MONT FOREL
4 AOUT 1951 15H45
Le 4 août 1951, le 1er Groupe chargé des sondages séismiques, dénommé Groupe Bleu, a parcouru près de 930 km en neige profonde sur la calotte glaciaire Sud, et il est à bout de sa provision d’essence.
Pour recevoir un nouveau parachutage, il se rapproche des massifs côtiers dont l’identification permettra à l’avion ravitailleur de le trouver plus facilement que dans l’intérieur même de l’inlandsis.
Le convoi comprend 3 weasels et 3 traîneaux : en tête, le véhicule de radio-navigation avec R. DEMOULIN (navigateur) et H. TOSI (radio) ; au milieu, le véhicule séismique avec A. JOSET ( chef de section) et J. JARL (chargé de la glaciologie) ; en queue, le véhicule de dépannage avec R. GRESSARD (médecin) et R. GREMAUX (mécanicien).
Le véhicule de tête franchit, sans les voir semble-t-il, quatre crevasses fermées. Mais 400 mètres plus loin, le convoi stoppe devant une crevasse ouverte. La décision est prise de revenir en arrière par les traces d’arrivée, afin de regagner une zone non crevassée. Il est 15 h 45 T.U. Point estimé 66°59’ N –38°55’ W- à 100 km à l’Ouest du Mont Forel.
Le véhicule séismique démarre en tête, toujours conduit par JARL, JOSET à bord examinant le terrain. Il vire de manière à rejoindre les traces d’arrivée. Mais comme il s’engage en oblique et probablement sans la distinguer sur la dernière crevasse franchie, le pont de neige s’effondre brusquement sur toute sa largeur, engloutissant weasel et traîneau.
Les autres véhicules stoppent sur place ; leurs occupants se précipitent au bord du trou. Ils aperçoivent le weasel séismique complètement retourné, chenilles en l’air, à 25 mètres de profondeur environ, coincé entre les parois lisses et verticales de la crevasse qui se prolonge beaucoup plus bas, et dont les lèvres présentent à leur partie supérieure un écartement de 3,5 mètres environ. Après avoir cru à deux reprises percevoir une réponse à leurs appels, les hommes restés en surface n’entendent plus rien.
Pour comble de fatalité, le rouleau de corde de secours, détenu par le Groupe, a été confié par raison de sécurité au véhicule séismique qui roulait normalement au milieu du convoi, et se trouve dans la crevasse, de telle sorte que les hommes du haut se trouvent impuissants à secourir leurs deux camarades.
Le Groupe n’a pas d’autre ressource que de lancer immédiatement un appel de secours, capté par la Station Centrale à l’écoute, et retransmis aussitôt à Reykjavik.
P.E. VICTOR qui, avec P. VINCENDON, assure d’Islande le ravitaillement aérien de l’Expédition sur l’inlandsis, vient juste d’effectuer la nuit précédente un parachutage à la Station Centrale. Il est immédiatement alerté, et se fait conduire par avion à Keflavik, base de l’US Air Rescue, seule capable d’intervenir sans délai.
A 20 h 30 T.U. un appareil B 17 de cette formation décolle de Keflavik avec VICTOR et VINCENDON à son bord.
En attendant son arrivée, les hommes du Groupe Bleu préparent une descente dans la crevasse, et ce qu’il faut pour soigner éventuellement leurs camarades blessés. Un traîneau est amené au bord de l’ouverture, sa flèche en travers, de manière à faire passer dans l’anneau la corde de descente.
Vers 23 h 30 T.U., dans la pénombre nocturne de cette fin d’ été arctique, l’ avion américain survole le Groupe. Contact radio en phonie assez difficile à établir. Le matériel de secours est parachuté à la lueur des phares. Mais sur les 3 rouleaux de corde largués, 2 seulement sont retrouvés.
Le ramassage du matériel et les préparatifs terminés, DEMOULIN entreprend la descente à 4 h 30 T.U., le 5 août. Il atteint le weasel, assuré par ses camarades, qui le remontent sur sa demande au bout d’un quart d’heure environ.
Constatations faites après cette première descente :
1 - La crevasse se rétrécit légèrement à la profondeur du véhicule (25 mètres) qui se trouve coincé entre les parois, son axe correspondant à celui de la crevasse; le weasel est incliné à 45°; chenille en l'air, et n'a plus son habitat.
2 - Le fond apparent de la crevasse, très étroit, semble se trouver une quinzaine de mètres plus bas que le véhicule. il est jonché de débris et d'objets de toutes sortes, parmi lesquelles DEMOULIN a reconnu les ridelles du traîneau et des jerrycans. Mais JOSET et JARL ne sont pas visibles et n'ont pas répondu aux appels.
3 - La longueur de la corde n'a pas permis à DEMOULIN de descendre plus bas que le weasel.
Ces renseignements sont immédiatement transmis au Chef de l'Expédition averti de l'accident la veille au soir à la liaison radio journalière, et à P.E. VICTOR en Islande. Le Groupe demande en outre 200 mètres de corde supplémentaires, et l'envoi d'un renfort pour descendre au fond de la crevasse, et éventuellement remonter les corps ainsi que les documents scientifiques qui s'y trouvent en totalité.
Mais les autres groupes de l'Expédition sont à cette date trop éloignés du Groupe Bleu pour pouvoir lui porter secours avant des délais considérables.
Au soir de cette même journée du 5 août, l'avion de l'Air Rescue qui tentait un second vol de secours, est obligé de faire demi-tour par suite du mauvais temps. Le Groupe Bleu reste réduit à ses seuls moyens.
Le 6 août, le temps toujours bouché empêche tout parachutage. le Groupe bleu reconnaît à ski et balise un itinéraire sûr pour sortir de la zone crevassée. Le jour suivant n'apporte aucune amélioration du temps.
Enfin le 8 août vers 10h T.U. un hydravion Catalina islandais ayant à son bord P.E. VICTOR et VINCENDON largue le matériel de secours complémentaire, pour une nouvelle descente, de l'essence et des vivres.
A 15 h T.U., seconde descente de DEMOULIN dans la crevasse, où il travaillera pendant 3 heures
Résultat de cette seconde descente :
1 - Coincé à une profondeur de 25 mètres, le weasel est suspendu comme indiqué précédemment. Le pare-brise, le couvercle du coffre arrière sont arrachés. l'habitat est détaché, à l'exception de la partie latérale de gauche. Le traîneau, qui pend verticalement, est retenu au weasel par sa flèche qui a résisté au choc. Tous les accessoires : ridelles, plancher, et le contenu sont au fond de la crevasse.
2 - La profondeur totale de la crevasse atteint 40 mètres. Tous les débris de matériel, habitat, traîneau, sont entassés dans le fond et imbriqués les uns dans les autres sur une longueur d'environ 15 mètres. La disposition des débris est telle qu'il a été impossible par exemple de retrouver le matériel d'amplification et d'enregistrement séismique. En outre la neige provenant de l'effondrement du pont et d'une chute ultérieure noie plus ou moins le tout, rendant recherches et dégagement encore plus difficiles.
Au milieu de cet amoncellement de débris, les deux corps sont retrouvés. Leur position leur attitude, leurs traits dénotent de manière évidente qu'ils ont été tués dans leur chute.
Des documents scientifiques se trouvant dans le véhicule, il a été retrouvé une quarantaine d'enregistrements séismiques et des notes enfouis dans la neige ou éparpillés çà et là. Les deux corps ont été laissés.
Les corps ont été recouverts d'une toile de tente et d'un sac de couchage. A u bord Sud de la crevasse, une croix faite de bambous de jalonnement a été dressée. On y a placé dans une boîte solidement fixée un papier portant l'inscription suivante :
"Ci-gisent à l'endroit même où ils sont tombés, au fond de cette crevasse, lors de l'accomplissement de leur mission scientifique, le 4 août 1951 : Jens JARL et Alain JOSET.