Aziza, une esclave afghane de sept ans, Le Monde du 24 Octobre 2001
Depuis l'âge de trois ans, Aziza est au travail dans une briqueterie d'Achar, ville frontière entre le Pakistan et l'Afghanistan. Douze heures de besogne par jour pour 100 roupies, environ 9 francs. Récit d'un calvaire à visage d'enfant
AZIZA n'a pas de chaussures. Aziza n'a jamais eu de chaussures de sa vie. Eté comme hiver, elle va nus pieds. C'est une esclave. Au front, profondément imprimée dans la peau, elle porte la marque de sa condition, deux taches sombres laissées par de mauvais abcès infectés. Aucun médecin, jamais, n'a examiné Aziza. Trop cher. En arabe, Aziza veut dire « la précieuse ». Mais, sur le grand marché globalisé du monde, « la précieuse » ne vaut rien, pas une roupie. Aziza est une esclave et son corps porte les signes de son état. Les mains, par exemple, cela ne trompe jamais. Elles doivent être sèches comme un désert sur le dos, calleuses comme l'écorce d'un chêne dans la paume, striées d'anciennes blessures mal soignées un peu partout. Les menottes crottées d'Aziza correspondent parfaitement. De même, la tuberculose qui dévore ses poumons, l'anémie chronique qui grignote sa vie. Et puis les plaies sur les pieds.
Elle a mal parfois, « la précieuse ». Mais elle ne se plaint jamais. Elle ne se plaint jamais, la petite esclave afghane. Elle sait, c'est écrit dans ses yeux, que sa vie sera une sorte d'enfer et que nul n'y peut rien. Aziza a sept ans. Dans son immense bonté, Allah le Miséricordieux lui a accordé un maintien de reine, une épaisse tignasse de jais, deux grands yeux noirs pétillant d'une intelligence grave. Sous le tchadri bleu, le voile obligatoire, le visage d'Aziza est pur comme une aube sur l'Hindu-Kush. Beau, tragiquement beau, comme un appel au secours, un cri muet. « Aidez-moi, je vous en supplie. »
Là-bas, à quelques kilomètres, derrière les montagnes pelées du col de Khyber, de grands oiseaux de mort bombardent son pays, et sa ville, Jalalabad. Aziza ne sait rien de tout cela. Elle a vu le jour ici, directement sur le tapis pourri du gourbi familial, à Achar, misérable faubourg de Peshawar, la ville frontière, la ville-radeau qui coule inéluctablement sous le poids des milliers d'Afghans qui s'échouent là, depuis un mois, un an, une éternité. Un quart de siècle que la guerre, la sécheresse, la faim s'acharnent sur le fier et malheureux pays des moudjahidins.
Espérance d'une vie afghane : quarante-sept ans. Aziza en a déjà consumé quatre au labeur. Dès trois ans, à l'âge où les enfants de France ou d'Amérique entrent en pleurs à la maternelle, Aziza est au travail, en silence. De l'aube au crépuscule, sous les étés brûlants comme dans les grandes froidures des hivers de l'Asie centrale, chaque jour que Dieu fait, sauf quand « je suis trop malade », précise-t-elle, la petite « précieuse », agenouillée dans la poussière d'une carrière, malaxe la boue. Une boue noire, granuleuse, qui blesse la peau. Une boue avec laquelle on fait les briques dans la région.
Pour 100 roupies, 9 francs environ, de quoi mal nourrir une famille de sept personnes pour la journée, il faut mouler mille briques. Ce matin, avant d'attaquer ses douze heures de besogne, Aziza a avalé un thé vert et un demi- nan, la galette de pain locale. Ce soir, il y aura un potage, peut-être une pomme de terre ou une assiette de riz, avec un autre demi- nan. C'est sa pitance. « La précieuse » est une esclave. Dans quelque temps, si ses poumons empoussiérés ne la lâchent pas, elle sera mariée, vendue plutôt, à un homme de passage. Ce sera un pauvre, un riche, un jeune ou un vieux, elle n'en sait rien. Elle acceptera son sort, comme, avant elle, sa mère et ses trois grandes soeurs, cédées vers quatorze ans pour 10 000 roupies chacune (un peu plus de 1 000 francs).
Talibans ou non, ainsi va la vie des femmes, depuis des siècles, dans l'islam des Shinwaris, l'une des grandes tribus pachtounes de la frontière. De part et d'autre de la « ligne Durand » qui serpente entre montagnes afghanes et pakistanaises, c'est la même rengaine, la même règle d'airain, le même intangible code d'honneur des montagnards, le « pachtounwali ». Ici comme là-bas, les femmes sont des ombres, des fantômes enfermés dans la bourka traditionnelle, la vue emprisonnée derrière des barreaux de tissu. Ici comme là-bas, à condition que les parents le puissent, les garçons - moins d'un tiers, selon une organisation non gouvernementale (ONG) - vont à l'école le matin. L'après-midi, c'est le chantier, l'atelier, le champ ou la carrière de briques. Il faut bien manger. Sauf exception - environ 6 % dans la province selon la même source -, les filles n'ont pas droit à l'éducation.
Là-haut, du côté de Dir, dans les lointaines vallées perdues de la North West Frontier Province, Ibrash Pasha, le patron local de Khwendo Kor - « la maison des soeurs » en pachtou - nous a expliqué comment il avait dû fermer trois écoles de filles péniblement ouvertes deux ans plus tôt dans les villages de Qaziabad, Latcha et Satcha. Il avait fallu des mois de salamalecs avec les mollahs et les anciens du cru. Il avait fallu expliquer et expliquer encore que non, l'apprentissage des chiffres et des lettres ne corrompt pas forcément les filles. Il avait fallu les convaincre que le travail éducatif des ONG n'en ferait pas automatiquement des rebelles au sacro-saint « pachtounwali ». Le plus ardu fut de les assurer qu'il n'était pas question de convertir leurs filles aux croyances impies des kafirs, les infidèles. Promesses d'un autre âge pour une peuplade d'un autre âge.
LES vieux « sages » avaient fini par craquer. Et puis un autre mollah, plus influent, plus puissant, plus obscurantiste encore que ses homologues de campagne, a déboulé dans la région. Soufi Mohammad, c'est son nom, est en quelque sorte le fondamentaliste du fondamentalisme. Un authentique fanatique qui rêve de ramener le « pays des purs » au Moyen Age et d'imposer partout sa version, la plus dure, de la charia, la loi islamique. Allah est grand. Dans les zones tribales qu'il écume, Soufi Mohammad et ses adeptes ont déjà obtenu que les mains des voleurs soient coupées, que les femmes soupçonnées d'adultère soient lynchées et les traîtres au « pachtounwali » pendus.
Dans sa Constitution, la République islamique du Pakistan a pourtant inscrit le droit à l'éducation pour tous. Mais elle tolère. A l'instar de ses anciens alliés talibans qui ne s'y sont guère frottés, là-bas, de l'autre côté de la « ligne Durand », le pouvoir militaire du général Pervez Moucharraf tient à avoir la paix dans les régions semi-autonomes des Pachtounes. Pas question de bousculer des tribus frontalières de plusieurs millions d'individus à 90 % analphabètes que même les forces coloniales britanniques du siècle dernier n'ont jamais pu soumettre. En juin, le gouvernement a quand même essayé de les désarmer. Des primes ont été offertes à qui accepterait de se défaire de son fusil, pistolet, mitraillette et autres joujoux dangereux. « Hé ! hé ! Les ateliers de Dara ont fait fortune », ricane un confrère pakistanais. Dara, petit village tribal planté comme un far west au coeur d'une vallée oubliée, est célèbre. C'est qu'ici, de mémoire d'homme et de père en fils, on fabrique des armes. A toute heure du jour, dans les arrière-cours, éclatent des détonations. « Il faut bien faire des essais », nous dira-t-on. Un pistolet-mitrailleur Uzi ? Un pistolet Makharov ? Un fusil d'assaut M. 16, un mortier, un lance-grenades ? Les prix ont un peu monté ces temps-ci : il faut 10 000 roupies (1 000 francs) pour acquérir un kalachnikov. Mais, à Dara, à l'exception des plus sophistiquées, on trouve d'efficaces copies de toutes les armes du monde. On peut aussi y acheter du haschich et de l'opium au quintal, mais ça, c'est une autre histoire.
En juin, ce sont des commandes groupées de plusieurs milliers de calibres que les géniaux armuriers de Dara ont vu arriver. « Les familles pachtounes se sont cotisées pour acheter des copies usagées qu'elles ont ensuite revendues, parfois plus cher, à l'Etat », ironise le confrère. « L'arme du Pachtoune, prétend un dicton, c'est comme un bijou pour la femme », il est interdit de s'en séparer. Combien, parmi les milliers de jeunes tribaux qui s'engagent depuis dix jours dans le djihad aux côtés des talibans afghans, le font uniquement pour mettre la main sur un calibre ? Seuls les Pachtounes éduqués, dans les villes, et les plus misérables dans les montagnes en sont démunis. C'est le cas de Togarah, le père d'Aziza, « la précieuse ».
Bouche édentée, verrue sur le front, mais bon regard doux sous le topi maculé, la calotte des bons « croyants », Togarah n'est pas méchant homme. Plutôt une sorte de squelette ambulant qui consume ses dernières années dans la carrière, parce qu'il faut bien nourrir les marmots qui se succèdent au gourbi. Quatorze heures par jour, pour 100 roupies, on connaît. Seulement, Togarah est fatigué, perclus de rhumatismes, fiévreux souvent. Alors, comme ceux de tous les autres hommes-poussière de la carrière, les enfants, Aziza comprise, sont obligés de trimer avec le vieux. Pas le choix. « Sans eux, je n'arriverais pas à mon quota », se désole le bonhomme. Le bon temps de Jalalabad est mort depuis longtemps. La ferme familiale détruite pendant la guerre civile, il y a dix ans, Togarah a pris sa couvée sous le bras. Ils ont marché des jours et des jours pour arriver jusqu'ici. Et puis, ils n'ont plus bougé.
MOALEM RAHIMUDDINE, le voisin de tranchée du vieux, est dans la même situation. Dans une autre vie, ce solide quadragénaire pachtoune était prof d'histoire-géo à l'école Fakrullah de Jalalabad. Aujourd'hui, il moule des briques et il remercie Allah de lui avoir procuré cette sinécure. « Ce sont les Russes qui ont détruit ma maison, il y a treize ans. » A l'époque, Moalem était seul. Il a trouvé une femme en exil, une jeune cousine à présent âgée de vingt-trois ans, mais déjà épuisée par sept grossesses successives. Ils sont tous là, les marmots, tannés par le soleil, à tirer des brouettes plus lourdes qu'eux, à malaxer la boue pour aider papa. Il y a tant d'esclaves impubères qui mendient dans les rues déglinguées de Peshawar, tant de mômes abandonnés qui s'échinent dans les briqueteries, les fabriques de tapis, les échoppes, les ateliers de mécanique, chez les ferrailleurs, que plus personne ne les remarque.
Au bazar de Shobah, à quelques coudées de l'enfer d'Achar, nous sommes tombés sur un frère de misère d'Aziza. Shegarah a sept ans, le front buté et le regard dur. Pieds nus dans la crasse du marché, l'enfant sale porte un grand sac de jute sur l'épaule. A l'intérieur, en vrac, il y a une timbale de plastique rouge, un verre publicitaire ébréché marqué Pepsi, une vieille seringue à bestiaux, une ampoule électrique usagée, un peigne édenté, une boîte, vide, de jus de tomate et deux petits morceaux de croûton de pain maculés de terre. Il est 15 heures. En neuf heures d'errance sur les tas d'ordures, c'est tout le butin du marmot. La concurrence est rude, mais Shegarah ne se plaint pas. Dans cette société tribale où la pédophilie sur les garçons est plus courante que le viol des filles - pour combattre ce phénomène « non islamique », les talibans ont pendu plusieurs moudjahidins pachtounes qui se battaient parfois à l'arme lourde pour la possession de quelque éphèbe kidnappé dans un village -, il aurait pu tomber plus mal. « Dis-moi, demande tout à coup Majid Baber, le confrère pakistanais qui nous pilote en ces enfers, tu crois vraiment que la mondialisation est en train de préparer une génération d'adultes apaisés dans cette région du monde ? » Heuh, écoute, Majid, qu'est-ce qu'on peut y faire, hein ? Tiens, voilà que ça recommence. Aziza est prise d'une nouvelle quinte de toux. Son chétif petit corps en est tout commotionné. Les anneaux dépareillés que la coquette a dénichés dans les ordures pour s'en parer les oreilles battent ses joues. Aziza crache dans la poussière. Elle couvre sa bouche, gênée. Il y a des mois qu'elle ne dort plus « la précieuse ». « Avant, dans ma nuit, c'était bien, parfois. J'étais avec mon papa dans une belle voiture, nous avions tous de beaux habits, et même j'allais à l'école. Mais maintenant, à cause de ma toux, je ne peux plus rêver. »
Pour Majid Baber, papa de deux enfants, c'en est trop. Le confrère s'éloigne écraser ses larmes. Attends, je sais quoi faire, ami ; nous allons emmener Aziza à l'hôpital, nous allons exiger qu'on la soigne, régler la facture et suivre son sort. Qui sait, peut-être allons-nous sauver une enfant esclave aujourd'hui ?
CLAUDE PATRICE