Mes poèmes sont très rarement
autobiographiques, dans le sens de l'anecdote narcissique. Mais
puis-je croire que la présence insistante en eux du corps,
de la solitude et de la mort soit étrangère à
mon expérience? J'étais enfant, et très gravement
malade, pendant la seconde guerre mondiale. Entre sept et douze
ans, ce fut donc doublement, sous sa forme la plus concrète,
une connaissance de la mort: par le malheur des temps, et par
la maladie, qui tuait beaucoup autour de moi , et qui faisait
apparaître le corps comme un espace à la fois explorable
avec passion et étranger à nos volontés .
Pour la solitude, elle correspond à d'autres événements
plus personnels, vécus vers la même époque
. Présente dans mes poèmes, elle l'est aussi dans
mes romans, qui mettent en scène une femme vieillissante,
une enfant perdue, un homme échoué dans un village,
Ulysse qui a choisi de s'appeler "Personne".
"Tout cela pour dire" que j'ai eu par la suite quelque
difficulté à me faire aux paroles, aux idées
et aux conduites qui ont cours dans la société.
Autant avouer que beaucoup d'entre elles m'ont repoussée,
déçue ou semblé inadéquates, renvoyant
à des rapports trop abstraits avec les mots et avec les
choses: à des formules. C'est peut-être pour cela
que j'ai écrit de la poésie. Parce que ces idées
, ces conduites,ces mots qui figent la pensée, on ne peut
y répondre que par la poésie. Elle est tout le contraire:
un emploi propre du mot propre, la mise en évidence d'une
relation. La sang y redevient rouge, la mort injuste , l'argent
souvent d'odeur mauvaise, -mais l'amour y est fou, la musique
accord immédiat, les plus minces choses importantes, et
l'inexploré y apparaît comme un domaine pénétrable,
au risque de se tromper de voie.
Obstinément
Dans le feuilletage de la terre
Dort la fragilité du mammouth, des poulpes
Qui respirèrent avant nous
Viens vers moi. Prends mon épaule.
Notre distance avec la ténèbres s'amenuise.
Entre os de seiche, éclanche de plésiosaure
Mon omoplate prend son rang.
Sous elle
Le cur attend
Un dieu, une enfance.
Viens vers moi. (Dans le feuilletage de la terre)
Traduction en allemand, par Elisabeth Lange
In Blätterteig der Erde
Schläft die Zerbrechlichkeit des Mammuts, der Polypen
Die vor uns atmeten.
Komm zu mir. Nimm meine Schulter.
Unser Abstand verringert sich mit dem Dunkel.
Zwischen Tintenfischknochen, linkem Arm des
Plesiosaurus
Reiht sich mein Schulterblatt ein.
Unter him
Wartet das Herz
Auf ein Gott, eine Kindheit.
Komm zu mir.
Traduction en italien , par Fabio Scotto
Nelle sfoglie della terra
Dorme la fragilita del mammut, dei poli pi
Che respirarono prima di noi;
Vieni verso di me; prendi la mia spalla;
3a distanza fra noi con la tenebra s'assotiglia.
Tra l'osso di sepia, la spalla di plesiosauro
La mia sca pola occupa il suo posto.
Sotto di essa
Il cuore attende
Un dio, un'infanzia.
Veni verso di me.
Essayer de parler, et si possible de faire
sentir, selon ce décalage essentiel avec un usage paralysant
de la langue et de l'existence, un poète ne peut rien d'autre.
Mais son emportement est irremplaçable. Il (elle) crie
le cri, pour susciter d'autres cris. Et aussi d'autres amours,
d'autres joies devant les choses. Il change, non sans doute la
vie, mais les rapports avec la vie. Adorno a dit qu'il était
barbare d' écrire de la poésie après Auschwitz.
De quoi parlait-il, alors qu'à Auschwitz même, certains
ont écrit des poèmes (tel Primo Levi) , d'autres
s'en sont récités pour se réconforter et
pour rester dignes?
Bien au contraire: plus le monde se bétonne autour de nous,
plus il est inutilement phraseur et utilement silencieux, plus
il est urgent de parler autrement, de montrer autre chose! Un
poète ne prêche aucun salut . Il essaie, non sans
être en proie au doute, de le trouver. Il a l'espoir d'éclairer
le réel. Il utilise des mots qui mourront eux aussi, avec
notre histoire et notre espèce, mais qui par cela même
ont un passé, une présence, un sens concret. Il
dresse un registre de réclamation et un registre de célébration;
il s'ébahit que nous ne puissions pas jeter les yeux à
l'intérieur de notre corps, il se réjouit de partager
son ADN avec les autres créatures, il vit l'amour et les
amitiés.
Il s'indigne des misères et des crimes, sans pour autant
être un "poète engagé". L'"engagement",
dans le sens courant de cette expression, c'est le fait de se
proclamer tout entier pour une cité différente,
actuelle ou future. Franchement, pourrait-on en présenter
une (pas utopique, mais réelle) qui vaille, qui ait valu
cet engagement-là? De son point de vue, Platon parle très
bien, quand il dit qu' il faut le jeter hors de la cité,
le poète, toutefois après l'avoir couronnéIl
trouvera toujours, partout, de quoi être contre, le poèteDe
quoi être pour aussi,à l'occasion. Mais il n'empêche
pas moins de danser en rond. Il est bon d'être "contre"
quand cela s'impose, et de le dire. Même, le nombre et la
nature des guerres qui se multiplient m'ont incitée à
y penser davantage, à écrire récemment La
paix saignée, moi qui ai connu enfant le soulagement,
il est vrai déjà suspect , de la "paix signée":
on en avait signé bien d'autres! Je crois aussi qu'il est
de notre dignité de dénoncer l'absurdité
générale de ce monde, où nous ne pouvons
nous maintenir en vie qu'en tuant.
La paix saignée
Invasion ou inondation? Le papier pend au mur.
Le cadre garde mal
Une photographie de parent défunt.
Elle branle
Dans le plâtre mouillé.
Le mort va bouger dans sa tombe.
Tu retiens ton souffle . Tu te souviens du
temps de guerre
Dans ton enfance. Maisons ouvertes
Sur des cicatrices de meubles.
La pâix signée, tu traversais
en train
La moitié de l'Europe, qui dressait des moignons de murs
sans frontières.
Pas d'autre paysage
Que cette colère en ruines. Pas de dieu
Sinon ces lares suppliciés , qui reviennent ici
Chuchotant que la blessure
Veille toujours à vif, dans le ciel
Prête à descendre vers les hommes.
La paix
saignée.
(...). Inutile de hausser le ton, inutile d'aller
chercher loin. "Main qui écrit/ Main qui pétrit".
On trouve partout l'énigme de la merveille et de la douleur
mêlées. Y compris dans l'amour, jubilatoire, mais
angoissé par la perspective plausible de la mort de l'un
des deux. Énigme, là encore.
Quant à l'exprimer , elle qui est si obscure , dans une
langue qui l'obscurcisse encore, je ne crois pas que ce soit un
bon projet. Du moins pour moi. Si le mot, si la tournure qui s'imposent
sont rares, il s'écrivent rares; s'ils sont populaires,
ils s'écrivent tels aussi. Des étymologies ou des
hasards font surgir des sens. Travailler, il y a de quoi faire,
pour la justesse, la brièveté, le filtrage des mots!
Se méfier de l'image, si prompte à faire quitter
le concret pour dégouliner vers le sentimental ou le faux.
Mais le mot, s'il éclate, fait déjà une image.
Si vous placez bien le citron, il fera saliver le lecteur (l'auditeur).Allitérations,
hiatus, nuances, mise en évidence des différents
plans, importance des silences- ceux des "blancs" du
texte, mais aussi ceux qui sont négociés par les
valeurs approchées que crée l'e muet. Tout cela
pour essayer de dire le rapport avec une profondeur des choses
, sans avoir l'illusion de pouvoir y atteindre tout à fait.
Mais le mot est tout de même "le braille du vivant".
Mots
Il pleut. Tu entends les mots résonner?
Tu vois leur trace?
-Tissée
dans le contour fugacement donné aux fleurs
Au moins le temps d'une plantation d'anémones
Ils survivront aux calices, aux mains qui tâtent
De tache aveugle en tache aveugle.
Arrête-toi près de la pluie.
Touche les mots, le braille du vivant.
Sa traduction en anglais par Peter Broome:
The rain. Can you hear the réverbérations of the words?
Do you see their marks?
-Skeined
in the fleeting contour leased to flowers.
For at least the duration of a plot of anémones
they will outlive the petal-heads, outlive the hands that feel
from one blind spot to annoter.
Halt a while with the rain.
Touch the words, braille of that lives.
Le chat tout entier dans ses yeux
est la pensée d'un chat
qui se félicite, au milieu de sa figure triangulaire,
de ne pas être cette femme
si proche de lui
qui dort aveugle, sans dresser d'ombre sous la lune
et le matin
voit les choses
plates
comme ses pas
incapable de sauter sur les meubles
pour dominer la grisaille du jour.