Or, si les phénomènes atmosphériques sont connus,
grâce à l'existence depuis près d'un siècîe
d'un réseau de milliers de stations météorologiques,
il n'en va pas de même des mécanismes à l'oeuvre dans
les profondeurs du milieu océanique, qui demeurent fermées
à l'observation des scientifiques. Ceux-ci ont construit un modèle
très schématique de « tapis roulant » (conveyor
belt), selon lequel la chaleur stockée par les eaux de surface dans
les zones tropicales est redistribuée vers le nord par le Gulf Stream,
puis la dérive nord-atlantique.
En se refroidissant, ces eaux supérieures se font plus denses et
plus lourdes - l'évaporation les chargeant aussi en sel - et plongent
alors, au niveau des mers de Norvège, du Groenland et du Labrador,
jusqu'à des profondeurs de 2 000 à 4 000 mètres. Elles
s'écoulent ensuite vers le sud et, rejoignant le courant circumpolaire
antarctique tournant d'ouest en est, sont entraînées vers l'océan
indien et le sud du Pacifique, avant de remonter en surface dans le Pacifique
nord puis de rejoindre les courants chauds qui, passant entre les îles
indonésiennes et contournant l'Afrique, remontent enfin vers l'Atlantique,
bouclant ainsi la boucle.
Cet ample et lent brassage, dont le cycle complet dure un millier d'années,
n'est pas aussi simple qu'il y paraît. « Ce que nous avons surtout
appris ces dernières années, c'est que les processus sont
beaucoup plus compliqués que nous l'imaginions», résume
l'Américain Carl Wunsch, professeur au Massachussettts Institute
of Technology et l'un des pères du projet WOCE. Celui-ci, lancé
en1990 dans le cadre du Programme mondial de recherche sur le climat et
mobilisant vingt pays, arrive au terme de sa première phase: la collecte
de données. «En sept ans, nous avons accumulé plus d'observations
qu'il n'en avait été recueilli par le passé »,
se félicite Yves Desaubies, directeur du Laboratoire de physique
des océans de Brest.
Le lancement des'satellites européens d'observation météorologique
ERS-1 (1991) et ERS-2 (1995), ainsi que du satellite franco-américain
Topex-Poséidon (1992), a donné des yeux perçants aux
océanographes, qui connaissent désormais, avec une précision
de quelques centimètres, les variations du niveau de la mer imputables
aux courants de surface ou aux écarts de température qui font
que l'eau se dilate ou, au contraire, se contracte. Des systèmes
acoustiques spécifiques leur ont servi d'oreilles attentives pour
sonder les profondeurs marines que les ondes électromagnétiques
ne parviennent pas à pénétrer. Des campagnes en mer
leur ont aussi permis d'amasser un grand nombre de mesures de température,
de salinité ou d'autres qualités physico-chimiques.
Les milliers de résultats amsi rassemblés ont confirmé
que « la circulation océanique, loin de s'effectuer de façon
linéaire, est rendue complexe par des mouvements tourbillonnaires,
des systèmes de bifurcation et des échanges verticaux liés,
notamment à la topographie des fonds marins. L'équateur, en
particulier, est une zone critique de transfert entre les deux hémisphères
», décrit Pierre David, président de l'Institut français
de recherche pour l'exploitation de la mer (Ifremer). Les scientifiques
disposent à présent, pour la première fois, d'une photographie
globale des flux océaniques à la fin de ce millénaire.
Cet « état des lieux » leur servira de référence
pour évaluer leurs modifications ultérieures et apprécier
ce qui relève de la variabilité naturelle ou d'éventuels
changements d'origine anthropique.
Dans une deuxième étape - à partir de 1998 et jusqu'en
2002 -, cette moisson de données doit être exploitée
pour mettre au point des modèles numériques à haute
résolution de la circulation océanique, couplés, à
terme, aux modèles de circulation atmosphérique. L'objectif
est de mieux comprendre, et si possible de prévoir les évolutions
climatiques.
La « réponse » de l'océan à l'augmentation
de la concentration, dans l'atmosphère, des gaz à effet de
serre et en, particulier du dioxyde de carbone, pourrait déterminer,
sur une longue échelle de temps, l'amplitude et les conséquences
du réchauffement planétaire. Or cette réponse est aujourd'hui
difficilement prévisible. Paradoxalement, de même qu'aux périodes
glaciaires la plongée des courants chauds vers les froids abysses
marins a été contrariée par l'avancée des glaces,
on peut craindre qu'une élévation de la température
de l'air n'aboutisse à un résultat identique, en empêchant
les eaux de surface de se refroidir suffisamment pour entretenir la continuité
de ce cycle.
Pierre Le Hir (Le Monde 2 juillet 1997)