Les causes de la faim


· LE MONDE | 14.06.02 éditorial

LA LUTTE contre la faim dans le monde est en échec. La famine menace à nouveau en Afrique australe, huit cents millions de personnes ont faim tous les jours, et près de deux milliards d'êtres humains souffrent de carences alimentaires. En 1996, les dirigeants mondiaux s'étaient engagés à réduire de 22 millions par an le nombre de personnes sous-alimentées. Le résultat obtenu n'est que de 6 millions par an, selon les statistiques publiées à l'occasion du sommet de la FAO (Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture) qui vient de se tenir à son siège de Rome.

L'agriculture des pays du Sud est incapable d'y nourrir les populations. Les raisons en sont le manque d'eau, les guerres ou les défauts d'organisation de ces pays, qui, comme le dénonce la FAO, consacrent de moins en moins de fonds publics à l'agriculture. Mais il est apparu de plus en plus clairement à Rome que, si ces causes demeuraient, le système économique mondial déséquilibré entre le Nord et le Sud portait une responsabilité de plus en plus forte dans la destruction des cultures du Sud.

Le déséquilibre provient d'un échange inégal : le Nord demande au Sud d'abolir les frontières pour ses produits industriels et bancaires mais aussi agricoles et, dans le même temps, ferme ses propres portes aux exportations du Sud, arrosant ses campagnes de subventions toujours plus élevées. Ainsi, les fruits ou céréales du Sud sont privés de débouchés, mais la viande du Nord arrive sur les marchés de la côte africaine à des prix "dumping", ruinant les petits éleveurs locaux.

Les récentes décisions du président George W. Bush d'augmenter de 190 milliards de dollars sur dix ans, soit de presque 80 %, les subventions versées par Washington aux agriculteurs américains sont, dans ce contexte, catastrophiques. Contraires à toutes les promesses faites par les autorités américaines elles-mêmes lors du sommet de l'OMC à Doha, l'an passé, elles vont encore renforcer le déséquilibre des marchés mais, surtout, elles vont briser le petit espoir qu'une prise de conscience pouvait naître dans les capitales du Nord sur les méfaits du système agricole mondial. Le message de froid égoïsme qu'elles portent risque de servir de justificatif dans d'autres pays du Nord pour renforcer encore leurs propres aides agricoles. Ce peut être le cas en Europe, où la France de Jacques Chirac bloque toute réforme.

La pauvreté et la faim proviennent beaucoup plus encore de ce libre-échange faussé que du recul de l'aide au développement. Or le drame est que les subventions au Nord ne suffisent pas à éviter que de plus en plus de paysans abandonnent la terre, aux Etats-Unis comme en Europe. Elles provoquent un affaissement généralisé des prix agricoles qui ruine les producteurs du Sud comme du Nord. L'échange doit rester la règle, il est facteur de progrès. C'est au contraire le protectionnisme qu'il faut dénoncer, mais aussi un système d'organisation des marchés qui se révèle incapable de nourrir les producteurs de nourriture.

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