Le monde arabe en ordre dispersé
par Olivier Da Lage*
La première guerre du Golfe a pris fin huit mois plus tôt. Linvasion du Koweït, qui sera à lorigine de la seconde interviendra seize mois plus tard. Le 28 avril 1989, jour de lanniversaire du président irakien Saddam Hussein, souvre à Bagdad le premier salon irakien de larmement. Conçu sur le modèle dexpositions comme Satory, en France, ce salon a attiré la participation de deux cents firmes internationales et arabes venues y exposer, cinq jours durant, leurs équipements militaires les plus récents. Des armes fabriquées dans des pays arabes sont exposées à la vue du public en général et déventuels acquéreurs en particulier. Naturellement, ce salon de Bagdad met en valeur les productions irakiennes développées durant les huit années de guerre avec lIran, mais il accueille aussi les produits égyptiens : lÉgypte, qui dispose dune certaine avance dans le domaine de la fabrication darmements, peut à bon droit revendiquer son titre de pionnier : cest au Caire, en 1975, qua été instituée lOrganisation arabe pour lindustrialisation (OAI). Ce sigle anodin recouvre en fait une joint venture associant lÉgypte, lArabie Saoudite, le Qatar et les Émirats arabes unis dont lobjectif est de mettre sur pied le noyau dune industrie arabe darmement afin de limiter la dépendance des États arabes envers leurs fournisseurs occidentaux. Après tout, nétait-il pas logique que la région du monde la plus gourmande en engins de mort se mette à les assembler elle-même ?
Laventure de lOAI
La production darmes en Égypte est une histoire ancienne puisquà lépoque de Mohammed Ali, dans les années 1820, lÉgypte produisait des munitions, des navires de guerre et des canons, avant que les puissances européennes ne la forcent, quelque vingt ans plus tard, à fermer ses ateliers. Un siècle plus tard, les Égyptiens instituent le Supreme Military Industries Group ; les années cinquante et soixante voient léclosion de nombreux projets, largement stimulés par embargo dont lÉgypte a été victime dans les premières années du nassérisme. En 1962, le HA-200 devient le premier avion à réaction construit dans le tiers-monde. Dans la Fabrique Sakr dindustries développées, fondée en 1953, lÉgypte met au point, avec lassistance dingénieurs ouest-allemands, des missiles guidés. Les traits dominants de cette industrie darmement égyptienne sont le refus de la spécialisation : tous les types darmes sont en chantier ; une dépendance presque totale à légard de la technologie occidentale, mais saccompagnant de transferts de technologie à travers la livraison dusines clés-en-main.
Cependant, la production égyptienne, virtuellement boycottée par les pays occidentaux, souffre dun manque de financement et dune productivité discutable. LOrganisation arabe pour lindustrialisation va naître de cet échec et dun contexte entièrement renouvelé au début des années soixante-dix.
Lorsque Sadate succède à Nasser à la mort de ce dernier, le nouveau président ne tarde pas à se brouiller avec lURSS et à expulser dÉgypte les conseillers militaires soviétiques. Il se rapproche simultanément des États arabes pro-occidentaux. Parmi ces derniers, Arabie Saoudite en tête, la guerre doctobre 1973 renforce la volonté de mettre fin à la suprématie militaire israélienne. Il sy ajoute le désir du roi Fayçal de détacher pour de bon Le Caire de Moscou. Par ailleurs, le quadruplement des prix du pétrole brut en 1974 place les monarchies du Golfe à la tête dun capital qui ne demande quà sinvestir. Cest de la rencontre entre des volontés politiques communes, dun savoir-faire égyptien et du capital des pays arabes du Golfe que naît en 1975 lOrganisation arabe pour lindustrialisation.
Au départ, en 1972, dix-huit pays arabes sétaient engagés à consacrer à la fondation dune industrie arabe de larmement 2 % de leur PNB chaque année avec pour objectif de surpasser Israël en cinq ans. À larrivée, ils ne sont plus que quatre : lÉgypte, lArabie Saoudite, le Qatar et les Émirats arabes unis versent chacun 260 millions de dollars au capital de cette joint venture. LÉgypte met en outre au service de lOAI ses quatre usines : ses fabriques davions et de moteurs davion dHelouan, les usines Sakr, (missiles et propulseurs) et Kader (blindés légers, électronique et pièces détachées davion) ainsi quune main duvre de 15 000 ouvriers.
Afin de faciliter les transferts de technologie, lOAI ouvre sept filiales en joint venture avec des partenaires étrangers. Les quatre premières sont basées en Égypte et la cinquième en Arabie Saoudite : Arab American Vehicles, avec une participation américaine de 49 % qui produit des Jeeps ; Arab British Dynamics qui fabrique des missiles antichars (participation britannique de 30 % au capital) ; Arab British Helicopters et Arab British Engines (moteurs dhélicoptères) avec également une participation britannique de 30 % ; Arab French Aircraft C° (détenue à 36 % par Dassault-Bréguet) et Arab French Engines C° (participation de la SNECMA : 15 %) pour la fabrication dAlpha-Jets et de moteurs davion. Enfin, basée en Arabie Saoudite, Arab Electronic C°, dont 30 % du capital est détenu par la firme française Thomson, spécialisée dans lélectronique militaire.
LÉgypte après Camp David
Mais ce bel essor est brisé net en 1979 par les accords de Camp David et le traité de paix israélo-égyptien. LOAI nest pas encore adolescente que les partenaires de lÉgypte se retirent de lentreprise et cessent de financer le projet. En mai 1979, Le Caire décide dassumer seule la poursuite de laventure, dautant que la France et les États-Unis manifestent rapidement leur volonté de suppléer au financement défaillant de ses partenaires arabes. Sous licence Thomson CSF, TRT ou Matra, de lavionique sophistiquée est fabriquée en Égypte. Outre lAlpha-Jet et lhélicoptère Gazelle, assemblés sur place, des parties importantes du Mirage 2000 sont désormais confectionnées en Égypte, ainsi que lavion dentraînement Tucano, de conception brésilienne.
Les ingénieurs égyptiens se sont fait la main en adaptant sous le nom dAin el Saqr (il de faucon) le célèbre missile sol-air soviétique SA-7 et son homologue américain Hawkeye. LÉgypte collabore avec la Corée du Nord pour perfectionner le missile sol-sol soviétique Scud-B. Des canons étrangers (soviétiques, américains et britanniques) ont été modifiés et le char soviétique T-54 a été rebaptisé, dans sa version égyptienne, le Ramsès II. En mars 1988, un accord-cadre est signé à Washington entre le ministre de la Défense égyptien, le maréchal Abou Ghazala et son homologue américain Frank Carlucci : aux termes de cet accord, lÉgypte et les États-Unis devraient coproduire en Égypte des chars de combat M-1A1 conçus par General Dynamics.
En bonne logique, lÉgypte a commencé à exporter ses produits. Une exposition internationale a été organisée en 1984 sur la base dAlmaza, dans la banlieue nord du Caire. Devant le succès, lexpérience est renouvelée en 1987. La fabrication darmements nest plus seulement un objectif politique lié à lindépendance nationale, elle a désormais aussi des raisons économiques. Un document rédigé par les autorités égyptiennes afin de lever les objections du Congrès, lors de la visite à Washington du maréchal Abou Ghazala, précise que " lamélioration des capacités de production de lindustrie militaire est la seule solution qui permettra à lÉgypte de faire face à ses besoins dassistance à long terme et déliminer pour lavenir des problèmes liés à la dette militaire ". Mais une chose est de fabriquer sur place des équipements destinés à satisfaire les besoins nationaux, allégeant ainsi la balance des paiements, une autre est dexporter ces mêmes matériels face à la concurrence bien établie des grands de larmement que sont les États-Unis, lURSS, la France et la Grande-Bretagne. Larmée égyptienne, qui du temps de Sadate a reçu lautorisation dutiliser comme elle lentend les revenus de cette industrie, est incitée à aller de lavant. Il sagit, en quelque sorte, dun autofinancement de larmée, ce qui allège dautant le budget de lÉtat. Depuis 1978, larmée égyptienne a créé un certain nombre dentreprises produisant des biens dusage militaire ou civil. La place de ces sociétés dans léconomie est telle que certains milieux daffaires se plaignent que larmée fait de la concurrence déloyale au secteur privé.
Irak, CCG, les effets de la première guerre du Golfe
Irak
Louverture des hostilités entre lIrak et lIran en septembre 1980 a profondément modifié les données du problème : militairement, elle a créé un besoin en armement chez les deux belligérants ainsi, à une moindre échelle, que chez ses voisins de la Péninsule arabique, inquiets déventuels débordements du conflit. Celui-ci constitue dautre part pour lIran et lIrak une puissante incitation à moderniser les armes dont ils disposent déjà et à en produire eux-mêmes de nouvelles. Politiquement, la guerre Irak-Iran permet à lÉgypte, qui a demblée soutenu lIrak, de se réinsérer dans le jeu diplomatique régional. Les besoins soudains de lIrak représentent un précieux soutien pour lindustrie militaire égyptienne qui battait de laile depuis le retrait un an auparavant de ses actionnaires arabes. A contrario, larrêt des hostilités en août 1988 entraîne à son tour une réduction de la demande irakienne darmes légères et de munitions confectionnées en Égypte.
Diversification
Dès le début des hostilités, Bagdad a tenté de sémanciper de sa très forte dépendance envers les livraisons de matériel soviétique. LIrak a ainsi diversifié ses approvisionnements auprès des Français, ainsi que des Brésiliens. La décision de mettre sur pied une industrie militaire indigène remonte sans doute au début du conflit, et la fin de ce dernier ne semble en rien avoir entamé la volonté irakienne daller de lavant, bien au contraire. Sous létroit contrôle du président Saddam Hussein, cest son gendre, le puissant ministre de lindustrie et de la production militaire, Hussein Kamel, qui est larchitecte de tous les projets : en juillet 1988, les ministères des industries civiles et militaires ont été regroupés sous son autorité. Les contrats darmements passés avec lIrak sont généralement conclus sur la base de transferts de technologie : dans les usines construites en Irak, on procède à lassemblage de chars soviétiques T-54, T-55, T-62, et T-72, de canons yougoslaves, et à la modification des avions dentraînement suisses Pilatus. Toujours dans cette période de lentre-deux guerres, lIrak annonce son intention de concevoir et produire un char de combat en commun avec lÉgypte ; une usine est sur le point de voir le jour à Mossoul pour la fabrication dun avion dentraînement : lAlpha-Jet de Dassault et Dornier, le Hawk de British Aerospace, le Tucano brésilien et lAermacchi MB-339 sont en compétition. Et alors que Hussein Kamel affirme que des techniciens irakiens ont modifié un Ilyouchine IL-76 Candid pour en faire un avion-radar plus efficace que le Nimrod britannique, le commandant de larmée de lair, le général Mouzahem Saab Hassan, affirme publiquement que lIrak est sur le point de produire ses propres chasseurs dès 1990. Cest dans ce climat hautement concurrentiel que se déroulent des négociations avec Dassault-Bréguet et la SNECMA pour lassemblage en Irak de certaines parties du Mirage 2000.
La France semble alors tenir un rôle primordial dans le développement de cette industrie darmement. Les firmes Thomson, Dassault et Bouygues sont associées au sein du projet FAO. Ce sigle, qui évoque la plus grande victoire militaire irakienne, lorsque larmée a reconquis au printemps 1988 la ville de Fao, signifie French Aircraft Organization. Dun montant estimé à près de 30 milliards de francs (soit à peu près léquivalent de la dette civile et militaire de lIrak envers la France), ce projet associe la construction de bases aériennes et lassemblage dappareils français en Irak ; Panhard envisage de faire construire en Irak sous licence les blindés qui équipent déjà larmée irakienne ; Renault en fait autant pour les camions militaires. Des composants électroniques haut de gamme sont déjà fabriqués en Irak sous licence Thomson, cette compagnie étant pressentie pour assurer la couverture radar du pays.
Missiles et " super-canon "
Cest également à cette époque les Irakiens annoncent avoir produits leurs propres missiles, al Hussein et al Abbas, dune portée de 650 et 950 kilomètres, versions modifiées des missiles soviétiques Scud-B. La " guerre des villes " entre Téhéran et Bagdad a illustré limportance des missiles à longue portée dans un conflit de cette nature. LIrak ne sest pas contenté, en utilisant une technologie brésilienne, daméliorer les missiles Frog et Scud-B : il a entrepris, en liaison avec lÉgypte et lArgentine, de développer un missile de longue portée (750 à 1 000 kilomètres) à deux étages, capable de transporter une charge utile de 500 kg. Ce missile, baptisé Condor-2 par les Argentins et Badr-2000 par les Égyptiens, dérive de la fusée Condor-1 développée au début des années quatre-vingt par lArgentine avec lassistance de la firme ouest-allemande Messerschmidt. Celle-ci a cependant refusé officiellement de prendre part au projet Condor-2, en raison de sa nature essentiellement militaire, ce qui na pas empêché les autorités américaines de laccuser dêtre impliquée de manière indirecte dans son développement. À Bagdad, Hussein Kamel dément vivement lexistence dune quelconque coopération avec des pays arabes ou étrangers dans le domaine de la fabrication de missiles. Mais cest la société Saad, quil contrôle personnellement, qui assure en réalité son développement, sous le nom de code de projet Saad-16. En septembre 1989, le président égyptien Hosni Moubarak assure que son pays sest retiré du projet. Le chef de lÉtat égyptien ne précise pas que dinsistantes pressions américaines sont à lorigine de ce retrait. En 1987, les États-Unis, la Grande-Bretagne, le Canada, la France, lItalie, la RFA et le Japon ont mis en place un organisme de contrôle des technologies associées aux missiles afin dempêcher la prolifération des armes balistiques dans le tiers-monde. Ce qui inquiète est bien entendu la nature de la charge utile que les Irakiens pourraient confier à un tel missile. Même si les dirigeants occidentaux sont alors loin de mesurer lampleur du programme darmement non-conventionnel irakien qui sera mis à jour au lendemain de la seconde guerre du Golfe, les ambitions nucléaires de Saddam Hussein ne sont pas un secret, et lIrak a fait sur le terrain la démonstration de sa volonté et de ses capacités en matière darmement chimique. Dès cette époque, la presse publie des informations sur les recherches irakiennes sur les armes chimiques et bactériologiques.
Le Conseil de coopération du Golfe
Le retrait saoudien de lOAI en 1979 sest avéré nêtre pas une rupture définitive puisque, alors même que lÉgypte est toujours officiellement au ban du monde arabe, une négociation triangulaire sengage entre Paris, Le Caire et Ryad pour la production partielle en Égypte du Mirage 2000. LArabie Saoudite a dailleurs largement financé lacquisition par celle-ci de quarante exemplaires de cet appareil. Néanmoins, lArabie Saoudite décide à son tour de se lancer dans la fabrication de certains types darmes. Comme la décennie quatre-vingt a été marquée par des contrats darmements dun montant colossal, il a été facile aux Saoudiens dexiger de leurs fournisseurs (Français, Britanniques, Américains et Italiens) que le tiers de ce montant soit réinvesti dans le royaume par le pays exportateur et saccompagne dun transfert de technologie. Cest le principe du " retour dinvestissement " (contrat offset). Cest dans ce contexte que le 1er juin 1989, le gouvernement britannique rend public ses premières propositions en ce qui concerne le programme de compensation du contrat Al Yamamah, qui oblige les sociétés britanniques à investir sur dix ans 1,7 milliard de dollars en Arabie Saoudite en contrepartie de la vente davions Tornado, Hawk, dhélicoptères, etc.
En 1985, lensemble des projets est regroupé sous la tutelle de lOrganisation générale pour lindustrialisation militaire (OGIM) dont lappellation évoque lOAI. Parallèlement, des pourparlers sont en cours entre les six monarchies membres du Conseil de coopération du Golfe (CCG) pour mettre sur pied une industrie darmement commune. Lidée, cependant, chemine plutôt lentement : le projet initial, pour lequel une somme de 1,4 milliard de dollars avait été réservée, envisageait linstallation dune usine du Golfe aux Émirats arabes unis. Dautres pays comme lÉgypte, mais aussi des États non arabes tels le Pakistan ou la Turquie devaient y être associés. Le projet na pas eu de suite.
Les conséquences de linvasion du Koweït
Linvasion du Koweït par lIrak le 2 août 1990 marque un tournant stratégique fondamental pour lensemble des pays de la région : la reconquête de lémirat sera possible au terme dune campagne militaire menée sous la conduite des États-Unis par la plus formidable coalition réunie depuis la seconde guerre mondiale. Quant à lIrak, sa défaite porte un coup darrêt à sa quête darmes non conventionnelles.
LIrak
Linvasion du Koweït nest que le facteur déclenchant de la coalition anti-irakienne qui se met en place sous légide des États-Unis à partir daoût 1990. Depuis le début de lannée, en effet, responsables israéliens, britanniques et américains sinquiètent ouvertement des progrès irakiens dans le domaine des armements non conventionnels et des missiles. Le président Saddam Hussein lui-même contribue à cette inquiétude lorsquil déclare publiquement que lIrak possède des armes chimiques binaires et que si Israël porte atteinte à lIrak, il brûlera la moitié de lÉtat hébreu. Aussi, après la défaite irakienne en février 1991, la résolution 687 du Conseil de sécurité prévoit le désarmement de lIrak en ce qui concerne les missiles dune portée supérieure à 150 kilomètres et les armes de destruction massive (nucléaires, bactériologiques et chimiques). À cette fin, le Conseil de sécurité institue une commission spéciale, lUNSCOM qui se met à la tâche dès la seconde partie de 1991.
En dépit du manque de coopération des autorités de Bagdad, les inspecteurs de lUNSCOM ne tardent pas à se rendre compte que les évaluations des services occidentaux sur les capacités de lIrak en matière darmes non-conventionnelles sont au-dessous de la réalité. La défection en Jordanie, le 8 août 1995, de Hussein Kamel, le gendre de Saddam Hussein, architecte de lindustrialisation militaire de lIrak, lève le voile sur une grande partie de ce programme. Pour asseoir sa crédibilité vis-à-vis des Occidentaux, Hussein Kamel se livre lui-même à dimportantes révélations, ce qui oblige, en retour, les autorités de Bagdad à livrer à lUNSCOM une grande partie des renseignements dissimulés jusque-là.
Il en ressort quau sein dinstallations secrètes qui avaient échappé aux contrôles de lAgence internationale de lénergie atomique (AIEA), lIrak avait développé la mise au point dune bombe atomique. Lors de linvasion du Koweït, lIrak navait toujours pas une capacité nucléaire opérationnelle, mais nen était pas éloigné. En revanche, les capacités chimiques irakiennes avaient déjà été testées lors du conflit avec lIran et du massacre des Kurdes à Halabja en avril 1988. Mais surtout, selon le général Hussein Kamel, 25 ogives placées sur des missiles Al Hussein (16 contenant de la botuline, 5 des germes danthrax, et quatre de laflatoxine) étaient prêtes à lemploi contre les forces de la coalition lors de la guerre du Koweït. Selon lUNSCOM, en décembre 1990, quelques semaines avant le début des combats, lIrak avait introduit trois agents biologiques dans 191 bombes et missiles. Les armes ont été placées en janvier 1991 en quatre endroits différents où elles sont restées pendant toute la durée de la guerre. Après celle-ci, une partie de ces ogives ont été soustraites à la curiosité des inspecteurs de lUNSCOM et cachées dans des gares, enterrées le long des rives du Tigre ou dans des tunnels dirrigation pour les protéger des bombardements. À lété 1998, selon lAIEA et plusieurs grandes puissances (France et Russie, notamment), lIrak sétait conformé aux stipulations de la résolution 687 sagissant des missiles et du nucléaire, mais de sérieux doutes subsistaient quant à la volonté irakienne de sy conformer en ce qui concerne les armes chimiques et bactériologiques.
Le CCG
Avant linvasion du Koweït, les monarchies du Golfe étaient déjà très dépendantes pour leurs approvisionnement en armes et leur défense des fournisseurs occidentaux, et tout particulièrement des États-Unis, même si certains, comme le Koweït et les Émirats arabes unis, avaient tenté de diversifier leurs sources dapprovisionnement, notamment auprès de la France. Tout change avec la guerre du Koweït. Au lendemain de la guerre, Washington signe des accords de défense avec lensemble des monarchies du Golfe, hormis lArabie Saoudite qui fait lobjet dun traitement à part. Ces accords prévoient le prépositionnement de matériel militaire américain, et parfois dune brigade (Koweït, Qatar). Enfin, à travers une action diplomatico-commerciale soutenue, ladministration Clinton sassure que, comme contrepartie du parapluie américain face à la double menace que constituerait pour les pétromonarchies lIrak et lIran, ces pays sapprovisionnent en matériel militaire quasi-exclusivement auprès des États-Unis. Cest ainsi quen mai 1998, les Émirats arabes unis, dont la flotte aérienne étaient composée exclusivement dappareils français, opte pour lachat de 80 F-16 américains au détriment du Rafale de Dassault pour un montant de 6 milliards de dollars. Hormis toute considération dordre commercial (et cela compte !) il est vital pour les États-Unis, qui depuis la guerre du Koweït ont réduit dun tiers leur budget militaire tant en personnel quen matériel, que ces États-clients disposent sur place du matériel américain que, le cas échéant, leurs troupes pourraient être amenées à utiliser sur place. Comme lécrit Anthony H. Cordesman, " la capacité des États-Unis à fournir des transferts darmes, de lentraînement et de lassistance à ces États amis améliore à la fois la capacité de ces forces locales à se substituer aux forces américaines, et les possibilités dune guerre de coalition. Par conséquent, les accords de coopération militaire avec les États du Golfe et les transferts darmes à ces États représentent une dimension importante des capacités américaines dans le Golfe ".
La nouvelle donne : missiles et armes non-conventionnelles
LIrak est sans doute le pays arabe qui a poussé le plus loin ses programmes darmement non-conventionnel et de vecteurs balistiques. Il nest, bien sûr, pas le seul. LÉgypte, la Syrie, la Libye, notamment ont également de tels programmes de recherche, et des interrogations subsistent en ce qui concerne dautres pays comme lAlgérie. Le fait quau Moyen-Orient, dautres pays non-arabes soient notoirement dotés de larme nucléaire (cas dIsraël) ou se soient lancés dans des programmes clandestins comparables à ceux de lIrak (cas de lIran) est une motivation qui tiendrait lieu dargumentation publique, si ces pays ne gardaient le plus grand secret sur leurs projets. Dans le même ordre didée, les expérimentations nucléaires auxquelles viennent de procéder lInde et le Pakistan, en mai 1998, ne peuvent que renforcer la détermination de ces pays arabes à se doter à leur tour darmes de destruction massive et des vecteurs pour les délivrer, afin de rétablir une parité stratégique avec Israël.
Les missiles
LÉgypte
En tirant des missiles SS-1 Scud-B contre Israël au cours de la guerre doctobre 1973, lÉgypte est devenue la première nation en voie de développement à utiliser des missiles balistiques de façon offensive. Comme on la vu plus haut, lÉgypte a joué un rôle moteur dans le projet Condor-2 (Badr-2000), conjointement avec lIrak et lArgentine. Plus récemment, sous le nom de " Projet-T ", lÉgypte aurait développé avec la Corée du Nord une version améliorée de Scud-C, pouvant emporter une charge de 985 kg jusquà 450 km tirant parti des recherches sur le Badr-2000. Ce missile serait entré en service en 1993. En revanche, quil sagisse dun choix stratégique, ou, plus vraisemblablement, de la prise en compte du point de vue des États-Unis qui lui versent annuellement deux milliards de dollars, lÉgypte jusquà ce jour, nenvisage pas dexporter ses missiles. De plus, rien nindique que lÉgypte, qui a ratifié en 1981 le traité de non-prolifération nucléaire, entende équiper ces missiles de têtes non-conventionnelles.
La Syrie
En 1995, la Syrie avait une soixantaine de lanceurs de missiles balistiques. Son arsenal comprend des Scud-B, des Scud-C et des SS-21. Depuis 1992, la Syrie a conduit un certain nombre dexpérimentation de Scud-C, dont les caractéristiques ont été améliorées en coopération avec la Corée du Nord. Des photographies par satellites publiées en avril 1998 par Janes Intelligence Review montrent les détails dun site de lancement de Scud-C à 25 kilomètres au sud-est de Hama, tandis quune autre image satellitaire montre, à 15 kilomètres au sud-est de Homs, ce qui est présenté comme un site dexpérimentation des missiles ainsi modifiés par les ingénieurs militaires syriens.
La Libye
Larsenal balistique de la Libye se compose de 80 Scud-B et 40 Frog-7 achetés à lURSS dans les années soixante-dix. Par ailleurs, selon lancien directeur de la CIA John Deutsch, la Libye aurait acquis auprès de la Corée du Nord un nombre inconnu de missiles Scud-C. Par ailleurs, depuis le milieu des années quatre-vingt, la Libye travaille, apparemment sans grand succès, au développement dun missile connu sous les noms de code dAl Fatah ou Ittissalat, capable en théorie demporter une charge de 500 kg à 950 kilomètres. Le site où serait développé ce missile, avec laide dingénieurs allemands, chinois et brésiliens, se trouverait à proximité de Sebha.
Les armes chimiques et bactériologiques
Plusieurs pays arabes ont jusquà présent refusé de signer la Convention sur les armes chimiques, au motif quIsraël nest toujours pas signataire du Traité de non-prolifération nucléaire : il sagit de lÉgypte, de lIrak, du Liban, de la Libye, du Soudan et de la Syrie.
LÉgypte
Il ne fait pas de doute que lÉgypte dispose de capacités en matière darmement chimique. En revanche, rien nindique quelle ait présentement équipé des missiles de têtes chimiques.
La Syrie
La Syrie dispose de lun des programmes les plus avancés darmement chimique parmi les pays en voie de développement. Elle a commencé par acquérir des agents chimiques auprès de lÉgypte en 1973, et en 1985, elle produisait ses propres ogives chimiques. À présent, la Syrie produit annuellement plusieurs centaines de tonnes de gaz moutarde et de sarin dans ses fabriques localisées près de Homs et de Damas. Selon certaines sources, la Syrie disposerait de nombreuses ogives remplies de sarin destinées à équiper les missiles balistiques Scud-B ou Scud-C, ainsi que des bombes au sarin ou au VX (gaz innervant) qui peuvent être larguées par des bombardiers de type Su-24, MiG-23 ou Su-20/22. La Syrie produit également des obus de mortier ou de canon ainsi que des roquettes chargées de gaz moutarde.
La Libye
En 1988, des photographies prises par des satellites américains ont mis en évidence une usine à Rabta. Présentée par les autorités libyennes comme une fabrique dinsecticides, cette usine est soupçonnée par les Occidentaux dêtre en réalité un complexe de fabrication darmes chimiques de grande capacité. En 1990, lusine de Rabta est détruite par un incendie. Durant son activité, elle aurait produit près de 100 tonnes de gaz mortels. Mais lannée suivante, les analystes de la CIA détectent la construction dun autre centre de production darmes chimiques, dans deux tunnels percés à flanc de montagne à Tarhuna, à une cinquantaine de kilomètres au sud-est de Tripoli. La menace dun bombardement préventif, brandie en avril 1996 par le secrétaire américain à la Défense William Perry semble avoir ralenti lactivité de ce complexe. Toujours de source américaine, la Libye disposerait dun centre de recherche en armes bactériologiques à Sebha.
Conclusion
Près de vingt-cinq ans après le lancement de lOrganisation arabe pour lindustrialisation, le monde arabe sest incontestablement équipé pour la production darmes. Mais alors que lOAI voulait préfigurer une industrie panarabe darmement bénéficiant à lensemble du monde arabe, cest au contraire en ordre dispersé que les États arabes se sont lancé dans la production darmes :
En Égypte des transferts de technologie avec la constitution dun véritable complexe militaro-industriel fort lucratif pour la caste qui le dirige ;
Dans les États du Golfe, les transferts de technologie conclus dans le cadre des accords offset sont la contrepartie des contrats darmement colossaux conclus avec les fournisseurs occidentaux (Américains, britanniques, et dans une moindre mesure, français). Pour ce faire, ils se sont placés, surtout après la guerre du Koweït, dans une dépendance quasi-totale envers leurs fournisseurs occidentaux, qui sont aussi leurs fournisseurs ;
La Syrie et la Libye poursuivent des programmes darmement classique et non-conventionnel avec laide de " pays-parias " comme la Corée du Nord et la collaboration de spécialistes de lEx-URSS et de pays européens comme lAllemagne ou lItalie, et ceci sous la surveillance attentive des États-Unis et dIsraël ;
enfin, lIrak, qui a poussé jusquau paroxysme cette boulimie darmement clandestin et non-conventionnel et cette volonté de constituer une industrie darmement entièrement nationale est aujourdhui frappé dembargo multiforme depuis huit ans et doit se soumettre à un désarmement sous contrôle international comme il nen a jamais existé dans lhistoire.
Les pays arabes voulaient au lendemain de la guerre doctobre 1973 sémanciper de la tutelle de leurs fournisseurs occidentaux et acquérir une véritable indépendance dans le domaine de larmement. De ce point de vue, le bilan doit être tiré sans complaisance : cest tout le contraire qui sest produit.