l'aventure de l'Europe spatiale,

par Laurent Fléchaire

LE MONDE ECONOMIE , ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 28.05.02



Le 3 mai, la fusée Ariane s'est envolée dans le ciel de Kourou dans l'indifférence générale. Pourtant, le rêve d'une Europe spatiale a failli mille fois s'interrompre à ses débuts, malgré des enjeux de taille : maîtriser la communication, les technologies nouvelles et être militairement indépendant.

Car l'espace est d'abord une affaire militaire : il faut disposer de fusées pour porter le feu nucléaire en terrain ennemi. Avec le Spoutnik, mis sur orbite en 1957, les Russes gagnent la première bataille. Les Américains, qui ont récupéré les équipes de Wernher von Braun, le père allemand de la fusée des nazis, le V2, redoublent d'efforts. Mais c'est le Russe Youri Gagarine qui est le premier dans l'espace, le 12 avril 1961. Cinq jours plus tard, le président américain, John F. Kennedy, tente d'envahir Cuba, puis met en place le projet lunaire..., qui connaîtra un plus grand succès.

Face aux deux grands, la France veut aussi disposer d'armes atomiques. Et donc d'un lanceur. Logiquement, ce sont les militaires qui lancent la fusée "Diamant A", le 26 novembre 1965, dans le ciel de Hammaguir, en Algérie. Mais, parallèlement, le général de Gaulle, a créé en 1961 le Centre national d'études spatiales (CNES), qui fait travailler des industriels indépendants pour créer une fusée civile. Malheureusement, les baraquements du CNES à Brétigny-sur-Orge (Essonne) sont tellement vétustes que les habitués des lieux les nomment... "Abbé Pierre". La France n'a pas les moyens de l'Amérique.

D'où l'idée européenne... qui naquit en Angleterre. Les Anglais disposent d'une fusée nommée Blue Streak, à vocation militaire, mais coûteuse et inefficace car trop longue à décoller. Ils proposent d'en faire le premier étage d'un lanceur européen. De Gaulle dit oui.

Le 29 mars 1962, l'ELDO, acronyme en anglais d'"organisation européenne pour la mise au point et la construction de lanceurs d'engins spatiaux", est créée. Le but : construire pour 1,2 milliard de francs l'ancêtre d'Ariane, "Europa". Les Français se chargent du deuxième étage de la fusée et les Allemands du troisième. Les Italiens s'occupent de la coiffe grâce au groupe Fiat, la Belgique du guidage et les Pays-Bas de l'électronique via Philips.

Mais il n'y a pas de maître d'uvre unique et chacun se bat pour ses propres champions nationaux. "Au club des nations, j'ai vu autant d'égoïsmes que de membres inscrits", affirmait le général de Gaulle. Les Allemands ont même le souci de faire travailler équitablement les industriels de chaque Lãnd ! L'inefficacité devient la règle. De plus, les budgets de l'ELDO sont votés chaque année et les industriels, à six mois de l'échéance, n'avancent plus, freinés par l'éventualité d'un feu rouge politique. De 1964 à 1970, on tire neuf Europa I et on compte... neuf échecs, alors qu'Amstrong a déjà foulé le sol lunaire !

Malgré tout, en novembre 1971, on lance Europa II. Tout se passe très bien jusqu'à la... cinquième seconde de vol, lorsque la fusée explose.

A cette époque, les Anglais ne cotisent plus à l'ELDO. Allemands, Italiens et Néerlandais sont davantage attirés par les projets américains que par les échecs européens. Car les Américains tentent d'étouffer les moyens humains et financiers des Européens en leur proposant de participer à leur nouveau projet de navette... et en les cantonnant à des rôles aussi mineurs qu'onéreux. Première frustration. La NASA continue en exigeant d'eux, pour lancer leur satellite Symphonie, 10 millions de dollars et un engagement à ne pas concurrencer son système mondial Intelsat. Les Européens ont une réaction d'orgueil..., d'où naîtra Ariane.

Dans la mythologie grecque, les fils d'Ariane ont permis à Thésée de sortir du labyrinthe. Ariane va permettre aux Européens de sortir des incohérences de l'ELDO, stoppé en 1972 et dont les équipes ont été licenciées. La France propose de couvrir 60 % du budget d'une nouvelle fusée et s'engage à payer tous les dépassements. A une condition : que le CNES soit le seul maître d'uvre d'Ariane.

Le 31 juillet 1973, à 5 heures du matin, on trouve un accord. Pour réussir, on utilise des technologies simples et on affiche un prix inférieur de 10 % à celui de la NASA. Le 24 décembre 1979, c'est enfin le premier vol test. Des cierges brûlent à l'église de Kourou en Guyane, tandis que des chalutiers espions américains suivent dans l'Atlantique la trajectoire de la nouvelle fusée européenne. C'est un succès. Le développement d'Ariane 1, 2, 3 et 4 coûtera 4,5 milliards d'euros et générera un chiffre d'affaires trois fois et demie plus important pour les industriels européens.

Le marché décolle dans les années 1980 car, outre les Etats, les entreprises de communication veulent désormais lancer des satellites. Et elles sont ravies de trouver un concurrent à l'hégémonique NASA, qui fera l'erreur de tout miser sur sa navette.

L'explosion en vol de la fusée américaine Challenger en janvier 1986 permet à Ariane de devenir aujourd'hui leader sur le marché des lancements de satellites et d'aligner soixante-neuf succès consécutifs pour Ariane 4 depuis 1995. Et d'investir 7 milliards d'euros dans Ariane 5.

Laurent Fléchaire


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