Il faut remonter aux années 30 pour expliquer ce phënomène.
En 1933, la mise en oeuvre d'une machine à cueillir le coton met
au chômage des millions d'ouvriers agricoles africains noirs. Cinq
millions émigrent vers le Nord. Pour eux, Detroit apparaît
alors comme une véri table Terre promise, dont la richesse est liée
à l'essor de l'industrie automobile, puis, après décembre
1941, à l'entrée en guerre des États-Unis qui provoque
la création de toutes sortes d'industries de guerre - véhicules,
armements, etc. Comme le rappelle un vétéran de la presse
de Detroit en parlant des années 1935 à 1950: «
Le vieux Ford n'est pas raciste. Il s'en fout que ses ouvriers soient blancs
ou noirs, diplômés ou non, qu'ils ignorent l'anglais, qu'ils
soient ou non quasiment analphabètes. La seule chose dont il ne veut
pas, c'est qu'ils boivent. » Pour un ancien ouvrier agricole noir,
Detroit représente la quasi-certitude non seulement d'un emploi,
mais d'un salaire correct. L'industrie automobile américaine se porte
merveilleusement bien dans l'euphorie de l'immédiat après-guerre,
ainsi que pendant les années 50 et jusqu'en 1965. Puis c'est l'entrée
en concurrence des voitures japonaises - concurrence d'autant plus réussie,
à partir des années 70, que ces dernières consomment
moins, et que les événements du Moyen-Orient provoquent, en
1973, une pénurie de pétrole, proprement impensable aux États-Unis,
entraînant des réactions à la limite de l'hystérie.
Detroit s'étend, interminablement, sur des centaines de kilomètres
carrés. Pendant la période bénie de l'après-guerre,
des quartiers entiers, à prédominance noire, voient le jour.
Loin d'être des taudis ou des HLM sans personnalité ce sont
des quartiers vivants, faits de coquettes maisons individuelles, bien construites,
au fini exceptionnel. Les différents quartiers ont tous leur complément
de magasins, de restaurants, mais aussi des centres de finition, d'outillage,
travaillant pour les « trois grands » de l'automobile - Ford,
Chrysler, Général Motors, dont les patrons (qui ont une énorme
influence sur les hommes politiques locaux) sont tellement convaincus de
leur avenir radieux qu'ils découragent la mise en place de transports
en commun efficaces: ils veulent que tout le monde achète leurs voitures.
Ce qui fait qu'en 1960, les transports en commun de Detroit, s'ils n'ont
pas disparu entièrement, sont en piteux état, comparés
au réseau étendu qui existait dans les années 30. Ils
deviendront, avec le temps, de moins en moins fiables.
La grande crise, qui débute à la fin des années 60,
sera d'abord mal perçue par les spécialistes, qui n'y verront
qu'un élément passager. Mais les ouvriers blancs sont les
premiers à s'en inquiéter. Ils commencent à quitter
Detroit pour de nouvelles zones industrielles plus prometteuses: le Texas,
par exemple, ou les lointaines banlieues de Detroit, où de nouvelles
industries légères commencent à s'implanter, qui n'ont
rien à voir avec l'automobile. Ces départs en provoquent d'autres,
car les écoles deviennent de plus en plus fréquentées
par les Noirs, et les familles de Blancs ne veulent pas envoyer leurs enfants
dans des classes noires à plus de 60 % - non pas nécessairement
par racisme, mais en obéissant au même principe que des parents
français qui préfèrent envoyer leurs enfants au lycée
Henri-IV que dans un établissement de banlieue à majorité
maghrébine. Ils pensent, avec raison d'ailleurs, que le niveau de
l'enseignement sera supérieur dans un établissement à
majorité blanche. (...)
La crise de Detroit qui s'aggrave amène Chrysler au bord de la faillite,
conduit Général Motors à fermer un nombre impressionnant
de vieilles usines - ce qui pro' voque des départs de plus en plus
nombreux. Detroit est le type même de la ville dont l'essor commence
avec la révolution industrielle: en dehors de l'industrie automobile,
c'est l'industrie lourde qui prédomine - et celle-ci subit également
la concurrence progressive d'aciéries coréennes.
Le résultat sera catastrophique : entre 1955 et 1990) Detroit est
passée de plus de 2 millions à 700 000 habitants. (...)
On comprend aisément pourquoi, à certains égards, des
quartiers entiers de Detroit ressemblent aujourd'hui à Sarajevo dévastée.
Au moins, à Sarajevo, la vie continue, alors que la plupart des quartiers
de Detroit sont entièrement morts.
Le promeneur en voiture dans East Detroit traversera des rues continuellement
vides, aux maisons rasées, dévastées, ou tout simplement
abandonnées. Les rares voitures qui y stationnent sont des épaves.
Les reporters de la Detroit Free Press - qui tire la majorité
de ses revenus publicitaires non de la ville même, mais des banlieues
environnantes -, sillonnant plus d'un millier de kilomètres de rues
dans cette ville (ou ex-ville) si étendue, ont récemment comptabilisé
dix-huit mille maisons ou immeubles à l'abandon. Même les rues
« habitées » d'East Detroit le sont à moins de 18
ou 20 %. De Harding Street, un quartier à dominance noire, mais aussi
autrefois polonaise, arabe et hispanique - quartier jadis vivant, avec bars
et restaurants ethniques de toutes sortes -, il ne reste plus rien : on
ne voit que des façades cadenassées et à l'abandon,
avec, ici et là, les traces d'une vie antérieure enseignes,
de moins en moins lisibles, de blanchisseries, d'imprimeurs, de restaurants
mexicains ou chinois, de discothèques, de bars, de salons de coiffure
et d'entreprises de pompes funèbres. Même les McDonald's et
les stations d'essence ont fermé. Pour tout Detroit, il existe aujourd'hui
un seul restaurant chinois, Chung's, qui survit tant bien que mal. Les admirables
restaurants mexicains que j'avais connus en 1973 (au moment du tournage
d'un documentaire sur la crise de l'automobile, justement) ont tous mis
la clé sous la porte. A Warren et Conner Streets, l'herbe sauvage
envahit tout - on y voit même, occasionnellement, des faisans. Parkside
Homes, un immense complexe HLM, n'a jamais été achevé,
Lakewood Manor non plus - autre projet ambitieux et coûteux. On ne
compte pas le nombre d'écoles fermées, à l'abandon.
Quelques squatters occupent les maisons les moins abîmées.
Leur choix est énorme, mais petit à petit, les tuyauteries,
les cheminées, même les briques - tout ce qu'un casseur/démolisseur
peut emporter et revendre - disparaissent et laissent des ruines difficilement
habitables, surtout en hiver, quand il gèle. Seule l'absence de trous
d'obus différencie certains quartiers de Detroit de villes bosniennes
dévastées.
La diminution quasi générale de la population a naturellement
eu des conséquences majeures: dans la plupart des quartiers d'East
Detroit on a renoncé depuis longtemps à recueillir le moindre
impôt local. Postes, communications, services d'eaux sont supprimés
ou font, terriblement défaut. Beaucoup d'habitants n'ont pas de domicile
fixe , ne sont plus que des squatters errant de maison en maison. Complètement
démunis, ils ont en principe droit à une aide de l'État.
Mais les services postaux sont si réduits que le bureau des changements
d'adresses n'existe quasiment plus - et d'ailleurs, dans ces quartiers-là,
il n'y a presque plus de facteurs. De ce fait, à chaque fois qu'ils
changent de squatt, l'administration locale perd irrémédiablement
leur trace.
A sept heures trente du matin, dans l'artère principale du centre
de Detroit, Cass Corridor, où survivent quelques immeubles de prestige
(notamment le quartier général de Général Motors)
le principal attroupement est formé par une cinquantaine de gens
(tous noirs), faisant la queue devant un établissement qui leur achète
leursan 1 g pour 35 dollars le litre. J'ai voulu en savoir plus. On me dit:
« Vous savez, ce sont tous des drogués, des alcooliques et des
clochards. » je réponds que la qualité du plasma doit
s'en ressentir. « Certainement, personnellement, je n'en voudrais pas.
» Le chauffeur de taxi qui m'v promène (noir, et admirable guide
de cette ville en ruiné où il a grandi et dont il parle si
bien, parfois au bord des larmes) déclare avec ironie que Detroit
est sans doute la seule ville des États-Unis où, aux heures
de pointe, il y a plus de voitures en direction des faubourgs qu'en direction
du centre-ville.
La pauvreté engendre, forcément, la criminalité. Après
Washington, Detroit est la ville où le taux de meurtres est le plus
élevé. Un professeur de l'université de Michigan, qui
a étudié en profondeur l'économie du centre-ville,
est d'ailleurs arrivé à une conclusion relativement originale.
Selon lui, la délinquance, au moins, fait vivre: toute une économie
parallèle (revente d'appareils de ménage ou postes de TV volés)
s'y est implantée, et alimente les besoins d'acheteurs peu scrupuleux
originaires des banlieues cossues.
La plupart des visiteurs ne voient pas ce Detroit-là. La raison est
simple : l'autoroute évite tout contact avec ces quartiers abandonnés
pour conduire l'automobiliste directement au Renaissance Center,
luxueuse enclave au bord du fleuve Detroit, dont la rive nord est canadienne.
Avec ses hôtels, ses bureaux, ses restaurants, le Renaissance Center
est une ville à part, entièrement artificielle, sorte de ghetto
de luxe dont on ne sort que pour regagner sa coquette maison dans la banlieue
lointaine - ou l'aéroport. Car le fait est que la plupart des visiteurs
américains ne voient pas ces maisons dévastées, l'herbe
sauvage qui envahit petit à petit ce qui était autrefois une
des villes les plus importantes des États-Unis - et même quand
ils en découvrent l'évidence, ils ne semblent pas du tout
conscients - ou inquiets - de ce qu'impliquent ces transformations.
A un kilomètre seulement du Renaissance Center, il existe un downtown,
presque exclusivement noir, et animé aussi d'un semblant de vie.
Mais la plupart des magasins ont quand même fermé. Hudson's,
grand magasin jadis si réputé que les résidents de
Detroit le comparaient au Harrod's de Londres, est fermé depuis quatre
ans. Les Blancs, d'ailleurs, vont downtown le moins possible. Le Detroit
News, la Detroit Free Press et l'imposant édifice judiciaire
y sont toujours présents, mais on ne s y promène plus pour
le plaisir.
Les spécialistes reconnaissent que dans l'ensemble ne restent à
Detroit même que les vieux, les malades et les plus démunis
- c'est-à-dire ceux qui sont trop pauvres, trop découragés
ou trop handicapés pour aller ailleurs. Ce qui ne veut pas dire que
cette région du Michigan soit défavorisée économiquement
- du moins dans son ensemble. Au contraire, la vie des banlieues est agréable,
et les emplois n'y manquent pas - mais il faut préciser que la plupart
des nouvelles banlieues autour de Detroit sont (à part certaines
enclaves) presque exclusivement blanches.
Conclusion: l'indifférence manifestée envers les problèmes
de Detroit, qui n'est qu'un exemple de l'indifférence américaine
au sort des villes en général, constitue une des différences
fondamentales de nos cultures, de part et d'autre de l'Atlantique. Le jour
où ce phénomène exclusivement américain de la
ville qu on laisse mourir prendra racine en Europe, nous aurons raison d'avoir
peur."
..