Le 16e congrès du PC chinois se conclut dans la schizophrénie
des symboles
Les capitalistes entrent au parti aux accents de « L'Internationale
».
Hu Jintao succède à Jiang Zemin
PÉKIN de notre correspondant
Perchée sur une tribune en surplomb, la fanfare de l'Armée
populaire de libération (APL) s'est raidie ­p; au signal ­p;
comme un seul homme. Tous cuivres déployés, elle a alors joué
L'Internationale. Une brigade de trompettistes drapés de vêtements
vert olive s'époumonant pour la gloire du prolétariat en marche
alors même qu'en bas, dans les travées de la grande salle du
Palais du Peuple, on venait de procéder à un acte majeur de
liquidation idéologique.
Le 16e congrès du PCC s'est ainsi conclu, jeudi 14 novembre à
Pékin, dans la schizophrénie des symboles achevant de muer
le Parti communiste en parti baroque. Au mur, il y a toujours la faucille
et le marteau, gigantesque icône marron trônant entre les tentures
rouges plissées. Mais dans le texte des résolutions qui viennent
d'être adoptées à l'unanimité ­p; forêt
de mains mécaniquement levées ­p;, il y a une révolution
doctrinale, l'entrée des capitalistes dans le parti. « Peut
demander à entrer au parti tout ouvrier, paysan, militaire, intellectuel
ou tout élément avancé d'autres couches sociales qui
accepte le programme et les statuts du parti » : ainsi les statuts
du PCC ont-ils été amendés, les « autres couches
sociales » incluant évidemment les entrepreneurs privés,
naguère « ennemis de classe ».
Et comme si l'enterrement del'ouvriérisme n'était pas encore
assez clair, la définition du parti a étéelle aussi
révisée : le PCC est le «détachement d'avant-garde
de la classe ouvrière en même temps que celui du peuple chinois
et de la nation chinoise». L'ancienne formule ne se référait
qu'au « prolétariat ». Il y a donc« élargissement
de la base de masse» « Le parti est le noyau dirigeant
de la cause du socialisme à la chinoise et, en tant que tel, il représente
les exigences du développement des forces productives avancées
», précise encore la résolution. Dans la nouvelle
rhétorique, les « forces productives avancées»
sont un euphémisme pour désigner les nouveaux groupes
sociaux (classe moyenne et entrepreneurs privés) apparus après
deux décennies de réformes économiques.
Jiang Zemin (76 ans), le secrétaire général sortant,
quitte le devant de la scène sur une victoire personnelle : il aura
réussi à faire inscrire dans les statuts du parti la référence
explicite à son « importante pensée » des
« trois représentativités ». Celle-ci se
voit conférer le titre de noblesse d'« idéologie directrice
» au même titre que le marxisme-léninisme (toujours
là), la « pensée Mao Zedong » (toujours là)
et la « théorie de Deng Xiaoping » (toujours là),
les strates théoriques se superposant les unes aux autres avec un
sens aigu du syncrétisme, afin de ne froisser personne. M. Jiang
essuie néanmoins un petit camouflet car son nom n'est pas mentionné
dans l'inventaire géologique aux côtés de ceux de M.
Mao et M. Deng.
(...)
La composition du nouveau comité permanent, le coeur névralgique
du régime, donnera une indication des équilibres au sein de
la direction. Il apparaît d'ores et déjà que le nouveau
« numéro un » Hu Jintao (59 ans) sera entouré d'une
garde rapprochée promue par son prédécesseur et ne
disposera que d'une marge de manoeuvre limitée.
Frédéric Bobin
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Le marché sans la démocratie,
le modèle chinois
Pour les uns, la Chine est condamnée au sort de l'Union soviétique.
On ne sort pas du système communiste sans rompre. Pas de transition
progressive possible. Mikhaïl Gorbatchev a échoué à
Moscou parce que le ralliement à l'économie de marché
impose d'adopter, conjointement et complètement, l'Etat de droit
et la démocratie. Si le Parti communiste chinois a pu jusqu'ici survivre
et conserver le monopole de son pouvoir sur 1,3 milliard d'individus,
il ne perd rien pour attendre. Les contradictions internes ne font que croître,
elles ne peuvent qu'exploser. Demain, après demain au mieux...
Pour les autres, dont nous sommes, le système peut tenir encore un
bon moment. La Chine, année après année, a su démentir
les Cassandre par ses résultats étonnants. Elle fait une place
progressive au secteur privé, qui représente aujourd'hui un
tiers du produit intérieur brut contre 0 % en 1980, mais laisse
la démocratie à la porte. On peut le déplorer, mais
l'Inde démocrate ne tient pas la compétition : la Chine
croît trois fois plus vite. New Delhi a attiré 18 milliards
de dollars de capitaux étrangers ces vingt dernières années,
Pékin 336 milliards. Le nombre des Chinois très pauvres,
vivant avec moins de 0,66 dollar par jour, est tombé de 260 millions
en 1978, au début des réformes, à 42 millions
aujourd'hui. La Chine contredit le discours pessimiste de gauche sur l'effet
désastreux de la mondialisation sur le tiers-monde. Elle contredit
le discours de droite sur le "one best way", le modèle
unique et libéral d'économie de marché à l'américaine.
L'UNITÉ DES ÉLITES
Comment fait donc Pékin pour tenir ? Le 16e congrès
du PCC vient de prendre une nouvelle décision ahurissante :
ouvrir ses rangs aux entrepreneurs privés. Les capitalistes ne sont
plus "les ennemis de classe" mais sont invités à
s'asseoir paisiblement aux côtés de l'élite du parti
pour diriger ensemble le pays. On croit rêver : les riches au
parti ? Les exploiteurs ? Ne risquent-ils pas de renverser le
délicat rapport des forces, de finir de déconsidérer
le PCC auprès des masses et d'élever singulièrement
le niveau de la corruption interne ? Peut-être. Mais pour les
dirigeants de Pékin, il fallait refaire l'unité des élites
dirigeantes. Comme il devenait trop dur de développer une classe
moyenne nécessaire à la croissance tout en la privant de parole,
on lui ouvre les portes du pouvoir. Business et politique sont indivisibles
dans un système communiste, a argumenté froidement Jiang Zemin,
le secrétaire général, sans s'embarrasser des rhétoriques
"du passé". Mieux vaut, en clair, avoir les capitalistes
dedans que dehors, comme l'URSS l'a laissé faire, ce qui a causé
sa perte. Et, puisque les dirigeants de Pékin ont un sens concret
des choses, le mot "dedans" trouve une traduction toute familiale :
Jiang Minheng, fils aîné du précédent, a bâti
un des plus gros empires du pays, s'étendant des télécommunications
aux logiciels en passant par la banque et le transport aérien. Une
connexion directe, bien contrôlée, est établie entre
le pouvoir et le profit et vice versa.
PLOUTOCRATIE
La Chine, une ploutocratie sans aucun scrupule ? Le capitalisme
des copains et des coquins ? La plus grande dictature de droite, comme
la nomme le New York Times ? Sans doute, le résultat
est "chinois". Mais la dictature a fait preuve de son intelligence.
La conduite des affaires politiques est brutale pour faire taire les dissidences
et pour éviter que les luttes de fractions ne prennent le dessus.
La politique économique est, elle, subtilement pesée pour
que la fameuse "transition", c'est-à-dire le passage
des populations de l'emploi nationalisé en voie de disparition vers
le secteur privé en développement, s'opère, non sans
heurt, mais sans heurt incontrôlé. Tout un savoir-faire est
mobilisé en suivant les leçons d'autoritarisme de Taïwan,
par ailleurs vilipendée, ou de la Corée du Sud mais remis
à l'échelle chinoise et très complexifié.
465 000 INGÉNIEURS
La Chine n'a pas simplement profité de ses bas salaires pour
attirer les multinationales de l'électronique et du textile, et exporter
des produits bas de gamme comme un vulgaire petit dragon du Sud-Est asiatique.
Elle mise d'abord sur le développement progressif de son marché
intérieur où elle maintient des prix bas pour rendre les produits
accessibles aux masses. Elle investit dans la formation supérieure
et crée des technoparcs dignes de la Silicon Valley qui permettent
à son industrie de monter en gamme pas à pas. Des universités
sont sortis 465 000 ingénieurs l'an dernier, un score proche
de celui des Etats-Unis. La Chine fabrique un quart de la production mondiale
de téléviseurs couleurs. En 2004, elle deviendra le second
fabricant mondial de semi-conducteurs. Elle lancera un vol spatial habité
l'année prochaine.
Les Cassandre ont raison sur un point : les contradictions grossissent.
L'entrée dans l'OMC était nécessaire pour obtenir des
débouchés industriels. Mais elle va se payer dans l'archaïque
agriculture par un exode rural accéléré. Il devient
donc de plus en plus difficile de conduire ces choix fins mais coordonnés
de politique sociale et industrielle avec une bureaucratie faite d'abord
pour réprimer. Difficile de susciter les initiatives privées
tout en les contenant. D'éviter le syndrome russe, lorsque l'élite
n'y croit plus et place ses capitaux à l'étranger. De borner
la corruption de plus en plus tentante. De trouver comment rembourser les
dettes du secteur bancaire à qui l'on a confié le financement
des pertes des anciennes usines nationalisées. De faire rentrer l'argent
dans les caisses de l'Etat dans un pays où il est coutume de négocier
l'impôt avec le fisc. De faire entrer le droit dans la vie des affaires,
où il est devenu indispensable, tout en le repoussant dans la vie
civile.
Hu Jintao, le nouveau secrétaire général du parti,
et les huit autres membres de la nouvelle direction sauront-ils être
aussi intelligents et manuvriers que la génération partante ?
Pourquoi pas. On verra. Rien ne les condamne a priori. Les Chinois pourraient
encore nous ahurir.
Eric Le Boucher Le Monde 17.11.02
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