Un coin du Morvand (1900) Comment s’écrit le Morvand ?

   Morvand ne s'écrit pas avec un D ! Voilà vingt fois que je vous le dis… C'est agaçant d'avoir toujours à répéter la même chose… !
    - Oh ! oh ! on se fâche ici, dis-je en entrant dans les bureaux de Monsieur X, juste au moment où, sur un ton peu gracieux, il apostrophait en ces termes un de ses commis, jeune indigène de Brassy, en train de clore une enveloppe à l'adresse de Saint-André en Morvand.
   - Mais figurez-vous, s'écria Monsieur X en me tendant là main, que je ne puis lui mettre en tête que Morvand ne prend pas de D.
   - Il écrit d'instinct…, il faut lui pardonner, à ce pauvre petit Morvanneau.
  - Morvan…nneau... comment morvanneau ! Morvandeau, Morvandeau voulez-vous dire.
   - J'ai dit morvanneau : Pourquoi diable voulez-vous dire morvandeau, puisque vous voulez supprimer le D à Morvand ?
    - Ah! ce n'est pas une raison, cela !
   - Ce n'est pas une raison péremptoire, j'en conviens, mais c'est une raison tout au moins plausible, et certainement logique.
    - Mais enfin, on ne met jamais de D à Morvan !
   - On , qui on ? Au surplus, d'où vient ce mot ? Savant étymologiste, dites le moi ?
  - Ah certes, les origines présumées ne manquent pas. Certains auteurs prétendent que Morvand vient de Morvinus, nom d'un lieutenant de César, à qui une partie du pays aurait été donnée après la conquête. - Adrien de Valois rapporte, d'après un ancien manuscrit, du monastère de Musci, que Saint Heptad, évêque d'Auxerre, qui vivait vers 530, étant obligé de fuir, se cacha dans les bois du Mor-vent. Adrien de Valois, qui écrit Mor-vent, prétend que ce nom avait été donné au pays, parce qu'il y fait souvent du vent, parce que le vent y mord !
    - Ce ne sont point, je suppose, ces belles raisons là qui vous font défendre à votre employé d'écrire Morvand avec un D ?
   - Non, assurément. Je ne rapporte tout cela que pour mémoire, et je ne donne ces étymologies que pour ce qu'elles valent ; mais il en est d'autres : Fortunatus, dans sa vie de Saint-Germain; évêque de Paris, vers 496, parle d'un village appelé Morvennum situé dans les environs de Cervon. Adilon, qui écrivait vers la onzième année du règne de Clotaire, en parle également, et le place dans la campagne où se trouve aujourd'hui Cuzy, entre Cuzy et Cervon.
   - Dans son annuaire de la Nièvre de 1806, Gillet, juge suppléant en la cour de justice criminelle, qui rapporte ces dires, prétend que le nom de Morvand vient probablement de ce village de Morvennum, qui devait se trouver à peu près dans la ligne de démarcation entre le sol argileux et l'arénacé. "On serait tenté de croire, ajoute-t-il, que Morvennum est Lormes, parce que cette petite ville paraît ancienne et que les autorités que l'on vient de citer n'en parlent aucunement, mais il faudrait plus que des conjectures pour s'arrêter à cette idée."
    - C'est aussi mon avis.
   - D'autres auteurs, Gruter, Pictet, de Belloguet, plus judicieux à mon avis, ont recherché dans la langue celtique l'origine du nom de ce pays habité jadis par les Celtes, et prétendent que ce nom vient de Mawr ou Mor, qui veut dire grand, haut ; et Pen, tête, cime, qui, avec la permutation du p en v, a donné Monven, hautes cimes.
   - Hautes cimes allons donc cher ami, c'est beaucoup trop prétentieux pour nos pauvres petites montagnes morvandelles, dont la plus élevée n'atteint pas même mille mètres ! J'admettrais cette étymologie si ce nom avait été donné aux cimes alpestres ou aux pics pyrénéens…mais à nos jolies petites taupinières qui, sur la surface du globe, doivent faire l'effet des aspérités d'une écorce d'orange!..... jamais ! Combien je préfère l'explication de dom Bullet….
    - Ah les écrits de dom Bullet "corpus ineptiarum !"
    - Eh ! oui, dom Bullet ; je sais qu'il est aujourd'hui complètement discrédité, mais il n'en est pas moins vrai que, dans le cas particulier, l'étymologie qu'il donne me semble préférable à toutes les autres. L'altitude de nos montagnes morvandelles n'est pas assez élevée pour avoir des glaciers ou des neiges éternelles, et le manteau blanc, dont chaque hiver les couvre, fond et disparaît rapidement aux premiers rayons du soleil de printemps. Aussi, de quelque côté qu'on regarde leurs crêtes boisées, on les aperçoit se détachant sombres et noires sur l'horizon. C'est pourquoi dom Bullet prétend, non sans raison, que Morvand veut dire Montagnes noires et vient de deux mots celtiques mor, qui veut dire noir et ven ou vand, - avec un D, cher ami, - qui veut dire montagne. La même étymologie est attribuée au Morven écossais, montagne du comté de Caithness célèbre dans les poésies d'Ossian.
    - Hum !... Peut-être dom Bullet a-t-il raison. Oh je ne suis pas convaincu ; mais enfin, je suis comme Montaigne : je doute. Petit ajouta M. X, en se tournant vers son commis, écris, si cela te plait, Morvand avec un D.
    - Oh ! M'sieu, c'est déjà fait, riposta le gamin.