Grande culture céréalière dans le Montana, près
de la frontière canadienne;
(cliché Yamashita/Rapho) retour
Championne de l'hyperproductivité, l'agriculture américaine
lutte... pour sa survie
"Le Monde" lundi 10 juin 2002
Leon Bertsch est fier de son nouveau tracteur : dans la cabine du John Deere
8410 T, doté de chenilles pour moins tasser la terre, il explique
l'utilité de l'écran situé à droite du volant
: le moniteur du Global Positioning System (GPS), qu'il utilise cette année
pour la première fois, lui permet de conduire très précisément
l'engin, qui tire un planteur de semences de soja. Cela évite les
recouvrements ou les doubles passages quand, au bout de l'immense champ,
il vire pour repartir en sens inverse.
Leon est un solide gaillard de 43 ans, enjoué, barbu, lunettes noires.
Ce qu'il aime dans son métier de fermier ? « Je suis mon propre
patron. Cet après-midi, j'ai pu aller à une réunion
familiale sans demander l'avis de personne. Et maintenant, je travaillerai
jusqu'à minuit. » La liberté. Et puis il y a la terre,
lourde et grasse, le miracle de la croissance des plantes, l'espace, la
puissance des machines.
Mais le champ de Leon Bertsch jouxte Blanchard, un bourg déserté
où ne vivent plus qu'une vingtaine de personnes. De l'autre côté,
au-delà d'un repli de terrain, on aperçoit une ferme en bois
à l'air décati. « Le gars, là, il a abandonné
l'agriculture ; il est devenu chauffeur de camion : on loue sa terre. »
La situation de M. Bertsch n'est elle-même pas florissante. Le nouveau
tracteur représente une dette de 200 000 dollars (213 000 euros).
Les revenus tirés de l'exploitation de 1600 hectares ne dégagent
qu'une toute petite marge. « La seule solution est de toujours grossir.
Mais grossir jusqu'où ? (...) En fait, on ne pourrait pas vivre rien
qu'avec la ferme : on tient parce qu'on a un autre business de transport
routier et de vente de camions. » Sans oublier les subventions fédérales,
indispensables.
Course au gigantisme, pluriactivité obligée, disparition lente
des exploitants : les statistiques corroborent ce tableau. Entre 1959 et
1997, le nombre d'exploitations « à plein temps » est passé
aux Etats-Unis de 2 millions à 870 000, selon le ministère
américain de l'agriculture. Depuis 1997, date du dernier recensement,
la tendance ne s'est pas infléchie. En revanche, le nombre d'exploitations
de plus de 400 hectares est passé de 136 000 à 176 000. Paradoxe
: alors qu'elle est toujours plus productive, l'agriculture a procuré
aux Etats-Unis, en 2001, un revenu net inférieur à celui de...
1929 (45,1 milliards de dollars constants contre 48,8) !
faible taux de profit
Un économiste de l'université de Californie à
Davis, Steve Blank, résume de façon provocatrice la situation
: « Le grenier du monde est en train d'abandonner l'agriculture »,
écrit-il dans The End of Agriculture in the american Portfolio (Quorum
Books). Depuis trente ans, l'agriculture s'est battue, avec le progrès
technique, pour accroître sa productivité. Mais l'augmentation
de la production a continuellement fait baisser les prix, pesant lourdement
sur les cours mondiaux. Résultat : les exportations des Etats-Unis
concurrencent les paysans d'autres pays beaucoup moins productifs, sans
pour autant assurer la survie des exploitants américains. Il n'empêche
: l'agriculture, constate Steve Blank, procure un taux de profit faible,
et les capitaux s'en détournent pour investir dans d'autres secteurs
beaucoup plus rémunérateurs.
Pour enrayer cette tendance, le Congrès a voté, en mai, une
forte augmentation des subventions agricoles. On trouverait difficilement
un économiste pour penser que cela fera plus que retarder l'échéance,
à moins que l'agriculture américaine ne change radicalement
de cap. En s'industrialisant toujours plus, mais en se tournant vers des
cultures à forte valeur ajoutée, telles les plantes pharmaceutiques,
comme le recommande l'Association nationale des producteurs de maïs
(NCGA). Ou au contraire, en revenant à une agriculture moins capitalistique,
comme le voudraient des mouvements comme la Coalition nationale des fermes
familiales (NFFC) : « Toute la politique vise le maintien de prix bas
pour favoriser l'industrie agro-alimentaire, dit George Naylor, fermier
à Churdan (Iowa) et membre de la NFFC. Il faudrait revenir à
des exploitations plus diversifiées, avec des accords de prix au
niveau international ». C'est-à- dire l'exact opposé
de ce qui s'est fait depuis cinquante ans...