Quelques poèmes...test

 

(Aujourd'hui, leur évolution. Une autre fois, d'autres questions: l'importance de la mythologie, la structure en recueils, la question de la combinaison entre prose et vers)

 

Une évolution, c'est ce que disent les titres de mes recueils . Mémoire d'abolie , montre le paradoxe de fixer par l'écriture un sentiment de dépossession. Ensuite , Partition a le double sens de partition musicale, mais aussi de séparation. Dans le feuilletage de la terre, encore un double sens: on feuillette la terre comme un livre, mais elle est aussi comme un grand gâteau feuilleté dans lequel on vit. La vie, lieu-dit: c'est tout petit, un lieu-dit, cela n'a pas d'existence tout à fait officielle; mais enfin on y marche, on y habite; et bien entendu on le "dit". Cette évolution ne va certes pas vers une sérénité totale . D'abord elle n'a pas été rectiligne; il y a eu des reculs, dont témoigne Votre visage jusqu'à l'os, écrit dans une période sombre. Puis il ne s'agit pas du tout de se dissimuler les énigmes dont sont faites notre vie et notre mort, mais de vivre avec elles. Ce dont témoignent quelques titres parmi les plus récents: Énigmatiques, La paix saignée précédée de Contrées du corps natal, enfin Rituel d'emportement. On est emporté dans le flux du monde, on s'emporte aussi dans la joie ou dans la colère; mais le mot "rituel" introduit un rythme- peut-être un sacré rattaché non à une religion particulière, puisque je ne suis pas croyante, mais au grand cours de l'univers.

Voici un poème de chacun des recueils cités plus haut:

"Testament"

A ce que fut la vie on peut donner une maison
Toute meublée

Le soleil difficile
Le bois des tables comme un poing

Passé du côté d'hommes
Un nud dans le plancher

Un lit encore ouvert
Parlant
Du mélange de chair à l'arbre

Je laisse sur la face de la terre
L'apprentissage réussi
du seul
de l'humide
du sans sexe que je deviendrai. (Mémoire d'abolie)

 

 

"Art poétique"

D'autres
Ont dit naissance.

Moi je dis
La boucle prochaine
La guerre deux mille
Ce qui s'ensuit
Ce qui sans suite

La peau levée mangée
La bête giclée de nous sur les pierres

Ce que je dis
Même
Sera mort.

J'écris pourtant à la douce intelligence des objets
À la contagion de notre travail
De notre bonheur
Sur les atomes

Entrepôt de mémoire à la loterie des planètes
Ma lecture pour l'avenir
Sera
Je ne sais où
Une énergie à peine différente du néant

Minuscule
Inusable. (Partition)

 

 

 

"Chemins"

Une distance se défait
Entre nous et les choses du crépuscule
Laine, étoffes, soleil rapide,
Papiers de savoir, sur quoi deux grenades rougissent.

Derniers éclats

Nous nous y attachons comme à la trace
Au fond de l'il des morts
D'un probable assassin: leur existence usée
Qui ne pouvait plus attendre derrière la porte.

Il fait nuit sans hâte. L'invisible
Investit nos mains. Nous visitons en nous
Les chemins compliqués du sang, ce pays second
Proche des questionnaires sur les fables. (Dans le feuilletage de la terre)

 

 

"Lumière d'eau"

 

Lumière d'eau.

Goût des prismes en elle.

Fais la part des dieux. Imagine un soleil
Qui prenne vie dans le tressaillement des sources.

Sens-le
Parcourir ton corps.

L'air se desserre autour de toi. Il devient plumes.

Ta peau d'oiseau va vers un contrepoint de feuilles luisantes.

Au-delà: désert d'Apollon, à l'odeur de poivre

Passage

Pour une bête de midi. (La vie, lieu-dit)

 

 

 

" Votre visage"

 

Votre douceur n'est pas ce qu'on pourrait attendre
D'un blé tardif

D'un grand tableau de sève
Gonflé
Sur les plants d'aubergine

Le sol mincit
On voit
Comme des pierres émaciées

C'est une fin d'amour
Entre
Un pays
Et le nom du pays soudain évacué par les oiseaux

Votre douceur attend la pluie de feu qui vous érodera:
Les argiles craquelées,
Votre visage,
Jusqu'à l'os. (Votre visage jusqu'à l'os)

 

 

 

 

"Furtives"

Quand vous vous éveillez en lucidité de l'obscur
sans courage
pour porter votre vie et le bruit des pommes qui tombent
obstinez-vous aux lichens, aux mousses.

Sur nos mains ils laissent
Trace légère.

D'une odeur sèche ils emmaillotent
La blessure de nuit.

Respirer ne désespère plus
quand on rejoint des ferveurs si furtives
nées après nous, plus anciennes pourtant que l'animal, que l'arbre. (Énigmatiques)

 

 

 

 

 

 

 

- Fragment -

Présente-absente je vous célèbre
au plus bas d'une voix
qui attend d'être prise en murmure, en soupir,
en doigts légèrement mobiles
d'une feuille en transformation, qu'elle soit de charme ou de châtaignier.

Son tissu n'est plus là, déjà elle est inconnaissable,
dessin fragile
attente d'une vie
qui se confonde avec les deux pays, avec toute la terre
plus tard mangée par le soleil.

-Mais de toi, comme de toute chose annulée,
ne sera vain d'avoir pris forme.

Sépare tes mains

Mesure entre elles
Cet intervalle
Qui veille entre les lames du parquet, entre
Peau et chair des tomates
Entre tes deux pays maintenant rapprochés.

Sans lui, quel jeu, et sans le jeu
Quel enjeu pour le mouvement éternel du sang,
Pour l'insecte et pour l'amoureuse?
(Contrées du corps natal)

 

 

 

 

 

 

"Dans la cave"

 

Dans la cave où l'enfant
passe un doigt sur le mur
une poudre tombe en blanc granuleux

l'ombre tout en bas
sent doucement la moisissure

le vin
en gouttes suries sur le sable
rappelle des fêtes passées

l'enfant s'est assis sur les marches

il écoute
l'eau murmurer dans des tuyaux
ferme les yeux
s'imagine en dessous de tous les souterrains
là où personne ne le connaîtrait
sinon la rumeur du sang dans son corps:

un être
sans vue ni voix
traversé par l'odeur. (Qui voyage le soir, dans Rituel d'emportement)

 

 

 

Un inédit récent: la sérénité n'est pas toujours au rendez-vous

 

 

"Rues de Paris"

Tellement utile, Caïn. Pourquoi tuer
Abel, ce faux jeton, sauf
par impérieuse injonction divine?

Tellement utile, Judas
honoré par
d'aventureux dévots
comme jumeau du Christ.

Braconnages de révolte. Où, sinon
dans les plus étroites rues de Paris que brûle l'été?
Elles débouchent sur une pauvre boulangerie juive
(pains azymes, gâteaux au cumin).

Station Saint-Paul, un kiosque expose
des titres: meurtre , violence, trahison,
sans que personne prenne garde à ces comptines.

Salut, père Caïn, père Judas
prolifiques
mais
votre aventure a descendu beaucoup d'étages.

Encore vaut-il mieux, seul, grommeler la mort
qui ne manquera pas sa planque, au bout de quelque rue,
dans le quartier où s'est pendu Nerval.