Le Conseil de coopération du Golfe
menacé d'implosion

par Olivier Da Lage*

L’arrêt des combats entre l’Iran et l’Irak en août dernier a été ressenti avec un immense soulagement dans chacune des monarchies qui composent le Conseil de coopération du Golfe (1). Depuis huit années, en effet, la guerre représentait une menace croissante pour les fragiles voisins des deux belligérants.

Et pourtant, lorsque le 25 mai 1981, les souverains d’Arabie Saoudite, de Bahreïn, de Qatar, d’Oman, des émirats arabes unis et du Koweït se retrouvent dans la salle de conférence de l’hôtel Intercontinental d’Abou Dhabi, c’est la fierté qui domine : ils inaugurent le premier sommet du Conseil de coopération des états du Golfe arabe que, par commodité, chacun désigne bientôt par son sigle abrégé : le CCG. La mise en place s’est faite en un délai record : quatre mois ne s’étaient pas écoulés depuis le communiqué publié à Riyadh, le 4 février, en marge de la conférence islamique. Dans ce texte, les " Six " de la Péninsule arabique annonçaient la prochaine constitution d’un tel organisme commun.

La coopération entre les états du Golfe n’est pourtant pas une idée nouvelle, mais elle doit sa réalisation au conflit irako-iranien dont on peut dire qu’il a joué dans cette union le rôle de catalyseur.

Dans les premiers mois de l’année 1980, profitant de l’affaiblissement de l’Iran à la suite de la révolution islamique, les diplomates et émissaires irakiens déploient une belle énergie pour convaincre les dirigeants du Golfe d’adhérer à la Charte nationale arabe proposée par le vice-président Saddam Hussein. Cet activisme irakien irrite passablement les autres états du Golfe, dans la mesure où Bagdad se propose ouvertement de faire bénéficier les émirats de sa puissance militaire, qui ne peut alors se comparer dans la région qu’avec celle de l’Iran. Mais dans la mémoire collective des monarchies de la région, le régime irakien inquiète plutôt. Le Koweït, en particulier, se rappelle que l’Irak n’avait pas reconnu son indépendance en 1961 et que le général Kassem avait revendiqué l’émirat comme partie intégrante de l’Irak, s’opposant à son admission à la Ligue arabe et aux Nations Unies. à nouveau, en 1973, les troupes irakiennes avaient menacé le Koweït qui demanda le renfort des Saoudiens et des Britanniques. Quant à Bahreïn, l’Arabie Saoudite, Abou Dhabi et Oman, leurs dirigeants n’ont pas davantage oublié que dans les années soixante-dix, l’Irak encourageait la formation de cellules ba‘thistes pour déstabiliser leurs gouvernements. L’hostilité demeure particulièrement vive entre Mascate et Bagdad, l’Irak ayant naguère appuyé la rébellion du Dhofar. Aussi, lorsqu’en juin 1980, Oman conclut avec les états-Unis un accord donnant à ces derniers des facilités militaires dans le sultanat en échange de la modernisation des équipements militaires omanais – notamment l’île de Massirah et l’aéroport de Sib – Bagdad dénonce vigoureusement cette attitude. C’est l’époque où l’administration Carter cherche à tout prix à trouver des points d’appui pour sa Force de déploiement rapide (FDR). Outre le sultanat, la FDR disposait de facilités en égypte, au Soudan, au Kenya et en Somalie, sans compter la base de Diego Garcia dans l’Océan Indien.

Le début de la guerre irako-iranienne en septembre 1980 rend sans objet, du moins dans l’esprit des dirigeants des pétromonarchies, toute discussion sur la Charte nationale arabe chère à Saddam Hussein. Ce dernier a désormais d’autres priorités. Mais surtout, c’est à l’évidence l’éclatement du conflit qui a permis la constitution du CCG. Seule, la guerre qui accapare désormais l’Irak et le rend rapidement dépendant de la solidarité financière des autres pays du Golfe permet de le tenir à l’écart du club très exclusif qui vient de se former. Il n’est peut-être pas exagéré d’écrire que pour certaines de ces pétromonarchies, le soutien financier à l’Irak est le prix à payer pour l’avoir écarté. Du reste, assez rapidement, seuls le Koweït et l’Arabie Saoudite continuent de verser leurs subsides à Bagdad. Aux Irakiens qui manifestent leur mauvaise humeur de ne pas avoir été associés à la création du CCG, les monarques répondent, sans véritablement chercher à convaincre, que la Charte du CCG permet l’ouverture à d’autres états et que l’adhésion irakienne ne pourra être sérieusement évoquée qu’à l’issue de la guerre. L’Irak a quelque raison d’être mécontent : en dépit de son étroite fenêtre maritime, il se considère comme un état du Golfe à part entière. Avant la constitution du CCG, de multiples organismes de coopération existaient dans le Golfe : éducation, football, télévision, industrialisation, santé constituaient autant de domaines sur lesquels se consultaient ministres et experts des pays arabes de la région, y compris l’Irak. Avec la formation du CCG, la plupart de ces institutions, devenues sans objet, ont disparu sans que leur dissolution ait été prononcée.

Voici donc rassemblés six pays qui réunissent beaucoup d’atouts pour réussir : dans une certaine mesure, ils partagent la même religion, la même langue, le même système politique et le même type d’économie, fondée sur la production pétrolière et la présence de nombreux immigrés, parfois majoritaires dans le pays. Mais leur histoire commune est aussi faite de rivalités ancestrales, de guerres tribales et de conflits de préséances entre dynasties plus ou moins anciennes. Les Séoud, à la tête d’un royaume grand comme cinq fois la France, ne se sont jamais vraiment résolus à l’indépendance des micro-états voisins qui leur a été imposée par la Grande-Bretagne et l’ONU. Les Sabah de Koweït sont jaloux de leur indépendance à l’égard du grand frère, et n’hésitent pas à rappeler que si l’émir du Koweït n’avait pas accordé l’asile à Ibn Séoud à la fin du siècle dernier, celui-ci n’aurait pas pu repartir à l’assaut du Nejd en 1902 à partir du Koweït. Les Al Khalifa de Bahreïn et les Al Thani de Qatar se jalousent depuis des générations et, ce qui n’arrange rien, ont un différent qui porte sur des îlots et bancs de sables se trouvant entre la péninsule de Qatar et l’île de Bahreïn. Mais les deux dynasties rivales se rejoignent pour considérer les Al Nahayan d’Abou Dhabi comme des bédouins incultes et les Al Maktoum de Dubaï comme des marchands dépourvus de lignage.

Reste enfin le sultan Qabous qui, jusqu’alors, a toujours imposé des visas aux autres habitants du Golfe voulant se rendre en Oman. En outre, faisant fi de la solidarité arabe, il s’est obstiné à conserver des relations diplomatiques avec l’égypte après la signature des accords de Camp David. Enfin, il a l’audace de proclamer haut et fort qu’il ne croit qu’à l’alliance militaire avec l’Occident. D’autres, Bahreïn et l’Arabie Saoudite en particulier, en font autant mais prennent la précaution d’affirmer à chaque instant leur attachement aux principes du non-alignement : la doctrine du moment est la présence navale " au-delà de l’horizon ", de façon à rassurer les dirigeants sur la solidarité occidentale sans provoquer l’hostilité des populations généralement assez antiaméricaines. Dans le même temps, faisant lui aussi cavalier seul, mais en sens opposé, le Koweït reste la seule monarchie de la Péninsule à entretenir des relations diplomatiques avec l’Union soviétique.

Les trois projets

Dans ces conditions, il ne suffit pas de vouloir se rassembler au sein d’un Conseil de coopération du Golfe. Encore faut-il être d’accord sur ses objectifs. Lors du sommet constitutif d’Abou Dhabi, trois projets sont en présence : celui des Koweïtiens, celui des Saoudiens et celui des Omanais. Fidèle à sa diplomatie neutraliste et non-alignée, le Koweït entend faire du CCG une sorte de Marché commun destiné à promouvoir la coopération et l’intégration économiques. L’Arabie Saoudite, pour sa part, insiste davantage sur la coordination en matière de sécurité. Quant au sultanat d’Oman, il propose purement et simplement une force militaire commune chargée de la protection du détroit d’Ormuz avec l’appui logistique des forces anglo-américaines. Pour Oman, le sujet est en effet prioritaire et le sultan Qabous, qui a connu dans le passé une rébellion armée soutenue par l’Union soviétique dans le Dhofar, partage avec les Américains l’obsession de l’expansionnisme soviétique et de la " poussée vers les mers chaudes " qui serait, selon certains analystes, inscrite dans le patrimoine historique des Russes. De ce point de vue, l’entrée de l’Armée Rouge en Afghanistan, dix-huit mois plus tôt, peut être interprétée comme une première étape de ce plan.

Inversement, le Koweït qui se trouve à proximité immédiate du théâtre des opérations militaires irako-iraniennes a toutes les raisons de considérer qu’une coopération militaire avec l’Occident serait interprétée par le Kremlin comme une provocation. Cela reviendrait à accroître la présence des marines des deux superpuissances dans la région, augmentant ainsi les risques de confrontation et d’escalade.

En fin de compte, le point de vue koweïtien semble prévaloir et, si les questions de sécurité font partie des attributions du Conseil de coopération du Golfe comme le souhaitent les Omanais, le communiqué final condamne en revanche expressément " la présence de troupes et de bases étrangères dans la région ". Le compromis entre les influences koweïtienne et saoudienne trouve aussi son expression dans le fait que le secrétaire général, Abdallah Bichara, est un diplomate de nationalité koweïtienne tandis que le siège du CCG est établi à Riyadh. On notera au passage que le premier est aisément remplaçable tandis que le quartier général est par définition permanent, ce qui est un indice du poids de l’Arabie dans l’organisation.

Dans le monde arabe, la rapidité et la facilité apparente avec lesquelles le Conseil de coopération du Golfe a été mis sur pied sont bien accueillies. Sa formation s’inscrit résolument dans les principes de la Ligue arabe qui visent à l’unité de la " Nation arabe " auxquels se réfère le préambule de la Charte du CCG. Prudemment, le texte laisse la porte ouverte à des adhésions ultérieures. On laisse entendre que cela pourrait concerner les deux Yémen et l’Irak, sans fixer de date, bien entendu. à l’heure ou le " Grand Maghreb unifié " demeure à l’état de projet à l’avenir incertain, et après tant d’échecs de tentatives d'" union arabe ", le CCG fait figure de modèle régional. Ses objectifs sont limités et là résident sans doute les bases de son succès futur, pense-t-on généralement. à Washington, on se félicite de la constitution d’un bloc modéré qui sera le pendant du Front de la Fermeté au sein de la Ligue arabe. En revanche, à Moscou, on voit dans la création du CCG une manœuvre américaine destinée à renforcer la présence politique économique et militaire des états-Unis au moment où se déroule en Iran une révolution anti-impérialiste.

L’INTEGRATION ECONOMIQUE

A peine créé, le CCG se met au travail. Symbole de cette unification économique : le pont entre Bahreïn et l’Arabie Saoudite. Le contrat est signé en juillet 1981 et l’ouvrage est achevé fin 1986 avant même la date prévue. La coordination des politiques pétrolières permet au CCG de peser d’un poids accru au sein de l’OPEP, même si deux de ses membres n’en font pas partie (2). Un accord économique unifié est conclu. Son objectif, à terme, est de permettre la libre circulation et le libre établissement des personnes et des biens à l’intérieur des pays membres, la disparition progressive des droits de douane et la coopération monétaire en vue de la création ultérieure d’une monnaie unique, le " dinar du Golfe ".

En effet, progressivement, les échanges intra-CCG se développent. Les visas sont abolis pour les citoyens du Conseil, même par le sultanat d’Oman qui a quelque peu traîné les pieds. Partout, dans les aéroports des pays membres, afin de simplifier au maximum les formalités de douane et de police, des pancartes portant la mention " Citoyens du CCG seulement ". Elles traduisent un sentiment d’appartenance commune à une nouvelle entité : le Golfe arabe. Dix ans à peine après l’indépendance le la moitié des pays du CCG (3), certains observateurs croient pouvoir discerner l’émergence d’une " identité khalijienne " (4).

Cependant, malgré une indéniable homogénéité des économies du CCG, bien supérieure à celle qui existe au sein de la CEE, l’intégration trouve ses limites. L’abaissement des droits de douanes et l’ouverture du pont-digue entre Bahreïn et l’Arabie Saoudite menacent par exemple les commerçants bahreïnis qui pratiquent des prix bien supérieurs à ceux en vigueur dans la province orientale du royaume. On a même vu les bouchers de Bahreïn faire grève en 1987 pour protester contre la " concurrence déloyale " des bouchers séoudiens bénéficiant de prix subventionnés. Il a fallu au gouvernement bahreini augmenter à son tour les subventions à certains produits alimentaires. De même, les petits pays comme Bahreïn et Qatar se sont inquiétés des conséquences d’une totale liberté d’acquisition foncière. En caricaturant à peine, confie un Bahreini, quelques riches Koweïtiens et Saoudiens pourraient s’offrir en une journée la totalité du territoire des deux émirats. Là encore, il a fallu établir des garde-fous tempérant la philosophie libre-échangiste affirmée dans les débuts.

Ce qui avait pu être fait rapidement dans le domaine économique avait été accompli ; le reste prendra du temps : la coopération économique marque le pas.

LA COOPERATION EN MATIERE DE SECURITE

Tout en signant en 1981 la Charte du CCG qui consacrait son demi-échec, le sultan Qabous avait réaffirmé, lors de la séance de clôture, sa détermination à faire de la sécurité du Golfe " la priorité des priorités ". Rapidement, les événements vont lui donner raison. Une tentative de putsch avortée à Bahreïn en décembre 1981 va jouer le rôle de catalyseur. Les conjurés, de jeunes Bahreinis de confession chiite inspirés par l’Iran, avaient prévu d’assassiner l’émir de Bahreïn le jour de la fête nationale, le 16 décembre. Leur arrestation a été rendue possible par la coopération des services de sécurité de plusieurs pays. Du coup, le ministre saoudien de l’Intérieur saisit l’occasion et s’envole pour Manama afin de conclure un accord de sécurité séoudo-bahreini. Dans les mois qui suivent, tous les autres pays membres, exception faite du Koweït, signent à leur tour ce qui devient l'" accord de sécurité intérieure " du CCG.

Le Koweït justifie officiellement sa réticence par des motifs constitutionnels : le droit de suite prévu par le traité n’est pas compatible avec la loi fondamentale de l’émirat, qui est une monarchie parlementaire. En réalité, les Koweïtiens, qui conservent en mémoire les attaques répétées des bédouins d’Ibn Séoud contre leur ville dans les années vingt, ne veulent à aucun prix donner un prétexte légal à une intervention saoudienne. D’autant que le libéralisme de la famille régnante des Al Sabah a permis à de nombreux exilés des pays voisins de trouver refuge au Koweït. L’extradition automatique et le droit de suite jusqu’à cinquante kilomètres à l’intérieur des frontières prévu par l’accord reviendraient à permettre à la police saoudienne de venir arrêter à leur domicile les opposants séoudiens résidant dans l’émirat. Cependant, la multiplication des attentats à l’explosif dans le pays, conjointement avec la pression iranienne qui s’est renforcée depuis la prise de Fao en février 1986, au moment même où le Koweït fêtait le vingt-cinquième anniversaire de son indépendance, conduit l’émir à suspendre la constitution, à dissoudre le Parlement et à imposer la censure à la presse. " à présent, nous faisons vraiment partie du Conseil de coopération du Golfe ", commente alors amèrement un intellectuel koweïtien.

Mais le refus koweïtien de signer l’accord de sécurité n’est pas un obstacle à l’informatisation des polices du CCG. Désormais, les terminaux de tous les aéroports du CCG sont reliés à un fichier central. Dès leur première réunion en février 1982 à Riyadh, les ministres de l’intérieur du CCG ont entrepris de coordonner leurs activité. Et, comme souvent dans le monde arabe, la coopération en matière de police est celle qui fonctionne le mieux.

L’INTEGRATION MILITAIRE

La coordination dans le domaine de la défense pose des problèmes d’une autre nature. Depuis une dizaine d’années, les monarchies du Golfe ont poursuivi, chacune de son côté, une politique d’armement à outrance sans consulter ses voisins. L’ensemble des armées du CCG est donc équipée de manière disparate. Le matériel britannique domine au sultanat d’Oman et à Bahreïn, l’armement français est important aux émirats arabes unis, au Qatar et au Koweït et la présence américaine, écrasante en Arabie Saoudite. Certes, tous ces pays ont, à des degré divers, tenté de diversifier leurs sources d’approvisionnement, mais plus la technologie est sophistiquée, plus l’acquéreur est dépendant de son fournisseur pour l’instruction et la maintenance. Le contrat des avions-radars AWACS conclu après de nombreuses péripéties en 1981 entre l’Arabie Saoudite et les états-Unis a eu pour résultat d’approfondir la dépendance de l’armée de l’air saoudienne à l’égard des Américains. En compensation, Riyadh a signé d’importants contrats navals avec la France et l’Italie. Cela ne contribue pas pour autant à la cohérence des armements. Les problèmes de compatibilité sont particulièrement aigus entre les équipements de défense antiaérienne. Non seulement, ce manque cruel de normes communes pèse sur l’intégration militaire des pays du CCG, mais les fournisseurs font eux-mêmes des distinctions entre pays acheteurs. C’est ainsi que le Congrès américain, après avoir au terme d’un long débat consenti à la vente des AWACS et de F-15 à l’Arabie Saoudite, a en revanche refusé en 1984 de vendre des missiles sol-air Stinger au Koweït. L’émirat est jugé par les parlementaires américains peu sûr, car sa diplomatie est trop antiaméricaine et ce pays est à l’époque le seul du CCG à entretenir une ambassade à Moscou. Pour manifester sa mauvaise humeur, le Koweït décide d’acquérir des missiles soviétiques, ce qui n’est d’ailleurs pas une nouveauté pour l’émirat qui a acheté ses premières armes made in the USSR en… 1977.

Le paradoxe veut pourtant que l’année 1984 soit justement marquée par une inflexion notable de la politique étrangère koweïtienne. La " guerre des pétroliers " fait rage au mois de mai et le ministre koweïtien des affaires étrangères, Cheikh Sabah, déclare que son pays " ne saurait s’opposer à une intervention militaire dans le Golfe, dans la mesure où il s’agit d’une voie d’eau internationale et non pas koweïtienne, omanaise, ni même arabe ". Et Cheikh Sabah de reprocher aux états-Unis leur " attitude de spectateurs " dans le conflit. Ce spectaculaire revirement annonce la demande faite trois ans plus tard par le Koweït aux états-Unis et à l’Union soviétique de protéger de leurs pavillons le trafic de ses pétroliers, cibles favorites des attaques iraniennes depuis la fin 1986.

Depuis 1983, les forces armées des pays du Conseil de coopération du Golfe organisent des manœuvres communes baptisées " Bouclier de la Péninsule ". Aux sommets de Koweït (1984) et de Mascate (1985), il est décidé que les unités participant à ces manœuvres forment une " force de déploiement conjointe " dont le quartier général est établi à Hafr el Batin, au nord-est de l’Arabie Saoudite. Son commandant est un général saoudien. Enfin, les ministres de la défense du CCG réactivent le vieux projet de l’Organisation des industries arabes (OIA) dans lequel l’égypte était impliquée et construisent plusieurs usines d’armement fabriquant munitions et armes légères, mais aussi des blindés légers sous licence brésilienne.

LE POIDS DES FORCES CENTRIFUGES

Ayant fait ses débuts comme une sorte de Marché commun du Golfe, le Conseil de coopération du Golfe, par nécessité, est assez vite devenu une machine sécuritaire qui ne craint plus de s’afficher comme telle. Un à un, les tabous ont été levés : ce syndicat de dynasties est avant tout destiné à préserver le trône des souverains qui le composent. La pression de la guerre a contraint le Koweït à abandonner sa rhétorique non-alignée et à se rapprocher de la position médiane exprimée dès le début par l’Arabie Saoudite et ses satellites les plus proches, Bahreïn et Qatar. Tout devrait donc aller pour le mieux.

Tel n’est pourtant pas le cas. Au 8ème sommet du CCG qui se tient à Riyadh en décembre 1987, on peut voir pour la première fois les monarchies du Golfe étaler leurs divisions. Car tandis que le Koweït évolue vers une approche sécuritaire privilégiant la coopération avec les états-Unis, le sultanat d’Oman accomplit le trajet inverse. Entretemps, du reste, Oman et les émirats arabes unis ont, à l’instar du Koweït, noué des relations diplomatiques avec Moscou (5). Alors que le Koweït est en butte aux attaques discriminatoire des commandos des Gardiens de la révolution iraniens, il voit avec inquiétude les émirats arabes unis et surtout Oman témoigner une indulgence croissante à l’égard de Téhéran. Dès le début de la guerre, du reste, les émirats arabes unis ont constamment marqué leur souci de préserver leurs échanges commerciaux avec l’Iran, qui reposent sur l’importante communauté marchande d’origine iranienne vivant à Dubaï.

Le sommet se partage clairement entre les partisans de la fermeté face à l’Iran et ceux qui cherchent à tout prix à préserver les liens avec l’Iran. Le plus ferme partisan d’une attitude résolue est le Koweït. Le plus conciliant est Oman. Entre les deux, selon un arc continu, se trouvent l’Arabie Saoudite – qui n’a pas oublié les incidents de La Mecque de juillet 1987 ayant fait plus de 400 morts – et Bahreïn.

Qatar, et surtout les émirats, rejoignent la position omanaise. D’où le communiqué édulcoré qui sort de ce sommet, bien en retrait par rapport à celui du sommet arabe qui s’est tenu à Amman un mois plus tôt. Le compromis de Riyadh se contente de demander l’application de la résolution 598 (6). Et quelques semaines plus tard à peine, le ministre omanais des affaires étrangères se déclare opposé à un embargo contre l’Iran (7).

Six mois seulement avant l’arrêt des combats entre l’Iran et l’Irak, le Conseil de coopération du Golfe vit un moment difficile de son existence : les points de blocage ont vite pris le relais de l’essor rapide des débuts et les échecs du sommet de Riyadh sont révélateurs des contradictions du CCG :

* Le poids de l’Arabie Saoudite au sein du Conseil de coopération demeure prépondérant. Mais le maintien de l’unité du CCG est pour elle plus important que l’affirmation de sa diplomatie propre, dans la mesure où le Conseil est l’instrument de son hégémonie dans la Péninsule arabique. Pour ce faire, il lui importe de ne pas avoir à trancher entre deux pays membres. Corollaire : si le CCG s’avère incapable de régler des différends mineurs, de quel poids peut-il espérer peser dans la solution de la guerre du Golfe ?

* La stratégie iranienne de discrimination envers le seul Koweït s’avère payante pour Téhéran : afin de ne pas subir le sort de leur infortuné partenaire du nord, plusieurs autres monarchies du CCG sont prêtes à faire des concessions significatives à la République islamique. Si l’unité des membres du CCG doit être préservée à tout prix, ce ne peut être que sur leur plus grand commun dénominateur, privant ainsi le Conseil de toute initiative sur le plan diplomatique.

C’est la guerre du Golfe qui a été le ciment permettant au Conseil de coopération du Golfe de voir le jour en 1981. Désormais, les mêmes causes exercent des forces centrifuges : la prolongation et l’aggravation du conflit ont mis en évidence parmi les pétromonarchies des divergences d’intérêt croissantes dans la conduite à tenir face aux belligérants. La fin des hostilités fait en revanche sérieusement chuter la tension : après avoir fait exécuter en septembre quatre Saoudiens coupables d’intelligence avec Téhéran, le roi Fahd invite l’Iran à réintégrer les organismes de l’Organisation de la Conférence islamique qu’il avait tendance à boycotter dans la dernière période. Mieux, le souverain wahabite ordonne aux médias du royaume de mettre un terme à toute attaque contre la République islamique. Dans le même temps, Bahreïn et le Koweït se déclarent prêts à rétablir les relations avec Téhéran au niveau des ambassadeurs. De son côté, l’Iran accepte en octobre pour la première fois lors d’une réunion du comité des prix de l’OPEP le principe de la parité de son quota avec celui de l’Irak.

La question des relations avec l’Iran, qui, quelques mois plus tôt, avait fait courir au CCG le risque d’éclater, ne se pose donc plus. En revanche, chez la plupart des pétromonarchies, la crainte de voir un Irak dominateur chercher à imposer son hégémonie prend désormais le dessus. C’est pourquoi le Koweït et l’Arabie Saoudite ne s’associent pas à l’axe Irak-Egypte-Jordanie-OLP qui se constitue actuellement contre Damas, et, au contraire, apportent un soutien relatif au président Assad dont la chute donnerait des ailes à son rival de toujours, Saddam Hussein, et aux visées impérialistes de ce dernier sur le Golfe.

En fin de compte, c’est l’arrêt de la guerre – facteur externe – qui a sauvé le CCG de l’implosion qui le guettait. Mais ses contradictions internes n’ont pas été résolues pour autant, notamment en ce qui concerne le rôle respectif de l’Arabie Saoudite et des autres monarchies. L’avenir dira si cet éclatement a été définitivement écarté, ou seulement différé.

O.D.L.

* Journaliste à Radio France Internationale, chargé du Moyen-Orient.


(1) Arabie Saoudite, Koweït, Qatar, Bahreïn, émirats arabes unis, Oman.
(2) Bahreïn et Oman.
(3) Les émirats arabes unis, Bahreïn et Qatar ont accédé à l’indépendance en 1971 à la suite du retrait britannique de l’est de Suez.
(4) Du mot arabe qui signifie Golfe : Khalij.
(5) Le Qatar fera de même le 1er août 1988.
(6) Votée à l’unanimité par le Conseil de sécurité le 20 juillet 1987, la résolution demande à l’Irak et à l’Iran d’arrêter immédiatement les combats, sous peine de sanctions.
(7)Saudi Gazette, 16 février 1988. On notera qu’il aura fallu attendre le 26 avril 1988 pour que Riyadh se décide à rompre ses relations diplomatiques avec Téhéran, soit plus de huit mois après les affrontements de La Mecque. La période précédente avait été marquée par une coopération tacite entre l’Arabie et l’Iran, notamment dans le domaine de la politique pétrolière, ce qui ne manquait pas d’irriter le Koweït, en butte aux attaques iraniennes au même moment.

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