LE MONDE | 15.03.01 | 10h09 A Kamagasaki, dans le sud d'Osaka, comme dans le quartier de Sanya,
à Tokyo, s'agglutinent les exclus du système nippon. De plus
en plus nombreux, ce sont en majorité de petites gens, qui avaient
une vie normale et que la crise a jetées dans la rue. Voyage dans
l'extrême pauvreté
IL arriva à peine à se baisser pour ramasser sur la chaussée
le mégot jauni encore incandescent qu'il planta entre ses lèvres.C'est
dommage quand même", marmonna-t-il. Une mince serviette-éponge
nouée autour du menton pour protéger son crâne dégarni
du froid de cette nuit d'hiver lui donnait des allures de vieille femme.
Emmitouflé de hardes et traînant ses pieds dans des Adidas
éculées, il continua à marcher avec les autres. "Un
jour, tu sais, j'ai construit Osaka", dit-il. Et, s'arrêtant
pour scander son propos, il tourna vers nous un visage défait, aux
traits creusés par l'âge et accusés par la crasse: "C'est
pas rien!" Et dans ses yeux brilla l'ombre d'une fierté.
Yasuo a soixante-quatre ans. Il en paraît dix de plus. Pendant quarante
ans, il a été journalier. Il fut l'un de ces "milans
noirs" qui évoluent sur les échafaudages des chantiers
de construction. Puis, lorsqu'il perdit son agilité, il devint manoeuvre.
Il a passé toute sa vie ici, à Kamagasaki, dans le sud d'Osaka,
le plus grand marché de la main-d'oeuvre journalière du Japon.
Il a "construit" l'Osaka de l'Exposition universelle de 1970,
puis celui de la "bulle spéculative" des années
1980, ainsi que le nouvel aéroport du Kansai. Il gagnait bien. Puis
vinrent la récession et la vieillesse. Et, depuis six ans, il vit
dans la rue. Dans un an, il aura droit à une pension. Ce soir, il
se dirige avec un millier de pauvres hères vers l'asile de nuit.
Comme une armée en déroute, ils ont attendu en rang, sac aux
pieds, que tombent à 18 heures, dans un grincement sinistre, les
rideaux de fer du préau de l'agence d'emploi qui, dans la journée,
prend des allures de phalanstère de la misère. Puis, lentement,
ils se sont mis en route comme les grognards de la retraite de Russie. Passe-montagnes
et capuchons dissimulent des trognes que la vie n'a pas épargnées.
Certains claudiquent, d'autres marchent le regard au sol, ronchonnant. Parfois
par deux, le plus souvent seuls. Un vieux à barbiche peine à
pousser un chariot surchargé, mais la plupart portent un baluchon
à l'épaule ou au bout du bras ; certains ont pour tout bagage
un sac-poubelle en plastique noir. Cette piétaille passe devant les
gargotes aux lanternes rouges, fermées d'un rideau de plastique transparent,
où l'on avale debout un bol de nouilles bouillant arrosé de
rasades de saké, longe les petits hôtels et garnis où
logent ceux qui peuvent payer une chambre ou une litière. Dans le
rectangle éclairé des fenêtres se détache l'ombre
de vêtements qui sèchent. A l'approche du square rectangulaire,
on croise des visages patibulaires: auprès de grands feux dans de
vieux bidons, des voyous ont organisé des jeux de dés. On
parie quelques pièces, parfois des billets. De jour, les mêmes
petites frappes font la retape pour les bookmakers. A la porte de l'asile
de nuit, Yasuo présenta son ticket et se retourna, esquissant un
sourire édenté, avant de disparaître.
Chaque soir, ils sont six cents à venir dormir dans ces lits superposés
par rangées de quatre. A 5 heures du matin, c'est l'exode dans le
sens inverse, puis l'attente de la soupe populaire de gruau de riz dans
le square. Certains préfèrent la "voûte bleue"
: "Y a des bêtes, et ça pue là-bas", dit
l'un de ceux-là, enseveli sous des couvertures dans une encoignure.
Des fioles de saké vides traînent autour de sa paillasse. Il
sourit. "D'abord c'est bon, et puis sans cela on ne peut pas tenir
la nuit", dit cet "évadé de la vie".
Le jour enténèbre encore le tableau. Avec les premières
lueurs, les couleurs de la misère se font plus crues. Ceux qui ont
du travail ou la force d'aller chercher cartons ou canettes usagées
sont partis. Il ne reste que les épaves : dos amers des dormeurs
cassés en deux, la tête sur leurs genoux et les bras repliés
comme l'enfant qui se protège d'une taloche ; ivrognes hébétés
affalés contre un mur, les mains ouvertes en une supplique silencieuse.
Une ambulance emporte un corps inanimé. Le copain du malade veut
monter. Les infirmiers l'en dissuadent. Résigné, la tête
penchée de côté comme le chien qui regarde partir son
maître sans comprendre, il suit l'ambulance du regard et restera sur
place de longues minutes, les bras démissionnaires. Certains se dirigent
vers l'agence de l'emploi. L'immense hall du premier étage, où
des corps sont allongés dans des cartons ou sous des journaux, résonne
d'une étrange clameur, comme la psalmodie d'un soutra : c'est l'annonce
sur un rythme de mitrailleuse des noms des bénéficiaires de
l'assurance-chômage.
LE MONDE | 15.03.01 | 10h09
Ils empochent 8 000 yens (480 francs) et le carnet à tampons
attestant qu'ils ont travaillé au moins vingt-six jours au cours
des deux derniers mois, ce qui donne droit à treize jours d'assurance-chômage.
Ils sont vingt mille journaliers à Kamagasaki. Une dizaine de milliers
trouvent un boulot par l'entremise des marchands de travail qui embauchent
à la criée à 5 heures du matin ou par l'agence d'emploi
; cinq à six mille travaillent par intermittence ; cinq mille sont
trop vieux ou malades. Chaque année, une centaine meurent dans la
rue. Des organisations charitables envoient à la famille l'urne funéraire
de ceux qui ont été identifiés. La plupart ont choisi
l'anonymat de sans-papiers.
Kamagasaki comme Sanya, à Tokyo. Les deux grands marchés de
la main-d'oeuvre journalière du Japon de l'expansion sont devenus,
avec la récession, des quartiers de grande pauvreté. A dix
minutes à pied du centre sud d'Osaka et de la gare de Tennoji, brillante
de lumières, on entre dans un autre monde. Un quartier gris aux immeubles
modestes enserrés entre des voies ferrées. Un quartier comme
tant d'autres, n'étaient les deux cents petits hôtels et garnis,
les armées de bicyclettes rangées en épis et une touffeur
enclose qui assaille : vieux papiers et débris jonchent la chaussée
; odeur poisseuse des corps, relents d'urine et haleines de saké
; corps rompus et regards éteints, amers. Çà et là,
des affichettes écrites à la main assorties de photos : une
sur qui cherche son frère, une fille, son père Arrivé
là, on en repart rarement.
Comme Sanya, c'est le bivouac des déracinés et des déclassés
qui, par nécessité, par malchance ou à la suite d'une
rupture délibérée avec la société, y
vendent leurs muscles. Avec les saisonniers venus des campagnes, les journaliers
furent les soutiers de "Japan Inc.", formant une main-d'oeuvre
intermittente qui assurait la flexibilité du marché de l'emploi.
Dans les années 1970-1980, ils furent jusqu'à trente mille
à Kamagasaki et dix mille à Sanya. Avec la récession,
le travail s'est fait rare, et il va aux jeunes. Les plus de cinquante ans
sont à la rue. Désormais, les "trappes" de la société,
que le Japon bien-pensant voulait ignorer, dégorgent vers d'autres
quartiers.
Les anciens soutiers de la croissance ne sont pas les seuls sur le pavé
: au cours des dernières années, patrons faillis de petites
boîtes, chômeurs et défavorisés en tout genre
les ont rejoints. Ils ont envahi parcs et berges de leurs tentes en bâches
de plastique bleu et les encoignures des rues de leurs cartons. L'"homme
de la vague" (furosha), le vagabond, est devenu une figure familière
des villes. Les sans-domicile-fixe nippons ne mendient pas et ne sont pas
agressifs. Les passants les ignorent, et eux font de même.
Avec l'expansion, la pauvreté s'était faite discrète.
Aujourd'hui, elle est criante. Les autorités ont fini par prendre
conscience que la récession a créé une masse de déclassés
et que le phénomène est appelé à durer, à
empirer. Les SDF sont encore relativement peu nombreux : vingt mille, selon
le dernier recensement, qui a eu lieu en décembre 1999. Sans doute
bien davantage aujourd'hui. La situation est sans commune mesure avec les
Etats-Unis (sept cent mille pour une population deux fois plus nombreuse).
Mais, alors que l'on compte parmi les SDF américains drogués,
alcooliques et malades mentaux, au Japon, ce sont pour la majorité
de petites gens qui, auparavant, avaient une vie normale, un travail, une
famille. Ils sont les silencieux témoins à charge de la rupture
du pacte social : leur sort est indissociable d'un système d'emploi
qui faisait de la précarité le lot de beaucoup et révélateur
des "trous" de la couverture sociale de la seconde économie
mondiale (70 % des SDF ont entre cinquante et soixante-neuf ans).
A Osaka, ils sont plus nombreux qu'à Tokyo : huit mille six cents,
selon le recensement de la mairie (1997). Vraisemblablement plus de douze
mille aujourd'hui. Dans le parc aux abords du château, au centre de
la ville, se dressent six cents tentes. De toutes formes, de toutes dimensions.
Certaines sont renforcées de contreplaqué, de barres métalliques
et dotées de vasistas. Des chiens aboient, tirant sur leur laisse
à l'approche du visiteur. Les abords des tentes sont souvent rangés
au carré, chaussures alignées à l'entrée. La
majorité des SDF sont des hommes, mais il y a aussi des couples.
Certains ont apporté ce qui leur restait d'une vie antérieure
: des meubles, une pendule accrochée à un arbre, deux poules
qui picorent dans un parc d'enfant, un piano sous un plastique. A côté
des tentes s'alignent des vélos.
A la nuit tombée, alors que dans les allées s'époumonent
des joggers, certains abris sont éclairés grâce à
des "gégènes" pétaradantes. Dans sa tente
de 4 mètres carrés, Akira reçoit avec les civilités
d'usage en offrant du thé et en s'excusant du désordre. On
s'assied sur des fauteuils d'osier qui ont connu de meilleurs jours. C'est
un petit homme de cinquante-trois ans aux bras noueux. Il travaillait chez
un ferrailleur qui a fait faillite. Comme il s'était porté
garant de l'emprunt d'un copain, il fut poursuivi par les créanciers
usuriers et, laissant femme et enfants, il s'enfuit. Lâcheté
? En rien. Divorcer et "s'évaporer" étaient le seul
moyen de protéger les siens en les dégageant de ses dettes.
Il vit depuis deux ans avec un chien laissé par un SDF qui a été
arrêté. "Depuis l'été, on est plus nombreux",
dit-il. Vers 9 heures, un copain arrive; ils partent sur leurs vélos
remorquant une carriole: ils vont chercher des gros déchets (télés,
équipements électriques) qu'ils revendent à des ferrailleurs.
Ils s'en sortent avec 30 000 à 40 000 yens (2 000 francs) par mois
et trouvent leur pitance dans les poubelles des supérettes qui jettent
les produits dont la date est arrivée à expiration. "Pour
ça, l'hiver, c'est mieux,: c'est plus frais", dit Akira.
DANS la nuit épaisse des frondaisons, on croise des silhouettes silencieuses
qu'indiquent la lueur incandescente d'une cigarette, le bruissement des
pas sur les feuilles mortes ou des toux caverneuses. A l'aube, lorsque les
pas crissent encore sur les flaques d'eau glacée et que la silhouette
massive du château commence à se détacher sur le ciel
rougeoyant, certains enfourchent leurs vélos et partent en quête
de canettes vides. Le jour se lève. Aux bords des douves, le fou
a recommencé à "peindre" son tableau imaginaire
sur la toile du ciel, traçant des traits dans le vide. Les ramasseurs
de canettes reviennent en fin de journée avec de gros sacs en plastique
bourrés en travers du cadre de leur bicyclette.
Le visage caché par le capuchon de son anorak, Takeshi écrase
des canettes à coups de pied sur une pierre : 1 kilo rapporte 80
yens (6 francs). Il a commencé à travailler à seize
ans comme apprenti cuisinier. Il en a aujourd'hui cinquante-deux. Sans travail,
il s'est taillé un carré d'existence dans le parc. Parfois,
il trouve un petit boulot. Sinon, il ramasse des canettes. Sa femme est
partie. Son fils est marié. Il a pour compagnon un chiot noir : "On
est arrivés ici ensemble il y a cinq mois." "Oui, ça
caille, et l'été c'est l'enfer des moustiques, dit-il
en tirant sur sa cigarette. Mais ici je suis peinard : pas de contraintes,
de patron, de voisins ." Cette liberté amèrement
payée, la plupart des sans-abri y tiennent. Ils se parlent peu. Certains
s'organisent pour résister aux expulsions de la police, mais la plupart
sont des solitaires.
Aux toilettes publiques, ce soir-là, une femme d'une cinquantaine
d'années lavait des bols et des assiettes, les mains rougies par
l'eau glacée. Elle vit dans le parc avec son mari. Tous deux ont
trouvé des petits boulots, mais ils ne leur rapportent pas assez
pour remonter la pente. "Les circonstances", dira-t-elle
sans lever les yeux, éludant les raisons qui ont amené ce
couple de petits commerçants à sa situation présente.
Ils n'ont pas dit à leurs enfants, adultes, où ils allaient.
"Chacun sa vie. On ne veut pas être un poids", dit-elle
en s'essuyant le nez d'un revers de la main ­p; 70 % des sans-abri ont
coupé tout lien avec leur famille. "C'est ainsi ",
conclut-elle en nous regardant pour la première fois dans les
yeux. Comme beaucoup des nouveaux pauvres du Japon, cette femme vit son
sort comme un destin.