08 février 2003
L'éditorial du Monde
L'après-guerre
EN 1991, après avoir chassé les troupes irakiennes du Koweït,
les dirigeants américains étaient divisés. Certains
voulaient aller jusqu'à Bagdad, "en finir avec Saddam Hussein".
Le président Bush (le père), son conseiller pour les affaires
de sécurité nationale, le général Brent Scowcroft,
son secrétaire d'Etat, James Baker, notamment, étaient contre.
Ils avançaient deux arguments. Ce n'était pas dans le mandat
de l'ONU qui avait légalisé l'opération contre les
forces irakiennes au Koweït. Aller à Bagdad, d'autre part, aurait
entraîné une conséquence que l'Amérique ne voulait
pas envisager : occuper une grande capitale arabe. "Vous imaginez
des divisions américaines entrer dans Bagdad...", confiaient
volontiers, à peu près dans ces termes le général
Scowcroft et M. Bush quand on les interrogeait, quelques années
plus tard, sur cet épisode.
Colin Powell était alors chef d'état-major. Il était
l'un des plus farouches opposants à une équipée des
forces américaines dans Bagdad. Dans un livre de mémoires
rédigé plus tard, il esquissera ce cauchemar : "La
conquête et l'occupation d'une nation éloignée de 20 millions
de personnes"... Non merci.
C'est pourtant, très vraisemblablement, ce que le président
George Bush (le fils) et son secrétaire d'Etat, Colin Powell, s'apprêtent
à faire. Tout sourire, le secrétaire à la défense,
Donald Rumsfeld, annonce une guerre courte : "Six jours ou
six semaines", pas plus, avant que le régime irakien ne
s'écroule. Acceptons. Mais après ? Quel après-guerre ?
Quel mandat pour occuper une nation qui compte aujourd'hui 23 millions
d'habitants, et dont la capitale, Bagdad, pèse aussi lourd dans l'histoire
collective des Arabes que Paris, Londres ou Berlin dans celle des Européens ?
Silence radio à Washington.
Poser ces questions, ce n'est pas défendre l'indéfendable
statu quo, la dictature de Saddam Hussein. C'est prendre la mesure de l'énormité
de ce qui risque de se passer. Car à un scénario optimiste
qui n'est peut-être pas impossible - l'armée irakienne assume
vite le pouvoir, sécurise le pays et organise des élections
-, la raison commande d'opposer un scénario pessimiste, qui n'est
pas non plus à exclure.
Dans celui-ci, la stabilisation de l'Irak post-Saddam suppose une occupation
militaire prolongée, de plusieurs années. Après avoir
été bien acceptée par la population, elle finit par
déclencher une Intifada antiaméricaine ponctuée d'attentats-suicides
contre les campements des GI et nourrissant la montée d'une nouvelle
vague de terrorisme anti-occidental. Cela s'est déjà vu. C'était
à Beyrouth, pendant l'interminable guerre du Liban, au début
des années 1980.
On dira qu'avant même la campagne menée en 2002 pour chasser
les talibans du pouvoir en Afghanistan, les Cassandre avaient multiplié
les prédictions les plus noires. Eh bien, précisément,
l'enquête que nous publions (pages 10 et 11) montre que
rien n'est encore acquis en Afghanistan : pouvoir central inexistant,
règne des seigneurs de la guerre, insécurité croissante.
L'expérience ne rassure pas sur l'aventure et le saut dans l'inconnu
qui s'annoncent en Irak.
ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 09.02.03
vers d'autres articles sur
la crise irakienne
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