Enquête
L'utopie manquée des cités-dortoirs
LE MONDE | 05.12.05 | 15h16  •  Mis à jour le 05.12.05 | 15h21

oupables, complices, innocents ? Les architectes sont souvent cités au procès des grands ensembles, relancé par les violences urbaines de ces dernières semaines. Le chef d'inculpation : avoir accouché d'un cadre de vie aujourd'hui rejeté et dégradé, sans qu'on sache toujours si l'objet du délit réside dans le matériau (le "béton criminogène") ou la forme ("les barres et les tours inhumaines").

Les grands ensembles : 1,2 million de logements dans 300 cités, construits à toute allure entre 1953 et 1973 pour accueillir dans des conditions de confort inédites la population qui s'entasse dans les bidonvilles, les rapatriés d'Algérie et la main-d'oeuvre immigrée. Partout en France, des chemins de grues élèvent, en rase campagne, des kilomètres de panneaux préfabriqués sur des dalles en béton. L'Etat et son bras armé, la Caisse des dépôts et consignations, mobilisent le gratin de l'architecture moderne (Jean Dubuisson, Marcel Lods, Jacques Henri-Labourdette, Bernard Zehrfuss, Raymond Lopez...), qui peut donner libre cours à son appétit de rupture et à son goût des formes dépouillées.

Leur bréviaire : la Charte d'Athènes, élaborée en 1933 lors du Congrès international d'architecture moderne et publiée en 1943 par Le Corbusier. Ses grands principes : construire loin des villes anciennes des cités radieuses faites de "machines à habiter" dans des barres et des tours espacées et ensoleillées, entourées de nature, reliées par des voies rapides à des quartiers réservés au travail et à d'autres dédiés aux loisirs.

Ce modèle utopique forme, pour certains, le premier élément de l'acte d'accusation, par sa négation de la ville modelée par ses rues et par ses places, mêlant logement, commerces et bureaux. "Au lieu de concevoir des villes porteuses d'une continuité, les grands ensembles créent un événement idéal où l'espace est généré par l'empilement de cellules, dénonce depuis longtemps l'architecte Roland Castro, animateur du groupe Banlieue 89 dans les années 1980. Les immeubles n'ont aucun rapport avec la rue, la cité vit sur elle-même, loin de tout. La mixité ne s'obtient que si les lieux donnent aux gens l'envie d'y vivre et l'occasion de s'y rendre."

Grand Prix de Rome, figure majeure de l'architecture française après-guerre, Jean Dubuisson est l'auteur de plusieurs grands ensembles. "Je ne dis pas que ce qu'on a fait est tout à fait ce qu'il fallait faire, juge-t-il aujourd'hui, à 91 ans. Mais ce n'est pas la forme de barres ou de tours qui fait que c'est inhabitable. Le problème, c'est l'urbanisme. On a eu tort de construire ces zones loin des centres-villes. Les gens se sont sentis exclus." D'autant plus que les transports en commun ont souvent tardé ou échoué à relier ces quartiers entre eux ou aux centres-villes. "Je suis malheureux de ce qui se passe, confie Jean Dubuisson. La Charte d'Athènes, ce sont des principes très généraux. Il ne fallait pas les appliquer de façon brutale. Une ville est faite de quartiers dont la personnalité attire des habitants. Le problème, c'est que les grands ensembles concentrent des gens qui n'ont pas choisi d'y vivre."

La spécialisation des fonctions, théorisée par le mouvement moderne, a aggravé le malaise en créant des cités-dortoirs, faute de commerces et d'entreprises. "Le zoning est une connerie. Il faut du travail dans la ville. La vraie mixité, c'est celle des fonctions, qui entraîne la mixité sociale", estime Paul Chemetov.

Au vice de forme originel s'ajoute un élément à charge : la piètre qualité architecturale et urbaine de ces cités, qui ressemblent plus à des cages à lapins au milieu de champs de luzerne qu'aux cités radieuses décrites par Le Corbusier. "Les grands ensembles étaient, pour beaucoup d'architectes, des opérations purement techniques, qui leur permettaient de vivre comme des nababs, regrette Paul Chemetov, qui totalise quelque 7 000 logements sociaux (mais jamais plus de 300 à la fois). Les architectes des grands ensembles n'auraient jamais eu l'idée d'y vivre eux-mêmes. Les grandes agences ne prenaient pas de commandes au-dessous de 1 000 logements. Elles établissaient trois ou quatre modèles et les empilaient comme des Lego pour concevoir des villes entières, sans s'interroger sur la commande ni sur le contexte local."

A l'ombre des grands ensembles, quelques architectes défendaient en banlieue des programmes à plus petite échelle, aux formes variées, articulés en quartiers. Parmi eux, Renée Gailhoustet travaillait, avec d'autres, dans la mouvance de Jean Renaudie. "Nous rejetions l'obéissance des architectes aux exigences des entrepreneurs, se souvient-elle. Nous trouvions suspect qu'on puisse concevoir des milliers de logements avec trois modèles de cellules. Il y a eu une cavalcade des architectes importants du logement social pour exploiter ce marché, certains sont devenus des affairistes. Mais c'était du stockage, pas de l'architecture. Ce n'est pas un hasard si tous les habitants qui l'ont pu sont partis à la première occasion vers des zones pavillonnaires ou de vrais centres-villes."

Sous les coups de la crise économique, les classes moyennes, qui avaient découvert, enthousiastes, le confort moderne dans les grands ensembles, laissent la place à une population précaire et appauvrie, sans que les bailleurs sociaux maintiennent de mixité sociale. Sans entretien, les bâtiments se dégradent, les espaces verts font triste mine. Les municipalités répugnent, même après la décentralisation, à s'engager dans ces quartiers nés d'une politique volontariste de l'Etat. Les équipements collectifs prévus sont oubliés, les services publics désertent. Le résultat, explosif, est connu. "Le décor n'a pas créé la misère, mais la misère a trouvé son décor", résume Roland Castro.

Pour la défense de ces cités, Paul Chemetov et Jean Dubuisson rappellent que la qualité du bâti, la préservation de l'équilibre social et des équipements ont permis à certains grands ensembles de durer : les barres de Dubuisson à Chambéry et à Montparnasse, de Pouillon à Meudon, de Lods à Marly, d'Henri-Labourdette à Sarcelles... "Il y a à Genève une cité pour les fonctionnaires internationaux qui est une stricte application de la Charte d'Athènes et qui marche très bien", souligne Paul Chemetov.

Aux Etats-Unis, les émeutes ont eu lieu dans des quartiers à l'urbanisme traditionnel, comme Harlem à New York, ajoute Christian de Portzamparc, auteur à Paris des tours des Hautes-Formes (13e arrondissement) et de la réhabilitation des barres de la rue Nationale (13e), par ailleurs théoricien d'un "âge trois" de la ville centré sur le concept d'îlot ouvert. "Si les cités françaises étaient faites de petites maisons ou de petits immeubles, ça ne changerait pas grand-chose. La forme de l'urbanisme de l'après-guerre rajoute certes au sentiment pénible. Mais ce qui est en cause, c'est d'abord la pauvreté et, dans ce domaine urbain, le zoning fonctionnel, l'absence de mixité qui a permis la constitution de territoires de relégation", avance-t-il.

Relativisant la responsabilité des architectes, le lauréat du Grand Prix national d'urbanisme 2004 estime aussi "qu'il était facile, à l'époque, d'être aveuglé par l'idée de progrès. Et si le zoning s'est révélé une immense bêtise, il n'a pas été appliqué comme une utopie architecturale mais parce que cette séparation des fonctions répondait parfaitement aux intérêts économiques et techniques de l'époque moderne."

Bernard Reichen va plus loin. Pour cet architecte, en dépit des erreurs commises dans les années 1960, les grands ensembles préfigurent toujours la ville d'avenir : "La forme urbaine n'est pas pathologique par elle-même. Les grands ensembles étaient les premiers jalons d'une ville hors les murs, alors que depuis des siècles la ville se constituait par intégration progressive des faubourgs. Cette rupture n'était pas une erreur. Elle signe le passage de la ville ancienne, radioconcentrique, à une ville territoire, qui est la réalité d'aujourd'hui. En ce sens, beaucoup des articles de la Charte d'Athènes sont pertinents." Une position marginale ou anachronique ? Bernard Reichen a reçu, lundi 28 novembre, le Grand Prix national d'urbanisme 2005.


Grégoire Allix
Article paru dans l'édition du 06.12.05