" La nature n'est intéressante que débile et navrée.
je ne nie point ses prestiges et ses gloires alors qu'elle fait craquer
par l'ampleur de son rire son corsage de rocs sombres et brandit au soleil
sa gorge aux pointes vertes, mais j' avoue ne pas éprouver devant
ses ripailles de sève, ce charme apitoyé que font naître
en moi un coin désolé de grande ville, une butte écorchée,
une rigole d'eau qui pleure entre deux arbres grêles.
Au fond, la beauté d'un paysage est faite de mélancolie. Aussi
la Bièvre, avec son attitude désespérée et son
air réfléchi de ceux qui souffrent, me charme-t-elle plus
que toute autre et je déplore comme un suprême attentat le
culbutement de ses ravines et de ses arbres ! Il ne nous restait plus que
cette campagne endolorie, que cette rivière en guenilles, que ces
plaines en loques et on va les dépecer ! L'on va pendre aux crocs
chaque quartier de terre, vendre à l'encan chaque écuellée
d'eau, combler les marécages, niveler les routes, arracher les pissenlits
et les ronces, toute la flore des gravats et des terres incultes; la rue
du Pot-au-Lait et le chemin de la Fontaine à Mulard qui enlacent
toute une lande engorgée de mâchefer et de plâtras, bossuée
par des bourrelets et des culs de pots de fleurs, semée, çà
et là, de fruits pourris et mangés de mouches, de cendres
et de flaques, empuantie par les entrailles mouillées des paillasses
et les amoncellements d'ordures qui se tassent longuement dans la bouillie
des fanges, vont disparaître et cette vue mélancolisante d'un
puits artésien et de la Butte aux Cailles, ces lointains où
le Panthéon et le Val-de-Grâce arrondissent, séparés
par des tuyaux d'usines, leurs deux boules violettes sur la braise écroulée
des nuages, vont faire place aux joies bêtes, aux banals galas des
maisons neuves!
Ah! les gens qui ont décidé le pillage et le sac de ces rives,
n'ônt donc jamais été émus par l'inertie désolée
des pauvres, par le gémissant sourire des malades? ils n'admirent
donc la nature que hautaine et parée? ils ne sont donc jamais, par
les jours de spleen, montés sur les coteaux qui dominent la Bièvre?
ils ne l'ont donc jamais enfin regardée cette étrange rivière,
cet exutoire de toutes les crasses, cette sentine couleur d'ardoise et de
plomb fondu, bouillonnée çà et là de remous
verdâtres, étoilée de crachats troubles, qui gargouille
sur une vanne et se perd, sanglotante, dans les trous d'un mur ? Par endroits,
l'eau semble percluse et rongée de lèpre; elle stagne, puis
elle remue sa suie coulante et reprend sa marche ralentie par les bourbes.
Ici, des huttes pelées, des hangars borgnes, des murs salpêtrés,
des briques tartreuses, tout un assemblage de teintes mornes sur lesquelles,
pendant à la croisée d'une chambre, un édredon de percale
rouge jette comme un réveil sa note éclatante; là,
des cages sans volets pour les mégissiers, des brouettes, les quatre
fers en l'air, un trident, un râteau , des vagues figées de
laine morte, une colline de tan sur laquelle picore une poule à crête
écarlate et à queue noire. En l'air, des toisons secouées
par le vent, des peaux râclées qui s'étirent et se détachent
avec leur blancheur crue sur la pourriture verdie des claies; par terre,
des baquets hydropiques, des futailles énormes où marine dans
des teintes de feuille morte et de bleu sale la croûte liquéfiée
des cuirs; plus loin enfin des peupliers piqués dans une boue de
glaise et un tas de masures qui s'escaladent et se haussent les unes par-dessus
les autres, étables sordides où toute une population de gosses
fermente aux fenêtres pavoisées de linge sale.
Eh oui, la Bièvre n'est qu'un fumier qui bouge ! mais elle arrose
les derniers peupliers de la ville; oui, elle exhale les fétides
relents du croupi et les rudes senteurs des charniers, mais jetez au pied
de l'un de ses arbres un orgue qui crachera en de longs hoquets les mélodies
dont son ventre est plein, faites s'élever dans cette vallée
de misères la voix d'une pauvresse qui lamentablement chantera devant
l'eau une de ces complaintes ramassées au hasard des concerts, une
romance célébrant les petits oiseaux et implorant l'amour,
et dites si ce gémissement ne vous prend point, aux entrailles, si
cette voix qui sanglote ne semble pas la clameur désolée d'un
faubourg pauvre !
Un peu de soleil - et, merveilles des joies navrées - des grenouilles
coassent sous des roseaux, un chien s'étire, les pattes écartées,
la queue en l'air, une femme passe un petit panier au bras, un homme en
casquette chemine, le brûle-gueule aux dents et, sous la garde de
mioches qui se roulent dans la boue, un fantôme de rosse blanche pâture
dans les terrains vagues.
Les travaux sont commencés. Le remblai de la rue de Tolbiac barre
l'horizon déjà; le lait de chaux va masquer de son uniforme
blancheur les ulcères diaprés du quartier souffrant; les grands
ciels gris sur lesquels se découpent encore les séchoirs à
jour des peaussiers et des chamoiseurs seront prochainement bouchés.
Bientôt sera à jamais terminée l'éternelle et
charmante promenade des intimistes, au travers de la plaine que sillonne,
en travaillant, l'active et misérable Bièvre."
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XIII°
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