Edward Behr "Une Amérique qui fait peur" Plon 1995
(extraits des pages 211 à 220)

(Edward Behr est l'auteur du "Dernier empereur" et grand reporter à "Newsweek" )

Il faut remonter aux années 30 pour expliquer ce phënomène. En 1933, la mise en oeuvre d'une machine à cueillir le coton met au chômage des millions d'ouvriers agricoles africains noirs. Cinq millions émigrent vers le Nord. Pour eux, Detroit apparaît alors comme une véri table Terre promise, dont la richesse est liée à l'essor de l'industrie automobile, puis, après décembre 1941, à l'entrée en guerre des États-Unis qui provoque la création de toutes sortes d'industries de guerre - véhicules, armements, etc. Comme le rappelle un vétéran de la presse de Detroit en parlant des années 1935 à 1950: « Le vieux Ford n'est pas raciste. Il s'en fout que ses ouvriers soient blancs ou noirs, diplômés ou non, qu'ils ignorent l'anglais, qu'ils soient ou non quasiment analphabètes. La seule chose dont il ne veut pas, c'est qu'ils boivent. » Pour un ancien ouvrier agricole noir, Detroit représente la quasi-certitude non seulement d'un emploi, mais d'un salaire correct. L'industrie automobile américaine se porte merveilleusement bien dans l'euphorie de l'immédiat après-guerre, ainsi que pendant les années 50 et jusqu'en 1965. Puis c'est l'entrée en concurrence des voitures japonaises - concurrence d'autant plus réussie, à partir des années 70, que ces dernières consomment moins, et que les événements du Moyen-Orient provoquent, en 1973, une pénurie de pétrole, proprement impensable aux États-Unis, entraînant des réactions à la limite de l'hystérie.
Detroit s'étend, interminablement, sur des centaines de kilomètres carrés. Pendant la période bénie de l'après-guerre, des quartiers entiers, à prédominance noire, voient le jour. Loin d'être des taudis ou des HLM sans personnalité ce sont des quartiers vivants, faits de coquettes maisons individuelles, bien construites, au fini exceptionnel. Les différents quartiers ont tous leur complément de magasins, de restaurants, mais aussi des centres de finition, d'outillage, travaillant pour les « trois grands » de l'automobile - Ford, Chrysler, Général Motors, dont les patrons (qui ont une énorme influence sur les hommes politiques locaux) sont tellement convaincus de leur avenir radieux qu'ils découragent la mise en place de transports en commun efficaces: ils veulent que tout le monde achète leurs voitures. Ce qui fait qu'en 1960, les transports en commun de Detroit, s'ils n'ont pas disparu entièrement, sont en piteux état, comparés au réseau étendu qui existait dans les années 30. Ils deviendront, avec le temps, de moins en moins fiables.
La grande crise, qui débute à la fin des années 60, sera d'abord mal perçue par les spécialistes, qui n'y verront qu'un élément passager. Mais les ouvriers blancs sont les premiers à s'en inquiéter. Ils commencent à quitter Detroit pour de nouvelles zones industrielles plus prometteuses: le Texas, par exemple, ou les lointaines banlieues de Detroit, où de nouvelles industries légères commencent à s'implanter, qui n'ont rien à voir avec l'automobile. Ces départs en provoquent d'autres, car les écoles deviennent de plus en plus fréquentées par les Noirs, et les familles de Blancs ne veulent pas envoyer leurs enfants dans des classes noires à plus de 60 % - non pas nécessairement par racisme, mais en obéissant au même principe que des parents français qui préfèrent envoyer leurs enfants au lycée Henri-IV que dans un établissement de banlieue à majorité maghrébine. Ils pensent, avec raison d'ailleurs, que le niveau de l'enseignement sera supérieur dans un établissement à majorité blanche. (...)

La crise de Detroit qui s'aggrave amène Chrysler au bord de la faillite, conduit Général Motors à fermer un nombre impressionnant de vieilles usines - ce qui pro' voque des départs de plus en plus nombreux. Detroit est le type même de la ville dont l'essor commence avec la révolution industrielle: en dehors de l'industrie automobile, c'est l'industrie lourde qui prédomine - et celle-ci subit également la concurrence progressive d'aciéries coréennes.
Le résultat sera catastrophique : entre 1955 et 1990) Detroit est passée de plus de 2 millions à 700 000 habitants. (...)

On comprend aisément pourquoi, à certains égards, des quartiers entiers de Detroit ressemblent aujourd'hui à Sarajevo dévastée. Au moins, à Sarajevo, la vie continue, alors que la plupart des quartiers de Detroit sont entièrement morts.
Le promeneur en voiture dans East Detroit traversera des rues continuellement vides, aux maisons rasées, dévastées, ou tout simplement abandonnées. Les rares voitures qui y stationnent sont des épaves. Les reporters de la Detroit Free Press - qui tire la majorité de ses revenus publicitaires non de la ville même, mais des banlieues environnantes -, sillonnant plus d'un millier de kilomètres de rues dans cette ville (ou ex-ville) si étendue, ont récemment comptabilisé dix-huit mille maisons ou immeubles à l'abandon. Même les rues « habitées » d'East Detroit le sont à moins de 18 ou 20 %. De Harding Street, un quartier à dominance noire, mais aussi autrefois polonaise, arabe et hispanique - quartier jadis vivant, avec bars et restaurants ethniques de toutes sortes -, il ne reste plus rien : on ne voit que des façades cadenassées et à l'abandon, avec, ici et là, les traces d'une vie antérieure enseignes, de moins en moins lisibles, de blanchisseries, d'imprimeurs, de restaurants mexicains ou chinois, de discothèques, de bars, de salons de coiffure et d'entreprises de pompes funèbres. Même les McDonald's et les stations d'essence ont fermé. Pour tout Detroit, il existe aujourd'hui un seul restaurant chinois, Chung's, qui survit tant bien que mal. Les admirables restaurants mexicains que j'avais connus en 1973 (au moment du tournage d'un documentaire sur la crise de l'automobile, justement) ont tous mis la clé sous la porte. A Warren et Conner Streets, l'herbe sauvage envahit tout - on y voit même, occasionnellement, des faisans. Parkside Homes, un immense complexe HLM, n'a jamais été achevé, Lakewood Manor non plus - autre projet ambitieux et coûteux. On ne compte pas le nombre d'écoles fermées, à l'abandon.
Quelques squatters occupent les maisons les moins abîmées. Leur choix est énorme, mais petit à petit, les tuyauteries, les cheminées, même les briques - tout ce qu'un casseur/démolisseur peut emporter et revendre - disparaissent et laissent des ruines difficilement habitables, surtout en hiver, quand il gèle. Seule l'absence de trous d'obus différencie certains quartiers de Detroit de villes bosniennes dévastées.
La diminution quasi générale de la population a naturellement eu des conséquences majeures: dans la plupart des quartiers d'East Detroit on a renoncé depuis longtemps à recueillir le moindre impôt local. Postes, communications, services d'eaux sont supprimés ou font, terriblement défaut. Beaucoup d'habitants n'ont pas de domicile fixe , ne sont plus que des squatters errant de maison en maison. Complètement démunis, ils ont en principe droit à une aide de l'État. Mais les services postaux sont si réduits que le bureau des changements d'adresses n'existe quasiment plus - et d'ailleurs, dans ces quartiers-là, il n'y a presque plus de facteurs. De ce fait, à chaque fois qu'ils changent de squatt, l'administration locale perd irrémédiablement leur trace.
A sept heures trente du matin, dans l'artère principale du centre de Detroit, Cass Corridor, où survivent quelques immeubles de prestige (notamment le quartier général de Général Motors) le principal attroupement est formé par une cinquantaine de gens (tous noirs), faisant la queue devant un établissement qui leur achète leursan 1 g pour 35 dollars le litre. J'ai voulu en savoir plus. On me dit: « Vous savez, ce sont tous des drogués, des alcooliques et des clochards. » je réponds que la qualité du plasma doit s'en ressentir. « Certainement, personnellement, je n'en voudrais pas. » Le chauffeur de taxi qui m'v promène (noir, et admirable guide de cette ville en ruiné où il a grandi et dont il parle si bien, parfois au bord des larmes) déclare avec ironie que Detroit est sans doute la seule ville des États-Unis où, aux heures de pointe, il y a plus de voitures en direction des faubourgs qu'en direction du centre-ville.
La pauvreté engendre, forcément, la criminalité. Après Washington, Detroit est la ville où le taux de meurtres est le plus élevé. Un professeur de l'université de Michigan, qui a étudié en profondeur l'économie du centre-ville, est d'ailleurs arrivé à une conclusion relativement originale. Selon lui, la délinquance, au moins, fait vivre: toute une économie parallèle (revente d'appareils de ménage ou postes de TV volés) s'y est implantée, et alimente les besoins d'acheteurs peu scrupuleux originaires des banlieues cossues.
La plupart des visiteurs ne voient pas ce Detroit-là. La raison est simple : l'autoroute évite tout contact avec ces quartiers abandonnés pour conduire l'automobiliste directement au Renaissance Center, luxueuse enclave au bord du fleuve Detroit, dont la rive nord est canadienne. Avec ses hôtels, ses bureaux, ses restaurants, le Renaissance Center est une ville à part, entièrement artificielle, sorte de ghetto de luxe dont on ne sort que pour regagner sa coquette maison dans la banlieue lointaine - ou l'aéroport. Car le fait est que la plupart des visiteurs américains ne voient pas ces maisons dévastées, l'herbe sauvage qui envahit petit à petit ce qui était autrefois une des villes les plus importantes des États-Unis - et même quand ils en découvrent l'évidence, ils ne semblent pas du tout conscients - ou inquiets - de ce qu'impliquent ces transformations.
A un kilomètre seulement du Renaissance Center, il existe un downtown, presque exclusivement noir, et animé aussi d'un semblant de vie. Mais la plupart des magasins ont quand même fermé. Hudson's, grand magasin jadis si réputé que les résidents de Detroit le comparaient au Harrod's de Londres, est fermé depuis quatre ans. Les Blancs, d'ailleurs, vont downtown le moins possible. Le Detroit News, la Detroit Free Press et l'imposant édifice judiciaire y sont toujours présents, mais on ne s y promène plus pour le plaisir.
Les spécialistes reconnaissent que dans l'ensemble ne restent à Detroit même que les vieux, les malades et les plus démunis - c'est-à-dire ceux qui sont trop pauvres, trop découragés ou trop handicapés pour aller ailleurs. Ce qui ne veut pas dire que cette région du Michigan soit défavorisée économiquement - du moins dans son ensemble. Au contraire, la vie des banlieues est agréable, et les emplois n'y manquent pas - mais il faut préciser que la plupart des nouvelles banlieues autour de Detroit sont (à part certaines enclaves) presque exclusivement blanches.

Conclusion: l'indifférence manifestée envers les problèmes de Detroit, qui n'est qu'un exemple de l'indifférence américaine au sort des villes en général, constitue une des différences fondamentales de nos cultures, de part et d'autre de l'Atlantique. Le jour où ce phénomène exclusivement américain de la ville qu on laisse mourir prendra racine en Europe, nous aurons raison d'avoir peur."


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