LE MONDE 15.02.03

Un refus massif du conflit

14 février : 11OOO manifestants à Bordeaux
(AFP)

Plus de 80 % des Européens se déclarent opposés à une intervention en irak


L'EUROPE paraît bien divisée à propos de l'Irak. Après la lettre des huit (à l'initiative de l'Espagne et du Royaume-Uni), puis des dix candidats à l'Union européenne (sur l'insistance de Washington), et les initiatives franco-allemandes, le Vieux Continent donne l'image d'une politique étrangère qui se voulait commune en lambeaux face aux coups de boutoir répétés de Washington. Comme l'a fait le secrétaire à la défense Donald Rumsfeld, en brocardant une Europe dont les divergences internes seraient plus graves que celles qui l'opposent aux Etats-Unis et dans laquelle Paris et Berlin feraient cavalier seul.

Cette image déplorable cache une Europe, et surtout des Européens, dont la position est étonnamment similaire dans leur opposition à la guerre et dans leurs doutes face à la politique américaine. Cette union inédite ne différencie plus l'opinion de pays aussi dissemblables que la France et la Grande-Bretagne, la Turquie et l'Allemagne, la Pologne et l'Espagne en pro- et anti-américains, mais seulement dans le taux de leurs réticences. Et les divergences montées en épingle par les Etats-Unis n'opposent pas les pays pro- et les antiguerre, ou la "vieille" à la "nouvelle" Europe, mais les gouvernements alignés sur Washington à leurs électeurs.

Selon un sondage EOS Gallup Europe réalisé fin janvier dans trente pays européens, les opposants à une intervention américaine en Irak sans décision préalable des Nations unies étaient 82 % chez les membres de l'UE et 75 % parmi les treize candidats à l'Union. En cas de décision du Conseil de sécurité favorable à la guerre, une majorité de citoyens de la "nouvelle" Europe demeurait opposée à toute intervention, contre une minorité de ceux des Quinze. Et si les Britanniques sont les seuls au sein de l'UE à avoir une image positive de l'action des Etats-Unis, ils considèrent, comme leurs voisins européens, que les Américains sont avant tout motivés par le contrôle des ressources pétrolières de l'Irak, que la Corée du Nord est au moins aussi dangereuse que Saddam Hussein, que l'UE devrait être plus active en politique étrangère, et que George W. Bush ne devrait pas intervenir militairement contre Bagdad sans l'aval de l'ONU. Sur ce dernier point, les candidats sont presque aussi formels que les membres de l'UE : 74 % contre 80 %. Si 57 % des Européens de l'Ouest sont prêts à se rallier à une intervention armée en cas de vote du Conseil de sécurité, 49 % de ceux de l'Est y restent hostiles.

En se focalisant sur les gouvernements réticents, en leur reprochant presque d'être responsables de l'hostilité de leurs opinions, comme ce fut le cas sur le boeuf aux hormones ou sur les OGM, l'administration américaine n'a pas compris la profondeur du changement qui est en train de se produire en Europe.

Car l'opposition à la guerre dépasse les clivages entre gauche et droite, entre pays pro- et anti-américains, qui dataient de la guerre froide. Les pacifistes classiques, qui s'étaient opposés à la première guerre du Golfe, ont été rejoints par ceux qui, tout en condamnant la dictature de Saddam Hussein, estiment que la menace irakienne ne saurait justifier une guerre préventive. Les anti-américains habituels sont rejoints par ceux qui ne font pas confiance aux méthodes d'un président américain contestées dans tous les milieux et tous les pays d'Europe. Un sondage ICM a donné 84 % de Britanniques opposés à la guerre, un pourcentage similaire à celui des Français. L'opposition que rencontre Tony Blair est massive, y compris au sein du Parti travailliste, et l'opinion est certainement plus mobilisée outre-Manche qu'elle ne l'est en France.

De Jean-Pierre Chevènement au pape, de l'UMP au SPD, de la Grèce à la Belgique en passant par la Russie ou la Suisse, des mosquées aux églises, l'opposition à une guerre vue comme une aventure américaine dépasse les clivages.

Reste à savoir si elle est prête à s'exprimer massivement dans la rue, ou si le sentiment ­p; également répandu ­p; que tout cela est critiquable, certes, mais trop loin de nous pour nous concerner directement empêchera une vaste mobilisation. Et quel effet ce mouvement, qui ne cesse de s'amplifier, aura-t-il sur les gouvernements européens, à commencer par l'Espagne, qui votera en 2004, et sur l'administration américaine ? Ces forces contraires en action de part et d'autre de l'Atlantique ont contribué à distendre les liens entre alliés de l'OTAN. Mais cela suffira-t-il pour rendre durable cette brouille entre vieux amis ?

Patrice de Beer
article du journal "Le monde" paru dans l'édition du 16.02.03

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