AVANT, après. Avant, un espace sans doute occupé par l'homme,
mais qui reste dominé par la nature. Après, un espace transformé,
redessiné. Et qui, le plus souvent, a vu sa biodiversité reculer
et sa charge en polluants augmenter.
En plaçant ainsi en vis-à-vis une centaine de lieux de la
planète - parmi des milliers d'autres - modifiés par l'action
humaine, le Programme des Nations unies pour l'environnement (PNUE) démontre
sans grands discours l'ampleur du bouleversement qu'a subi la surface de
la Terre durant trente années d'une poussée économique
et démographique sans équivalent dans l'histoire de l'humanité.
Présenté à Londres, vendredi 3 juin, à l'occasion
de la Journée mondiale de l'environnement qui a lieu le 5 juin, l'Atlas
of our changing environment présente une série d'images
satellitaires magnifiques mais troublantes.
On voit ainsi comment les cultures de crevettes, qui se sont multipliées
à une vitesse prodigieuse (+ 10 % ans depuis dix ans) ont transformé
de nombreuses côtes d'Amérique latine et d'Asie, détruisant
au passage les forêts aux racines immergées, les mangroves.
Douze ans séparent ces deux photos... du golfe de Fonseca, au Honduras.
Les nombreux bassins de culture de crevettes ont détruits les mangroves...
Comment la culture sous serre a proliféré autour du bassin
méditerranéen, teintant de gris les campagnes bleues, et consommant
une eau qui manque dramatiquement dans ces régions.
Comment, encore, en moins de trente ans, Pékin ou Nairobi, parmi
tant d'autres mégalopoles, ont explosé, multipliant leur surface
et leur population.
Comment la forêt a été massivement convertie à
l'agriculture au Brésil et au Paraguay.
Comment la mer Morte ou le lac Hamoun (à l'est de l'Iran) se rétractent
voire disparaissent du fait d'un pompage d'eau excessif. Et cent autres
exemples.
(...)
" Nous avons connu dans les trente dernières années
des changements plus rapides que jamais dans l'histoire humaine" ,
rappelle Neville Ash, du Centre mondial d'observation de la nature (UNEP-WCMC),
à Cambridge, en Grande-Bretagne. Perte des zones humides, déforestation,
effondrement de nombreux stocks de poissons, érosion des sols, disparition
des espèces sont quelques-unes des conséquences de ce changement.
" Notre demande toujours croissante pour les biens que fournit la
nature crée une série d'énormes empreintes maintenant
visibles depuis l'espace" , écrivent les auteurs de l'Atlas.
(...)
Certes, l'histoire humaine est faite de transformations de l'environnement,
et les historiens ne postulent plus que la nature est restée vierge
jusqu'à récemment. Dès leurs origines, les sociétés
ont modifié leur milieu au moyen des techniques disponibles : le
feu a été un puissant agent de changement depuis que l'homme
l'a maîtrisé, il y a environ 1,6 million d'années. L'agriculture,
apparue avec la révolution néolithique, voici environ 10 000
ans, s'est profondément imprimée sur les paysages. Mais ces
processus ont eu lieu sur de longues périodes. Les transformations
engagées lors de la révolution industrielle, au XIXe siècle,
et qui se sont accélérées, sont à la fois plus
fortes et plus rapides. A cause d'une croissance démographique qui
a explosé (2 milliards d'habitants en 1922, 4 en 1974, 6 en 1999),
mais aussi de la puissance accrue des technologies.
Il n'existe ainsi presque plus de territoire à la surface de la Terre
qui échappe à l'action humaine. Selon une étude parue
dans Bioscience en 2002, Eric Sanderson et ses collègues ont calculé
que 83 % de la surface du globe étaient directement influencés
par l'activité humaine.
Le problème posé par cette pression est qu'elle menace la
capacité des écosystèmes à fournir les "
services" qu'ils offrent à la société : nourriture,
eau pure, nettoyage de l'atmosphère et des rebuts, etc. Certains
économistes tentent d'évaluer ces services : 400 000 milliards
de dollars par an, selon une étude d'Andrew Balmford publiée
dans Science le 9 août 2002. Mais quels que soient les chiffres, l'idée
d'encadrer ces changements radicaux de l'environnement s'impose de plus
en plus. " Pour survivre, concluent les auteurs de l'Atlas, nous
devons sortir de l'ère de la conquête de la nature et entrer
dans une nouvelle ère - l'ère de la durabilité et de
la gestion prudente."
Hervé Kempf
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Limiter la croissance, ou la changer ?
JUSQU'À quand l'humanité va-t-elle pouvoir continuer à
bouleverser son environnement sans en subir des conséquences dommageables
? C'est la question que pose, en termes pondérés, l'atlas
du PNUE, reprenant une citation de l'historien de l'environnement John McNeill
: " Il est maintenant assez clair que nos modes de vie actuels ne
sont pas écologiquement durables, mais nous ne savons pas combien
de temps nous pourrons continuer à les suivre ou ce qui arrivera
si nous continuons."
Le pessimisme qui imprègne les observateurs de la crise écologique
conduit en fait à réactiver le concept des limites de la croissance,
que l'on croyait tombé en désuétude depuis les avertissements
du Club de Rome en 1973. " L'humanité surexploite le capital
naturel, dit Pascal Peduzzi, du PNUE à Genève. Nos stocks
diminuent et les intérêts sont de plus en plus petits."
L'inquiétude est d'autant plus justifiée que, si l'expansion
démographique se ralentit nettement, elle ne s'en poursuit pas moins
: on devrait compter 9 milliards d'humains vers 2050, environ la moitié
plus qu'aujourd'hui. En outre, la croissance de l'économie mondiale
ne faiblit pas. " Or, si le PIB croît de 3 % par an, cela
aboutit à un doublement en vingt-quatre ans" , poursuit
M. Peduzzi. Sans modification radicale du contenu de la croissance économique,
ce doublement signifie une transformation accrue de l'environnement et une
dégradation accentuée des cycles naturels.
Cette crise écologique pourrait-elle conduire à une crise
de société ? " Il est arrivé que des groupes
ou même des civilisations atteignent les limites environnementales
pour une ressource particulière, écrivent les auteurs de l'atlas.
Quelques-uns se sont effondrés." L'essayiste Jacques Neirynck,
ancien professeur à l'Ecole polytechnique de Lausanne, auteur du
Huitième Jour de la création (Presses polytechniques romandes),
va plus loin : " Le fait que l'on soit dans une impasse écologique
n'est pas une première historique : la France s'est trouvée
à la fin du XIVe siècle dans cette situation, quand le défrichement
a atteint ses limites après une déforestation maximale. La
grande crise de la fin du Moyen Age s'est ensuivie. La fin de l'Empire romain
peut s'analyser de la même façon. C'est un schéma classique
: quand un système technique marche bien, il va au bout des ressources.
Et cela peut s'arrêter d'un seul coup."
Pour M. Neirynck, la faiblesse majeure du système actuel est
sa dépendance au pétrole. De ce point de vue, la société
n'échapperait à la crise que si elle évoluait assez
rapidement vers un système moins agressif écologiquement et
moins soumis à cette source d'énergie.
H. K
articles parus dans "Le Monde" daté du 4
juin 2005