"Le Monde" , article paru dans l'édition du 2 janvier 2003


46 % des terres de Cisjordanie sont devenues "israéliennes" par la politique du fait accompli, selon l'ONG B'Tselem


Alors que l'attention des diplomates et des médias se focalise, légitimement, sur les morts et les blessés du conflit israélo-palestinien, sur le terrorisme et sa répression - couvre-feux et bouclages imposés aux civils, "liquidations ciblées", arrestations et "internements administratifs" - , Israël poursuit avec détermination une politique de faits accomplis qui modifie la donne en profondeur sur le terrain. Des rapports récents des ONG israéliennes B'Tselem et Icahd (Comité israélien contre les démolitions de maisons) et du mouvement La Paix maintenant permettent de dégager un état des lieux partiel.

Les territoires annexés de fait par le "mur de protection".

D'une longueur prévue de 360 km, presque exclusivement tracé au-delà de la "ligne verte" (frontière de 1967), seulement une vingtaine de kilomètres sont construits, au nord, devant les villes de Kalkilya et Tulkarem et près de Jérusalem. Finalisé, il annexerait de fait 7 % de territoire palestinien (400 km2). Kalkilya est déjà privée de 15 % de son territoire municipal, dont ses terres fertiles. Plusieurs dizaines de villages se retrouveront soit à "l'intérieur" du mur, leurs terres restant de l'autre côté, soit l'inverse ; dans les deux cas sans accès possible à leurs champs. Icahd estime que 90 000 villageois palestiniens sont menacés d'être privés de moyens d'existence.

Expropriations et saccages des terres agricoles.

Hormis celles jugées nécessaires à la construction du mur, Israël exproprie continuellement des Palestiniens de leurs terres, essentiellement agricoles, mais aussi périurbaines, pour des motifs de sécurité. L'expérience depuis 1967 démontre, selon les ONG, que, dans 90 % des cas, elles sont remises plus tard à des colonies. Souvent, les Palestiniens ne se voient pas offrir de compensation. Quand c'est le cas, ils refusent fréquemment, ces indemnités risquant de valoir acceptation.

Des arasements de vergers sont effectués par l'armée, par exemple lorsque des arbres fruitiers perturbent la visibilité pour défendre une implantation. De leur côté, une minorité de colons activistes et armés harcèlent les paysans palestiniens, dévastant les vergers à proximité de leurs implantations ou empêchant semailles et cueillette. Dans la quasi-totalité des cas, l'armée n'intervient pas, sinon pour interdire l'accès à leurs champs aux agriculteurs palestiniens, Tsahal se déclarant "incapable d'assurer leur protection face aux colons".

A Yanoun, fin octobre, les colons ayant bouché leur source, cassé leur générateur électrique et coupé leurs oliviers, vingt-cinq familles ont abandonné le village. D'autres communes sont peu à peu délaissées par leurs occupants. En octobre et novembre, les écrivains Amos Oz et David Grossman, les généraux de réserve Shlomo Gazit et Nehemia Dagan et des intellectuels israéliens sont venus protéger des paysans palestiniens pour qu'ils puissent cueillir leurs olives. Les ONG israéliennes évoquent un "transfèrement" forcé de populations palestiniennes en Cisjordanie faute de subsistance.

Les routes de contournement qui paralysent les Palestiniens.

Passant parfois à 50 mètres des villages palestiniens, mais réservé aux seuls Israéliens, un réseau routier sillonne le territoire de part en part. Il restreint les mouvements des Palestiniens entre 190 parcelles séparées et les oblige à emprunter des petites routes parsemées de check-points. Ajouté aux bouclages, l'effet est dévastateur. Selon les ONG, ces restrictions feront perdre en 2002 jusqu'à 60 % de leurs revenus aux agriculteurs palestiniens, en privant leur production de débouchés. "Il est plus facile, dans les villes palestiniennes, de trouver une goyave produite en Israël que dans un village palestinien voisin", écrit le quotidien Haaretz. Explication : les distributeurs israéliens, eux, y ont accès sans entrave.

Les démolitions de maisons et les interdictions de bâtir.

Les démolitions, systématiques lorsque les coupables sont identifiés, concernent d'abord les logements des familles des auteurs d'attentats, mais pas seulement. La plupart sont motivées par des "raisons de sécurité". En septembre, 34 logements construits par une association ouvrière de Ramallah (ville en secteur A, palestinien) ont été détruits par l'armée, car ils empiétaient sur le secteur B (israélo-palestinien). Entre 1 000 et 1 500 familles auraient reçu un avis d'expulsion avant démolition. Dans les secteurs B et C (sous contrôle israélien total), soit 81 % de la Cisjordanie, Israël n'alloue quasiment aucun permis de construire aux Palestiniens. Naplouse (158 000 habitants) ne peut s'étendre à cause des colonies qui l'entourent, dont les terres bordent ses premières maisons. A Itamar, 700 Israéliens empêchent toute extension de Beit Furik (9 000 Palestiniens).

Le cas d'Hébron.

Le 29 novembre, après une embuscade ayant fait douze morts israéliens, neuf militaires et trois vigiles colons, dans la zone H2 sous contrôle israélien (où vivent 20 000 Palestiniens), le gouvernement a décidé de créer une "continuité territoriale juive " le long de la "route des fidèles", où résident 500 colons. A cet effet, le général Kaplinski a donné l'ordre de démolir les maisons de 110 familles palestiniennes ainsi que de nombreux bâtiments historiques de la vieille ville, certains remontant à la période mamelouks (XVe siècle).

La poursuite de la colonisation.

Depuis l'accession d'Ariel Sharon au poste de premier ministre (février 2001), 44 nouvelles colonies ont été créées en Cisjordanie. Et ce alors que de moins en moins d'Israéliens viennent s'y établir : le solde positif n'était que de 2 600 personnes en 2001.

Vers un "Très Grand Jérusalem".

L'extension du "Grand Jérusalem" à la "conurbation de Jérusalem" en Cisjordanie est la priorité des priorités des autorités israéliennes.

En conclusion,

B'Tselem estime que, entre les mesures "légales" et les ordres militaires, 46 % des terres de Cisjordanie sont déjà "israéliennes de fait", les Palestiniens en étant exclus ou pouvant "légalement" l'être à tout instant. Dans son introduction, le rapporteur de l'Icahd juge que la batterie de mesures mises en place par Israël en territoires palestiniens "met en péril, dans la pratique, la possibilité d'une solution politique à l'avenir avec deux Etats, dont un Etat palestinien viable à côté d'Israël".

Sylvain Cypel

Le Monde , article paru dans l'édition du 2 janvier 2003



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