Au moment où à Rome le sort de quelque 800 millions
d'hommes souffrant de malnutrition est au cur du Sommet mondial de l'alimentation,
les Quinze se retrouvent à Luxembourg pour examiner le projet de
réforme de la politique européenne de la pêche. Un projet
préparé par la Commission en forme d'ultime mise en garde
qui contient davantage de mesures drastiques que d'accommodements possibles
entre les pays qui déploient des flottes puissantes (comme l'Espagne
ou la France) et les Etats du Nord, sensibles aux arguments écologistes,
qui se prétendent davantage "amis des poissons que des pêcheurs".
L'état des mers nourricières dans le monde, et notamment en
Europe - comme, sur un autre registre, celui des forêts équatoriales
ou des grands fleuves -, a en effet de quoi inquiéter, et le judicieux
cri d'alarme lancé avec solennité par le commissaire Franz
Fischler vient à son heure. Peut-être même trop tard.
Dans l'Atlantique du Nord-Est, jadis jardin d'Eden des flottilles de toutes
nationalités, au large de la Mauritanie, en Méditerranée
et bientôt (si le laxisme continue) dans l'Antarctique, des espèces
très prisées sont, soit en voie de disparition, soit sérieusement
menacées.
Sans doute la surpêche par les chalutiers-usines, le chalutage
aveugle, la pose de filets "murs de la mort" de 30 kilomètres,
le braconnage, bref l'impéritie des hommes de la mer et l'appât
du profit ont porté, ici ou là, un coup quasi fatal à
des réserves naturelles de protéines animales considérées
longtemps comme inépuisables. Mais les progrès des techniques
de capture, les pollutions industrielles, urbaines ou agricoles, les dérèglements
climatiques, les querelles entre scientifiques férus de connaissances,
mais prudents dans leurs certitudes, et professionnels jugeant sur pièce
sont aussi pour beaucoup dans une dégradation à l'allure parfois
de désastre. Un désastre qui se confond avec l'absurde quand,
au large de la Scandinavie, les navires aspirent avec des pompes géantes
des petits poissons agglutinés pour les transformer ensuite en farines
et granulés.
Il faut donc moins pêcher, pêcher mieux, et renforcer les contrôles,
en commençant par un développement maîtrisé de
l'aquaculture et de la pisciculture sur le modèle de ce que l'on
appelle - enfin ! - l'agriculture raisonnée. C'est déjà
le cas dans certaines pêcheries de poissons ou coquillages bien gérées,
en Bretagne ou à Noirmoutier, en Australie ou au Chili. Pour que
cette orientation devienne la règle, il faut que les gouvernements
prennent les moyens juridiques, diplomatiques, voire militaires, de mieux
faire respecter les quotas de captures dans les zones de pêche autorisées
et les débarquements dans les criées.
C'est la seule manière de sauver des emplois de marins, de salariés
des industries de transformation, et de tous les "laboureurs de la
mer" qui sont encore 35 millions dans le monde. Des gens en général,
selon le mot de Michelet, "à la vie hasardeuse, de grand péril
et de peu de gain", qui méritent aussi d'être écoutés.