Arte Radio
Carnets de bord sur Persepolis 4




De février à novembre 2003, le site internet ArteRadio.com nous propose 10 superbes interviews "carnets de bord" à écouter sur la naissance du tome 4 de Persepolis, de février à novembre 2003. Ce sont des bijoux d'information, on suit Marjane Satrapi dans l'écriture de ce tome. Beaucoup de détails, d'anecdotes, sa méthode de dessins, ses "crayonnés". Lisez la retranscription écrite de ces 44 minutes passionnantes ci-dessous.

Ecoutez ces 44 minutes d'interviews sur ArteRadio.com en cliquant ici.



"L'Iran à travers mon regard de petite fille" (3 février 2003)
Marjane Satrapi dessine et écrit Persepolis tome 4
Le tome 4 est sorti en 2003. Elle a tenu son 'carnet de bord' sur ARTE Radio.

"A l'arrivée à l'aéroport mes parents ne m'ont pas reconnu. J'avais beau leur faire de grands signes de la main, rien à faire. Quand je me suis mise devant eux, ils n'en croyaient pas leurs yeux, j'avais du changer. Ma mère m'avait vu grandir mais j'étais presque aussi grande que mon père qui, lui, ne m'avait pas vu.
Après, 2ème page : mes parents m'ont conduit dans ma chambre, il faisait noir. Je me suis dit que c'était super d'avoir un toit et un lit. Je n'ai pas allumé la lumière car je ne voulais pas voir ma chambre en détail. Je suis allée au lit directement sans me déshabiller et je suis allée dans un sommeil profond. Donc grosso modo, je vois l'ambiance, l'éclairage et même comment je vais les dessiner.

"Ici, on est chez Janeau, c'est un restaurant où il y a des grandes baies vitrées partout, la lumière est extraordinaire, elle vient de derrière. La décoration est belle et c'est clair. L'après-midi il n'y a personne. C'est le meilleur endroit au monde pour faire un scénario.

"Là je suis au 4ème chapitre, il y en a 10. Persepolis c'est un mémoire de ma vie, c'est l'histoire de l'Iran à travers mon regard, un regard de petite fille, après d'une adolescente, après d'une adolescente un peu plus grande et finalement d'une jeune femme.
Le premier tome traite de la révolution, le second tome traite de la guerre Iran-Irak, le troisième tome c'est l'immigration et l'exil.

Le quatrième tome c'est un peu mon retour en Iran, les années que j'ai passé aux beaux arts et aussi quand je reviens dans un pays où la guerre vient d'être finie mais où tout reste car une guerre ne s'efface pas en deux jours.
Ca racontera la guerre du golf aussi, et les américains dans la région et tout ce que représente une guerre. Quand je suis rentrée, les noms de toutes les rues avaient changés, toutes les rues avaient des noms de martyrs, il y avait pleins d'handicapés, il y avait des gens qui étaient devenus fous à cause des ondes créées par les explosions. C'est très facile de dire "on va commencer une guerre" mais est-ce qu'on pense aussi à ce qui se passe après une guerre, c'est ça qui m'étonne énormément aujourd'hui.

Si par exemple il y a trois ans je n'avais pas autant axé le bouquin sur cette partie là, j'aurais peut être plus raconté mon histoire, ma première rencontre avec mon premier mari. Vu la situation actuelle, je suis plus sensible à ce genre de choses. Je pense que je les développerai un peu plus, parce que les gens parlent tout le temps de cette guerre mais personne ne veut parler de ce qu'on va faire après cette guerre, ce qu'on va faire une fois que l'Irak sera bombardé et combien de pays on va bombarder pour avoir tous les terroristes.
Je voulais consacrer trois pages à la guerre du golf, je vais y consacrer un chapitre, parce que je pense que c'est important de savoir comment nous, venant du Golfe, avons vécu aussi cette guerre.

Il y a une partie dans l'écriture qui se passe dans ma tête, je réfléchis, je réfléchis. Tout se forme dans ma tête, je ne les écris pas et après, j'écris les grandes lignes. Dans ce recto verso et à partir de cette double page, j'écris une cinquantaine de pages et à partir de cette cinquantaine de pages, je fais des découpages et il fera un peu plus d'une centaine de pages.
Le brut de brut que personne ne lit c'est en persan. Par contre, quand je commence à écrire le début des scénari, il faut que ce soit en français. Je sais combien de cases je vais mettre, je sais les têtes que je vais mettre, mais tout ça est très aléatoire. Si pour les besoins de la narration j'ai besoin de rajouter une page, je rajoute une page. C'est cela aussi qui est très confortable de travailler avec une maison d'édition comme l'Association. Je fais le nombre de pages que je veux. Je peux en faire 230, comme 215 ou 73, peu importe.

Dans le chapitre 3, j'ai expliqué comment j'ai fait ma tentative de suicide. Les tentatives de suicide, ce n'est pas super drôle mais en même temps c'était tellement con mes tentatives de suicide, car j'avais tout copié sur des films. J'avais vu un film où la nenette buvait du vin et s'ouvrait les veines et après il y avait du sang qui coulait.

Moi, en plus, j'ai horreur du sang, je m'étais fait une toute petite égratignure qui s'est fermée aussitôt et j'avais bu de la vodka. J'étais dans mon bain. C'était complètement vain, mais c'est important que je raconte cela, pas pour tirer les larmes, parce que dans mon récit je n'essaye jamais de tirer les larmes des gens, mais c'est parce qu'à partir de ces moments là on revit et aussi où on en a marre et on se dit que tout est fini, et il faut continuer et c'est là où j'ai pu continuer, il y a des choses plus délicates mais ce n'est pas plus grave que ça.

Je ne veux pas de de larmes, je veux juste de la curiosité et de la compassion de la part des gens. J'ai envie que les gens lisent ces livres. J'essaye de ne jamais leur lâcher la main, de leur expliquer le maximum de choses possible afin qu'à la fin ils se disent "est-ce que ces gens sont si différents que nous? Est-ce qu'on devrait avoir peur d'eux et comment ça se passe dans le monde?". S'ils se posent déjà ces questions, c'est énorme pour moi. J'ai fait ce que j'avais à faire.
Je suis une petite dessinatrice avec peu de moyens, si ça interesse les gens et s'ils se posent les questions qu'il faut, je n'en demande pas plus."





"J'ai fini d'écrire le scénario" (le 21 mars 2003)
Malgré un voyage en Italie, la jeune dessinatrice est un peu stressée...

"J'ai fini d'écrire le scénario et là je suis en phase de faire des crayonnés. L'ordre chronologique c'est quand tout d'abord j'écris un scénario, aussitôt je commence à faire un petit découpage, c'est à dire que je fais des toutes petites cases où je mets des totos. Toto c'est un personnage, une tête avec un rond et deux batons, rien que pour savoir le nombre de personnages que j'ai envie d'avoir et qui est où et qui fait quoi. Ca c'est dans un cahier car si je le fais n'importe où je les perds.
A partir de cela, je fais des crayonnés un peu plus aboutis. Et à partir de cela, une fois que j'ai réécris et réécris 200 fois le texte, là je fais l'ancrage. Là j'en suis à la page 20-22, le bouquin a 96 pages. J'ai crayonné 3 pages par jour, ce qui est beaucoup. D'ici le 20 avril, je vais avoir fini le crayonné.

Je suis stressée par mon travail. La guerre ne me stresse pas. Moi j'ai déjà vécu une guerre. En plus, ici il n'y a pas de bombes. Même quand il y a des bombes on s'y habitue. Cela m'attriste plutôt. Le stress c'est pour le travail. Je suis excessivement stressée. Déjà, je n'ai aucune assurance sur moi. Je ne pense pas du tout que j'ai un travail qui est abouti ou très bon ou je ne sais pas quoi. Je ne le dis pas par fausse modestie. Je pense que le travail que je fais est bien mais pas très bien.
A chaque fois que je fais une page, il faut que je la soumette au regard d'une ou deux personnes au moins. En même temps, je me dis que je pourrais mettre ça et que je pourrais recommencer, mais on ne peut pas fonctionner comme cela, on ne peut pas tout le temps recommencer 10 milliards de fois la même chose parce qu'à ce moment là on ne fait rien. C'est certain qu'on peut toujours mieux faire mais ça veut dire quoi mieux faire? Des fois on fait tellement mieux que ça devient naze.

Persepolis a une importance majeure dans ce que je fais car en dehors de mon travail graphique et d'écriture, c'est aussi un travail de témoignage, un devoir national que j'ai vis à vis de mon pays, des gens que je connais, des gens que je ne connais pas.
Quand on a la chance ou la malchance d'être traversé par l'histoire de cette façon là et si on a un moyen de narration pour le dire, ou le témoigner il faut le faire. Je ne travaillerai plus jamais sur un livre comme j'ai travaillé sur Persepolis. C'est un travail qui prend énormément d'énergie. C'est un travail sur moi même pour pouvoir avoir de la distance et mettre de l'humour sur cette histoire sordide. C'est ça aussi ce qui me stresse.

Je suis partie en Italie et j'avais besoin de me reposer et j'aime beaucoup l'Italie et tout ça. Je n'avais jamais vu Florence. J'ai vu la maison de Dostoievski, je ne savais pas qu'il avait écrit "L'Idiot" pendant son voyage à Florence et on comprend pourquoi il est allé là bas. C'est calme et c'est très beau et en Italie on mange bien. Il y a des coins très beaux sur la terre mais on mange de la merde. Et ça peut être aussi beau que vous voulez, mais si on mange de la merde, ça me plait moins."





"Si j'étais habillée en meringue" (le 3 mai 2003)
Le 3 mai, elle en est à la page 71 : elle dessine son premier mariage, en Iran.

"On est le 3 mai et j'en suis à la page 71 de mon livre. La page 71 des crayonnés. Comme ça a 96 pages, il ne me reste plus que 25 pages à dessiner, et après c'est bon.
Avant, je faisais des crayonnés qui étaient un peu aléatoire, donc je faisais pleins de dessins en direct et ça marche une fois sur deux, après on le rate et il faut faire des rustines (quand il y a une case qui n'est pas bien, vous la remplacez pas une case identique complètement et vous pouvez redessiner par dessus).
Je suis très maniaque, il faut que l'original soit très beau. Mais c'était aussi comme ça avant quand je cousais des vêtements, je faisais un travail incroyable à l'intérieur des vêtements, alors que personne ne le voit, mais il fallait que ce soit hyper bien fait.
C'est un feutre noir tout simple. Pour le crayonné, je n'ai pas besoin d'utiliser des stylos, pinceaux ou des plumes, c'est bien déjà. Mais quand on dessine avec un feutre on ne peut pas beaucoup effacer, on est obligé d'être plus concentré et plus précis.

Là, c'est mon mariage. Je n'arrive pas tout de suite, parce que j'aime bien ne pas tout montrer tout de suite. Il y a ma grand-mère, il y a toute ma famille. A mon premier mariage, ils ont invité 350-400 personnes, c'était grandiloquant.
En même temps, je n'étais pas du tout habillée comme une mariée! Déjà être applaudie par 400 personnes, ça me gênait, mais, en plus, si j'étais habillée en meringue avec un maquillage extraordinaire, j'aurais été très gênée.

De temps en temps, j'estime que la taille de la case est importante. Je pense qu'il y a tout un processus inconscient qui est dans le travail où on utilise ce mot plutôt que celui là, où on va faire ce dessin plutôt que celui là, ou ce cadrage. Et si je n'avais pas fait ça et s'il y avait eu 9 cases, vous auriez dit "pourquoi 9 cases?". On peut toujours poser cette question, et ça, c'est ma solution car j'estime que cette case a une importance certainement. C'est ça qui donne le rythme.
Le numéro 4 est très bavard il se passe des milliards de choses en même temps et c'est évident qu'il y a des moments où il faut avoir de grandes images où les yeux se posent, où on ne lit pas beaucoup de texte. Ca vient très naturellement. Il y a un moment que je travaille aussi, donc maintenant je sais mieux faire. Les découpages sont un peu plus évidents qu'ils ne l'étaient avant."





"J'ai le droit de riposter" (le 8 mai 2003)
Marjane l'iranienne doit partir en tournée aux Etats-Unis pour la sortie de Persepolis en anglais chez Pantheon Books

"Ils m'ont donné le visa. Moi même je n'y croyais plus vraiment et maintenant je vais partir et faire une tournée dans huit villes : New York, Washington, Boston, Miami, Austin-Texas, San Francisco, Seattle et Los Angeles.
C'est bien car dans les articles qui sont parus, on se rend compte qu'ils ne sont pas que des tarés là bas. Il y a des gens qui se posent des questions, même s'il n'y a pas beaucoup d'information là bas. Il y a une désinformation totale. J'ai quand même fait quelques interviews il y a une semaine, dont une pendant laquelle une journaliste américaine m'a demandé si je me sentais inférieure aux blancs. Je lui ai dit "mais déjà comment vous définissez ma couleur?", par exemple, je suis quoi moi, je suis grise? Elle a répondu "non, je parlais des blancs européens". Avec ces questions vous vous rendez compte que même quand il sont intelligents, des fois ils arrivent à être cons, même très cons.

Ca m'intéresse d'aller voir. En même temps, j'ai l'impression que ça va être hyper dur. J'ai l'impression que je suis en train de partir au combat pratiquement, car j'aurai tout à expliquer c'est à dire que tout ce que j'ai acquis ici, où je n'ai plus besoin d'expliquer que les tiers mondiste sont des êtres humains et que tous les gens du Moyen Orient ne sont pas des terroristes. Tout cela c'est un acquis ici.
Je pense qu'ils vont vachement m'allumer sur la guerre aussi parce que maintenant, là bas surtout, la guerre en Irak s'est finie et ils vont peut être continuer à faire la guerre avec la Syrie, l'Iran, etc. A partir de ce moment là, je pense que j'ai le droit de riposter aussi."





"Mon style est assez efficace" (3 mai 2003)
Leçon de dessin, Marjane parle de son dessin et des yeux très expressifs de ses personnages.

"Moi, je trouve que mon dessin est beau. Je ne dessinerais pas comme cela si je trouvais qu'il était moche. Je dis vraiment ce que je pense. En même temps, je trouve que je ne suis pas du tout une bonne dessinatrice car il y a pleins de trucs que je ne sais pas dessiner. Il y a des gens qui ont des facilités de dessin incroyables. En même temps je m'en fous car j'arrive à exprimer ce que j'ai à exprimer mais bon, ça me stresse de temps en temps quand je vois ces gens qui peuvent tout dessiner : Christophe Blain, Joan Sfar, enfin tous ces gens là, Blush. Ils dessinent comme des dieux. Mais j'ai un dessin qui a un style qui fonctionne et sur les expressions je pense que c'est bon.

Vous savez, moi, je ne suis pas dessinatrice, je fais de la bande dessinée et le dessin dans une bande dessinée c'est pour l'histoire et je préfère quand même dépenser plus de temps sur le scénario et la construction de toute l'histoire que de frimer avec la virtuosité du dessin. De toutes façons, je ne pourrais pas frimer car je n'ai pas de virtuosité de dessin. Mais bon, j'ai un dessin beaucoup plus lâché aujourd'hui qu'il y a trois ans où j'étais complètement crispée quand je faisais un dessin. Tout l'intérêt du travail aussi c'est qu'on progresse. Le jour où je commencerai à me recopier, ce sera hyper mauvais.

Juste là, à la page 70, je n'aurai jamais pu faire une perspective comme ça où les gens deviendraient plus petit. En même temps, je dessne pleins de choses qui sont complètement fausses si vous regardez de près. Mais je ne vous dirai pas lesquelles parce que si vous ne les voyez pas, il n'est pas nécessaire que je vous les montre aussi. Si vous ne les voyez pas, c'est que mon style est assez efficace pour cacher les défauts de mon dessin.

D'abord, je commence par les yeux. De toutes façons, il vaut mieux dessiner d'abord l'intérieur d'un visage et après faire le contour que vice versa. C'est beaucoup plus facile . Moi, je comprends tout des yeux des gens. Les gens qui rient vraiment, les gens qui sont vraiement tristes. Vous n'avez jamais vu des gens qui rient seulement avec leur bouche et leurs yeux sont complètement vides de joie et de sympathie. Chez un homme, c'est la première chose que je regarde... non, ce n'est pas vrai, ce n'est pas du tout ça la première des choses que je regarde! Il y en a qui commencent par les dents aussi par exemple."





"J'ai des pustules aux doigts" (2 juillet 2003)
Après son retour des USA, Marjane est très en retard. Elle doit encore encrer 30 pages.

"Je suis en plein encrage maintenant et je suis très très stressée parce que ce voyage aux Etats Unis a fait que j'ai perdu un mois de travail. Là je dois faire 96 pages en un mois et c'est très très dur, c'est pratiquement un marathon physique et j'ai mal partout. Il me reste 30 pages à encrer et je dois y arriver et je vais y arriver. Je ne le fais pas dans l'ordre des pages. Je fais un peu du début, un peu de la fin, selon mon humeur. A ce moment hyper précis, j'ai déjà encré la page 40 et toute la fin aussi.
Comme j'ai moins de temps, je suis dix fois plus maniaque parce que je ne veux pas que ça se voit que j'ai eu moins de temp, donc je n'ai jamais fait des planches aussi propres de toute ma vie.

Nous, on ne vit pas du tout naturellement, c'est à dire que nous passons de 9h du matin à 2-3h du matin le lendemain matin tout le temps cloîtré derrière notre table. On ne peut pas vraiment dire que j'ai la vie normale. J'ai des pustules sur les doigts, c'est vraiment n'importe quoi. Si j'avais eu des enfants, ils seraient déjà morts de peste et de choléra.

Je dois finir pour le 10 juillet parce que le livre doit sortir fin août et parce qu'il y a eu énormément de coordination qui s'est faite entre l'imprimeur, les gens, etc. Et si je ne le donne pas à cette date, il y n'y a pas que moi, il y a toute une armée de gens qui vont être vraiment dans la merde. Vous savez, sans pression, je ne travaille pas non plus. Dans ma vie, je peux être distraite pendant des jours et des jours à ne rien faire aussi. Si je ne suis pas stressée, je ne fais rien. Ca ne change pas grand chose en fait, j'ai besoin de ce stress.
Quel jour on est? on est le 2 juillet 2003. C'est bien, il me reste encore huit pages. Cela dit, l'année dernière j''ai exactement fini Persepolis 3 dans ces mêmes conditions. Quoique l'année dernière c'était encore pire car je suis restée chez moi et je n'ai même pas enlevé ma robe de chambre, alors que là, maintenant, je me douche et je me change tous les jours, donc ça change.

Je suis vraiment dans un état pas possible et j'ai essayé d'être le plus concentrée possible. Je suis désolée pour mes réponses... car en même temps que je vous parle, en plus je travaille. Je ne peux pas lâcher le truc du tout.
Mes camarades d'atelier disent que je suis fébrile et qu'il faut que je prenne vite des vacances. Je pense qu'ils n'en peuvent plus. Je suis très désagréable en ce moment, je ne peux pas voir de monde. Je suis dans un état! J'engueule tout le temps tout le monde, je suis comme un petit nazi un peu aussi. On m'appelle "la directrice" alors vous vous imaginez! Je dois être vraiment très terrible en ce moment."





"Là, je suis à vif" (24 juillet 2003)
Ca y est, Marjane a terminé. Entre soulagement et légère angoisse, elle ne sait pas trop où elle en est. Alors elle se concentre sur sa salade.

"Moi, je sais ce que je veux, moi je veux la Caesar's salad. Un coca light avec des glaçons, s'il vous plaît." [dans un restaurant]. On peut manger et parler en même temps.
Ma vie après Persepolis 4. A là fois je suis très contente que ce soit fini car j'en avais un peu marre de parler de moi même et de moi même et de moi même. C'est un travail que je devais faire et que j'ai fait et c'est très bien qu'il y ait une fin. A la fois, c'est très bizarre. Persepolis, c'est comme un très très long accouchement, ça prend beaucoup de temps. Je me remémorais des choses. C'est comme un vomi et après il faut réavaler les 90% de ce que j'ai vomi et en garder 10% pour faire quelque chose. Ca se passe réellement comme ça. Tout cela, ça ne se passe pas dans une sérénité complète et dans le bonheur. C'est un peu dur, sans vouloir me plaindre, mais ça prend du temps.

A chaque fois qu'un Persepolis était fini, j'étais déjà sur un autre Persepolis, ce qui fait qu'il y avait une continuité quand même. Là, le truc c'est que c'est fini et c'est à la fois un grand soulagement parce que je n'ai plus envie d'avoir des espèces de cornes à mes mains, à la fois, j'adore travailler, ma grande passion dans ma vie c'est mon travail. Donc à la fois je suis un peu larguée, c'est un état normal et à la fois, là, je suis à vif pour pouvoir vous répondre à cela.

Je suis très à vif parce que j'ai fini le livre il y a une semaine seulement, j'ai donné les dernières pages mardi dernier donc ça fait neuf jours. Depuis, je n'arrête pas de travailler car j'ai du faire quatre pages pour un magazine italien "Internazionale", j'ai du faire deux pages pour le New Yorker. Donc aujourd'hui c'est le premier jour où je ne travaille plus.
J'aime les vacances, mais pas trop longtemps : pour moi, une semaine de vacances, c'est largement suffisant. Au bout d'un moment je m'ennuie et il me faut mon atelier, mon travail.
Ce n'est pas que je suis obsédée par mon travail. Là, par exemple, je ne vais plus rien faire jusqu'au mois d'octobre. Enfin, je vais faire des petits trucs. J'ai 6 pages à faire pour les allemands. J'ai 2 pages à faire pour le bouquin de Reiser. Là, il y a un livre qui sort pour les 20 ans de la mort de Reiser dans lequel je fais deux pages et je fais aussi la couverture. J'ai des petits projets comme ça. Comme je viens de me réveiller vous voyez mon appétit n'est pas très très ouvert."





"Le best seller de la bande dessinée underground" (août 2003)
Le succès de 'Persepolis' est aussi celui de son éditeur, 'L'Association' fondée par le dessinateur Jean-Christophe Menu. Entretiens croisés avec l'éditeur et son auteur vedette.

JC Menu: "On sentait qu'il y avait un potentiel dans ce qu'elle avait à raconter mais qu'il y avait une certaine maladresse au départ dans la façon d'appréhender le moyen d'expression de la bande dessinée, de la narration, etc."

M Satrapi : "Jean-Christophe Menu c'est le meilleur éditeur de la terre".

JC Menu: "Marjane a très très vite appris ça et je ne pense pas que le fait que ce n'était pas son langage à la base fait qu'elle sait utiliser ses limites à merveille et je pense que c'est aussi grace à cela que ça a touché tant de monde, c'est un langage vraiment extrêmement direct".

M Satrapi: "C'est aussi mon point faible, car comme je ne connais pas les codes, je suis obligée d'en inventer tout le temps pour que ça marche. Du coup, j'ai certainement moins de tocs qu'un dessinateur de BD qui connait très bien la bande dessinée. Ca a été un avantage pour moi."

JC Menu: "Je pense que c'est aussi une des raisons pour laquelle de nombreux lecteurs qui ne sont pas des lecteurs de bandes dessinées sont touchés par Marjane et peuvent complètement lire Persepolis sans être habitué à l'univers de la bande dessinée. Si on considère la BD comme une sorte de langage à part entière avec sa propre grammaire, on peut dire que Marjane a appris une nouvelle langue de plus parce qu'elle était déjà polyglote et qu'elle connaissait déjà 4 ou 5 langues parlées."

M Satrapi : "Dans ma langue maternelle, on écrit de droite à gauche. Alors quand je composais mes cases, tous les personnages qui venaient en premier rentraient par la droite et les bulles qu'on devait lire en premier venaient de droite et après je faisais lire mes pages à mes copains, ils disaient"qui est-ce qui parle en premier?". Je disais "lui", ils répondaient "non, il doit être à gauche et tout ça". Vous voyez, c'est vraiment une langue que j'ai appris et que je continue à apprendre".

JC Menu: "A la base, on s'est vraiment posé des questions sur Persepolis, c'est à dire qu'on a hésité à faire ce livre qui nous semblait excessivement minimaliste par rapport au dessin, par rapport à ce qu'on a l'habitude d'éditer. Et puis le propos nous a semblé suffisamment fort pour qu'on tente l'expérience et on a été submergé par le succès. On ne s'y attendait évidemment absolument pas."

M Satrapi: "Quand je lui ai montré Persepolis 1, je me souviens très bien, un après-midi il m'a appelé et m'a dit : "voilà, j'aime beaucoup le livre, on le prend". Moi évidemment je n'y croyais pas, j'étais super contente et je lui ai dit qu'il y avait 4 tomes et il m'a répondu "ouais, ba on en fera quatre"."

JC Menu : "Quand un auteur arrive avec quelque chose d'ambitieux comme ça, plusieurs livres par exemple, il faut vraiment être sûr dès le départ que ça peut marcher. Bien sur, si on avait été extrêmement déçu par le 2ème ou si ça avait été différent, si le contrat moral n'avait pas été respecté, dans ce cas là, on peut revenir sur sa parole mais ça n'a pas été le cas du tout. Si elle l'avait proposé à d'autres éditeurs, je ne pense pas que quelqu'un l'aurait pris. Maintenant, évidemment, tous les éditeurs la courtisent mais c'est trop tard."

M Satrapi : "Jean-Christophe Menu c'est un artiste avant tout, les choses qu'il dit ont réellement un impact sur moi car il parle en connaissance de cause. Ce n'est pas un commercial qui comme par hasard se retrouve éditeur d'une maison d'édition. C'est le meilleur éditeur de France en ce moment".

JC Menu : "Moi, je me souviens par exemple que dans le 1er tome il y avait un moment où Marjane avait mis une photographie."

M Satrapi : "J'avais fait un collage de photo et il m'a dit..."

JC Menu : "Je me suis permis de lui dire que je pensais que le fait d'inclure une photographie dans son récit amenait une sorte d'autre dimension plus réelle et que ça aurait été mieux qu'elle redessine cette photographie avec le style graphique du reste et que tout soit en dessin.

M Satrapi : "Après l'avoir dessiné, j'ai vu qu'il avait raison. Même sur Persepolis 4, il y a des trucs où il a dit "mais c'est quoi ça? c'est nul". Je l'ai refait car il est crédible. Lui, il a le droit de me dire des choses car c'est un très bon éditeur lui même. Quelqu'un d'autre me l'aurait dit, je lui aurais dit "je sais mieux que toi ce que je fais quand même". Jean-Christophe il a le droit.

JC Menu : "Sinon elle fait son récit comme elle l'entend et le rôle de l'éditeur est juste de corriger les fautes d'orthographe et d'imprimer la chose le mieux possible, de le vendre, c'est tout. Quand le premier tome est sorti à l'automne 2000, elle a tout de suite eu le Prix Alph'art Coup de Coeur à Angoulême 2001.
Tout de suite, elle a eu beaucoup de presse, peut être de la presse féminine aussi. Il se trouve aussi que c'est un sujet qui a beaucoup plu aux journalistes. Marjane a un excellent contact avec la presse et donc tout ça a fait que ça s'est emballé assez vite. Je crois que le premier tirage était de 3000, comme la plupart des livres qu'on fait à l'Association et il a fallu retirer assez rapidement. Pour le premier tome, je pense qu'on est au dixième tirage, on a dépassé les 50-60000 de chaque volume, ce qui pour nous est monstrueux.

M Satrapi :"Et ça a marché, ça marche très bien. On me demande toujours pourquoi je reste à l'Association. Je reste parce qu'à l'Association ce n'est pas parce que je suis best-seller dans la bande dessinée underground que j'ai un traitement de faveur par rapport aux autres, que maintenant on me met le tapis rouge. Je suis un auteur parmi d'autres et tant mieux car je suis un auteur parmi d'autres.
Comme par hasard, c'est tombé sur moi. Si c'était tombé sur quelqu'un d'autre, j'aurais bien aimé être comme un auteur à part entière et tout ça ce sont de très très bonnes choses.
L'Association c'est quand même une maison d'édition où on n'a pas d'attaché de presse, et le bouquin marche quand même donc ça prouve encore qu'on est pas tout le temps obligé de passer par le commerce et le marketing pour pouvoir vendre, heureusement.





"Ca s'arrête là" (19 novembre 2003)
Ça y est, le tome 4 est paru. Ce qui ne semble pas être un grand événement aux yeux de Marjane, qui est déjà passée à autre chose.

"Un café allongé avec du lait et une sucrette s'il vous plait. Aujourd'hui, je pense qu'on est le 19 novembre. Il fait un temps moyen et nous sommes au Royal Turenne, mon café. Il a l'avantage d'être à un carrefour et c'est ce qui est excellent dans ce café, c'est que vous avez vraiment le temps de regarder tous les gens qui viennent comme c'est à un croisement, vous avez toute la race humaine qui passe ici. J'aime beaucoup, je peux m'asseoir des heures ici et juste regarder les gens passer. J'adore. Le bouquin marche très bien, il fait son petit bout de chemin, il me semble qu'il est paru le 15 septembre, ça fait deux mois maintenant. Normalement, ça aurait été le 27 août je pense. En fait, à cause de la canicule qui a tuée beaucoup beaucoup de gens, il y a certaines des couvertures ici qui ont fait une réaction chimique et je ne sais pas quoi, les américains, ils appellent ça "acts of god", donc voilà, il a fallu réimprimer et ça a pris un peu plus de temps.

Moi, un livre m'appartient tant que je suis en train de le faire. A partir du moment où je le donne à mon éditeur et que ça part chez l'imprimeur, il ne m'intéresse plus le livre, parce que je l'ai fait, c'est déjà fini, après, tout ce qui vient après, toutes les considérations, je n'y peux rien.
En même temps, j'écris pour mes lecteurs. L'histoire de "j'écris pour moi même" je n'y crois pas une seule seconde, ça n'existe pas. Je prends énormément en considération la personne qui voudra lire mon livre, savoir au moins s'il comprend ce que j'ai envie de dire ou s'il ne comprend pas, si c'est lisible ou pas.
En même temps, ce que je fais au moment où je le fais c'est vraiment du mieux que je peux donc après, que ça plaise pas, ça importe peu finalement parce que moi j'adore raconter ces histoires, j'adore les dessiner, j'ai un éditeur, il y a des gens qui veulent bien l'acheter.

Il n'y a pas de suite pour Persepolis, Persepolis est fini. J'ai toujours su que c'était 4 tomes. J'avais envie de raconter cette histoire de l'Iran parce que j'estime que les gens ont quand même pas mal appris de cette période entre 1980 et 1994, comment était l'Iran etc. Ca m'a permis de me battre un peu contre les idées reçues et les images, etc. C'est fini. Je ferai certainement un livre de bande dessinée par an, à part ça, j'ai des projets de films et je fais beaucoup de dessins. Enfin, ce ne sont pas des dessins de presse parce que je fais une page de bande dessinée pour la presse internationale. Je travaille avec beaucoup de pays. Là il y a une créatrice qui veut que je fasse une fresque, elle m'a envoyé un fax, mais je n'ai rien compris à ce qu'elle voulait. Et tout ça va avancer comme ça va avancer. Ils veulent faire un long métrage, en France oui.

L'autre projet en fait, justement je vais la voir, c'est une dame qui est productrice et qui est iranienne, comme par hasard elle est née dans la même ville que moi, au bord de la mer caspienne. On veut faire un film en gros sur la notion de l'exil et en même temps, c'est très vague, cette directrice, je ne l'ai vue qu'une fois. J'y vais aujourd'hui.
Je ne veux absolument pas devenir réalisatrice parce que déjà moi, travailler avec 200 personnes c'est pas du tout mon truc. Je tuerais tout le monde et je me suiciderais après. Ce n'est pas possible, alors c'est hors de question mais j'aimerais bien pouvoir donner mon avis sur tout. Si c'est nécessaire que je joue dedans, je le ferais.





"Ecoutez, le succès et tout ça..." (19 novembre 2003)
Point d'orgue et dernier épisode de ce carnet de bord : comment Marjane gère-t-elle son succès ? Très bien, merci.

Ecoutez, le succès et tout ça, ça ne m'a jamais monté à la tête. Je n'ai jamais pensé ni que j'étais la meilleure, ni que j'étais plus intelligente, ni que j'étais plus intéressante, jamais, jamais. Evidemment, des fois ça m'est monté à la tête, comme la fois où j'a eu la quatrième de couverture de Libération, surtout que j'étais habillée exactement pareil que sur la photo. J'étais dans un café et j'ai vu le papier et évidemment ça m'a fait un choc. Je suis allée 25 fois aux toilettes, en plus dans un café où il y avait Libération, pour voir si les gens me reconnaissaient, et bien les gens ne me reconnaissaient pas. J'étais habillée pareil, même gueule, même tête, tout pareil, personne ne m'a reconnu. Vous voyez, après ça, vous vous dites "bon". Mais ça m'a pris deux heures vraiment où je bavais sur moi même de joie. Mais au bout d'un moment, vous vous rendez compte que tout ça c'est très aléatoire.
Le succès et tout ça, j'étais à un certain temps, à un certain moment x où mes histoires ont marché, peut être que si je l'avais fait il y a dix ans ou dans dix ans ça n'aurait pas eu l'ampleur que ça a eu. Le succès est revenu aussi parce que j'ai beaucoup travaillé. Je ne vais pas faire des espèces de slogans à la con américains en disant "si tu fais quelque chose, tu l'auras" parce que pendant longtemps je l'ai voulu et je ne l'ai pas eu, voilà.

J'entends beaucoup de gens dire, et moi même je l'ai pensé pendant très longtemps, qu'une des grandes raisons du fait que ça ait marché c'est parce que je suis une femme et parce que je suis iranienne. Mais en même temps, vous savez, moi être une femme iranienne, ça m'a déservi toute ma vie, donc si ça me sert maintenant, c'est tant mieux pour moi, mais en dehors de ça, je pense que mon boulot est bien. Moi, le bouquin, franchement, je l'ai fait très sincèrement. Les gens de mon atelier peuvent en témoigner. Je l'ai fait sans grande conviction qu'il y aurait déjà un éditeur qui serait intéressé et quand ça a été pris, pour moi, c'était un livre qui pouvait vendre 500 exemplaires et c'était tout.

En France, tout le monde fait pleins de chichis car je vends pleins de bouquins donc je touche pleins de royalties. Je vais vous dire, je le dépense tout aussi bien. Je n'ai pas du tout le respect de l'argent, mais alors là : 0. Le respect de l'argent c'est un truc de petit bourgeois. Le fric il est fait pour être dépensé, c'est tout. Alors je le dépense. Vous voyez, il y a pleins de CDs que je m'achète. Je fais des voyages que sinon je n'aurais pas fait. Ca me permet aussi de me dire : voilà, pendant 4 ans, 4 mois, par exemple, je pourrai prendre aucun boulot de commande, je ferai rien du tout et donc je pourrai dépenser 4 mois, 5 mois, 6 mois à faire un autre projet sans me soucier de me demander si je peux encore allez à mon restaurant.

Je peux vous dire un truc c'est que je suis très contente de payer des impôts mais réellement ravie. Ca ne me fait pas chier et je ne vous dis pas ça parce qu'on est à la radio et que ça fait bien de dire que j'aime beaucoup payer les impôts. Ce n'est pas du tout pour avoir la bonne conscience de gauche. C'est tout simplement que, moi, quand je suis venue en France, j'ai eu une allocation familiale, j'ai pu faire des études gratuitement parce qu'aux arts décoratifs de Strasbourg ça coutait la même chose que d'aller à la fac. J'ai eu quelques problèmes de santé et ça a toujours été gratuit. Pour moi, cet argent vient d'où? Il vient des impôts. Il y a des bibliothèques, il y a la piscine, il y a tout ça. Je suis très contente, très sincèrement, de payer mes impôts. C'est une contribution qu'on doit faire.
Vous savez, il y a des mannequins, des acteurs, qui montrent juste leur cul et qui sont payés, je ne sais pas, 10 000 Euros l'heure, juste parce qu'ils ont un beau cul et un truc en plus pour lequel ils ne font rien... enfin si, ils meurent un peu de faim et ils bouffent une tomate par jour. Entre 8000 ou 4000 Euros par heure, c'est quand même énormément d'argent par heure!

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