boutiques. Si l’aspect du pot est banalisé, son lieu n’en demeure pas moins le musée. Toutes les présentations prévues auront lieu dans ce contexte et la non-expressivité de l’objet n’en apparaît que plus critique (34).”

Après Londres, le 22 juin, les 4 000 Pots recouvrent une grande partie de la place qui se trouve devant l’Israël Museum à Jérusalem, puis sont présentés en octobre au Rathaus de Hanovre, où ils occupent les rebords de toutes les fenêtres de l’imposant bâtiment.

 

Une autre exposition itinérante collective, intitulée “Métamorphose de l’Objet”, accueille des œuvres de Jean Pierre Raynaud. Elle est présentée successivement au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, au Museum Boymans-van Beuningen de Rotterdam, à la Nationalgalerie de Berlin, au Palazzo Reale de Milan, à la Kunsthalle de Bâle et au Musée des Arts décoratifs de Paris.

 

Une nouvelle exposition personnelle a lieu en Belgique, à la New Smith Gallery de Bruxelles ; à la Galerie LP 220 de Turin est présentée une nouvelle série d’œuvres alliant des extincteurs à des boîtes de secours marquées d’une croix blanche et le grand environnement rouge Notion d’espace, composé de sièges rouges que le public est invité à utiliser. À cette occasion, la Galerie Rive Droite (Jean Larcade) et la Galleria LP 220 publient un ouvrage (35) écrit par Jacques Caumont.

 

 

1972

 

Le 13 avril s’ouvre l’exposition “Raynaud” au “Salone Annunciata” de Milan dans laquelle est présenté un ensemble de Murs rouges comportant tous des objets de lutte contre l’incendie (haches, seaux, tuyaux, extincteurs, pelles, échelles), parmi lesquels figure le Mur PVC 2000 qui intègre un bac contenant du sable. L’affiche de l’exposition, également rouge, est constituée par la simple photographie d’un camion de pompiers italien. Cette exposition conclut le cycle des Murs rouges.

 

Le 26 avril est inaugurée, au Musée des Arts décoratifs de Paris, l’exposition “Rouge Vert Jaune Bleu”, fruit d’une longue collaboration avec le programme “Recherches Art et Industrie” de la Régie Renault – qui, en 1969, avait déjà permis à Arman de réaliser le vaste ensemble des Accumulations Renault. Ce travail marque un tournant radical dans l’œuvre de Jean Pierre Raynaud par l’apparition de plusieurs couleurs et par la déclinaison en rouge, vert, jaune et bleu de tous les éléments démontés du véhicule Renault sélectionné par l’artiste, la fourgonnette R4 : capot, ailes, volant, moteur, pare-brise, portes, etc., sont systématiquement peints dans chacune des quatre couleurs puis réunis par catégorie sur un support. Plusieurs panneaux de signalisation (stop, sens interdit, vitesse limitée, entrée d’autoroute, etc.) subissent également le même traitement. Dans le catalogue de l’exposition, l’artiste s’en explique ainsi : “Que dois-je garder ? Le noir et le blanc, qui ne sont pas des couleurs. Mais le noir me sert comme dessin. Le blanc reste le fond où tout est possible. Il faut retenir les couleurs comme telles : rouge, jaune, bleu, ainsi que le vert car l’enfant le met lorsqu’il dessine du gazon. Une exposition en quatre couleurs. Primaires, sorties du tube. Mais cernées de noir. Les gosses dessinent au crayon noir et mettent la couleur après. Le trait vient ceinturer la forme. J’ai donc armé mes couleurs de noir pour que l’une ne communique pas avec l’autre, pour que rien ne se mélange. J’ai mis un espace suffisant pour qu’un jaune ne vienne pas chanter avec un rouge. J’étendrais du reste cette expérience des quatre couleurs, pour moi fondamentales, à d’autres objets. Pour le moment c’est l’automobile, demain ce sera peut-être l’outillage ou les jouets (36).”

Pierre Restany commente ainsi l’exposition : “Raynaud s’est payé le luxe d’une démonstration démystifiante. Il s’est servi de l’objet Renault, de sa force d’impact et de cohésion pour nous présenter un manifeste à usage personnel. Fini l’exclusivisme du rouge : Raynaud entend désormais se livrer sans contrainte à l’exploration de la seconde nature, le monde industriel. Au trois couleurs fondamentales, il a ajouté le vert. Symbole ésotérique qu’on ne peut s’empêcher de comparer à la trilogie d’Yves Klein. Le peintre monochrome avait opéré la transmutation des couleurs simples en bleu, rose et or. L’alchimie de cet autre monochrome qu’est Raynaud est plus terre à terre : ce vert des jardins est celui de l’espérance, celui aussi de la vérité d’un esprit d’enfance retrouvé. Les couleurs de base de Raynaud sont celles des machines agricoles, certes, mais bien plus encore celles des trains électriques et des autos miniatures, celles du monde des jouets. Voilà le point où la nature industrielle moderne rejoint l’univers de l’enfance, la joie de vivre dans l’aujourd’hui (37).”

 

Cette volte-face radicale n’est pas sans déstabiliser le public, ainsi que l’écrit François Pluchart dans Combat : “L’actuelle exposition de Raynaud est déroutante pour la plupart de ceux qui estimaient son travail et qui n’ont maintenant aucune bouée à laquelle se raccrocher. En exerçant son droit d’artiste, qui est un droit au changement, Raynaud a accompli un acte salubre et qui dépasse son travail avec la Régie Renault, qui n’a été que le prétexte à cette rupture (38).” L’article s’intitule “Nouveaux scandales de Raynaud”, car l’exposition s’inscrit dans un contexte social et politique complexe : la tension dans les usines Renault est à son comble à la suite d’importants mouvements sociaux et surtout de l’assassinat, le 25 février 1972, du militant maoïste Pierre Overney par un vigile de Renault ; par ailleurs, le Musée des Arts décoratifs est dirigé par François Mathey, commissaire de l’exposition “60-72”, qui soulève d’énormes protestations dans le milieu artistique. Le vernissage de l’exposition Raynaud est d’ailleurs troublé par l’irruption de contestataires distribuant des tracts signés par le Comité d’action des artistes plasticiens et le Comité Pierre Overney. Le journal Le Monde commente ainsi l’événement : “Les contestataires reprochaient, semble-t-il, à M. Claudius-Petit [président de l’Union centrale des Arts décoratifs] d’être le rapporteur de la loi anticasseurs, et à M. Jean Pierre Raynaud d’exposer des objets esthétiques usinés chez Renault sous la protection de milices armées à l’heure où ces mêmes milices patronales ont assassiné l’ouvrier Pierre Overney. Ils lui reprochaient également de participer à l’Exposition Pompidou au Grand Palais (39).”

 

Le 16 mai est donc inaugurée l’exposition “60-72, Douze Ans d’art contemporain en France”. Jean Pierre Raynaud y présente huit œuvres réalisées de 1962 à 1971, principalement des Psycho-Objets et des Murs rouges. Le catalogue cite plusieurs phrases de l’artiste qui, parfois, livrent quelques clefs : “Je voulais le rouge le plus agressif, le plus pur, le plus frappant, alors j’ai tout fait : je suis allé à la caserne des pompiers pour leur demander quelle était leur référence de rouge et je suis arrivé à un vermillon 521 qui me convient parfaitement (40)”, ou bien : “Je n’invente rien ; mes jauges sont des jauges qui sont utilisées au Congo pour mesurer les barrages, ce sont des choses qui existent, je n’invente rien et ne veux pas inventer. Je suis un catalyseur (41).”

 

Au même moment, la Maison fait l’objet d’une deuxième transformation radicale ; alors qu’il installe, face à la banquette de la salle de musique, son portrait peint par Hucleux, Jean Pierre Raynaud décide d’aménager la chambre principale comme un Psycho-Objet : murs matelassés, porte réduite, verrou magnétique, lumière bleue, trappe à deux vantaux au plafond, matelas posé au sol. Tout, dans cet espace, renvoie aux cellules des asiles d’aliénés : “Je voulais lutter contre la chambre normale et c’est certainement cette volonté qui m’a poussé à vivre autre chose. L’absence de lit était sans doute l’idée de rejoindre un état premier, une sorte de retour à l’enfance, de premier cri, un petit peu comme un landau. Étant donné que mon essai de cohabitation dans le mariage avait été une forme d’échec, je recommençais à zéro, je me ranimais dans des murs matelassés qui signifiaient en même temps la folie ; je n’en était pas inconscient, ce côté cellule de fou, fascination d’être fou sans être fou, de vivre comme un fou, et donc de construire l’univers d’un fou. Je ne trouve pas d’autre référence que l’image du fou dans le foin, image que j’avais dans la tête depuis près de dix ans, qui faisait partie de la famille : c’était déjà dans ma mythologie, c’était une intimité. C’est un lieu qui n’est pas fait pour dormir, c’est un lieu pour me recevoir, dans lequel je continue mon aventure, jusqu’au moment où je m’endors (42).”

 

Pierre Restany, auteur du premier article sur la Maison, conclut sa description minutieuse des lieux par ces mots : “Insolite demeure, à l’exacte mesure psychologique de celui qui l’a conçue. À l’heure du choix, du renouveau, du second souffle, Jean Pierre Raynaud, maniaque de l’ordre et de la propreté, demeure dans sa solitude imperturbablement fidèle à lui-même : un talent supérieur au service d’une sensibilité inquiète, attentive au moindre sursaut émotif surgi des profondeurs déchirées et déchirantes de l’ego (43).”

 

En juin, le Solomon R. Guggenheim Museum de New York présente l’exposition “Amsterdam – Paris – Düsseldorf” dans laquelle Jean Pierre Raynaud présente plusieurs œuvres Renault en quatre couleurs : panneaux d’interdiction de dépasser, portières arrières et moteurs de R4 occupent l’une des alvéoles de la rampe hélicoïdale du musée.

 

Cependant, l’exposition du Musée des Arts décoratifs a été une rude épreuve pour Jean Pierre Raynaud. Le manque de soutien de la part de Renault et les critiques acerbes des artistes provoquent un rejet violent de ces œuvres par l’artiste. Dès leur retour dans l’atelier, il détruit toutes les œuvres qui utilisent des éléments d’automobile, ainsi que les catalogues de l’exposition. Seules quelques œuvres, achetées à temps par des collectionneurs, subsistent aujourd’hui...

 

À la Galleria LP 220 de Turin, en septembre, et à la Galerie d de Bruxelles, en novembre, est montrée une nouvelle série d’objets soumis eux aussi au traitement des quatre couleurs : armes de guerre, mitraillettes, poignards de commando, balles de fusil, fils de fers barbelés, tous sont des objets agressifs et sans couleur, car leur fonction habituelle la tolère mal. Pierre Sterckx commente ainsi l’exposition : “Confondez-vous avec l’horizon beaux êtres invisibles sous la pluie fine’, c’est ainsi que Guillaume Apollinaire voyait les soldats de la Grande Guerre : mêlés aux substances, dissous, ternis. Il est vrai qu’il fallait 14-18 pour vraiment s’en apercevoir : en Occident, donner la mort (par les armes), ou la saluer (par les rites) était devenu une suite d’actes ternes. La couleur en était bannie parce qu’elle témoigne de l’affect et de l’instinct. Les primitifs le savaient bien, qui tuaient et inhumaient avec panache. Mais ils reconnaissaient à la mort un rôle dans le circuit vital. Bref, la présente exposition de Jean Pierre Raynaud me suggère d’abord cette réflexion sur la Mort en Couleurs. Armes de guerre, fils barbelés, crucifix (et bientôt cercueils et tombes ?), tous trempés dans une gamme rouge-vert-jaune-bleu. C’est de la primitivité retrouvée, même si cela ne débouche pas immédiatement sur des rites. Il suffit que Raynaud ait ranimé, avec des médias actuels (objets industriels, bains de couleur, sérialité du ready-made), des sources millénaires où se nouent instinct de vie et instinct de mort (44).”

 

 

1973

 

Le 1er mars est inaugurée à la Galerie Alexandre Iolas de Paris une exposition qui constitue une violente réponse à ceux qui ont accusé Jean Pierre Raynaud de “légèreté” lors de son exposition au Musée des Arts décoratifs, l’année précédente. Intitulée “Funéraires”, elle présente des objets traités toujours avec les quatre mêmes couleurs mais directement liés à l’environnement post mortem. Cercueils empilés, couronnes de fleurs sur panneaux, croix avec pots remplis de fleurs, photographies de pierres tombales : le choix est sans équivoque et affirme la fascination de l’artiste pour l’univers mortuaire. Les réactions sont vives ; François Pluchart écrit dans Combat : “L’actuelle exposition de Jean Pierre Raynaud n’est sans doute pas du goût de tout le monde. Elle marque le refus de l’artiste d’exploiter un système dont il s’était rendu maître et à travers lequel il aurait pu poursuivre une œuvre durant une vie entière. Rien ne manque à la démonstration, rien du sujet n’a échappé à la recréation quadrichromique de l’artiste qui prouve ainsi que le système qu’il développe ne vaut pas d’abord par la charge émotionnelle de l’objet mais bien par celle de l’intrusion de l’artiste dans un principe apparemment formé, immuable, bloqué, parce que, mort, l’homme n’a rien à y voir. Parmi les pièces présentées, l’une d’elles mérite une attention particulière. C’est celle qui, placée face au sens de la visite, s’appelle Échantillon. Composée d’une photographie d’une pierre tombale et de juxtaposition des quatre couleurs privilégiées par l’artiste, elle ouvre sur un domaine exclusivement mental, celui-là même qui a décidé des premières pièces rouges et blanches de Raynaud, celles qu’il a appelé Psycho-Objets. Elle seule suffit à montrer la lucidité de l’artiste. Elle seule est la preuve irréfutable qu’il ira demain vers d’autres expériences créatrices qui, elles aussi, ne manqueront pas de scandaliser. Jean Pierre Raynaud a entendu, dès le premier instant, que l’art est violence, scandale et subversion. Il montre aujourd’hui qu’il continue d’en avoir une pleine conscience (45).” Mais malgré l’avis de François Pluchart, Échantillon sera détruite par l’artiste peu après l’exposition.

C’est à l’occasion de “Funéraires” qu’Emmy de Martelaere rencontre l’œuvre de Jean Pierre Raynaud et fait l’acquisition des Cercueils en quatre couleurs.

 

Cette exposition sera la seule de l’année, car Jean Pierre Raynaud est très absorbé par les transformations de la Maison. Un bureau est construit dans ce qui était, à l’origine, la chambre d’enfant. C’est dans ce boyau sans fenêtre entièrement carrelé, à la fois espace d’isolement et de travail, qu’il se fera photographier une arme à la main. Le sol d’une grande partie de la maison est recouvert d’un matériau noir, le Spocknol, et le carrelage gagne de plus en plus de terrain : “Le carrelage était envahissant et il n’avait de sens que s’il envahissait. Je n’avais pas le choix. C’était stimulant et en même temps c’était implacable (46).” Cette année-là, 14 000 carreaux seront commandés.

Les fenêtres sont bouchées ou réduites. La baie vitrée de la salle de musique est remplacée par un caisson de ventilation étanche à la lumière et celle de l’atelier transformée en une meurtrière horizontale, de 4 m de longueur et de 60 cm de hauteur, qui entaille profondément un mur devenu démesurément épais. L’unique vision de la nature depuis l’intérieur de la maison est ainsi maîtrisée, dessinée et tenue à distance. L’espace se referme sur lui-même, s’isole, se protège de l’extérieur. Une passerelle métallique conduit à la porte d’entrée. Jean Pierre Raynaud ne supporte plus d’être dérangé. La chauve-souris, animal de compagnie offert par Eva Aeppli, est naturalisée car elle faisait trop de bruit : “Je la tue parce que je l’aime. Une fois empaillée, je l’ai mise au mur et on a continué à vivre ensemble ; là tout allait bien. Ainsi le calme est revenu et nous sommes devenus amis (47).”

La partie basse de la maison est prolongée en creusant le sol afin de réaliser une crypte, isolée de l’espace de la meurtrière par une porte à barreaux métalliques.

 

Un nouveau court métrage48 particulièrement impressionnant, La Peur, est réalisé pour la Télévision française par Michel Pamart et Jacques Caumont. Il met en scène Jean Pierre Raynaud dans la Maison, manipulant armes, objets funéraires et cercueils, s’enfermant dans son lit-cellule ou bien, encore une fois, suivant un corbillard qui transporte le Psycho-Objet 27 Autoportrait, images entrecoupées parfois de scènes de bombardement, de défilés militaires ou d’une interview du président Pompidou commentant le Psycho-Objet Ceinture.

 

 

1974

 

En janvier, la chambre subit de nouvelles transformations car, dit Jean Pierre Raynaud : “J’ai vécu dans la chambre capitonnée un an et demi environ. C’était une chambre très excessive comme la cellule d’un fou, mais j’essayais toujours d’aller vers plus de dureté. C’était la qualité que je recherchais49.” Les murs et le plafond sont alors recouverts de carrelage et un lit d’hôpital, spécialement étudié pour les infirmes, y est installé ; le tout est baigné par la froide lumière bleue d’une ampoule nue située au plafond : “Je voulais être comme un cosmonaute très équipé, très au point dans le choix de son suicide ou de son aventure. Quand j’avais la force de l’assumer, je m’imposais d’être toujours dans cette lumière bleue qui me fascinait. J’étais dans un poumon d’acier. C’était vécu comme une excitation ascensionnelle, ce n’était jamais assez fort comme sensation (50).”

 

Le 5 mars a lieu un événement important dans l’histoire de la Maison : la première ouverture au public. À l’invitation de la Galerie Iolas, un groupe est conduit en autocar pour découvrir non seulement l’impressionnante Maison de l’artiste, mais aussi un nouvel ensemble d’œuvres installé dans la crypte. La critique du Figaro, tout en restant sceptique sur la démarche générale, est pourtant impressionnée : “L’éblouissante attraction se trouve au niveau inférieur. Après avoir pénétré dans le parloir percé d’une meurtrière permettant de découvrir la forêt, nous apercevons derrière une grille la crypte de 16 m de long sur 2 m de large. Le spectacle est impressionnant. Une lumière intense éclaire les murs et un sol peint en blanc. Sur les murs sont fixés des carrelages et des plaques de columbarium au pied desquels sont déposées des croix, des gerbes et des couronnes mortuaires blanches ou quelques fleurs fanées. Là, le dépaysement atteint son maximum (51).”

Le collectionneur Michel Warren décide d’acquérir l’ensemble et de reconstruire la crypte à l’identique pour y installer, de façon permanente, les sept œuvres. Malheureusement, son décès empêchera la réalisation de ce projet ; mais les œuvres, vendues plusieurs fois depuis, sont toujours réunies.

Du 6 au 9 mars, la Maison est ouverte au public et de très nombreux visiteurs se pressent pour venir la découvrir. Le spectacle de la Maison livrée à la foule effraie Jean Pierre Raynaud qui a l’impression d’être dépossédé de son lieu le plus intime. Puis, la Galerie Iolas présente, du 12 au 30 mars, “Les sept tableaux de la crypte”. Otto Hahn, dans L’Express, écrit à propos de celui qu’il nomme “l’ex-peintre du rouge” : “Les tableaux qu’il expose à la Galerie Iolas sont le prolongement des murs de sa maison. Des surfaces blanches en faïence sur lesquelles sont posées des fleurs en plastique, le minéral et l’artificiel composent un ensemble glacé. Mêlant ses obsessions personnelles aux objets quotidiens, Jean Pierre Raynaud, dans son œuvre, manipule des significations sociales : le rouge de l’interdit, la mort blanche, les armes à feu. Mais il refuse qu’on le confonde avec son œuvre. Il prétend n’être qu’un observateur neutre (52).”

 

Depuis longtemps fasciné par les blockhaus de la Seconde Guerre mondiale, notamment ceux visités sur la ligne Maginot, Jean Pierre Raynaud avait même envisagé l’acquisition de l’un d’entre eux. Il lui apparaît donc logique d’entreprendre de transformer l’apparence extérieure de la Maison pour lui donner les caractéristiques d’un blockhaus : murs peints en kaki, barbelés, arêtes et angles arrondis, projecteur puissant... Il envisage même l’installation de miradors et de filets de camouflage militaire, mais il abandonne le projet qui lui semble soudain sonner faux et risque de devenir la caricature même de son idée. Les relations avec le voisinage deviennent tendues, l’écart se creuse et, parfois, un car de police semble tourner autour de la Maison...

 

Il réalise d’autres œuvres en carrelage qui annoncent de nouvelles orientations et découvertes. Ainsi, la série Grillage est composée de sérigraphies reprenant le dessin du carrelage et recouvertes de grillage à la trame différente. L’effet de superposition des lignes constitue l’ébauche d’une idée qui trouvera sa pleine expansion l’année suivante dans les vitraux de l’abbaye de Noirlac. Une autre série, Carrelage, est constituée de carreaux aux joints noirs auxquels est accrochée une simple étiquette métallique d’identification portant les numéros 1, 2 3, etc., comme pour tenter de différencier des éléments strictement identiques ou poser une énigme qui pourrait donner lieu à interprétation, comme le fait Catherine Francblin : “À l’opération de quadrillage de la surface – à sa prise de possession et à sa maîtrise – qui caractérise le travail actuel de Raynaud, s’ajoute, avec le numérotage, un autre élément. Le numérotage qui indique la progression du même (+1) indique aussi la distance que prend chaque panneau par rapport à ceux qui, dans le temps de leur élaboration, le précèdent. Entre le panneau quadrillé n° 15 et le panneau quadrillé n° 16, il y a le temps d’un travail qui a lieu. Ainsi les 18 quadrillages ne sont identiques qu’au numéro près. Celui-ci marque comme une strate de temps qui vient déranger l’illusion d’une reproduction de l’identique, qui n’est qu’une illusion de l’éternité. C’est pourquoi il y a jeu. La norme, le module carré, répétitivement rappelle sa constance et cette constance le numérotage différencialisant tente de la déjouer (53).”

Certains panneaux de carrelage portent une couronne de fleurs coupées, un bandeau noir de deuil, un rectangle de marbre noir ou encore un simple tas de terre, déposé au pied.

 

En octobre, après avoir remplacé le lit d’hôpital par un nouveau lit entièrement carrelé, il décide de recouvrir de carreaux les murs et le plafond de la crypte. Les tableaux de carrelage qu’il y installe sont ainsi constitués du même matériau que le mur sur lequel ils sont accrochés. Cette idée le conduit peu après à la réalisation du premier Espace zéro fait à la demande du collectionneur Didier Guichard qui souhaite le déposer au Musée de Saint-Étienne : fragments de murs et de sol carrelés sur lesquels cinq tableaux de carrelage portent désormais une seule et même étiquette métallique au matricule zéro.

 

En octobre également, Martine et Didier Guichard lui confient l’aménagement de l’entrée de leur appartement. C’est un espace étroit aux murs et au plafond carrelés, muni de portes blindées et séparé en deux par une longue grille métallique blanche. La photographie d’une cellule du pénitencier de Chillicothe dans l’Ohio sert de modèle pour la construction de la grille et, sur l’un des murs, sont accrochés des tableaux de carrelage portant le numéro 0.

 

 

1975

 

Une nouvelle série d’œuvres en carrelage traite à présent de leur propre occultation. Le Grand Carrelage occulté, par exemple, a le même format vertical que les tableaux autrefois présentés dans la crypte, mais un panneau de métal noir coulissant permet de cacher ou de rendre visibles les carreaux de faïence : “L’occultation, c’est le tableau qui porte son secret. L’autoprotection comptait beaucoup, mais elle est révélée par le contraste du noir et du blanc, c’est-à-dire que la lumière est cachée et devient initiatique, la matière est révélée. La dureté s’impose et le blanc apparaît. Je pense que le triptyque de Van Eyck, L’Agneau mystique, rejoint cette même préoccupation, c’est-à-dire un élément clos qui, une fois ouvert, libère l’agneau rayonnant (54).”

 

Jean Pierre Raynaud décide de recouvrir de carrelage le sol de la crypte, puis celui de la salle de musique, du bureau et de l’escalier. Cette décision a été mûrement réfléchie, car les sols précédents (recouverts de caoutchouc noir puis de peinture blanche) ne satisfaisaient pas le désir d’absolu de l’artiste. Maintenant, l’espace est littéralement réversible : le sol est équivalent aux murs, eux mêmes équivalents au plafond ; une impression d’apesanteur baigne l’espace, tout contraste est supprimé et la lumière se réfléchi de toutes parts dans un éblouissement permanent. À la suite de cette transformation, en avril, il prend la décision de repeindre en blanc l’extérieur de la Maison.

 

Du 6 au 10 mai, à la Galerie Alexandre Iolas de Paris, l’exposition “Carrelages / Grillages / Occultations” réunit plusieurs œuvres récentes. Mais c’est surtout l’occasion de présenter l’ouvrage que vient de lui consacrer Emmy de Martelaere. Fruit de neuf mois de travail en commun, il est volontairement constitué exclusivement de photographies et confronte images d’archives, œuvres de l’artiste, documents de référence, reportages réalisés sur des lieux choisis par Jean Pierre Raynaud, vues de travail, images de guerre ou de mort et constitue le premier document de référence sur l’œuvre et son auteur. Emmy de Martelaere le présente ainsi dans sa préface : “J’ai suivi J. P. Raynaud avec un appareil-photo comme j’aurais pu le faire avec un magnétophone, afin de capter ses joies et ses angoisses, ses obsessions et ses fantasmes, essayant au moyen d’images de les transmettre au lecteur. Ce livre aurait d’ailleurs pu s’appeler La Nourriture de Raynaud, car il est certain qu’il trouve sa nourriture dans le quotidien de la vie et non dans l’exceptionnel (55).”

Le 27 mai est inaugurée au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles la première rétrospective de Jean Pierre Raynaud dans laquelle sont rassemblées des œuvres de différentes époques : premiers assemblages avec sens interdits, séries de pots rouges, signalisation et objets funéraires en quatre couleurs, tableaux et installations avec carrelage. Dans le catalogue, Pierre Sterckx propose une longue analyse où sont abordés les thèmes de la paranoïa de l’artiste, de la couleur pure, du plaisir au spectacle de la violence et aussi de l’intérêt de Jean Pierre Raynaud pour les joints noirs : “Ce qui intéresse Raynaud dans ces carrelages (dont il place lui-même une bonne partie des carreaux), ce n’est pas du tout la perfection industrielle, mais le jeu des joints. Il retrouve dans cette fine résille noire un réseau de canaux où ça circule, court, irrigue, désobéit, pulse, étonne, dérive. Il n’y a là, si l’on y regarde bien, que des erreurs, des angles approximatifs, des écarts non prévus, des réajustements, pas même empiriques. Et cela vit (56).”

 

Le 18 juin, Jean-François Jaeger, directeur de la Galerie Jeanne Bucher à Paris, écrit à Jean Pierre Raynaud : “Un ami architecte des Monuments historiques vient de prendre contact avec moi et me demande conseil avant de confier un important ensemble de vitraux à un artiste. Il s’agit d’un vaste ensemble dans une église cistercienne du Centre de la France. Leur style doit donc être particulièrement épuré, à la limite de la grisaille géométrique. Me souvenant de ma visite chez vous avec les Boulois et selon la direction d’esprit de votre œuvre, il me semblerait extraordinaire de vous proposer cette aventure, certes nouvelle pour vous, mais où vous pourriez pleinement assumer une position qui dépasse l’esthétique pour rejoindre la métaphysique. Si un tel projet était susceptible de retenir votre attention et sachant que le programme réclame une prise de position et une entrée en action immédiate, je vous serais obligé de prendre contact avec moi. Je vous mettrais alors en contact direct avec l’architecte chargé de la rénovation de l’édifice, dont on me dit qu’il s’agit d’un ensemble de toute première importance. Naviguez en plein XIIe siècle sévère devrait vous tenter ! Aussi fou que peut paraître ce rêve, je vous vois très maître d’un tel programme qui prendrait l’allure d’un événement.”

Cette proposition, bien qu’elle puisse sembler logique au titre de la rigueur de l’ordre cistercien, s’opposant à toute décoration, paraît toutefois difficile à assumer pour un artiste qui a toujours refusé la présence de fenêtres dans son espace de vie. Mais Jean Pierre Raynaud relève le défi et, après avoir rencontré Jean Dedieu, l’architecte chargé du projet, il commence à y réfléchir. Les contraintes techniques sont très précises, car l’austérité souhaitée par saint Bernard doit être respectée scrupuleusement, et le jeu subtil avec la lumière naturelle est très éloigné du domaine esthétique que maîtrise l’artiste. Deux maîtres verriers, Jacques Juteau et Jean Mauret, assisteront Jean Pierre Raynaud.

Les Grillages de 1974 fournissent l’idée de départ du projet. La superposition des trames du carrelage et du grillage introduit une vibration et un rythme formalisés dans le petit tableau réalisé à l’encre de Chine sur toile intitulé Première Étude pour Noirlac : “Le dépouillement extrême correspondait à l’idée que je me faisais du sacré. Ce décalage qui existait déjà dans la Maison faisait partie de ma problématique. C’était comme le millimètre de Mondrian. C’est là que tout se jouait. Si j’avais décalé de 3 mm de plus, c’était insupportable. Ces vitraux ne jouent que sur des carrés décalés, comme s’il y avait un glissement. Ce glissement, c’est l’émotion (57).”

Le verre utilisé fait également l’objet d’une recherche minutieuse. Plusieurs qualités de verre transparent sont sélectionnées, pour créer une progression de l’intensité lumineuse, et, surtout, un verre blanc opaque qui marque le lieu du contact avec la pierre nue du bâtiment : “Je me suis rendu compte que, lorsque la trame touchait la pierre, elle était en déperdition et c’est là que j’ai trouvé ce verre laiteux, qui est un verre vulgaire, destiné aux hôpitaux et aux ambulances. Tout de suite j’ai été fasciné par ce verre opalescent, qui faisait écran sans faire écran. Il apportait un peu de cette douceur qui permettait le passage entre la pierre et la brutalité de la transparence. Auprès des pouvoirs publics, cela a été l’enfer. Faire passer ce verre laiteux, vulgaire, a été un tour de force : on m’a dit que c’était du verre de cuisine (58)...”

 

Muni des plans et des dimensions de toutes les fenêtres, il se met au travail dans la crypte de la Maison, transformée en atelier. Le lieu est trop petit pour pouvoir déployer les grands dessins réalisés à l’échelle réelle de ces grandes rosaces qui mesurent plus de 3 m de diamètre. Dans cet environnement entièrement carrelé, ce qui ajoute encore à la complexité de l’opération, il est obligé de travailler sur des moitiés de maquette. Le 31 octobre, elles sont prêtes et la fabrication des 62 vitraux comprenant 7 grandes rosaces et 55 fenêtres ogivées peut commencer.

 

Dans la Maison, dont les murs pendant toute cette période sont recouverts des dessins des fenêtres de Noirlac, Jean Pierre Raynaud désire laisser pénétrer la lumière naturelle. Une fenêtre verticale est percée dans la salle de musique, sur le mur aveugle que garnissait une centrale de ventilation. La nature entre donc dans l’espace intérieur, mais seulement par des entailles dans les parois qui ne peuvent s’ouvrir. C’est également à ce moment que la décision est prise de supprimer la passerelle d’accès à la porte d’entrée au premier étage et qu’une nouvelle entrée est percée au rez-de-chaussée, dans la pièce à la meurtrière. Là encore l’esprit du lieu en est profondément modifié et le passage obligé devant la meurtrière est pour Jean Pierre Raynaud source de découvertes : “Il faut arriver quand le soleil commence à poindre ; alors il traverse la meurtrière et il vient jusque là dessiner un rectangle. C’est merveilleux (59).”

 

 

1976

 

La réalisation des vitraux est l’occasion d’une intense collaboration avec les maîtres verriers : “Un très gros travail d’adaptation à partir du dessin a été nécessaire, ce qui donne beaucoup de sensibilité à l’espace. De même, l’orientation des fenêtres, le fond d’arbres ou de ciel, la teinte des pierres ont imposé de subtiles variations dans la sélection des verres. Dans la nef, par exemple, un choix de plus de vingt blancs différents a été nécessaire pour restituer un équilibre égal entre le sud et le nord (60).”

 

Pour représenter la France à la Biennale de Venise, le commissaire, Pierre Restany, a retenu six artistes (61), dont Jean Pierre Raynaud qui, sur le thème imposé de l’environnement, présente plusieurs grandes photographies de la Maison, la série de tableaux Carrelage 1, 2, 3... de 1974, ainsi qu’une grande maquette en volume d’un projet de jardin minéral blanc, réalisée en petits carreaux de céramique.

 

Il réalise, au cimetière de Saint-Ouen, la pierre tombale de l’époux décédé d’une de ses amies. Véritable transposition à l’horizontale des grandes œuvres en carrelage et fleurs de 1974, présentées dans la crypte lors de la première ouverture au public de la Maison, la tombe est un simple parallélépipède recouvert de carreaux blancs séparés par des joints noirs, reposant sur une bordure de gazon. Aucun nom ni signe d’aucune sorte ne vient troubler ce qui pourrait être un nouvel Espace zéro.

 

En octobre, des œuvres de Jean Pierre Raynaud sont présentée par la Galerie Mathias Fels, dans le cadre de la FIAC de Paris, ainsi qu’en décembre dans l’exposition “Boîtes” réalisée par le Musée d’Art moderne de la Ville de Paris.

 

 

1977

 

L’arrivée de la lumière dans la Maison modifie profondément le rapport aux lieux et provoque de nouvelles transformations : “Lorsque j’ai ouvert les fenêtres, il fallait que je fasse basculer l’espace pour l’agrandir : il devenait entier ; et c’est à ce moment-là que les murs de la chambre ont été supprimés. Il me fallait une grande chambre, où le corps soit partout à la fois. Toutes les portes métalliques ont disparues, sauf la porte de la salle de bains. Je travaillais à plusieurs endroits en même temps : il me fallait faire basculer le blockhaus dans une forme d’abbaye privée (62).”

C’est également le moment de l’arrivée de fleurs dans la maison, d’une orchidée près du lit ou d’une rangée de marguerites, chacune dans une éprouvette et alignées sur un rebord de carrelage construit à cet effet. Au printemps, quatre grandes fenêtres verticales sont percées dans la salle de musique qui, l’ogive en moins, semblent prélevées dans le réfectoire de Noirlac : même épaisseur du mur agrandi volontairement pour lui donner plus de corps, mêmes types de vitraux qui, ici, sont simplifiés et entrent en relation complexe avec le carrelage de la pièce, même structure verticale qui impose son ordre et semble spiritualiser tout l’espace.

 

À Noirlac, les travaux sont à présent achevés et la restauration de l’ensemble de l’abbaye a rendu à l’édifice sa dimension et sa rigueur d’origine. La justesse avec laquelle Jean Pierre Raynaud a abordé l’immense chantier qui lui était confié fait alors l’unanimité. Refus de la polychromie, respect du dépouillement des formes et de la pureté de la lumière céleste : tout ici montre comment un artiste contemporain a su respecter l’esprit du XIIe siècle. Mais le plus important réside dans la capacité de l’artiste à inscrire son œuvre dans le territoire du sacré tout en demeurant au plus près de ses préoccupations profondes. “Prendre en compte le lieu, le poids de l’histoire, la force de son passé, sa fonction religieuse, changer d’échelle par rapport à l’expérience que j’avais des ouvertures de la Maison, visionner globalement un édifice et non plus seulement mon propre travail, et ajouter à cela la volonté que j’avais d’apporter quelque chose qui soit de l’ordre de l’intensité émotive, de la sensibilité pure, il est peu dire combien cette expérience fut et reste l’un des moments les plus intenses de ma carrière artistique (63).”

À cette occasion, Denyse Durand-Ruel et Emmy de Martelaere publient un ouvrage64 qui relate l’ensemble de l’aventure de Noirlac.

Une deuxième commande publique est passée à Jean Pierre Raynaud, à Saint-Martin-d’Hères, vaste zone industrielle en cours d’aménagement où plusieurs artistes sont invités à intervenir. Le projet de Jean Pierre Raynaud, intitulé Tumulus Espace Jardin, se présente sous la forme d’un haut tumulus artificiel, escarpé et couvert de végétation, surmonté d’une stèle de carreaux blancs, qui semble projeter l’ensemble de la construction vers le ciel. Malheureusement, l’œuvre, mal entretenue par ses commanditaires, se dégradera.

 

En juin, le bureau de la Maison, qui se trouve au bout d’un long couloir au niveau supérieur, est prolongé par une serre, baignée de lumière zénithale. Elle accueille, dans un environnement entièrement carrelé, palmiers et orchidées encadrant un petit bassin avec un jet d’eau. La subtile musique de l’eau introduit une dimension sonore nouvelle et sa mobilité rompt avec l’inertie du blanc.

 

Jean Pierre Raynaud participe à l’exposition “Paris – New York”, au Musée national d’Art moderne, avec le Psycho-Objet Tour de 1967, et à l’exposition “Biennale de Paris 1959-1977, une anthologie”, qui se tient rue Berryer, dans l’hôtel Salomon de Rothschild, à Paris.

 

Plusieurs voyages en Turquie, et spécialement la visite de Topkapi, suscitent l’intérêt de Jean Pierre Raynaud pour l’esthétique orientale. La profusion décorative des carreaux de faïence du palais de Topkapi ou la composition géométrique des tapis kilim le fascinent par leur opposition avec son propre environnement. Il commence alors à envisager la possibilité de les y introduire, comme pour vérifier la résistance de son propre système esthétique.

 

 

1978

 

En avril, Jan Hoet, directeur du Museum van Hedendaagse Kunst de Gand, en Belgique, présente une exposition rétrospective de Jean Pierre Raynaud. Dans le catalogue, les Psycho-Objets sont mis en relation avec des textes extraits de contes de fées : le gravier blanc de Mur 808 est accompagné d’une phrase du Petit Poucet, les œuvres avec des pommes offrent un terrain de choix aux aventures de Blanche-Neige et la photographie de la vieille femme du Psycho-Objet Maison renvoie à la sorcière d’Hansel et Gretel. Bien que Raynaud ait toujours récusé les commentaires d’ordre narratif, biographique ou psychologique sur son propre travail, le propos semble ici lui avoir échappé. La seconde partie de l’exposition, consacrée aux œuvres récentes, regroupe 15 grands dessins sur toile des vitraux de Noirlac. Ces peintures en noir et blanc, qui pourraient laisser supposer que l’artiste est tenté par une approche picturale, prennent de l’intérêt, pour Jean Pierre Raynaud, surtout par leur mise en relation avec les Carrelages numérotés et par la perturbation du rythme qu’elles proposent.

 

Dès son retour à La Celle-Saint-Cloud, il reprend la transformation de la Maison. Un pilier est construit à l’angle du lit, la banquette de la salle de musique est agrandie, le bureau est supprimé et les sommets des piliers de la serre et de la crypte sont complétés par des pans coupés formant ainsi un arc polygonal qui, inspiré de l’architecture musulmane découverte dans ses voyages, introduit un nouvel ordre décoratif. Des carreaux de céramique ornés sont même incrustés dans certains murs, comme une fenêtre ouvrant sur un autre monde.

 

La position de l’un des trônes du sultan, dans le palais de Topkapi, avait beaucoup intéressé Jean Pierre Raynaud : “À Topkapi, dans le harem, un des sultans avait une petite salle dont les murs peints représentaient des coupes de tous les fruits qui le faisaient rêver. Chaque coupe ne contenait qu’une seule variété de fruit et, dans des niches, il faisait disposer les fruits véritables. Le plafond était en miroir. Il était sur un trône un peu surélevé, au centre, et contemplait ce spectacle. Ce point géographique était sacré pour lui. C’était son lieu idéal. Une de ses favorites lui apportait des fruits, peut-être les mangeait-il, ou les regardait-il ? Dans l’axe du trône, qui descendait dans une grande perspective, se trouvait un bassin rempli de lait, où se baignaient ses nombreuses femmes et, juste à côté, du même regard, il pouvait contempler dans les prisons du harem, celles qu’il avait déchues. C’était l’organisation parfaite de quelqu’un qui vivait dans une globalité. Il avait pensé à tout et tout était à sa place. Cela m’avait comblé (65).”

Ce profond désir de trouver la juste place pour chacun des lieux de la Maison le conduit, en juillet, à transformer le lit en un lit à baldaquin carrelé, à le déplacer et à le reconstruire au centre d’une grande pièce obtenue après avoir supprimé la cuisine. Lieu d’observation et de contrôle de son propre espace, le lit n’est plus replié sur lui-même, mais symbolise l’ouverture de l’artiste aux sensations extérieures, comme si toute peur avait été vaincue. Peu après, en octobre, un vitrail inspiré de ceux de Noirlac habille la nouvelle fenêtre percée dans le mur qui fait face au lit. C’est aussi l’époque de la création de ce qu’il nomme les pièces détachées, éléments de mobilier carrelés, tels que chandelier, coffre ou table basse, tous symboliques et référencés : “Le coffre et le plateau, c’est l’Orient, l’idée que l’on peut en avoir dans les miniatures. Le bougeoir est venu après, plus lié au Moyen Âge. Au début, j’avais un plateau noir martelé et je me suis dit qu’il fallait retourner à la céramique, ne pas faire entrer un élément extérieur. Ainsi j’ai fait ce plateau. C’était l’élément le plus fort, le plus indépendant. Le plateau, le coffre, le miroir, le chandelier, c’était un rêve de miniature (66).”

 

 

1979

 

Le 14 février s’ouvre l’exposition “Raynaud, 1974-1978” au Centre Georges Pompidou. Les œuvres présentées sont en étroite relation avec l’activité de ces dernières années – la Maison et les vitraux de Noirlac : toiles issues des vitraux, éléments de mobilier, vases avec fleurs en suspension et fragments des murs de la Maison, intitulés Fragments archéologiques. Anne Tronche lui consacre un texte dans Opus : “Les vitraux réalisés pour Noirlac ont engendré des encres sur toile où la simple géométrie des lignes noires a comme cherché à se réduire, à se nécroser en un schéma instituant une sérialité des plus systématiques. Comme si l’opération de traduction d’un matériau à un autre obligeait le système formel à se donner pour squelette d’un corps absent et ne renvoyait qu’à la fonction de leurre et d’illusion du tableau. [...] Quelque chose se morcelle sous nos yeux : une œuvre, un rôle, un langage et son code. Que reste-t-il ? la cicatrice d’une émotion (67).” Car pour la première fois ce qui est présenté de la Maison est le résultat d’un acte violent à son égard. Les fragments brisés du carrelage sont les témoins du choc et, si la Maison n’en porte pas les traces, c’est bien l’objet résiduel qui est montré comme œuvre.

Parallèlement, sur une fenêtre de la Galerie Nancy Gillespie – Élisabeth de Laage, est installé un vitrail, inspiré de ceux de Noirlac et au travers duquel l’on peut découvrir le bâtiment polychrome du Centre Georges Pompidou.

 

En avril, un nouveau voyage conduit Jean Pierre Raynaud en Espagne à la découverte des corridas et de l’architecture maure andalouse.

 

En juin, il décide de démolir le fond de la crypte de la Maison et de créer un nouveau volume en réunissant les deux niveaux, afin d’ouvrir un espace vertical qu’il nomme la Tour. Dans cet espace, où se trouve à présent la nouvelle entrée de la maison, il perce une fenêtre à meneaux sur la rue ainsi qu’une ouverture triple qui donne sur la serre et laisse percevoir le bruissement de l’eau de la fontaine. La crypte n’est plus un lieu enfoui, mais devient galerie ouverte aux proportions harmonieuses. La deuxième transformation décisive est la suppression de la meurtrière sur laquelle donnait la crypte. La profonde entaille horizontale du mur est remplacée par deux larges fenêtres munies de grilles épaisses qui rappellent la structure et le rythme du carrelage. Le long tunnel de la crypte devient un canal lumineux éblouissant et le monde extérieur n’est plus tenu à distance : les couleurs de la végétation augmentent encore la présence du blanc. Dans la salle de musique, les quatre grandes fenêtres verticales de trois carreaux de large sont remplacées par trois fenêtres plus étroites de deux carreaux de large et sont décentrées sur le mur afin de les situer dans l’alignement du passage qui conduit à cette pièce. L’axe de l’étage supérieur est ainsi affirmé aussi fortement que celui de l’étage inférieur.

 

 

1980

 

À chaque étape, le travail sur le pot fournit l’occasion d’une nouvelle intervention : pot rouge en 1962, pots en quatre couleurs en 1972, pot kaki en 1974, etc. En ce début d’année, Jean Pierre Raynaud introduit deux nouvelles couleurs, le vert foncé et le rose saumon ; en octobre, lors d’une exposition organisée par le Musée d’Art moderne de Belgrade, il présente une centaine de pots de ces deux couleurs, posés sans ordre sur une estrade blanche, formant une composition polychrome inédite. Dans le catalogue de l’exposition, Jean-François de Canchy relève : “Ce nouveau travail entrepris sur les pots de fleurs intègre, comme les précédents, deux éléments majeurs. En ce qui concerne la couleur, tout indiquait depuis bientôt un an qu’elle prenait dans la vie de Raynaud, une place d’autant plus importante qu’elle était manipulée avec une réserve, une subtilité, une discrétion frôlant parfois l’ambiguïté. Le deuxième élément est l’intégration méthodique de composants immuables. Parmi ceux-ci, je citerai essentiellement le souci constant d’établir, dans son œuvre, une relation particulière et poétique avec la nature. Le pot de fleurs reste, pour Jean Pierre Raynaud, un prolongement durable et bétonné de la nature, ce qui subsiste après la destruction : le vert du pot est le vert persistant de la feuille de lierre, le rose saumon, la couleur de la fleur (68).”

Peu après, de nouveaux pots sont recouverts de feuilles d’or, introduisant ainsi dans l’œuvre une couleur et une matière hautement symboliques. Au même moment, et paradoxalement, le pot est également réalisé en ciment brut, sans aucune coloration.

 

Par ailleurs, les Autoportraits, composés d’une stèle carrelée sur laquelle est présenté un cube, également carrelé, légèrement pivoté par rapport à l’axe de l’ensemble, constituent une tentative d’abstraction du monde et de réduction de l’artiste au simple matériau qu’il utilise. La seule subjectivité qu’il semble s’autoriser est alors toute entière contenue dans ce léger décalage spatial entre les deux éléments. De même, les premières Stèles, sur lesquelles est posée une feuille de lierre, renvoient à l’artiste et à son environnement intime : en effet, simultanément, des plantes grimpantes sont installées dans la Maison et commencent à s’étendre sur les murs carrelés.

 

Dans le parc de la Cerisaie, à Lyon, est installé le grand Autoportrait II, commande passée à l’occasion du “IIe Symposium de Sculpture” qui à lieu de juin à octobre. Jean Pierre Raynaud réalise également un projet de vitrail coloré pour la salle de conférences de la préfecture de Grenoble.

 

Tout au long de l’année, des modifications sont apportées à la Maison. En mars, une cheminée est créée face à la banquette dans la salle de musique et le feu permet d’introduire des effets qui brisent la rigidité de l’espace. Peu après, un moucharabieh en marbre, ramené d’Afghanistan deux ans auparavant, est installé au plafond de la tour et ajoute un paramètre supplémentaire à la complexité sans cesse grandissante des jeux de lumière et de réflexion. Dans le même esprit, des petits bougeoirs sont incrustés dans certains murs. Une vraie serre d’horticulture, construite près de la rue, à l’extérieur de la maison, accueille une série de pots en ciment roses et verts, fleurs mentales alignées sur des gradins.

 

En juin, Jacques Berthon, psychanalyste et directeur de l’École supérieure d’Astrologie de Paris, réalise une étude intitulée “Le thème et l’œuvre de Jean Pierre Raynaud”. Outre une analyse détaillée de son thème astrologique, il livre quelques considérations sur la Maison : “Nous marchons dans un espace singulier, qui s’est fait maison, aux murs de faïence, aux bibelots de faïence, un étrange espace qui ne semble plus être de ce monde. [...] Quand on revient sur terre, plus tard, ce sont toutes les autres maisons qui semblent fausses, mal adaptées à l’homme, des maisons où l’on sait que la vie n’y sera que banale, en trompe l’œil. Ici tout est parfait. On passe à travers le nombre d’Or. Les couloirs ne sont pas là pour mener quelque part, mais pour être. Les fenêtres ne sont pas là pour éclairer mais pour témoigner d’une perfection. La hauteur des plafonds n’est pas calculée en fonction d’une certaine hauteur d’homme mais en proportion d’une certaine hauteur d’âme, oui, en proportion de l’absolu besoin d’envol de la psyché. Ce n’est pas une maison pour des corps matériels, mais la demeure idéale bâtie dans un autre espace-temps d’un être incarné dans la pierre (69).”

 

 

1981

 

Au début de l’année, Jean Pierre Raynaud expose à la Galerie Jean Fournier. Montrer la sculpture de Raynaud dans une galerie où le public est habitué à voir des expositions de peintures, consacrées, par exemple, à Simon Hantaï, Claude Viallat ou Joan Mitchell, est une surprise. Le travail récent de Jean Pierre Raynaud n’avait pas été montré à Paris depuis deux ans et son style rigoureux contraste avec celui de la Nouvelle Figuration, alors en vogue. Maïten Bouisset écrit dans Le Matin : “Tout est ici dans l’ordre du dépouillement, de l’épure, de l’austérité. Et si le mot ferveur vous vient à l’esprit, il s’agit évidemment de ferveur monacale, de cette ascèse qui n’exclut ni violence intériorisée ni intensité dramatique70.”

Dans l’exposition sont présentés les pots dorés et en ciment, réunis par séries, les Stèles avec feuille et une grande croix noire retournée, posée sur une petite base carrelée, simplement intitulée Vertical + Horizontal, qui semble poser une énigme. En effet, cette œuvre met l’accent sur le trait noir formé par le joint qui sépare les carreaux, l’agrandit démesurément et le détache de tout contexte pour ne conserver que sa trace dans l’espace, comme un fragment hors échelle qui indiquerait de façon péremptoire ce qu’il importe de voir. C’est d’ailleurs sur cette pièce que Catherine Francblin conclut son article dans Art Press : “Ce joint noir avec lequel Raynaud littéralement dessine sur les surfaces carrelées apparaît de plus en plus comme l’élément structurant de son travail. À tel point qu’il est devenu sculpture à lui tout seul71.”

 

Le 1er juillet, est inaugurée la première exposition de Jean Pierre Raynaud au Japon, au Hara Museum of Contemporary Art. Elle réunit des œuvres de 1972 à 1981 et, pour la première fois, la grande Colonne, suite verticale de 13 pots placés les uns sur les autres et reposant sur une base carrelée, hommage tout à la fois à la sculpture de Brancusi et a l’objet archétypal qu’utilise Jean Pierre Raynaud depuis ses débuts. Toshio Hara, propriétaire de ce musée privé, propose à l’artiste d’y créer un Espace zéro. Conçu pour être permanent, il se présente sous la forme d’un couloir courbe, entièrement carrelé, dans lequel les tableaux de carrelage sont éclairés par une froide lumière fluorescente.

 

Jean Pierre Raynaud travaille à deux projets de grande envergure. Le premier, à l’initiative de Sylvie et Éric Boissonas, intitulé Soleil noir, ne sera pas réalisé. Il propose l’installation, à 3 000 m d’altitude, à Flaine en Haute-Savoie, d’un grand disque noir planté à demi dans la clarté de la neige d’hiver, symbole de l’apparition et de la disparition de la lumière et qui provoquerait, une fois l’an, une brève éclipse du Soleil. Quelques années plus tard, dans une étude sur les rapports entre l’œuvre de Jean Pierre Raynaud et l’espace, Germain Viatte en parlera avec regret : “Soleil noir est ainsi, à mon sens, l’un des projets les plus étonnants de Jean Pierre Raynaud, capable d’apporter à l’observation de la ligne de crête des sommets qui dominent la station de Flaine une poignante mélancolie poétique. Le disque géométrique eût retrouvé là, en permanence contre le rythme des saisons, sa pleine dimension cosmique jusqu’à intercepter un bref instant dans l’année la course de l’astre solaire pour proposer une extraordinaire éclipse artificielle72.”

Le second projet est un Jardin d’eau pour un complexe immobilier en construction à Monte-Carlo. La première réaction de l’artiste est de refuser ce qu’il considère comme une piscine de luxe ; mais, “devant l’exceptionnelle ouverture d’esprit des commanditaires”, il décide d’accepter et construit un véritable environnement de carrelage blanc, pris entre le bleu du ciel et l’eau, suite de perspectives ouvertes dans lesquelles le paysage s’encadre entre les lignes carrelées et les formes molles de galets gigantesques qui s’opposent aux arêtes aiguës de leurs socles carrelés. Ce projet sera achevé en 1985.

 

Dans la Maison, le lit, devenu lit d’angle, est déplacé une nouvelle fois dans l’ancienne salle de musique, face à la cheminée. Son rôle monumental est accentué car l’on y accède en gravissant trois marches. L’ancienne chambre devient la “salle sans nom” : “La raison d’être de cette pièce est le simple fait d’être là : la Maison n’est faite que d’endroits inutiles mais en même temps chaque endroit a été conçu et voulu73.” Puis le sol du premier étage est retravaillé afin d’y incruster plusieurs tapis de carrelage dont l’esprit est emprunté aux vitraux de Noirlac. En fait, là aussi, une étroite bande sépare le sol du tapis et les rythmes du quadrillage sont décalés afin d’introduire une vibration visuelle. Son séjour de plus de deux mois au Japon a été également riche d’inspiration : à son retour, il encastre plusieurs grands rochers dans le carrelage de la serre, masses émergeantes qui semblent avoir préexisté à la construction de l’espace et constituent une référence évidente aux jardins zen.

 

En avril, TF1 diffuse un reportage sur la Maison, réalisé par Guy Olivier et Nadine Descendre, intitulé Les Lieux et l’art, un espace d’esthète.

 

 

1982

 

Le 30 avril, la Galerie L’Hermitte, à Coutances, présente une exposition des travaux les plus récents de Jean Pierre Raynaud. Il s’agit d’un ensemble de tableaux comportant un quadrillage noir, proche de celui du joint du carrelage, tracé à l’encre de Chine sur une toile blanche, rappelant les projets pour les vitraux de Noirlac et leur interprétation sur toile. Ici, l’un des rangs de carreaux introduit un léger décalage dans la trame, reprenant un effet utilisé à Noirlac, puis dans les tapis de carrelage de la Maison, ainsi que, en volume, dans l’Autoportrait de 1980. La seconde caractéristique de cette série de tableaux est la présence d’une feuille de lierre, posée sur le rebord supérieur de l’œuvre, comme dans les Stèles avec feuille. Là encore, la couleur et la douceur de la nature s’opposent à la froideur et à la rigueur du blanc et noir du dessin. Mais la feuille coupée est aussi le signe de l’interruption de la vie, de la fragilité d’un état qui acquiert peu à peu les signes de la mort.

 

Dans la Maison, deux objets d’époque romane, également liés à la mort et à sa célébration, sont installés. Un sarcophage trouve sa place dans le jardin, face aux fenêtres de la chambre et, près du lit, est posé un reliquaire de pierre orné de rosaces et d’une Vierge à l’enfant. Pourtant, ces deux objets de pierre très claire introduisent une couleur face au blanc froid des murs, tandis que leur décoration, pour austère qu’elle soit, semble soudain exubérante dans ce contexte. “Mon intérêt pour le Moyen Âge, ce n’était pas la vie au Moyen Âge, mais un état d’esprit dans un certain type d’architecture, la façon de vivre dans l’ombre, avec l’épaisseur. Les objets romans avaient apporté une forme de stabilité, de point d’appui et un lien avec le monde extérieur. Le monde médiéval me paraissait proche de moi, plus en accord avec la construction de la Maison, avec ma pulsion personnelle74.”

 

Pendant les mois de juin et juillet, d’importants travaux sont réalisés afin d’ajouter à la Maison une nouvelle pièce appelée mirador, sans aucune connotation militaire. Cette petite salle, composée de deux banquettes disposées de part et d’autre d’un tapis de carrelage et séparées par deux baies verticales avec vitraux, semble conçue pour contempler les effets de la lumière qui pénètre dans la Maison plus que pour regarder vers l’extérieur. Située immédiatement après la chambre, elle en prolonge l’espace et rééquilibre les volumes en accentuant l’effet longiligne de l’étage supérieur.

 

À la fin de l’année, Jean Pierre Raynaud travaille avec l’architecte Jacques Gourvennec afin de présenter un projet au concours international pour l’aménagement du parc de la Villette. Parmi les 470 projets présentés, leur proposition est retenue, avec celles de huit autres candidats, pour la sélection finale, mais ne sera pas réalisée. L’ensemble des projets primés sera ensuite exposé au Centre Georges Pompidou, dans la galerie du CCI, de janvier à mars 1983.

 

 

1983

 

Le 6 mai s’ouvre, au Grand Palais, à Paris, l’exposition Damian + Raynaud, née de l’amitié de Jean Pierre Raynaud et Horia Damian, artiste roumain qui vit à Paris. Tandis que Damian construit une grande sculpture monumentale, Jean Pierre Raynaud occupe l’espace qui lui est réservé par une série de 77 stèles en carrelage portant chacune une feuille de lierre. Le projet, déjà proposé à la Galerie Jean Fournier, vaut ici par l’expérience du nombre : “Chaque fois que je répète un même geste, j’ai l’impression d’être plus fort75”, dit-il dans un entretien avec Pierre Restany. L’appropriation totale de l’espace et l’obligation pour le public de traverser l’œuvre sont des données nouvelles. Le rapport entre la fragilité et la légèreté de la feuille et le dessin et le matériau de son socle sont particulièrement mis en exergue : “Je vis dans cette relation avec les plantes, que ce soit des pots remplis de béton ou des plantes que je plante, c’est de toute façon un champ d’investigation : je suis parti à la recherche de ma vie. Cette recherche doit passer par des éléments qui sont porteurs de ma dynamique et de mes capacités, pour certains artistes c’est le pigment coloré, pour moi, c’est le rapport matière vivante / matière inerte76.”

Dans le numéro spécial des Cahiers de l’Herne réalisé pour l’occasion, Georges Duby conclut ainsi : “Nous sommes incités à méditer de manière plus pressante encore sur l’incertain destin de l’homme et sur l’espoir. Par la surprenante rencontre de ces socles dont les rigueurs participent des régularités sidérales et de ces feuilles, dont chacune est singulière, qui se sont développées chacune à leur façon et qui vont pourrir, à la fois vigoureuses et fragiles, des feuilles vivantes, comme nous le sommes, simplement posées là, non point fixées. De passage, elles aussi, comme le sont ceux qui s’aventurent parmi ces stèles, forestières ainsi que l’est le chemin de la vie. Ils s’y sentent aspirés par le dédale, dont cependant les strictes implantations et la force qui lui vient de la pertinence de ses assises orientent sans qu’ils s’en doutent leur errance, la ramènent à l’ordre et qui, tel le cloître cistercien, éclairent, leur redonnant insensiblement assurance, ces êtres en marche77.”

Un film documentaire78 sur l’exposition, produit par le Centre national des Arts plastiques, est réalisé par Françoise Melville.

 

Le 12 décembre, à l’Opéra de Paris, le ministre de la Culture, Jack Lang, décerne à Jean Pierre Raynaud le Grand Prix national de Sculpture.

 

Pendant l’année, il participe à plusieurs expositions collectives : “Une journée à la campagne” au Pavillon des Arts à Paris, “Art en France 1960-1980” à Coutances et l’exposition “Electra” qui se tient au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris et dans laquelle il présente le Psycho-Objet Tour.

 

De l’avis même de Jean Pierre Raynaud, la Maison commence à trouver un véritable équilibre. Il a même parfois le désir de la détacher du quotidien, de lui conférer un statut d’œuvre d’art et de la vendre ou de la reconstruire dans un musée afin d’en assurer la pérennité. Il continue à la transformer par certains détails : il décale la position de l’escalier d’entrée pour le situer dans l’alignement du rez-de-chaussée et aménage un petit espace pour accueillir sa dernière acquisition, des fonts baptismaux romans quadrilobés ornés, reposant sur quatre colonnes. À l’autre extrémité de cette ligne, il place le sarcophage roman sur une base de carrelage, traçant ainsi un axe qui traverse la maison de part en part et dessine le parcours d’une vie, du baptême au tombeau. Il a parfois le désir de creuser le sol pour étendre le territoire de la Maison et rejoindre le cèdre qu’il a jadis planté au fond du jardin, pour s’enfoncer symboliquement dans le sol et éprouver encore ses propres forces...

Au même moment, un nouveau projet monumental l’occupe ; en effet, Dominique de Menil souhaite, pour sa Fondation de Houston, un lieu de retrait qui permettrait à des créateurs ou à des chercheurs de s’isoler pour réfléchir. Jean Pierre Raynaud dessine Jardin pour un tableau, un espace à ciel ouvert, cerné de hauts murs recouverts de céramique blanche et rythmé par des piliers carrés destinés à créer des ombres. En son centre, se trouve un petit pavillon, carrelé lui aussi, dont la seule fonction est d’accueillir une œuvre d’art. Incrustés dans le sol carrelé, des carrés de mousse rappellent le rigoureux tracé des jardins japonais et un petit bassin, situé entre deux bancs cubiques, offre un plan d’eau au dessin cruciforme. Mais le projet ne pourra être réalisé.

 

 

1984

 

En mars, Jean Pierre Raynaud termine la réalisation d’un Vitrail aveugle, conçu spécialement pour l’une des fenêtres d’une chapelle située à Charenton-sur-Cher : “Dans une petite église de campagne, une baie romane conservait son mystère : celui de ne pas communiquer avec la lumière extérieure. C’est en accord avec les Monuments historiques que j’ai réalisé un vitrail aveugle à la lumière du jour, fait de carreaux de céramique où la seule lumière vient de sa propre matière79.” Construit en carreaux blancs séparés par d’épais joints noirs, il est proche des vitraux de Noirlac par sa forme, mais représente aussi leur contraire par l’effet de clôture que produit le tracé noir sur la masse blanche.

 

Le 18 avril, s’ouvre aux Galeries nationales du Grand Palais, à Paris, l’exposition “La rime et la raison”, réalisée à partir de la collection de Jean et Dominique de Menil à Houston. Plus de 600 pièces témoignent de leur vie de collectionneurs, passionnés tout à la fois par l’art contemporain, les arts indiens ou océaniens, les civilisations antiques et pré-chrétiennes, l’Islam, la Grèce ou l’Afrique. Dominique de Menil, qui demande à Jean Pierre Raynaud de concevoir l’entrée de l’exposition, s’en explique ainsi : “J’ai vu la Maison de Jean Pierre Raynaud et j’ai été séduite. J’ai pensé qu’il fallait une introduction à cette collection pour le visiteur qui a d’abord sous les yeux de grands artistes abstraits américains et qui remonte ensuite le temps jusqu’aux idoles des Cyclades et au paléolithique. Je voulais que, d’entrée de jeu, il y ait une évocation de cette notion de beauté et de sérénité que peuvent entretenir des objets, extrêmement différents les uns des autres, entre eux. Et je crois que Jean Pierre Raynaud et moi nous nous sommes parfaitement compris80.”

C’est ainsi que naît un nouvel Espace zéro, réalisé avec l’architecte Jacques Gourvennec. C’est un couloir à angle droit, entièrement carrelé, dont le sol est surélevé de la hauteur d’un carreau, éclairé par une lumière fluorescente tombant du plafond. La première partie comporte un seul tableau de carrelage, la seconde présente une succession de 4 niches de plus en plus profondes et de largeurs différentes. Elles accueillent chacune une stèle avec un seul objet : un os gravé magdalénien, une pierre sculptée anthropomorphe nigérienne du XVIIe siècle, un reliquaire paléochrétien, une éponge bleue d’Yves Klein.

 

Après avoir visité l’exposition du Grand Palais, le propriétaire d’une maison à Montalet-le-Bois, dans les Yvelines, souhaite la transformer totalement afin de vivre dans un environnement carrelé par Jean Pierre Raynaud. Une décision aussi radicale ne pouvait que plaire à l’artiste et, avec la collaboration de l’architecte Jean Dedieu, il propose de construire une architecture entièrement recouverte de carreaux blancs, à l’intérieur comme à l’extérieur. C’est un peu de sa propre maison que Jean Pierre Raynaud livre dans ce projet : “Je donnais tout à l’inconnu. La céramique était née de mon propre rapport à la matière, elle faisait corps avec moi et je devais l’inscrire dans l’univers de quelqu’un d’autre, avec qui elle devait à son tour faire corps81.”

Mais, en raison des contraintes imposées par l’administration, ce projet ne pourra aboutir.

 

Le 28 septembre, Jean Pierre Raynaud est nommé Chevalier dans l’Ordre des Arts et Lettres par Jack Lang, ministre de la Culture.

 

En octobre, la Galerie de France lui donne l’occasion de réaliser, pour son stand à la FIAC, une nouvelle expérience issue de celle de l’exposition De Menil. Le principe retenu est celui de la confrontation et les œuvres de Jean Pierre Raynaud sont mises en relation directe et évidente avec des œuvres modernes : une Stèle avec feuille face à Feuille noire sur fond vert de Matisse ou bien la Colonne blanche proche d’une photographie de l’atelier de Brancusi.

 

Sollicités par l’AFAA, plusieurs musées californiens présentent, pendant toute l’année, des expositions de jeunes artistes français, réunies sous le titre “French Spirit Today”. Le Newport Harbour Art Museum montre l’œuvre d’Anne et Patrick Poirier et de Jean Pierre Raynaud.

L’exposition, qui s’ouvre le 13 décembre, est un projet de grande envergure, réalisé spécifiquement pour l’occasion. Intitulé Manifeste, il se compose d’une série de lits d’hôpital métalliques, de couleur blanche, alignés le long des murs et au-dessus desquels est suspendu un petit tableau où sont tracées des lignes verticales noires sur fond blanc. L’effet est fascinant, par le décalage introduit entre la fonction des objets qui se rencontrent, par les renvois possibles qu’ils suggèrent sans jamais imposer une lecture évidente ou par l’usage du blanc et de la ligne noire, utilisée ici pour la première fois. De nouveau, Jean Pierre Raynaud propose une œuvre qui semble tirer les leçons de ses travaux précédents, des Psycho-Objets aux Espaces zéro, du dessin lumineux de Noirlac au silence de la Maison.

 

C’est à cette époque que lui est proposé de visiter un site voué à la réhabilitation ou à la destruction : le quartier des Minguettes à Vénissieux, près de Lyon. La réflexion s’engage alors sur une possible intervention qui dépasserait, par sa monumentalité et son ambition, tous les projets jusqu’alors réalisés...

 

Deux architectes, Yves Tissier et Bernard Wauthier-Wurmser, réalisent une étude sur le thème de La Demeure82, dont une large part est consacrée à la Maison de Jean Pierre Raynaud. Plans et relevés des différents moments, analyses et mise en relation des œuvres et des espaces, travaux sur les archives et entretiens avec l’artiste composent un précieux document d’études, qui sera d’ailleurs par la suite largement développé par leurs auteurs.

 

 

1985

 

En février, à la Galerie Gilbert Brownstone, à Paris, Jean Pierre Raynaud réalise, pour son exposition, deux Grands Murs barrés, développant les rayures verticales des tableaux accrochés aux chevets des lits de Manifeste.

 

Le 1er mars, il présente à l’ARC, au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, une exposition intitulée “Noir et blanc”, réunissant uniquement des œuvres utilisant ces couleurs, l’une des constantes à laquelle il est le plus fidèle. Suzanne Pagé s’en explique dans la préface du catalogue : “Il y a dans l’attitude de Raynaud une volonté quasi éthique d’austérité, de rigueur, dans une violence à soi-même arrachée à la matière brillante ou mate, lisse, immaculée, inaltérable d’un blanc dont rien ne retient l’invasion, pas même une tension émotive ou physique entre les objets. Du Noir au Blanc s’ordonne un espace hypersensitif et implacable que l’artiste veut cruel et sans pathos : dur et lyrique, proche et lointain, calme et violent, démonstratif sans théâtralité, espace de neutralisation mais jamais neutre, il dira, selon, le plein ou le vide, absolument83.”

Le choc de l’exposition est créé par les 24 lits de Manifeste, alignés dans la grande galerie de l’ARC : “On marche pas à pas, écrit Michel Baudson dans Arte factum, lit à lit dans la stupéfaction du choc, de l’indicible émotion donnée d’un coup et se prolongeant, s’intensifiant au cours de la longue traverse de l’œil et puis du corps se mouvant le long de ces invites : à s’allonger, perdre pied, entrer dans la blancheur ponctuée de traits noirs d’une éternité aspirante, décérébrante84.”

L’exposition présente aussi un long Espace zéro et une salle dont les murs sont recouverts de lignes noires sur blanc, de 2 cm de large, séparées par un espace de 11 cm, très différentes des bandes de Daniel Buren dont on a voulu les rapprocher.

Enthousiasmé par l’exposition, Pierre Cabanne écrit dans Le Matin : “Une fois de plus, à un tournant important de son œuvre, Jean Pierre Raynaud a choisi de s’investir totalement ; rien n’est simple dans son travail, et le personnage reste complexe à travers les successives séquences d’une œuvre qui est aussi une confession, une délivrance et un autoportrait. Les fantasmes, les obsessions sont encore présents, mais comme décantés, purifiés, par une volonté grandissante de dépouillement, de rigueur, de silence. Il a donné à sa dialectique visuelle et mentale, en vingt ans de travail, une autorité, une cohérence et une grandeur fascinante ; les définitions nouvelles de l’objet, du signe et de l’espace qu’il propose à l’ARC le prouvent une fois de plus85.”

 

Le 15 avril, s’ouvre à la Fondation Cartier, à Jouy-en-Josas, près de Paris, une exposition entièrement consacrée à l’histoire du Pot de Jean Pierre Raynaud. Un livre, intitulé Archétypes, en retrace l’aventure et le parcours. Le projet de l’exposition a été également l’occasion pour la Fondation Cartier de passer commande à Jean Pierre Raynaud d’une œuvre monumentale pour son parc qui accueille déjà plusieurs œuvres. Sa réponse est rapide et évidente ; il propose de réaliser le plus grand des Pots : 3,50 m de hauteur et 3,80 m de diamètre. Au fur et à mesure de l’avancement du projet, naît l’idée de la couleur or, déjà utilisée en 1980 pour une série de petits pots dorés à la feuille. Le cadre verdoyant des jardins impose alors ce choix comme une évidence : “Avec ce pot doré j’ai souhaité apporter une fascination au sens onirique du terme, qui se profile, silencieuse et distanciée de la société. Dans cette rencontre avec la nature, avec le végétal, il me semblait pouvoir apporter un soleil supplémentaire, un soleil de rechange. Couleur mentale, l’or a quelque chose qui enchante le regard. Magique, l’or appartient à la mémoire. Céleste, il est doué d’une légèreté qu’aucune couleur ne peut apporter86.”

Puis, il place le Pot dans une serre de métal et de verre, construite à sa mesure, avec toutefois une impression d’étroitesse qui rend l’objet encore plus imposant. La serre est close car, comme s’en explique l’artiste : “L’interdit est depuis toujours l’une des données fondamentales de mon travail. Je protège ainsi ma trace, mais je crois également qu’une part de mon œuvre doit se regarder à distance87.”

 

Dans les années 80, de nombreux artistes sont sollicités par la commande publique. Cathédrales, châteaux et théâtres antiques deviennent des lieux d’expression pour les artistes. C’est dans ce cadre que l’on demande à Jean Pierre Raynaud d’intervenir dans l’abbaye de Fontevraud, dans le Maine-et-Loire, sur la présentation de quatre sculptures majeures du Moyen Âge, les gisants des rois et des reines – Henri II Plantagenêt, Aliénor d’Aquitaine, Richard Cœur de Lion et Isabelle d’Angoulême – qui, de l’avis général, ne sont pas présentés dignement. “Il s’agissait, j’en étais parfaitement conscient, d’intervenir en harmonie plutôt qu’en rupture. Seulement mon harmonie est inévitablement celle de mon époque. J’ai donc tenté de retrouver l’état l’esprit de l’homme du XIIe siècle, en construisant quatre fosses, ou plutôt l’idée de quatre fosses, tapissées de céramique claire pour y apporter une lumière spirituelle capable de les détacher du sol et de les faire ainsi échapper au socle88.”

 

En mai, Jean Pierre Raynaud participe à une exposition, dont le commissariat est assuré par Catherine Millet, et qui présente, au Seibu Museum à Tokyo, le travail de 12 artistes français. Il y montre une installation composée à partir des lits de Manifeste.

Puis, il réalise le stand de la Galerie Daniel Varenne de Genève pour la Foire de Chicago. Il y présente pour la première fois des stèles portant des poteries étrusques de couleur noire, réalisées par un procédé de cuisson antique et portant le nom de bucchero. Pour découvrir cette civilisation qui accordait une large place à la mort et à l’architecture funéraire, il souhaite partir en Italie. En août il visite les musées et les sites antiques, telle la nécropole de Cerveteri, où il retrouve un sens de l’architecture dont il se sent proche mais qui ne le surprend pas : “Je crois que c’est une très belle qualité de vivre sa relation avec la mort. Cela donne un caractère majestueux à l’architecture. Comme les Étrusques, je pose le problème de la maison. On trouve chez eux des espaces qui font la même dimension que chez moi, ou même plus petits, avec deux ou trois séries de piliers, des sièges qui font partie de l’espace monolithique, des marches, une structure à la fois creusée et construite. Malgré la découverte, je n’ai pas eu de révélation, car pour moi, c’était déjà vécu89.”

 

De plus en plus d’objets antiques trouvent leur place dans la Maison, donnant parfois naissance à des œuvres, comme ce crâne néolithique posé sur une stèle, vanité ou trace d’une histoire lointaine, qui, plus tard à Venise, sera le sujet d’un vaste projet. À l’extérieur de la Maison, des plantes apparaissent. Le point d’équilibre est presque trouvé et Jean Pierre Raynaud réfléchit de plus en plus à l’avenir de ce lieu.

 

 

1986

 

Le 9 janvier, la Carpenter-Hochman Gallery de New York présente une exposition de Jean Pierre Raynaud entièrement en noir et blanc, dans laquelle, par exemple, un grand Tableau barré de lignes noires verticales fait face à un Espace zéro de carrelage.

 

Le 30 janvier, le colloque “L’Art et la Ville, urbanisme et art contemporain”, qui se tient au palais du Luxembourg à Paris, présente au public le projet de Jean Pierre Raynaud, initié en 1984, pour le quartier des Minguettes, à Vénissieux, symbole de l’échec de l’urbanisme périphérique des années 60. “Pour que vivent les tours, dit Jean Pierre Raynaud, il faut en sacrifier une. C’est ce qui m’est apparu comme une évidence, la première fois que je me suis trouvé dans ce quartier des Minguettes. Immoler une tour en la tapissant entièrement de carreaux de céramique blanche, sertis de ciment noir ; en recouvrir les portes, les fenêtres, les loggias ; charrier une émotion dans le silence et la blancheur ; établir en somme, une distance par rapport au traumatisme que cette cité d’urgence, bâtie dans les années 60, a pu causer ; édifier une stèle, une balise : la première sculpture au monde ayant été habitée, où des gens sont nés, sont morts, ont peut-être été heureux ; exorciser, enfin, un passé dramatique, non pour le nier, mais pour tâcher de la métamorphoser en une énergie positive90.”

Soutenue par le ministère de la Culture et par un comité de parrainage composé de personnalités telles que l’architecte Oscar Niemeyer ou le sociologue Edgar Morin, l’idée rencontre pourtant l’opposition vive des pouvoirs publics locaux qui, en aucun cas, ne perçoivent la dimension artistique du projet et sont effrayés par son ampleur – bien que sa réalisation ne coûterait pas plus cher que la simple destruction de la tour. Le 18 mars, la Galerie Jeanne Bucher, à l’origine du projet de Noirlac, présente une exposition intitulée “Questions d’urbanité” qui réunit trois propositions d’aménagement de l’espace urbain, dont les plans et maquettes du projet des Minguettes.

 

L’année 1986 est riche en polémiques : le nouveau gouvernement ne partage pas toujours les enthousiasmes de l’ancien ; Daniel Buren engage le combat du Palais-Royal et Jean Pierre Raynaud celui de l’abbaye de Fontevraud, qui a développé, lui aussi, un débat national. Certains qualifient d’erreur, voire d’outrage, d’oser toucher à ce monument : “Il s’agit d’un contresens total entre cette nouvelle présentation et la notion même de gisant, nom qui n’évoque guère l’envol. Ce n’est plus là jeu poétique sur le passé du monument, ou création ajoutée à son présent, mais une sorte de détournement d’œuvres anciennes au profit d’une création actuelle. Au demeurant, ces gisants étaient fort mal présentés avant, tout le monde en convient, mais qui s’en était inquiété91 ?”

D’autres, tel Jean de Loisy qui connaît bien Fontevraud, prennent sa défense : “Comme il l’a fait avec le bucchero étrusque, la réussite de la proposition de Raynaud tient au tact avec lequel il permet au passé et au présent de se côtoyer et de s’enrichir sans jamais se confondre. Aucune autre présentation, ni un socle en béton recouvert de pierre comme on le fait traditionnellement, ni aucune virtuosité architecturale, n’aurait pu nous restituer avec autant de justesse, ainsi intacte et vivifiée, l’image des souverains92.”

 

Le 19 mai est inaugurée la Fontaine, réalisée à Oullins près de Lyon, lieu neutre dans lequel Jean Pierre Raynaud installe un véritable signal, haut pilier carrelé dont les parois sont livrées au ruissellement de l’eau.

 

Le 3 juillet, le domaine de Kerguehennec, Centre d’art contemporain situé en Bretagne, ouvre au public une serre dans laquelle Jean Pierre Raynaud a installé de façon permanente 1 000 Pots rouges, réaffirmant ainsi une idée abordée pour la première fois en 1968. À propos de cette installation, Nicolas Bourriaud pose le problème du statut de l’objet ainsi mis en scène : “Ces séries de pots vides ou pleins, alignés les uns à côté des autres, quel mode relationnel mettent-ils en jeu ? De quoi s’agit-il ? Pourquoi cet objet a priori familier revêt-il soudain un caractère étrange, par le fait d’un minuscule écart fonctionnel ? Le regardeur se sent en droit d’interpeller ses voisins ; sa présence devant l’œuvre est littéralement constituée par l’énigme banale qui le lie à elle ; sa participation est transcendée par ce mystère diffus qui agace ou passe inaperçu, et qui rapproche les pots des accessoires du culte, sans que l’on puisse établir avec certitude la nature de la croyance qui le fonde93.”

 

Pendant l’été, la Maison fait l’objet d’une dernière transformation : “La simplicité du blockhaus, la volonté du vide de l’Espace zéro, la force des civilisations anciennes, toutes ces périodes allaient jusqu’au bout de leurs intentions. Maintenant je veux réinscrire ces formes essentielles dans quelque chose qui serait la synthèse de tout cela. On ne vit pas avec la perfection ; on la rêve, mais on doit en connaître la limite, tandis que la recherche de synthèse offre une richesse différente : on peut vivre une aventure plus définitive et cela s’inscrit dans une philosophie de la vie94.”

Les lignes obliques sont alors supprimées, afin d’éliminer toute trace du caractère oriental qu’elles suscitent. L’angle droit règne en maître dans toute la Maison. La crypte est retravaillée et les piliers renforcés pour affirmer leur rythme et le découpage vertical de l’espace. La Maison est alors prête. Sa complexité satisfait pleinement les exigences de l’artiste, elle répond à toutes ses questions avec la radicalité qu’il souhaite ; elle a presque conquis son autonomie d’œuvre d’art.

 

En octobre, à la FIAC, la Galerie Daniel Varenne confie son espace à Jean Pierre Raynaud. Ce sera l’occasion pour lui de montrer ses travaux récents et de proposer un ensemble, entièrement en noir et blanc, conçu comme un face à face entre le temps de l’histoire et le temps de l’industrie. En effet, une série de stèles, présentant chacune un vase étrusque, encercle une installation centrale composée de fûts métalliques posés sur des lits de carrelage blanc. Les fûts sont noirs, brillants, silencieux et violents, imposant leur masse énigmatique aux courbes souples des poteries millénaires.

 

Jean Pierre Raynaud réalise de nouveaux fûts qui portent chacun un petit adhésif du type de ceux signalant généralement les matières dangereuses, inflammables, radioactives, explosives, etc. Ces signes, utilisés ici pour la première fois, donneront naissance par la suite à de nouvelles séries de travaux.

 

Gladys Fabre, qui menait depuis plusieurs années une étude approfondie de l’œuvre de Jean Pierre Raynaud, publie un ouvrage95 dans lequel les grands moments de l’œuvre de l’artiste sont analysés, sous un angle à la fois psychanalytique, littéraire et esthétique.

Le 16 décembre, le maire de Paris, Jacques Chirac, remet à Jean Pierre Raynaud le Grand Prix des Arts de la Ville de Paris.

 

 

1987

 

Le 21 mai s’ouvre, au Musée national d’Art moderne de Paris, l’exposition “L’époque, la mode, la morale, la passion”. Jean Pierre Raynaud y présente une série de sept grands Autoportraits, de 1,80 m de hauteur, c’est-à-dire de la taille moyenne d’un homme. Bien que ces œuvres ne soient pas nouvelles, elles tendent, dans le contexte, à démontrer avec radicalité à la fois la position de retrait que leur auteur a toujours tenu face aux courants dominants, mais aussi son insistance à affirmer une idée qui prend ici valeur de manifeste.

 

Jean Pierre Raynaud répète le même geste, avec cette fois la puissance expressive de la monumentalité, sur l’une des places centrales de la ville de Québec, où est inaugurée, le 31 août, la sculpture offerte par la Ville de Paris. Cet Autoportrait est strictement semblable aux œuvres de plus petites dimensions : même nombre de carreaux, mêmes proportions, mais ici tout est agrandi pour atteindre 6,50 m de hauteur et dominer le fleuve Saint-Laurent de sa blancheur. Réalisé en marbre blanc et en granit noir, il est fait pour durer et témoigne même d’une certaine arrogance dans le contexte urbain où il se trouve placé.

 

Pendant l’été, la revue Artstudio publie une analyse de l’œuvre de Jean Pierre Raynaud, due à Catherine Francblin, qui met l’accent sur l’intérêt constant de l’artiste pour les rencontres entre les extrêmes : “Tous les objets que Raynaud s’approprie, toutes les situations qu’il imagine, puisent leur force d’ébranlement dans le fait d’orienter l’interprétation, toujours et simultanément, dans deux directions contraires. De même qu’un soleil noir est une contradiction dans les termes, de même les pots de fleurs sans fleur, les pistolets mitrailleurs colorés comme des jouets, les stèles en carreaux de faïence où repose une feuille de lierre, les cercueils peints en rouge ou bleu, ou le projet pour Vénissieux d’un immeuble emmuré, de même ces travaux frappent-ils par leur ambivalence, au point que l’on ne sait si Raynaud les a enfantés dans l’effroi ou dans l’émerveillement, s’ils sont le fruit de l’angoisse parvenue à son comble ou celui d’une vision innocente et légère accordée à la silhouette éternellement adolescente de l’artiste, accordée surtout à l’esprit de poésie pure dont ses propos jamais ne se départissent. [...] Car si l’art est un jeu, il est pour Raynaud un jeu cruel. C’est pourquoi l’ensemble de son travail, où l’on voit le Bien et le Mal se mesurer en un combat mythique, porte un coup sérieux à l’état d’indifférence du public de l’art. À ce dernier, il expose de manière lumineuse que l’issue du combat sera la beauté ou la mort96.”

 

Jean Pierre Raynaud – bien qu’il réalise un second Espace zéro pour le Musée de Saint-Étienne dont les nouveaux espaces sont inaugurés en décembre – travaille à une série d’œuvres dont le parti pris minimaliste et la radicalité formelle sont rompus par l’irruption d’un objet à la puissance expressive et à la symbolique particulièrement chargée : le drapeau français. L’artiste exploite toutes les possibilités que lui offre ce nouveau support. Il travaille sur les trois couleurs, le bleu, le blanc et le rouge ; sur les matériaux utilisés, qui parfois réinterprètent l’objet de référence que constitue le drapeau ; ou sur le drapeau lui-même, traité anecdotiquement et parfois même avec humour. Mais rien n’est alors montré et Jean Pierre Raynaud préfère attendre qu’un large ensemble soit constitué avant de le rendre public.

 

Pierre-André Boutang réalise, pour le Centre national des Arts plastiques, Antenne 2 et le Centre Georges Pompidou, un court métrage de 26 mn sur Jean Pierre Raynaud.

 

 

1988

 

Le 8 mars est inauguré, au Musée national d’Art moderne de Paris, un projet qui lie à vie Jean Pierre Raynaud à cette institution. En effet, à la suite de la proposition qui lui avait été faite d’intervenir dans l’espace du musée à l’occasion du dixième anniversaire du Centre Georges Pompidou, il propose d’installer, parmi les œuvres de la collection permanente, un Container zéro. Réalisé à partir d’un véritable container utilisé dans les transports maritimes, c’est un cube métallique blanc de 3,30 m de côté, dont l’intérieur est entièrement recouvert de carrelage blanc : “Il sera présenté portes ouvertes, bloquées, un peu comme un retable. Ces portes massives, ouvertes à un certain degré, seront le lieu d’accueil du public. Le but est que le visiteur soit isolé de ce qui se passe à gauche et à droite, à la manière d’œillères. Quand les portes vont s’ouvrir, il va se révéler un monde intérieur dans tous les sens du terme. Le monde intérieur du Container, mais surtout mon monde intérieur, à l’image de la Maison97.”

Car c’est un véritable lieu dans le lieu qui est ainsi créé, avec sa vie et son autonomie propres. En effet, le contrat passé avec le musée stipule que Jean Pierre Raynaud peut installer, quand il le désire et pour une durée indéterminée, ce qu’il souhaite à l’intérieur du Container. Ainsi, l’objet, l’œuvre ou la mise en scène qu’il choisit et qui correspond à sa volonté du moment peut y être mis en situation et l’artiste est responsable à vie de toutes les étapes de l’aventure de cet espace. Le container est inauguré avec une fiaque de pigment bleu, hommage déclaré à Yves Klein, puis pendant l’année il accueille, entres autres, le Carré noir sur fond blanc de Malévitch, une machine de Jean Tinguely, un bouquet de fleurs coupées ou un appareil de laboratoire emprunté au CNRS.

Jean Pierre Raynaud s’accorde donc, par les possibilités multiples que lui confèrent ses interventions dans le Container, le droit et la possibilité de prendre la parole au sein de la plus grande collection contemporaine française, s’octroyant ainsi un espace de liberté dans un lieu particulièrement symbolique. La disparition de l’artiste est même envisagée : un tableau de carrelage portant le numéro zéro est remis au musée qui, après sa mort, a la charge de l’installer à l’intérieur du Container, de façon définitive, clôturant ainsi l’aventure.

 

C’est à la Galerie de France que Jean Pierre Raynaud choisit de dévoiler au public les œuvres réalisées à partir du drapeau français. L’exposition “Bleu, Blanc, Rouge” – évoquant par son titre l’exposition des Arts décoratifs de 1972 – est inaugurée le 10 mars et réunit des Drapeaux dont le blanc est remplacé par du carrelage, des assemblages de palissades bleue et rouge encadrant un panneau blanc carrelé, des boîtes à l’intérieur desquelles se trouve un drapeau libre froissé et un ensemble de stèles portant chacune un drapeau hissé sur sa hampe. Le travail de l’artiste se situe donc à mi-chemin entre la mise en scène d’un objet fortement connoté et le renvoi systématique à son propre univers par une substitution à caractère anecdotique. Philippe Piguet le relève avec évidence dans L’Œil : “Mais ne nous trompons pas, l’intention de Jean Pierre Raynaud est avant tout de faire valoir la puissance d’expression de cette céramique blanche qui signe sa présence ; il s’agit d’en révéler la profondeur de l’éclat, le degré sublime de méditation qu’elle nous propose. Elle est l’unique objet de son enquête – comme il en était de l’ogive pour les bâtisseurs du Moyen Âge. Le drapeau n’est ici hissé qu’en son honneur98.”

 

Le 26 avril est publié un ouvrage99 fondamental sur la Maison de Jean Pierre Raynaud, réalisé par Denyse Durand-Ruel, Yves Tissier et Bernard Wauthier-Wurmser. Fruit de plusieurs années d’études, d’entretiens avec l’artiste et d’analyses architecturales et esthétiques, il trace magistralement l’évolution de la Maison et de son auteur tout au long des 18 années de leur aventure commune. L’ouvrage est présenté en avant-première à la Galerie Jeanne Bucher et, à cette occasion, la Maison est ouverte au public pendant une semaine. Des milliers de personnes se pressent pour découvrir ce lieu magique et irréel, presque inhumain et pourtant vécu au quotidien par son auteur.

 

Le 1er septembre, Jean Pierre Raynaud choisit d’interdire totalement l’accès de la Maison à toute autre personne que lui-même, pour une durée qu’il fixe arbitrairement à 20 ans. La Maison n’est donc plus qu’un objet de désir inaccessible et rappelle ainsi violemment et radicalement que, pour Jean Pierre Raynaud, l’interdit fut et demeure l’une des données essentielles de son travail.

 

Inventer l’espace qu’il occupe est devenu la seconde nature de Jean Pierre Raynaud et, la Maison étant à présent fixée dans un état qu’il considère comme définitif, il s’engage immédiatement dans un nouveau chantier. À nouveau en banlieue, à La Garenne-Colombes, il acquiert un terrain enclavé entre immeubles et pavillons et entreprend d’y creuser ce qu’il nomme déjà le Terrier...

 

Il entreprend également, à la demande de Denyse et Philippe Durand-Ruel, la réalisation d’un espace entièrement carrelé qui deviendra le nouveau site des Archives Denyse Durand-Ruel, à Rueil-Malmaison.

 

À la fin de l’année, la France s’apprête à fêter le bicentenaire de la Révolution et la Ville de Paris propose à des artistes de réaliser des œuvres sur un ensemble de lieux historiques. Jean Pierre Raynaud conçoit, à la Bastille, au-dessus du bassin de l’Arsenal, une fontaine horizontale directement issue de son travail récent sur le drapeau français : sur un dallage carré de 27 m de côté, séparé en trois bandes égales, ruissellera de l’eau colorée, en bleu à gauche et en rouge à droite. Mais le projet ne sera jamais réalisé.

 

 

1989

 

En mars, Isabelle Monod-Fontaine et Daniel Abadie organisent pour l’AFAA, à Moscou et à Léningrad, une vaste exposition intitulée “Art en France, un siècle d’inventions”, dans laquelle sont présentées cinq stèles Autoportraits de Jean Pierre Raynaud.

Le 14 avril, à l’hôtel de ville de Villeurbanne, est inaugurée une exposition qui réunit des œuvres de 1962 à 1989 et à cette occasion est installé dans la salle du Conseil municipal un grand Drapeau libre qui, sur un fond de carrelage blanc, présente un drapeau froissé.

 

Le début de l’année est occupé par le chantier de construction du Terrier de La Garenne-Colombes. Creusé profondément dans le sol, le lieu se présente, vu de l’extérieur, comme une base de pyramide recouverte de carrelage, un mastaba aux parois inclinées, posé sur un lit de gravier blanc et qui, par son volume, sa couleur et son aspect sculptural, rompt radicalement avec l’environnement pavillonnaire. Conçu dans un registre opposé à celui de la Maison désormais close, l’édifice affiche de l’extérieur sa dimension plastique. L’espace intérieur, dans lequel on pénètre par un escalier qui s’enfonce dans le sol, est simple et pur. Ses vastes dimensions surprennent et sa lumière zénithale généreuse contraste avec l’absence de fenêtres. Ce lieu est, pour Jean Pierre Raynaud, l’espace idéal pour visualiser ses œuvres, mais aussi pour les présenter aux visiteurs qui ont d’ailleurs été conviés, sur invitation le 26 juin, à son inauguration.

 

La Caisse des Dépôts et Consignations demande à Jean Pierre Raynaud de réaliser un projet sur le vaste toit (plus d’un hectare) de l’un des bâtiments les plus spectaculaires construits récemment à Paris : la Grande Arche de La Défense, due à l’architecte danois Johan Otto von Spreckelsen. À son sommet, l’édifice comporte quatre patios insérés dans l’architecture et inscrits dans un carré. C’est là, face au ciel, que Jean Pierre Raynaud propose d’inscrire, en lignes de granit noir dans le marbre blanc, la carte astrologique du ciel, cercle monumental qui traverse l’architecture. “Intervenir en tant qu’artiste, écrit-il dans le dossier de presse du projet, sur une architecture majestueuse et monumentale, c’est nécessairement s’insérer et non pas rivaliser avec elle. Les quatre patios du haut de l’Arche, au-dessus de la ville, un peu plus près du ciel, dégagés de la fièvre d’activité qui règne au niveau du sol, permettent un réel dialogue avec la voûte céleste, véritable architecture naturelle. Cela m’a semblé une opportunité exceptionnelle de proposer à nos sens l’approche universelle de ce dessin qui a fait partie de l’aventure de l’homme : la carte du ciel. Dans les civilisations anciennes, les édifices importants étaient orientés. J’ai donc, après coup puisque l’architecture était déjà réalisée, inscrit dans l’édifice l’orientation précise de la carte du ciel en marquant, l’Est, degré zéro du Bélier. Ainsi, cette architecture reprend-elle sa vraie place dans une organisation spatiale et l’homme peut, alors, avec un peu plus de sérénité, envisager son fondement dans l’espace.”

L’œuvre, inaugurée le 29 septembre, réaffirme avec envergure le désir de l’artiste d’inscrire l’homme dans la course des astres – en 1981, Soleil noir en avait déjà esquissé l’idée.

 

Du 7 au 15 octobre, pour le stand de la Galerie Louis Carré, à la FIAC, Jean Pierre Raynaud construit l’Espace Raynaud, qui rappelle à la fois tous les Espaces zéro déjà réalisés mais aussi l’intérieur de la Maison. Totalement vide, entièrement recouvert de carrelage, avec deux seules fentes étroites dans l’une des parois qui en autorisent l’entrée, le lieu ainsi créé est délibérément situé sur un territoire opposé à celui de la foire : rien ici ne se vend, rien n’est montré si ce n’est le lieu lui-même et ce qu’il génère. C’est ce qui intéresse l’artiste : l’expérience émotionnelle, la trace laissée dans la mémoire, et c’est pour cette raison que – même si lors de la visite du président de la République, François Mitterrand, il est question d’acquérir l’ensemble pour les collections nationales – tout est détruit après la manifestation, pour n’en conserver que le souvenir.

 

Le 26 octobre est inaugurée une nouvelle œuvre publique réalisée par Jean Pierre Raynaud à la demande du CNRS, pour célébrer son 50e anniversaire, à l’initiative du physicien Paul Guy Fournier. Entièrement financée par le mécénat public et privé, elle est installée sur le parvis du siège du CNRS, quai d’Orsay à Paris, et témoigne de la rencontre de deux univers dont l’esthétique se rencontre et se croise au point de se confondre. L’on se souviendra qu’en 1969 le premier objet qui scella l’invention par l’artiste du carrelage blanc aux joints noirs était une table de salle à manger inspirée des paillasses de laboratoire en carrelage. Vingt ans après, l’occasion lui est donnée de rendre hommage à cette idée fondatrice puisque, ici, c’est une véritable paillasse en carrelage qui est érigée en monument, plantée verticalement dans le sol et parsemée de mystérieux objets métalliques – pièces constitutives d’une machine à analyser les molécules par spectroscopie.

 

Les œuvres des années 1988 et 1989 traitent presque toutes de l’univers médical. La croix rouge, dessinée sur des panneaux métalliques blanc et bleu, a fait son apparition, placée en situation dans des œuvres murales ou dans des containers, à l’image du Container zéro, tout comme des objets d’infirmerie ou – rares images dans l’œuvre récente de l’artiste – des radiographies en position de lecture sur des boîtiers lumineux. Le verre dépoli est également utilisé pour couvrir à mi-hauteur le carrelage qu’il recouvre, tel le verre des fenêtres des ambulances, rendu opaque pour préserver celui qui souffre du regard extérieur.

 

 

1990

 

Le 23 mai est inaugurée à la Fondation Peggy Guggenheim l’exposition “La France à Venise”, qui retrace quarante ans de présence française à la Biennale. Jean Pierre Raynaud y présente cinq tableaux de carrelage dont la série complète avait été réunie dans le Pavillon français en 1976.

 

Les nombreuses interventions de Jean Pierre Raynaud dans l’espace urbain sont présentées dans une grande exposition itinérante intitulée “L’art renouvelle la ville”, qui traite des rapports entre art contemporain et urbanisme. À partir du mois de juin, et pendant une durée totale d’une année, l’exposition sera accueillie par de nombreux musées au Japon. Dans son catalogue, Germain Viatte consacre un long texte à la relation de Jean Pierre Raynaud à l’espace : “L’art de Jean Pierre Raynaud est d’emblée monumental. Les signes qui le composent sont, dès l’origine de l’œuvre en 1962, issus de l’univers construit par l’homme, ils appartiennent au vocabulaire de la ville, extraits de ses situations critiques lorsque l’interdit oppose l’arrêt au mouvement, la mort à la vie. [...] L’artiste d’aujourd’hui peut assumer et dépasser les utopies ; il ne veut plus être étranger aux réalités de la vie urbaine et servir d’alibi à l’indigence urbanistique. Jean Pierre Raynaud, malgré et peut-être à cause du caractère introspectif de son œuvre, est peut-être celui qui a affirmé le plus fortement cette nouvelle conscience100.”

 

Outre les objets de pharmacie mis en situation, cannes d’aveugle, panneaux de mesure de la vision et les grandes installations qui associent chaises d’infirme rouges et panneaux de carrelage, une nouvelle série fait son apparition : plus agressive, au sens physique du terme, elle est principalement composée de panneaux de carrelage traversés par des barres d’acier porteuses de crochets de boucherie pointés vers le spectateur. La surface calme et lisse du carreau est ainsi hérissé de pointes conçues pour être plantées dans la chair.

 

En octobre, un autre ensemble de nouveaux travaux fait l’objet d’une exposition personnelle à la Galerie 44, près de Düsseldorf. La surprise est ici créée, dans la première partie de l’exposition, par la nature des objets utilisés, simplement posés sur des surfaces carrelées : des jouets d’enfant en plastique aux couleurs vives, une corde à sauter, une pelle et un râteau ou une tétine séparée de son biberon... La seconde partie de l’exposition réunit plusieurs installations avec chaises d’infirme et carrelage : c’est en fait l’espace contenu entre ces situations qui intéresse l’artiste ; les deux extrêmes de la vie dont il pose ici les jalons n’ont de sens que par les questions auxquelles ils renvoient, par l’inquiétude qu’ils génèrent et sur laquelle l’artiste nous invite à méditer. Ann Hindry, dans une étude intitulée “Le moment de l’objet”, aborde ce problème : “L’art de Raynaud, c’est d’abord la poursuite d’un cheminement personnel, l’élaboration d’une symbolique du passage individuel à travers les arcanes de la connaissance du monde, celle qui passe par la connaissance de soi. La fonction que tient l’objet dans ce parcours singulier est multiple, même s’il garde toujours son identité initiale. Il s’agit moins de déplacement de sens que de la mise en je de signifiés contradictoires, de situations irrésolues. [...] Quoi qu’il en soit, l’œuvre de Jean Pierre Raynaud reste délibérément théâtralisée. Les objets par lesquels il nous invite à côtoyer, sinon à pénétrer, son entreprise solitaire, sont soumis à un grimage destiné à faire jouer la charge significative de leur portée générique propre dans le cadre du vaste concert dont il affine sans cesse la partition101.”

 

En octobre également est inaugurée la Stèle pour les Droits de l’Homme, monument commandé en plusieurs exemplaires à Jean Pierre Raynaud par le ministère des Affaires étrangères pour être offert par la France, et dont le premier est installé au Museum of Contemporary Art de Chicago. L’œuvre, stèle unique sur laquelle reposent trois cubes de carrelage blanc orientés de façon semblable, appartient à la série des Autoportraits. Le silence de cette œuvre laisse libre cours à toute interprétation, positive ou négative. Sommes-nous face à un mur qui condamne toute liberté ou, au contraire, s’agit-il d’un terrain vierge ouvert aux espoirs ? Comme souvent, le travail de Jean Pierre Raynaud ne cherche pas à apporter une réponse et permet la libre interprétation.

 

À la fin de l’année, la Galerie Enrico Navarra publie un ouvrage sur le Terrier de Jean Pierre Raynaud à La Garenne-Colombes qui montre largement les lieux et les œuvres qui s’y trouvent. C’est aussi l’occasion d’insister sur son insertion dans le paysage de la banlieue parisienne pavillonnaire et d’en tracer, par opposition, un bien sombre portrait, renforcé encore par une citation de Céline, placée en exergue de l’ouvrage : “Pauvre banlieue parisienne, paillasson devant la ville où chacun s’essuie les pieds, crache un bon coup, passe, qui songe à elle ? Personne. Abrutie d’usines, gavée d’épandage, dépecée, en loques, ce n’est plus qu’une terre sans âme, un camp de travail maudit102...”

 

En décembre, à Varsovie, Jean Pierre Raynaud participe, à l’invitation de Serge Lemoine, à l’exposition intitulée “La France aujourd’hui”, qui se poursuivra l’année suivante à Cracovie. Une salle lui est réservée dans laquelle il présente un groupe d’œuvres récentes sur le thème Carrelage + Radiographie.

 

 

1991

 

Le 26 janvier s’ouvre la première rétrospective consacrée à Jean Pierre Raynaud aux États-Unis. Conçue pour être itinérante, elle est due à l’initiative de Daniel Abadie et le commissaire en est Alfred Pacquement, alors directeur de la toute nouvelle Galerie nationale du Jeu de Paume à Paris. L’exposition réunit 35 œuvres, de 1962 à 1990, ainsi que plusieurs installations de grandes dimensions réalisées sur place par l’artiste. Le catalogue regroupe plusieurs textes d’analyse qui offrent au public américain une approche précise et détaillée de l’œuvre, de son contexte et de l’auteur. La première étape est la Menil Collection à Houston, de janvier à mars, la seconde le Museum of Contemporary Art de Chicago, d’avril à juin, puis le Centre international d’Art contemporain de Montréal, de septembre à novembre.

À Chicago, l’œuvre réalisée in situ inclut des masques à gaz noirs suspendus sur un mur de carrelage. Cet objet, utilisé ici pour la première fois, inaugure une nouvelle série d’œuvres qui met en scène des éléments évoquant risque nucléaire, contamination et radioactivité. À l’occasion de cette exposition, la Stèle pour les Droits de l’Homme, offerte par le gouvernement français et la Banque nationale de Paris, est remise officiellement au musée de Chicago. Pendant l’exposition, se tient également un colloque, réunissant de nombreux interlocuteurs sur le thème de “L’art et la ville”, dans lequel Jean Pierre Raynaud fait part de son expérience personnelle.

 

Dans Art Press, Catherine Francblin analyse les raisons qui motivent l’intérêt américain pour certains artistes français et, au contraire, ce qui les en éloignent : “On ne peut rien comprendre à l’aventure de Raynaud si on ne saisit pas qu’elle opère la synthèse de ces deux rêves d’absolu que l’Amérique a nourri parallèlement à partir des années 60 en distinguant l’abstraction pure d’un côté et l’image pure de l’autre. Si la récitation de thèmes expressionnistes semble appartenir en propre à l’art européen (Kiefer, etc.), il n’appartient qu’à Raynaud d’accomplir la réconciliation qui permet de donner à la dimension iconique, violemment affective, la radicalité d’une modernité formelle issue du néo-platonicisme et du constructivisme103.”

 

Un autre colloque a lieu les 21 et 22 février à Vénissieux autour du thème “Vivre ensemble les grands ensembles, les entretiens des Minguettes”. Jean Pierre Raynaud en est l’intervenant privilégié car le projet de la Tour blanche, qui suscite toujours de violentes polémiques, arrive dans sa phase décisive de réalisation. Le dossier administratif est validé par les partenaires, toutes les contraintes techniques semblent résolues et les opérations, qui comprennent notamment la pose de plus de 5 000 m2 de carrelage, sont évaluées à 10 millions de francs. Bernard Ceysson, conservateur du Musée d’Art moderne de Saint-Étienne, prend la défense du projet : “Je crois qu’il est de mon devoir de prendre fait et cause pour un projet qui donnerait à la région, notre région, une œuvre moderne, enfin exemplaire, laquelle enrichirait notre patrimoine et, symboliquement, porterait témoignage de notre capacité à accepter ce qui est fort, neuf, moderne. Or seule une œuvre d’art qui ne soit pas une décoration peut exprimer cette vitalité, cette énergie, seule une œuvre d’art qui soit ‘cette première sculpture du monde ayant été habitée, où des gens sont nés, sont morts, ont peut-être été heureux’ (Jean Pierre Raynaud), qui soit ce geste impérieux érigeant la stèle, monumentale, murée dans le silence et la lumière qui sera à jamais le mémorial d’une réalité dans la réalité. Le projet de Jean Pierre Raynaud n’esquive rien de la vérité et de la terrible réalité de la cité. Il n’en masque pas les contradictions. Il veut simplement commémorer, dresser au cœur de la ville la verticalité repérable qui ordonnera l’espace sans le contraindre. Non pas donc objet d’art, dérisoire et funeste décoration, mais une flèche de cathédrale, belle, évidente, telles les stèles haut dressées dans le ciel de Chine qu’évoque ainsi Segalen ‘marquant un fait, une présence, elles forcent à l’arrêt debout, face à leur face104.”

En revanche, Beaux-Arts Magazine, sous la plume d’Hubert Tonka, propose un point de vue radicalement opposé : “Je suis scandalisé par le fait que Raynaud puisse passer à l’acte : transformer une tour en un monument à la tour, transformer une HLM en hypostase de l’HLM carrelée. Un monument à l’aliénation, à l’horreur, même si c’est seulement pour mémoire. Faut-il ériger la dureté et exposer cette infamie qui résulte de l’essor des villes contemporaines ? Ce n’est pas parce que Raynaud, aussi grand artiste soit-il, va carreler une tour que l’on va changer la mentalité des gosses médusés par la télévision ou parqués en bas avec leurs mobylettes. L’œuvre de Raynaud est moins radicale que la pire des barres insupportables qui existent et qui est réellement habitée, son œuvre devient alors décorative et redondante105.”

 

Le 17 juin, Jean Pierre Raynaud est promu au grade d’Officier dans l’Ordre des Arts et Lettres par le ministre de la Culture, Jack Lang.

 

Le 3 septembre est inaugurée la nouvelle “Biennale de Lyon” qui, sous le titre “L’amour de l’art”, entend offrir une large place aux 70 artistes retenus en consacrant à chacun d’eux un espace individuel. Jean Pierre Raynaud y réalise une installation avec, à nouveau, des masques à gaz.

 

Dans le cadre de la réflexion sur la prolongation de l’axe historique de Paris, qui va du Louvre à la place de la Concorde et à l’Arc de Triomphe et, depuis 1991, à la Grande Arche, 20 artistes sont sollicités auprès des architectes et urbanistes ; parmi les projets proposés, quatre sont retenus et rendus public le 10 octobre, dont celui de Jean Pierre Raynaud réalisé avec le concours de l’architecte François Tamisier. Leur idée est celle d’un long tapis horizontal qui se déroulerait au-dessus du sol et porterait un Jardin mécanique rythmé par un dessin géométrique aux lignes alternées. Inspiré des Jauges de l’époque des Murs rouges, le projet prend ainsi la mesure de l’espace ; il ne sera pas retenu pour la sélection finale.

 

Un second Jardin mécanique est, lui, réalisé pour la Société Carat à Paris. Véritable retour à la période rouge, il associe deux structures jumelles composées chacune d’un grand pot rouge monumental auquel est relié par un conduit métallique un énigmatique container, également rouge, l’ensemble reposant sur un lit de gravier blanc.

 

Le 23 novembre, à New York, la Leo Castelli Gallery présente une exposition personnelle de Jean Pierre Raynaud qui réunit des œuvres de 1962 à 1986. L’accueil du public est circonspect et la réserve américaine vis-à-vis des artistes du vieux continent trouve à nouveau un terrain sur lequel s’exprimer.

 

À la fin de l’année, paraît le livre106 réalisé par Abraham Hammacher sur Jean Pierre Raynaud : pour la première fois, un ouvrage réunit une documentation très complète sur les œuvres, complétant ainsi le livre déjà publié sur la Maison. La couverture reproduit un détail agrandi d’une œuvre récente, emblématique des préoccupations de Jean Pierre Raynaud : une Stèle présentant une minuscule bouteille rouge et or portant la mention “POISON”.

 

 

1992

 

Le 18 janvier s’ouvre la seconde exposition new-yorkaise de Jean Pierre Raynaud à la Sonnabend Gallery. (En 1965, la première personne à avoir acquis une œuvre de Jean Pierre Raynaud était Michael Sonnabend.) L’artiste présente ses travaux récents et, notamment, des œuvres utilisant de grands panneaux triangulaires portant, dessinés en noir sur un fond jaune luminescent, une impressionnante tête de mort ou le signe, plus abstrait mais presque aussi effrayant, de radiation nucléaire. La Sonnabend Gallery, qui a présenté de nombreux artistes de toutes les générations, est aussi le lieu où exposent Haim Steinbach, Jeff Koons ou Ashley Bickerton, et l’œuvre de Jean Pierre Raynaud trouve ici une résonance particulière face à ces artistes plus jeunes que lui, qui semblent partager les mêmes préoccupations et, parfois, les mêmes choix esthétiques.

 

Le 12 février, la Galerie Daniel Templon, à Paris, présente une exposition personnelle de Jean Pierre Raynaud. Comme l’exposition de New York, elle réunit des œuvres récentes, de 1985 à 1991, ainsi qu’un travail nouveau intitulé Hommage à Matisse et réalisé à partir d’autocollants utilisés pour signaler les matières dangereuses. L’œuvre se présente sous la forme de sept panneaux verticaux recouverts d’autocollants colorés qui portent des mentions telles que “matière infectieuse”, “agent oxydant”, “poison”, “inflammable” ou “radioactive”. Seules quatre couleurs sont utilisées : rouge, vert, jaune et bleu, renvoyant ainsi à des œuvres réalisées exactement vingt ans plus tôt. L’ensemble dégage une impression de vibration colorée et de légèreté qui explique le titre de l’œuvre mais qui est immédiatement contredite par les inscriptions des autocollants témoignant du risque latent caché sous l’artifice de la séduction.

 

Le 18 février, la Galerie Willy D’Huysser, à Bruxelles, présente un nouvel Hommage à Matisse ; réalisé cette fois en utilisant une seule couleur par panneau, il perd son effet de vibration.

Dans un entretien reproduit dans le catalogue, Jean Pierre Raynaud est amené à parler de la Maison, totalement fermée à toute autre personne que lui-même, depuis plus de trois ans : “C’est une expérience dont je ne parle pas. Je la vis. J’ai compris que dans le monde extérieur, proche de l’asphyxie, je ne me réaliserai jamais. La chance que j’ai eu c’est d’être à la fois équilibré et déséquilibré, c’est-à-dire équilibré pour pouvoir sauter du monde extérieur au monde intérieur et déséquilibré pour pouvoir aborder des expériences inconscientes. Cette maison est fermée depuis trois ans. Comme un prisonnier volontaire, j’ai un parcours en longueur et j’ai pu baliser le territoire, me rendre compte de ce qui était bénéfique à ma survie et négatif également. J’ai pu comprendre aussi que ce n’était pas une attitude masochiste, mais que c’était un lieu d’expérimentation où je cohabitais avec moi-même dans un monde équilibré que j’ai construit avec les matériaux que j’ai recherchés. C’est un environnement qui me convient. Quand je le quitte, j’appréhende mieux le monde extérieur avec ses contradictions et ses violences107.”

 

Le 18 avril, s’ouvre à la Contemporary Art Gallery (Art Tower Mito), au Japon, une importante exposition, mise en espace avec ampleur, passant du thème du sens interdit à celui du nucléaire, et se terminant par un Hommage à Matisse qui se déploie dans une salle entière. Ici, les autocollants, apposés directement sur le mur, couvrent l’espace et forment un environnement total et lumineux d’une superficie de 200 m2. Dans ce vaste espace, l’œuvre, échappant ainsi à la dimension du tableau qui semblait la contraindre jusqu’alors, insiste sur sa double lecture et renforce son impact et son ambiguïté.

 

 

1993

 

Le 31 janvier est installée dans le parc de Sant Marti à Barcelone la Stèle pour les Droits de l’Homme, offerte par le gouvernement français au Museu d’Art Contemporani de la ville.

 

Le Carré d’Art, Musée d’art contemporain de Nîmes est inauguré le 7 mai, avec l’exposition intitulée “L’ivresse du réel, L’objet dans l’art du XXe siècle”. Jean Pierre Raynaud présente un vaste espace au sol et murs carrelés comportant une grande Jauge rouge, réalisée à partir du Mur 813 de 1967.

 

Pour représenter la France à la Biennale de Venise, Jean Pierre Raynaud est choisi par le commissaire français, Jean-Louis Froment, qui lui demande de réaliser un projet spécifique. L’ensemble des espaces du pavillon lui étant réservé, l’artiste conçoit une œuvre monumentale dont la réalisation l’occupe depuis déjà une année. C’est une photographie du crâne humain âgé de plusieurs milliers d’années, utilisé dans Stèle + Crâne néolithique de 1985, que Jean Pierre Raynaud choisit de faire imprimer à 25 000 exemplaires sur des carreaux de faïence de 20 cm de côté afin d’en recouvrir les murs des quatre salles du Pavillon français. Avec la collaboration de François Tamisier, une nouvelle architecture est alors créée de toutes pièces : sols surélevés, plafonds creusés de gorges pour la lumière, trouées dans les murs remplaçant les portes entre les salles. Ce qui aurait pu être un nouvel Espace zéro devient une immense accumulation d’images qui occupe tout l’espace physique et visuel. L’image du crâne devient symbole du temps et archétype d’une humanité noyée par son propre nombre.

La Biennale ouvre le 14 juin et, dans L’Œil, Philippe Piguet écrit : “L’œuvre de Jean Pierre Raynaud joue des effets contrastés d’une saturation et d’un vide, d’une densité et d’une immatérialité, d’une présence et d’une absence. D’une identification et d’un anonymat, aussi : l’image de ce crâne n’est pas plus celle d’une femme que celle d’un homme, elle est l’image même de l’humain. Tout à la fois une et multiple, individuelle et collective. Sa répétition en ligne lui fait perdre son caractère effrayant pour nous obliger à l’inéluctable d’un face à face avec soi-même. En conjuguant de la sorte esthétique et éthique, Raynaud dresse ici un monument d’une rare exigence. À mi-temps entre la crypte et le temple, celui-ci constitue comme le symbole d’une civilisation de l’homme face à son destin – et l’artiste d’opérer en véritable bâtisseur. À la façon de ces grands architectes dont les ouvrages jalonnent l’histoire et qui sont autant de repères mémorables à son instruction. À l’approche d’une fin de siècle doublée de celle d’un millénaire, l’œuvre vénitienne de Jean Pierre Raynaud trouve sa plénitude dans ce qu’elle propose d’un retrait et d’une contemplation, c’est-à-dire d’un lieu qui offre l’expérience d’un arrêt sur image propice à la plus résolue des réflexions. Le choix qu’il y a fait d’une image aussi forte et si hautement symbolique dit la nature de son engagement. La mort est au centre de toute l’œuvre de Jean Pierre Raynaud. Elle n’y est jamais moribonde, elle y est toujours prospective. Elle ne diminue pas l’homme, elle le grandit, elle l’élève108.”

Le collectionneur allemand Peter Ludwig, fasciné par la présence de l’œuvre, propose à l’artiste d’en acquérir le concept et de construire, dans son musée de Cologne, une nouvelle version utilisant la même image. À la fin de la Biennale, en octobre, l’œuvre est entièrement démolie afin de restituer au Pavillon son aspect d’origine. Jean Pierre Raynaud souhaite alors que tous les carreaux de céramique soient détruits afin que rien n’en soit conservé, sinon la mémoire du lieu.

 

Afin d’affirmer son engagement aux côtés de l’artiste et de provoquer une résonance à la fois internationale et nationale, Jean-Louis Froment demande à Jean Pierre Raynaud de réaliser également une grande exposition au capcMusée d’art contemporain de Bordeaux, dont il est le directeur. La réponse de l’artiste est à la mesure de la radicalité dont il a toujours fait preuve. Il souhaite alors travailler à ce projet dans le plus grand secret et, pendant plusieurs mois, seuls les membres de l’équipe et quelques personnes très proches de Jean Pierre Raynaud sont informés des préparatifs.

Le 25 juin 1993, à l’ouverture des portes du musée pour l’inauguration de l’exposition, chaque visiteur reçoit une carte postale représentant un jardin verdoyant légendé “La Maison, avril 1993, La Celle-Saint-Cloud”. Puis les visiteurs découvrent une vaste salle dont le sol est couvert de petits containers métalliques sur roulettes remplis de gravats ; l’installation est rigoureuse, les lignes de containers se croisent et emplissent l’espace telle une immense sculpture ; les visiteurs prennent alors conscience de ce qui leur est montré : la Maison détruite par son auteur et transformée en 1 000 petits tas de pierres et de carrelage brisés. Jean Pierre Raynaud a ainsi trouvé la solution pour transformer ce lieu, qui après sa mort n’aurait plus de sens, lui conférer une autonomie et lui donner un avenir. Lieu unique dispersé en 1 000 lieux différents, éclaté en 1 000 situations individuelles, la Maison n’a jamais été seulement un lieu d’habitation ou de contemplation mais une expérience totale, immatérielle, sans cesse renouvelable, toujours disposée à être réinventée de toutes pièces et à partir du seul désir de l’artiste. Bien que les 1 000 containers chirurgicaux installés dans la grande nef bordelaise tracent au sol un immense champ d’urnes funéraires, pour l’artiste, il ne s’agit pas de la mort : il est question de renaissance. L’aventure, parfois douloureuse, de la démolition violente de la Maison – dont seul un livre et un film gardent aujourd’hui la trace – a été vécue par lui comme l’un des moments les plus heureux de sa vie. Ainsi, la maison ne se dégradera pas, ses carreaux blancs ne pourront se ternir ou se fissurer : d’un seul coup, avec un bulldozer, entre le 22 et le 26 mars, de chef-d’œuvre elle est devenue mythe, conformément au souhait de Jean Pierre Raynaud, ne pas donner prise au temps et fondre la mort et la vie en un seul développement d’énergie.

À l’occasion de l’exposition, les Éditions du Regard publient le second tome du livre sur La Maison109. Constitué de photographies noir et blanc des travaux de démolition, il se conclut sur une seule image en couleurs : la vue panoramique des 1 000 containers réunis pour la dernière fois. En effet, souhaitée par l’artiste, leur dispersion commence le lendemain de la fermeture de l’exposition, le 15 novembre. Un film110, réalisé par Michelle Porte pendant les travaux de démolition et commenté par Jean Pierre Raynaud, retrace l’aventure de la Maison et se termine sur les 1 000 fragments de l’édifice.

 

Parallèlement, le capc présente une exposition rétrospective des Psycho-Objets réalisés entre 1964 et 1968, ainsi que l’environnement conçu pour Jean-Marie Rossi en 1969. Hors de son cadre d’origine, l’œuvre se présente sous la forme d’un long mur de 23 m de long réunissant tous les éléments qui constituaient les différents espaces. Si la mise à plat fait perdre l’idée d’espace habité, elle permet toutefois d’embrasser l’ensemble du propos et rejoint ainsi la série des Murs de grandes dimensions.

 

Depuis le début de l’année, Jean Pierre Raynaud habite à Bougival. Mais la relation qu’il entretient avec un espace d’habitation n’étant jamais neutre ou fonctionnelle, cette nouvelle maison est également un lieu de rêve. Il s’agit d’une grande villa partiellement ruinée située dans un jardin luxuriant, qu’il a achetée non pas pour la restaurer mais simplement pour la contempler. En effet, il s’installe dans la petite maison de gardien qui lui fait face et qu’il aménage confortablement. Il s’occupe des plantes du parc, dispose un Pot rouge sur un talus et jouit ainsi du spectacle d’une maison construite par un autre, qui échappe totalement à son univers esthétique mais qui satisfait pleinement ses désirs du moment.

 

À la demande de Jean-Michel Wilmotte, Jean Pierre Raynaud travaille à la réalisation du plafond d’un café situé au premier étage de l’aile Richelieu du Louvre. Trois autres artistes interviendront dans les lieux : Daniel Buren, César et Francis Giacobetti. L’événement est d’importance car il s’agit de la première création d’une œuvre contemporaine dans le bâtiment du Louvre, depuis le plafond commandé par André Malraux à Georges Braque en 1953 pour la salle Henri II.

Jean Pierre Raynaud réalise un plafond courbe comme une voûte céleste et constellé du signe identifiant la radioactivité, hommage au ciel étoilé de l’Annonciation de Fra Angelico conservée au Prado : “La commande d’un plafond au Louvre me paraît se situer dans la continuité de mon alliance avec le plus vaste, c’est-à-dire l’univers. En donnant une légère courbe à ce plafond désolidarisé de l’ensemble des murs, j’accentue son indépendance et sa différence, mais je le laisse dialoguer avec l’architecture du lieu. Les carreaux de céramique blanche qui tapissent cette voûte, dans lesquels est imprimé à 900° le signe archétypal du nucléaire, sont ici pour nous avertir que nous n’échappons pas aux signes de notre époque et qu’au lieu de les nier il serait préférable de les associer à nos projets, comme un exorcisme qui montrerait la maturité dont nous sommes capables – à condition que ces manipulations soient le fruit d’un projet qui rende hommage à la vie111.”

 

 

1994

 

À la demande d’Yvon Lambert, Jean Pierre Raynaud travaille à un projet pour l’une des quatorze chapelles de Vence qui forment, dans la ville, les étapes d’un chemin de croix. Originaire de cette ville, Yvon Lambert rêvait depuis longtemps de confier à des artistes ces chapelles du XVIIIe siècle non entretenues, afin de leur rendre vie. Les projets des 14 artistes sollicités forment une exposition présentée par le château de Villeneuve à Vence, d’avril à juin. Le projet de Jean Pierre Raynaud traite de la dernière station, la Mise au Tombeau. Il propose de creuser le sol sur toute la surface de la chapelle, d’un volume égal à celui de l’espace au-dessus du sol, produisant ainsi un double inversé qui serait de couleur noire, et d’interdire ainsi l’accès des lieux qui seraient seulement vus depuis l’extérieur, au travers d’une grille sculptée dans la porte. Espace interdit, voué au vide, symbole d’un enfouissement et d’un renversement des valeurs, ce projet, en cours d’étude, devrait être le premier réalisé par la ville de Vence. Après Vence, l’exposition est accueillie, à la fin de l’année, par le capcMusée de Bordeaux.

 

À Bordeaux, à nouveau, l’exposition “Même si c’est la nuit” met en scène, de façon spectaculaire, l’œuvre Manifeste. Constituée de 23 lits blancs surmontés chacun d’une peinture, l’œuvre avait été réalisée pour le musée de Newport en 1984 et Jean Pierre Raynaud vient d’en faire don au capcMusée.

 

L’été donne à Jean Pierre Raynaud l’occasion de participer à une exposition organisée par la Galerie Enrico Navarra à Ramatuelle et dont le titre, “L’art à la plage”, témoigne de l’approche ludique du projet, puis, en novembre, plusieurs de ses œuvres sont présentées dans l’exposition de la Collection de la Fondation Cartier qui circule en Corée et à Taiwan. Enfin, en décembre, à Tachikawa City, nouveau quartier de la ville de Tokyo, est installé le plus grand des Pots rouges – ses 5 m de hauteur paraissent ici à l’échelle des constructions qui l’entourent.

 

Un concours, lancé par l’Établissement public d’aménagement de la ville nouvelle d’Évry, donne l’occasion à Jean Pierre Raynaud d’engager à nouveau sa réflexion sur la place de l’art dans les milieux urbains. Il s’agit ici de redonner du sens à l’entrée de la ville constituée principalement d’un nœud autoroutier s’étalant sur 3 km. La réponse de Jean Pierre Raynaud emporte l’adhésion de l’équipe, constituée de Dominique Perrault et Pascal Cribier : l’artiste propose, non pas l’installation d’une œuvre monumentale, mais un nouvel ordonnancement visuel des lieux créé par une forêt d’arbres filiformes, de 40 m de hauteur : “Je me suis dit que dans cette anarchie des matières, des mentalités et des choses, il ne fallait pas créer un signe nouveau (un Raynaud) qui empêche de voir le reste mais, en revanche, intervenir sur cet espace, créer, comme chez Mondrian, une sorte d’ordre totalement subjectif, et arriver à une forme d’équilibre, calmer la rétine et le mental, tracer une ligne virtuelle de flottaison, quelque chose qui n’ajoute rien de tangible mais induit une permanence, maîtrise le désordre et fait passer en priorité un projet qui n’est pas une conception paysagère, qui n’est pas une architecture, mais qui est construit avec la nature112.”

Le projet est présenté au mois de décembre au Centre Georges Pompidou.

 

 

1995

 

Jean Pierre Raynaud participe à l’exposition “Thresholds” (Seuils) à la National Gallery of Modern Art de New Delhi. Il y réalise un nouvel Hommage à Matisse sur un grand mur circulaire à l’entrée de l’exposition.

 

Comme l’utilisation de la signalétique d’identification des matières dangereuses avait entraîné Jean Pierre Raynaud vers la radioactivité, celle-ci l’amène naturellement à s’intéresser aux matières fluorescentes. Déjà, depuis 1992, certains panneaux de signalisation métalliques étaient réfléchissants et des rubans rouges et jaunes fluorescents avaient été placés dans des boîtes. Nommées Tri-secteur, ces nouvelles œuvres, véritables rubans industriels de signalisation des zones contaminées par la radioactivité, portent, pour les jaunes, la mention Franchissement réglementé et, pour les rouges, Franchissement interdit, accompagnées du petit signe circulaire symbole de l’arme la plus puissante du monde. Les rubans sont laissés sur leur bobine d’origine, placés par groupes ou empilés par alternance de couleur, enfermés dans des boîtes métalliques blanches de dimensions diverses – celle du plus petit format évoque un cercueil miniature. Tous renvoient à la notion de danger, à l’instar de l’Hommage à Matisse.

 

C’est à Chicago, lors de la foire qui s’y tient en mai, qu’il montre avec la Galerie Gilbert Brownstone ces nouvelles œuvres réalisées en 1994. Puis il participe ensuite à la Foire de Bâle en Juin, avec la Galerie Daniel Varenne et à la FIAC de Paris en octobre, avec la Galerie Enrico Navarra. C’est à cette occasion qu’est publié un livre-catalogue113 qui reproduit un ensemble d’œuvres de différentes périodes et de projets monumentaux.

 

À la demande de Peter Ludwig, qui avait souhaité acquérir pour son musée l’œuvre présentée lors de la Biennale de Venise en 1993, Jean Pierre Raynaud a réfléchi au moyen d’adapter le projet, conçu pour l’espace vénitien, aux contraintes du Museum Ludwig ; il propose finalement un espace circulaire, inauguré le 9 juillet. Composé de deux demi-cercles dont l’intérieur est recouvert de carreaux de faïence blanche portant l’image du crâne néolithique, l’œuvre s’intitule ici Human Space et insiste particulièrement sur l’effet mural produit par l’accumulation – contrairement aux perspectives croisées offertes par les salles de Venise.

 

Le 2 décembre s’ouvre à la Galerie Gilles Peyroulet à Paris une exposition intitulée “Maisons”, consacrée à Jean Pierre Raynaud et à Krzysztof Wodiczko. Le rapport des deux artistes à l’espace et au concept de la maison, est diamétralement opposé, mais chacun d’eux a tenté d’inventer un nouveau rapport de l’homme au lieu, sa fonction et son utilisation. Chacun a voulu le réduire à l’essentiel ; si pour Wodiczko le plus important est la survie de l’individu, pour Raynaud il se situe plutôt du côté de l’utopie plastique.

 

 

1996

 

Lorsqu’en 1985, Jean Pierre Raynaud installait le Pot doré dans sa serre au sein du parc de la Fondation Cartier à Jouy-en-Josas, il n’avait pas envisagé qu’en 1993 la Fondation devrait quitter les lieux. Mais la serre, construite pour être permanente, ne peut être démontée et n’a de raison d’être que dans cette situation particulière, offrant une barrière au cadre végétal environnant. Le Pot se retrouve donc libéré et disponible pour d’autres associations, d’autres confrontations et Jean Pierre Raynaud souhaite alors inventer une situation nouvelle : “J’étais animé par l’idée qu’il ne fallait surtout pas qu’il soit enfermé dans un lieu de stockage ou dans un musée. Cela représentait pour moi la mort114.”

Il forme alors le projet de l’immerger au plus profond d’un océan, puis naît l’idée du voyage, de sa confrontation avec des univers inattendus, a priori impossibles ou inenvisageables, comme le sommet d’un gratte-ciel ou la solitude blanche de la banquise. La ville de Berlin est choisie comme première étape : le Pot n’est pas installé dans l’un des vastes jardins ou des innombrables musées, mais suspendu dans le ciel au-dessus de l’immense chantier Daimler-Benz de Potsdamer Platz. À 30 m du sol, accroché par des câbles à l’une des nombreuses grues du chantier, il est placé là pendant seulement quelques jours, du 31 mai au 2 juin.

L’étape suivante représente un pas de plus dans la recherche du lieu idéal et symbolique. Il s’agit en effet de la Cité interdite de Pékin. De très longues négociations sont menées par Cartier et son président, Alain Dominique Perrin, pour obtenir l’autorisation d’intervenir dans ce lieu historique où chaque geste est lourd de conséquences et d’interprétations. Le 17 octobre, pour une durée de trois semaines, est inaugurée, très officiellement, l’installation de la première œuvre contemporaine jamais présentée dans ces lieux. Le Pot doré est posé dans la Cour de la Suprême Harmonie, immense espace qui fait face au plus vaste palais du monde, siège du pouvoir des empereurs de Chine pendant plus de cinq siècles et lieu alors interdit d’entrée aux simples mortels. Ici, la couleur rouge, symbole de L’Étoile du nord qui représente le centre de l’Univers, imprègne toute surface et semble être un hommage à Jean Pierre Raynaud.

 

Pendant l’année, plusieurs Pots monumentaux sont installés par Jean Pierre Raynaud. Commandes particulières ou simplement éléments d’expositions temporaires, ils montrent que l’objet a atteint son autonomie et peut assumer son statut d’archétype face à des situations très diverses. Ainsi, un Pot noir de 1,80 m est exposé en juin à l’intérieur de l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle dans le cadre de l’exposition “Aller-retour pour voir”, et un Pot blanc de 3,20 m est installé dans le patio du siège du Groupe Havas, au sein d’un jardin de bouleaux.

 

La Fondation Cartier offre à Jean Pierre Raynaud la possibilité de réaliser un autre projet de grande envergure. En effet, dans le cadre de l’exposition “Comme un oiseau”, elle accepte sa proposition de réaliser une œuvre monumentale qui, pour la première fois, intégrerait des êtres vivants : une grande volière peuplée de perruches d’Australie multicolores, choisies pour la magnificence de leur plumage. Pendant l’exposition, du 19 juin au 13 octobre, douze couples d’oiseaux animent cet espace, sous le regard attentif de spécialistes de la ménagerie du Jardin des Plantes. Leurs mangeoires sont constituées par douze vases chinois de porcelaine et, surtout, la volière est un immense espace ouvert, mêlant carreaux blancs, barreaux d’acier chromés, grillage léger et un miroir monumental qui double l’espace. L’ensemble mesure près de 6 m de côté et est dû à la collaboration de Jean Pierre Raynaud et de l’architecte François Tamisier. À l’intérieur du bâtiment de la Fondation, créé par Jean Nouvel, tout de transparence et de métal, la volière semble ici dupliquer son propre environnement, cage dans la cage, et place le spectateur dans une position quasi semblable à celle des oiseaux. Jean Pierre Raynaud a tenu à la placer en biais, dans l’entrée, comme la partie supérieure de ses autoportraits par rapport à leur propre socle.

 

Jean Pierre Raynaud travaille à des installations mêlant panneaux de carrelages et fleurs fanées qu’il intitule Œuvres romantiques. Elles seront présentées, notamment, dans les foires de Chicago en mai, de Bâle en juin et à la FIAC en octobre, toujours avec la Galerie Daniel Varenne.

 

Un grand projet qui touche à l’architecture est également à l’étude. Il s’agit de la participation à un concours international pour l’aménagement de la façade d’un bâtiment ; le projet, proposé conjointement par François Tamisier, prévoit l’installation, sur les rebords de tous les balcons, de pots de couleur jaune. L’immeuble deviendrait ainsi une œuvre de l’artiste et le Pot, ici dans une situation naturelle sur le rebord d’une fenêtre, détournerait le propos utilitaire pour le conduire sur le terrain de l’art. Mais le projet n’est pas accepté.

 

En décembre, la Galerie Pièce unique à Paris présente une œuvre de grand format de Jean Pierre Raynaud. Dans un espace angulaire de carrelage, qui rappelle celui du premier Espace zéro réalisé à Saint-Étienne en 1974, sont présentés neuf sièges d’invalide repliés, installation qui insiste sur l’idée de resserrement et de multiplication, paraissant ainsi augmenter proportionnellement l’effet de peur latente que cet objet suscite par l’évocation de l’univers auquel il renvoie.

 

 

1997

 

En février 1997, le département mécénat de Havas crée sur Internet L’Espace virtuel dont l’objectif est de mettre à la disposition d’artistes un site qu’ils peuvent concevoir librement. Le premier artiste retenu est Jean Pierre Raynaud ; cette proposition le désoriente un peu car il reconnaît volontiers que les communications on line via le world wide web ne font pas partie du territoire d’expression qu’il maîtrise. Il décide malgré tout d’accepter l’idée et choisit alors d’unir deux situations virtuelles : la forme d’expression qui lui est proposée et le souvenir de la Maison qui fait à présent partie du monde virtuel. On peut donc visiter la Maison de La Celle-Saint-Cloud en cliquant sur le nom des pièces, et les vues générales en perspective redessinent ainsi un lieu dont les fragments réels continuent chaque jour à être un peu plus dispersés dans le monde115.

 

Le 14 mars est inaugurée au château de Villeneuve à Vence une exposition de Jean Pierre Raynaud entièrement consacrée aux pièces fluorescentes. Éclairées pour la première fois en lumière noire, les œuvres présentées irradient et les séries de pots jaunes ou roses, dont la forme est devenue fioue, créent des zones de halos fantomatiques et incertains. Des autocollants de signalisation des matières dangereuses, également fluorescents et apposés dans les écussons de stuc qui ornent les trumeaux, font participer l’architecture à la vibration générale.

 

Un second projet utilisant les pots fluorescents est mis en place par Jean Pierre Raynaud au cours de l’été 1997. Stimulé par le parcours inhabituel qu’avait emprunté le Pot doré à Berlin et à Pékin, il envisage de tenter l’expérience du fond des mers. Un voyage est donc organisé en mer Rouge où, pendant une semaine, avec l’aide de plongeurs, deux Pots de grand format sont immergés par 40 m de fond, puis photographiés. Le projet est construit comme une expérience sensible et visuelle. Jean Pierre Raynaud voulait éprouver la sensation de cet objet anachronique posé au milieu des roches marines, seul élément aux lignes droites dans cet univers de la forme courbe, irradiant dans la lumière bleue des fonds marins, jouant de sa couleur avec celles des poissons multicolores et parfois approché par un requin ou une murène dérangés par ce ballet d’artiste.

 

Au printemps est achevée la réalisation et l’installation en extérieur d’un grand Autoportrait en marbre blanc, de 10 m de haut, qui avait été acquis l’année précédente par le Sonje Museum of Contemporary Art de Kwangju, en Corée.

Un autre projet amène Jean Pierre Raynaud dans le sud de la Corée, à Tongyang, où la ville souhaite créer un parc de sculptures : l’un des grands pins du parc lui permet de réaliser une œuvre nouvelle, bien qu’inspirée d’une idée ancienne ; intitulée Bonsaï, elle en renverse l’échelle mais conserve le rapport entre l’arbre et sa coupelle. En effet, l’arbre mesure ici plus de 20 m de haut, il est conservé en pleine terre et autour de ses racines est construite une coupelle circulaire en marbre blanc de 6 m de diamètre qui donne à l’ensemble la configuration exacte d’un bonsaï, mais cette fois sans aucune tentative de miniaturisation. Les rapports sont inversés et c’est le spectateur qui semble avoir été réduit.

 

Le problème d’échelle a souvent été au centre de la réflexion de Jean Pierre Raynaud, notamment pour les œuvres réalisées avec des pots. La création, pendant cette année, de bijoux constitués simplement par un pot suspendu à une chaîne, apporte des réponses nouvelles aux questions de la dimension minimum de cet objet et à celles de son utilisation à des fins d’ornementation. Tout d’abord en métal peint en rouge, puis en or massif, en métal nickelé et, peut-être un jour, en lapis-lazuli, ils sont réalisés sous le contrôle direct de l’artiste et uniquement sur sa décision. Il ne souhaite pas en faire un objet commercial et le considère surtout comme une suite logique aux expériences dont le Pot est l’objet depuis à présent 35 années.

 

 

1998

 

Le 18 janvier, au cours d’une réception donnée en leur honneur, Denyse Durand-Ruel et Jean Pierre Raynaud reçoivent tous deux les insignes de Chevalier dans l’Ordre national de la Légion d’Honneur. Denyse Durand-Ruel pour le travail qu’elle conduit dans le cadre de ses Archives, et Jean Pierre Raynaud pour l’ensemble de son œuvre.

 

Le 23 mars est inaugurée la dernière étape du voyage du Pot doré après l’Allemagne et la Chine. Cette fois l’installation est définitive car la Fondation Cartier en a fait la donation au Musée national d’Art moderne de Paris et un accord a été passé avec celui-ci pour l’installer sur la piazza, devant le Centre Georges Pompidou. Une stèle, aux proportions soigneusement calculées par l’artiste, le place à plus de 10 m du sol, au niveau du premier étage. Tout comme la serre, dans l’installation d’origine à Jouy-en-Josas, la stèle isole et protège le Pot du reste du monde par le geste symbolique de l’élévation. Recouverte de marbre blanc, sans aucun joint apparent à l’inverse des Stèles de carrelage ou des Autoportraits, elle trace dans l’espace une colonne monolithique qui hisse le Pot hors de terre et le place en position de signal. Enfin, dans cet environnement de couleurs et de bruit, l’or représente un espace de silence qui semble attirer à lui la lumière du ciel.

Le Pot doré est la troisième œuvre installée aux abords immédiats du Centre Georges Pompidou, après la Fontaine Stravinsky de Niki de Saint-Phalle et Jean Tinguely, en 1983, et Le Grand Assistant de Max Ernst, en 1996. Il répond pleinement au désir de Jean Pierre Raynaud de ne pas voir enfermer le Pot doré à l’intérieur d’un musée.

À l’occasion de cet événement, un livre116 réalisé par la Fondation Cartier retrace les principales étapes de l’histoire du Pot dans l’œuvre de l’artiste. Le texte de Jean Pierre Raynaud, placé en exergue de l’ouvrage, se conclut par ces mots : “Que vient-il faire, quelle réponse tente-t-il de m’apporter, cet objet muet ? Son indépendance me surprend. M’est-il nécessaire, je n’en sais même rien. Pourtant il est là, occupant l’espace, transformant l’espace, balise d’une nature disparue, prothèse élevée au rang de monument, objet blessé de la naissance.”

 

Pendant le mois d’août se terminent les nouveaux travaux d’aménagement du mastaba – précédemment nommé le Terrier – de Jean Pierre Raynaud à La Garenne-Colombes : il est à présent transformé en espace d’habitation et, tout en répondant également à ce qui était l’une de ses fonctions essentielles, permettre de visualiser des œuvres, il est devenu un vaste lieu agréable à vivre, surprenant de luminosité, malgré sa situation enterrée. C’est là que Jean Pierre Raynaud et Daphné Favreau, qu’il a épousée le 24 octobre, vivent entourés d’œuvres et d’objets de différentes cultures.

 

Les nouvelles œuvres sur lesquelles travaille Jean Pierre Raynaud seront présentées pour la première fois dans l’exposition que prépare la Galerie nationale du Jeu de Paume. Le thème n’est pas entièrement nouveau, car il a déjà été abordé en 1987, mais l’approche, elle, est différente. Chacune des œuvres est constituée d’un véritable drapeau français tricolore tendu sur un châssis. C’est la simplicité du geste qui intéresse l’artiste, son absence totale d’intervention sur l’objet lui-même, et qui est l’exact opposé du travail réalisé sur le drapeau en 1987, auquel on pouvait reprocher son caractère anecdotique. Comme souvent, un objet archétypal est utilisé et détourné de sa fonction pour être placé sur un terrain différent du sien. Ici, ce sont les dimensions plastiques et mentales qui sont mises en évidence et exercent un étrange pouvoir de fascination. Bien sur, l’on est devant un drapeau tricolore, mais il ne flotte pas au vent, il n’est pas monté sur sa hampe, il est tendu sur un châssis comme une toile à peindre, comme une toile peinte. C’est aussi une surface picturale et il joue de cette ambiguïté, car l’on a du mal à savoir devant quoi l’on se trouve, et l’on n’est pas certain des raisons pour lesquelles on l’apprécie ou non. Il pose une question. Et Jean Pierre Raynaud a toujours aimé placer le spectateur dans cette situation inconfortable.

 

Le 16 octobre, s’ouvre au Guggenhein Museum de SoHo à New York, l’exposition “Premises” qui réunit des œuvres traitant de la notion d’espace investi. De nombreux artistes, architectes et designers français sont invités et, dans la section “Huis-clos”, Jean Pierre Raynaud réalise une œuvre de grande envergure intitulée Corridor. Traversé réellement par le public qui visite l’exposition pour se rendre d’une salle à l’autre, ce passage s’étend sur 18 m de long, 3 m de large et 3,50 m de haut. Entièrement recouvert de carreaux de faïence blanche aux joints noirs, il est fermé à chacune de ses extrémités par une grille de prison américaine, dont un modèle semblable avait été installé dans l’entrée de l’appartement de Didier Guichard en 1974. L’effet produit est saisissant et ce passage obligé transporte chacun des visiteurs, l’espace d’un instant, dans l’univers idéal que Jean Pierre Raynaud avait dessiné pour sa vie quotidienne.

 

Deux projets sont en cours d’étude en cette fin d’année, mais ne seront réalisés qu’au début de l’année suivante. Le premier se tient à l’entrée de la ville de Mulhouse où il occupe un vaste espace circulaire de la forme d’une couronne creusée profondément dans le sol, de laquelle émergent 8 stèles de marbre blanc de différentes hauteurs et qui se succèdent par ordre croissant, de la plus petite qui mesure 3 m à la plus grande qui atteint la hauteur de 24 m.

Le second projet est prévu pour le grand hall central du futur Hôpital européen Georges Pompidou qui sera inauguré à Paris au printemps 1999. Quatre Pots blancs identiques se succéderont dans ce lieu que tous doivent traverser et où le blanc règne en maître. La végétation est également très présente et, encore une fois, le Pot est utilisé à contre-emploi, objet plus proche de l’univers hospitalier que du monde végétal.

En décembre, les Éditions du Regard publient le premier tome du catalogue raisonné de Jean Pierre Raynaud, réalisé par Denyse Durand-Ruel et regroupant toutes ses œuvres de 1962 à 1972.

 

Le 14 décembre, la Galerie nationale du Jeu de Paume présente une exposition rétrospective qui porte un regard sur l’ensemble du travail de Jean Pierre Raynaud. Les toutes premières œuvres blanches et rouges de 1962, les Psycho-Objets, les Murs, le grand Pot 815 jusqu’à l’Hommage à Matisse, les Carrelage + Crochet ou le crâne de Papouasie gravé d’un fœtus et posé sur sa stèle et, bien sûr, les Drapeaux dessinent le parcours, sur plus de 35 ans, d’une œuvre toujours aussi radicale, qui ne cesse de surprendre et dont le pouvoir de questionnement et de controverse est intact.

 

 

 

 

 

 

1. Entretien avec Gladys C. Fabre, 1985.

2. Quand la bête est terrassée, Paris, Éditions G. P., 1945.

3. Jean Pierre Raynaud, Bruxelles, E.M.A., 1975.

4. Jean Pierre Raynaud, entretien, septembre 1998.

5. Gladys C. Fabre, Jean Pierre Raynaud, Paris, Hazan, 1986.

6. Cité par Nicolas Bourriaud, “Jean Pierre Raynaud”, Globe Hebdo, 23 juin 1993.

7. Entretien avec Gladys C. Fabre, 1985.

8. Jean Pierre Raynaud, entretien, septembre 1998.

9. “Comparaisons. La nouvelle sculpture”, Arts, 1964.

10. John Ashberry, New York Herald Tribune, 30 juin 1964.

11. Yvon Taillandier, “Raynaud, pop’art en trois dimensions”, Connaissance des arts, décembre 1965.

12. Alain Jouffroy, in Jean Pierre Raynaud, Paris, Galerie Jean Larcade, 1965.

13. Pierre Restany, “Une synthèse des art pour l’an 2000”, Galerie des arts, juillet-septembre 1966.

14. Pierre Cabanne, Arts et Loisirs, octobre 1966.

15. François Pluchart, “Le miracle du vrai”, Combat, 10 juillet 1966.

16. Pierre Restany, “Jean Pierre Raynaud et la conscience de soi : un ton souverain qui a l’avant-goût de l’absolu”, Jean Pierre Raynaud, Paris, Galerie Mathias Fels, 1966.

17. Jean Pierre Raynaud, La Maison, 1969-1987, Paris, Éditions du Regard, 1988.

18. François Pluchart, “Rendre à Raynaud”, Combat, 18 mars 1968.

19. François Pluchart, journal de l’exposition “Prospekt 68”, Düsseldorf, septembre 1968.

20. Jean Pierre Raynaud, La Maison, 1969-1987, Paris, Éditions du Regard, 1988.

21. Jacques Michel, “J. P. Raynaud et le médium”, Le Monde, février 1969.

22. Catherine Millet, “Jean Pierre Raynaud, un jardinier dans la ville”, Les Lettres françaises, 5 février 1969.

23. Entretien “Jean Pierre Raynaud, roi des pots rouges”, 20 Ans, novembre 1970.

24. Pierre Cabanne, “Un pas de plus dans le pop-art”, Connaissance des arts, décembre 1969.

25. Pierre Cabanne, “Un pas de plus dans le pop-art”, Connaissance des arts, décembre 1969.

26. Jean Pierre Raynaud, La Maison, 1969-1987, Paris, Éditions du Regard, 1988.

27. Ibidem.

28. Il s’agit du grand Pot 815, réalisé en douze exemplaires.

29. François Pluchart, “Raynaud : une preuve par le neuf”, Combat, 26 janvier 1970.

30. Op. cit. note 26.

31. Catherine Millet, “Raynaud, Flavin : deux processus d’objectivation”, Les Lettres françaises, 25 novembre 1970.

32. L’Alphabet Raynaud, film de Jacques Caumont, Claude Gallot et Michel Pamart, 1970.

33. Jean Pierre Raynaud, La Maison, 1969-1987, Paris, Éditions du Regard, 1988.

34. Catherine Millet, “Jean Pierre Raynaud, Un pot de fleurs banal”, Art vivant, n° 22, 1971.

35. Jacques Caumont, Raynaud, Paris, Galerie Rive Droite / Turin, Galleria LP 220, 1971.

36. Cité par Pierre Sterckx, Rouge Vert Jaune Bleu, Paris, Musée des Arts décoratifs, 1972.

37. Pierre Restany, “Rouge + Vert, Jaune, Bleu : Jean Pierre Raynaud et la seconde nature”, Domus, n° 514, septembre 1972.

38. François Pluchart, “Nouveaux scandales de Raynaud”, Combat, 8 mai 1972.

39. “Des contestataires troublent le vernissage d’une exposition”, Le Monde, 28 avril 1972.

40. Douze Ans d’art contemporain en France, Paris, Musée des Arts décoratifs, 1972.

41. Ibidem.

42. Jean Pierre Raynaud, La Maison, 1969-1987, Paris, Éditions du Regard, 1988.

43. Pierre Restany, “Qui abita J. P. Raynaud”, Domus, n° 514, septembre 1972.

44. Pierre Sterckx, “Bruxelles : Raynaud, la mort en couleur”, Clés pour les arts, n° 27, novembre 1972.

45. François Pluchart, “Les joyeuses funérailles de Raynaud”, Combat, 26 mars 1973.

46. Jean Pierre Raynaud, La Maison, 1969-1987, Paris, Éditions du Regard, 1988.

47. Jean Pierre Raynaud, La Maison, 1969-1987, Paris, Éditions du Regard, 1988.

48. La Peur, 1973, couleur, 15 mn.

49. Op. cit. note 47.

50. Ibidem.

51. Janine Warnod, “Jean Pierre Raynaud et son blockhaus”, Le Figaro, 12 mars 1974.

52. Otto Hahn, “Le blockhaus de J. P. Raynaud”, L’Express, 25-31 mars 1974.

53. Catherine Francblin, “Les quadrillages de Jean Pierre Raynaud”, Art Press, mai-juin 1975.

54. Jean Pierre Raynaud, La Maison, 1969-1987, Paris, Éditions du Regard, 1988.

55. Emmy de Martelaere, Jean Pierre Raynaud, Bruxelles, E.M.A., 1975.

56. Pierre Sterckx, “Les rouges et les blancs”, Jean Pierre Raynaud, Bruxelles, Palais des Beaux-Arts, 1975.

57. Entretien avec Gladys C. Fabre, 1985.

58. Ibidem.

59. Jean Pierre Raynaud, La Maison, 1969-1987, Paris, Éditions du Regard, 1988.

60. Jacques Juteau, Jean Mauret, “Technique du vitrail”, Noirlac, abbaye cistercienne, Vitraux de Jean Pierre Raynaud, Paris, E.M.A., 1977.

61. Les artistes retenus sont le Collectif d’art sociologique (Hervé Fischer, Fred Forest, Jean-Paul Thénot), Raymond Hains, Alain Jacquet, Bertrand Lavier, Jean Pierre Raynaud et Jean-Michel Sannejouand.

62. Op. cit. note 59.

63. Cité par Jean Luc Daval, “Les œuvres monumentales”, Jean Pierre Raynaud, Houston, 1991.

64. Georges Duby, Denyse Durand-Ruel, Emmy de Martelaere, Noirlac, abbaye cistercienne, Vitraux de Jean Pierre Raynaud, Paris, E.M.A., 1977.

65. Jean Pierre Raynaud, La Maison, 1969-1987, Paris, Éditions du Regard, 1988.

66. Jean Pierre Raynaud, La Maison, 1969-1987, Paris, Éditions du Regard, 1988.

67. Anne Tronche, “Jean Pierre Raynaud”, Opus, n° 79, été 1979.

68. Jean-François de Canchy, Exposition internationale des Arts plastiques, Belgrade, Musée d’Art moderne, 1980.

69. Jacques Berthon, “Le thème et l’œuvre de Jean Pierre Raynaud”, juin-juillet 1980.

70. Maïten Bouisset, “Les sculptures de Jean Pierre Raynaud”, Le Matin, 31 mars 1981.

71. Catherine Francblin, “Jean Pierre Raynaud, Galerie Jean Fournier”, Art Press, n° 48, mai 1981.

72. Germain Viatte, “Jean Pierre Raynaud, L’homme, la règle et son espace”, L’Art et la Ville, Skira, 1990.

73. Jean Pierre Raynaud, La Maison, 1969-1987, Paris, Éditions du Regard, 1988.

74. Jean Pierre Raynaud, La Maison, 1969-1987, Paris, Éditions du Regard, 1988.

75. Pierre Restany, in Les Symboles du lieu, l’habitation de l’homme, Paris, Les Cahiers de l’Herne, 1983.

76. Ibidem.

77. Georges Duby, “Demeures cisterciennes”, Les Symboles du lieu, l’habitation de l’homme, Paris, Les Cahiers de l’Herne, 1983.

78. Les Symboles du lieu, l’habitation de l’homme, réalisation Françoise Melville, production Centre national des Arts plastiques / Centre méditerranéen de création cinématographiques, 16 mm, noir et blanc, 45 mn.

79. Jean Pierre Raynaud, in catalogue Galerie Enrico Navarra, Paris, 1995.

80. Dominique de Menil, entretien avec Maïten Bouisset “Les œuvres d’art ne vivent que par ceux qui les regardent”, Le Matin, 20 avril 1984.

81. Jean Pierre Raynaud, La Maison, 1969-1987, Paris, Éditions du Regard, 1988.

82. Étude pour le Bureau de la recherche architecturale du ministère de l’Urbanisme et du Logement, 1984.

83. Suzanne Pagé, préface, Raynaud, Noir et Blanc, ARC Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, 1985.

84. Michel Baudson, “Toroni – Lavier – Raynaud”, Arte factum, juin-août 1985.

85. Pierre Cabanne, “Jean Pierre Raynaud”, Le Matin, 1er mars 1985.

86. Cité par Hélène Kelmachter, Jean Pierre Raynaud, Un jardinier dans la ville, Paris, éditions du Centre Pompidou / Fondation Cartier / Arles, Actes Sud, 1998.

87. Cité par Maïten Bouisset, Jean Pierre Raynaud, Paris, Hazan, 1986.

88. Ibidem.

89. Jean Pierre Raynaud, La Maison, 1969-1987, Paris, Éditions du Regard, 1988.

90. Jean Pierre Raynaud, “La tour prend garde”, Libération, 11 avril 1986.

91. “Fontevraud : erreur”, Connaissance des arts, avril 1986.

92. Jean de Loisy, “Jean Pierre Raynaud”, Galeries Magazine, octobre-novembre 1986.

93. Nicolas Bourriaud, “La forme comme expérience”, Jean Pierre Raynaud, Un jardinier dans la ville, Paris, éditions du Centre Pompidou / Fondation Cartier / Arles, Actes Sud, 1998.

94. Jean Pierre Raynaud, La Maison, 1969-1987, Paris, Éditions du Regard, 1988.

95. Gladys C. Fabre, Jean Pierre Raynaud, préface Georges Duby, Paris, Hazan, 1986.

96. Catherine Francblin, “Jean Pierre Raynaud : incandescence des extrêmes”, Artstudio, été 1987.

97. Entretien avec Catherine Lawless, Cahiers du MNAM, printemps 1988.

98. Philippe Piguet, “Jean Pierre Raynaud”, L’Œil, avril 1988.

99. Jean Pierre Raynaud, La Maison, 1969-1987, Paris, Éditions du Regard, 1988.

100. Germain Viatte, “Jean Pierre Raynaud, L’homme, la règle et son espace”, L’Art et la Ville, Skira, 1990.

101. Ann Hindry, “Le moment de l’objet”, Artstudio, hiver 1990.

102. Louis-Ferdinand Céline, “Chanter Bezons, voici l’épreuve”, Cahiers n° 1, Paris, Gallimard.

103. Catherine Francblin, “Jean Pierre Raynaud”, Art Press, juillet 1991.

104. Bernard Ceysson, plaquette du colloque “Vivre ensemble”, Vénissieux, 21-22 février 1991.

105. Hubert Tonka, “Raynaud, l’art, l’éthique et les Minguettes”, Beaux-Arts Magazine, juin 1991.

106. Abraham M. Hammacher, Denyse Durand-Ruel, Jean Pierre Raynaud, Paris, Le Cercle d’Art, 1991.

107. Entretien avec Jean Pierre Van Tieghem, catalogue Galerie Willy D’Huysser, Bruxelles, 1992.

108. Philippe Piguet, “Jean Pierre Raynaud, le grand architecte”, L’Œil, septembre 1993.

109. Jean Pierre Raynaud, La Maison 1993, photographies de Denyse Durand-Ruel, Marc Sanchez, Jean Pierre Raynaud, Paris, Éditions du Regard, 1993.

110. La Maison de Jean Pierre Raynaud, film de Michelle Porte, 31 mn, coproduction Caméras Continentales et La Sept.

111. Jean Pierre Raynaud, “Alliance avec l’univers”, Connaissance des arts, janvier 1994.

112. Cité par Ann Hindry, Topos, n° 16, 1995.

113. Jean Pierre Raynaud, Paris, Galerie Enrico Navarra, 1995.

114. Cité par Hélène Kelmachter, Jean Pierre Raynaud, Un jardinier dans la ville, Paris, éditions du Centre Pompidou / Fondation Cartier / Arles, Actes Sud, 1998.

115. Adresse : http://195.115.13.192/fr/html/4/4_4.asp

116. Jean Pierre Raynaud, Un jardinier dans la ville, Paris, éditions du Centre Pompidou / Fondation Cartier / Arles, Actes Sud, 1998.