MACHREK
Le défi démographique

Par Olivier Da Lage*

C’est le Qatar qui a inauguré le cycle. En juin 1995, le prince héritier de l’émirat, Cheikh Hamad ben Khalifa Al Thani, renverse son père, Cheikh Khalifa, en voyage à l’étranger, et accède au pouvoir à l’âge de 45 ans. Quatre ans plus tard, ce sont des raisons biologiques qui donnent un coup d’accélération au changement de génération des dirigeants dans le monde arabe. En février 1999, le roi Hussein de Jordanie, sur le trône hachémite depuis 1952, succombe à la maladie et laisse la place à son fils Abdallah, âgé de 37 ans. Deux mois plus tard, l’émir de Bahreïn, Cheikh Issa ben Salmane Al Khalifa, meurt d’une crise cardiaque ; son fils Hamad, âgé de 48 ans, lui succède. En juillet de la même année, le roi Hassan II du Maroc, qui tient les rênes du pays depuis 38 ans, décède, confiant à son fils Mohammed, qui a 36 ans, le destin du Maroc. Un peu moins d’un an plus tard, le président syrien Hafez el Assad, à la tête de la Syrie depuis 1971, disparaît à son tour ; son fils Bachar, âgé de 34 ans, assure la succession.

Ailleurs, ouvertement ou non, la relève se prépare. Comment pourrait-il en être autrement avec des dirigeants généralement septuagénaires, voire octogénaires, à la santé souvent fragile ? Le roi Fahd a un pied dans la tombe depuis l’embolie cérébrale qui l’a atteint en 1995, Yasser Arafat, à 71 ans, est notoirement malade, ainsi que l’émir d’Abou Dhabi, Cheikh Zayed ben Sultan al Nahayan, dont l’âge exact n’est pas connu, mais qui a dépassé le cap des quatre-vingts ans. Quant au président égyptien Hosni Moubarak, s’il ne donne pas l’impression de se porter mal, il n’est pas de première jeunesse.

Or, tous ces dirigeants ont en commun, non seulement d’être âgés, mais aussi et surtout d’être (ou d’avoir été) au pouvoir depuis vingt, souvent trente et parfois quarante ans sans discontinuer. Leur politique, leur discours restent marqués par les enjeux qui dominaient lors de leur accession au pouvoir. Cette permanence au pouvoir masque un profond renouvellement des pays qu’ils dirigent : le taux d’accroissement de la population dans les pays arabes est l’un des plus élevés de la planète. Cette jeunesse, largement majoritaire dans les états de la région, a toujours connu les mêmes dirigeants au pouvoir. Elle a des attentes bien spécifiques que les équipes sclérosées à la tête des pays du Moyen-Orient depuis un quart de siècle peinent à percevoir.

Cette incapacité des dirigeants à répondre aux besoins d’une jeunesse qui n’a plus les mêmes repères sociaux, culturels, politiques et idéologiques que celle des années soixante ou soixante-dix comporte un potentiel déstabilisateur considérable. L’arrivée aux affaires de quadragénaires peut être un élément de réponse à ce défi démographique, mais il est à lui seul insuffisant : le monde arabe étant ce qu’il est, les nouveaux dirigeants ont de bonnes chances de rester au pouvoir aussi longtemps que ceux qu’ils ont remplacés. La sclérose ne tardera pas à les guetter à leur tour alors que le renouvellement des populations et leur rajeunissement, lui, ne s’arrêtera pas.

Une jeunesse majoritaire

L’Orient arabe a tardé à opérer sa transition démographique. C’est l’une des rares régions de la planète où l’on observe encore des taux d’accroissement naturel de la population supérieurs à 3 % après avoir longtemps frôlé les 4 %. Pourtant, à son tour, le Machrek amorce cette transition. L’Iran a été l’un des premiers pays à éprouver une baisse sensible de la fécondité. Cette baisse s’y est accompagnée d’une politique volontariste de planning familial de la part des autorités de la République islamique, mais les chiffres sont là : l’indice de fécondité y était de 7 enfants par femme en 1975, il est aujourd’hui tombé à 3. Pour spectaculaire qu’elle soit, cette baisse ne peut avoir qu’un effet différé. Actuellement, sur les 66,2 millions d’Iraniens, 40 % ont moins de 15 ans ! Ce n’est pas sans raison que l’on a pu dire que le succès imprévu de Mohammed Khatami lors de l’élection présidentielle de 1997 était largement dû aux suffrages des jeunes qui exprimaient par leur vote un profond désir de renouvellement de la société et du pouvoir politique.

 

Pays

Chef d’état
(ou leader)

Durée au pouvoir
(ou leadership effectif)

% pop
< 15 ans*

% pop
< 25 ans **

Accroiss. naturel**

Indice de fécondité*

Arabie Saoudite

Fahd

18

42

59

3,1

6,4

Bahreïn

Issa († 1999)

38

31

45

1,7

2,8

égypte

Hosni Moubarak

19

39

55

1,8

3,3

EAU

Zayed

34

33

48

1,4

4,9

Irak

Saddam Hussein

32

43

64

2,9

5,7

Jordanie

Hussein († 1999)

 

41

59

2,4

4,4

Koweït

Jaber

22

29

48

2,0

3,2

Maroc

Hassan II
(† 1999)

38

34

56

1,9

3,1

Palestine

Yasser Arafat

32

Gaza : 50
Cisj. : 45

69
64

3,9
3,2

7
5,2

Oman

Qabous

30

46

59

3,4

4,9

Qatar

Khalifa
(démis en 1995)

23

27

42

1,2

3,9

Syrie

Hafez el Assad
(† 2000)

29

45

63

2,6

3,5

Yémen

Ali Abdallah Saleh

22

47

69

3,4

6,7

* source : INED (2000)
** source : US Bureau of Census (2000)

Comme le note Youssef Courbage, on observe une baisse de la fécondité significative dans les pays voisins de l’Iran qui ne permet plus de parler d’" explosion démographique ", à l’exception peut-être des Territoires palestiniens et du Yémen. Dans ces deux zones, du reste, la natalité prend une coloration politique : contre Israël dans le premier cas, contre l’Arabie Saoudite dans le second. Dans les états moins peuplés de la Péninsule arabique, la politique officielle est souvent nataliste. On y observe pourtant la même baisse de la fécondité qu’ailleurs. Il est vrai que la contraception féminine se répand et que les ONG peuvent souvent y propager, discrètement, le planning familial. Pour certains démographes, la chute brutale des prix du pétrole depuis 1986 a été un puissant facteur déclenchant de cette baisse de la fécondité, les familles s’adaptant aux nouvelles conditions économiques.

Pourtant, dans son rapport pour les années 1998-1999, l’ESCWA (Commission économique et sociale pour l’Asie occidentale) met en garde contre cette pression démographique sur les états membres (tous les pays arabes hors Afrique, plus l’égypte) : " La population totale des pays de l’ESCWA a presque doublé au cours des vingt dernières années, passant de 87,8 millions à 157,6 millions en 1998, soit une croissance annuelle moyenne de 2,9 %. Les projections la situent à 210 millions en 2010 ". Le rapport précise que ce boom a eu pour résultat la jeunesse d’une population, dont 41 % a moins de 15 ans. Cela provoque une croissance " rapide " du nombre d’entrants sur le marché du travail. La croissance économique ayant été insuffisante pour créer suffisamment d’emplois, cela présente " une menace pour la stabilité sociale ". Et la situation n’est pas près de s’améliorer : " avec le pourcentage exagérément élevé de jeunes gens atteignant l’âge de procréer, la dynamique de croissance va augmenter rapidement la population de la région ".

Cette poussée démographique s’accompagne, comme souvent, d’une accélération de l’urbanisation. Le Moyen-Orient était urbanisé à 25 % en 1960 ; le taux actuel approche de 60 %. Une ville comme Ryad a connu une croissance annuelle de sa population de 8,3 % entre 1974 et 1992.

Une telle poussée démographique pose un premier défi : la formation scolaire et universitaire de ces jeunes. Or, la réponse est contrastée : il ne fait pas de doute que les jeunes du Machrek sont beaucoup mieux scolarisés que leurs parents : en 1960, seuls 7 % des enfants saoudiens d’âge scolaire allaient à l’école primaire ou secondaire, en 1988, la proportion était passée à 63 % ; en Oman, les chiffres étaient respectivement de 3 % en 1970 et 75 % en 1988. De même, aux émirats arabes unis, le taux d’alphabétisation des hommes est passé de 24 % en 1970 à 90 % dans les années quatre-vingt-dix. Cependant, l’enseignement dispensé est loin d’être adapté aux besoins du marché du travail. C’est particulièrement le cas en Arabie Saoudite où, pour des raisons politico-religieuses propres à ce pays, l’enseignement religieux est surreprésenté dans les formations universitaires. Les programmes de l’enseignement secondaire saoudiens prévoient qu’un tiers du temps est réservé à l’apprentissage de l’arabe, un tiers à la religion, le troisième tiers étant consacré à toutes les autres matières. Autant dire que cette formation est profondément inadaptée aux besoins du marché de l’emploi du royaume.

Comme le notait en juin 1999 le directeur général du Fonds monétaire arabe (FMA) Jassim al Manai, " avec une croissance démographique élevée de 4 % et une jeune génération prédominante au sein de la population, les implications les plus alarmantes à long terme de la crise du pétrole actuelle concerne le niveau de chômage potentiel ". L’équation est d’une inquiétante simplicité : (population - ) + (revenu/habitant ų ) + (niveau scolaire et universitaire - ) — (participation politique) = troubles sociaux et politiques à venir.

La fin de l’âge d’or

Le relèvement brutal des cours du pétrole en 2000 ne change rien à une réalité durable des deux dernières décennies : depuis le retournement du marché pétrolier en 1982-1983, et surtout, la chute brutale des cours en 1986, la jeune génération des pays de l’Orient arabe a vécu simultanément avec des attentes nées des conditions économiques issues du boom pétrolier des années soixante-dix et d’une réalité économique beaucoup plus sombre. Non seulement les revenus pétroliers ont chuté, puis stagné, mais dans le même temps, ainsi qu’on l’a vu, la population connaissait une forte croissance. La combinaison de ces deux tendances s’est traduite par une baisse des deux tiers du revenu par habitant par rapport à ce qu’il était vingt ans auparavant. Contrairement à l’idée reçue, il existe des Saoudiens pauvres et ce ne sont pas des exceptions. Certains se sont lancés sur le marché du travail dans des emplois de service, comme l’hôtellerie. Certains choisissent même de s’expatrier dans les pays voisins (émirats arabes unis) pour trouver un emploi. La presse du royaume exalte ces jeunes qui affrontent la réalité d’aujourd’hui, conformément à l’exhortation du prince hériter Abdallah, qui en décembre 1998, avertissait lors d’un sommet du Golfe, que l’âge d’or appartenait au passé et ne reviendrait jamais. Il appelait ses compatriotes à se serrer la ceinture et à ne plus tout attendre de l’état.

à Bahreïn, nécessité faisant loi, les nationaux occupent depuis longtemps des emplois subalternes dans l’administration, l’industrie et le commerce, et, depuis peu, on trouve des domestiques de nationalité bahreïnienne qui prennent la place de Philippines ou de Sri Lankaises. Dans la région, cette situation reste unique. Car pour l’instant, peu nombreux sont les jeunes Saoudiens, Koweïtiens ou Qatariens à accepter un emploi qui ne soit pas de direction. La très grande majorité attendent un emploi de l’état et une occupation rémunératrice au sein de l’affaire familiale. Il en résulte un chômage déguisé généralement évalué à 20 % de la population active. Or, les revenus déclinant de l’état diminuent sa capacité à offrir des emplois, même de niveau moyen, à une jeunesse dont le nombre est en pleine explosion. Ce n’est sans doute pas un hasard si, en 1994, trois pays de la région ont connu des troubles socio-politiques impliquant des jeunes : l’Arabie Saoudite, Oman, et Bahreïn.

S’agissant de Bahreïn, les troubles récurrents des années 1994-1996 avaient certes une importante composante politique, une dimension confessionnelle non négligeable (chiite). On ne saurait oublier cependant que les troubles sont nés principalement de la dispersion brutale par la police d’un sit-in de jeunes chômeurs qui réclamaient un emploi.

La difficulté vient de ce que la présence d’une importante main d’œuvre étrangère maintient une pression à la baisse des salaires proposés. Dans le cas de Bahreïn, où, comme on l’a vu, il existe une main d’œuvre autochtone prête à s’employer, des membres importants de la famille régnante, agissant en tant que " sponsors " trouvaient un intérêt financier à l’importation de main d’œuvre étrangère, accentuant par là même le chômage des jeunes nationaux et renforçant leur opposition au pouvoir. Ailleurs, en dépit des intentions maintes fois proclamées de nationaliser la main d’œuvre, les discours sur la " saoudisation ", l’" omanisation ", la " qatarisation " ou la " koweïtisation " des emplois sont restés sans effet. C’est manifeste dans le cas du Koweït, qui après avoir renvoyé au lendemain de la seconde guerre du Golfe, la quasi-totalité des Palestiniens, Jordaniens et Yéménites, avait décidé pour des " raisons de sécurité " de faire en sorte que les Koweïtiens soient désormais majoritaires dans leur propre pays. Mais en quelques mois, l’afflux de Philippins, Sri Lankais et Thaïlandais avait rétabli le déséquilibre démographique d’avant l’invasion.

La pression de la mondialisation

Confrontés à la baisse des revenus pétroliers, à l’insuffisante diversification de leur économie et au manque d’investissements, les états du Golfe sont soumis à une pression intérieure et internationale pour moderniser leur économie. Le Fonds monétaire international (FMI) a sévèrement critiqué l’inadaptation des économies des monarchies pétrolières, préconisant des privatisations, l’allégement du poids de l’état dans l’économie et l’imposition de taxes. Quelques mesures ont effectivement été prises pour favoriser l’investissement étranger, comme la suppression (ou la limitation) du rôle du " sponsor ", ce ressortissant du pays dont la signature était jusqu’alors nécessaire à toute entreprise désireuse de travailler dans un état du Golfe. En revanche, les efforts de privatisation sont restés très timides : d’une part, parce que les entreprises privatisables ne sont pas suffisamment performantes pour intéresser des investisseurs privés, en second lieu, parce que le corollaire de ces privatisations est à l’évidence une réduction des effectifs. Réduisant les possibilités d’emploi des jeunes à un moment où le secteur public subsistant n’est plus en mesure d’accueillir massivement la classe d’âge qui arrive sur le marché du travail, ces privatisations ont de quoi faire hésiter les pouvoirs en place, parfaitement conscients des risques politiques qu’impliquent de telles mesures. C’est pour la même raison que les annonces timides d’introduction de taxes et impôts divers sont le plus souvent restées sans lendemain. La baisse continue des recettes pétrolières constituait néanmoins une incitation à poursuivre dans cette voie. Il est probable que l’embellie enregistrée depuis une année contribue plutôt à différer les décisions difficiles. Néanmoins, le désir affiché de tous les états de la région de rejoindre l’Organisation mondiale du commerce (OMC) les contraint à avancer sur la voie de la réforme économique, quitte à en payer le prix politique.

Les oulémas ont averti que le royaume ne libéraliserait pas le commerce s’il s’avérait que c’était contraire à l’islam. Autrement dit, de nombreuses importations resteront frappées d’interdit en Arabie Saoudite. Cette réaction de l’établissement religieux met en lumière un autre aspect de la mondialisation : ses effets ne se limitent pas au champ économique, ils sont aussi culturels et politiques.

Davantage que leurs parents, les jeunes de l’Orient arabe ont été exposés au reste du monde. Non seulement les cassettes et CD circulent, librement ou sous le manteau, mais une proportion très élevée des foyers reçoit les programmes de télévision par satellite. Les pays qui ont tenté d’interdire ou de limiter les antennes satellitaires (Iran, Bahreïn, Arabie Saoudite) y ont finalement renoncé devant l’impossibilité d’appliquer une telle décision. Il y avait au fond davantage de risque politique à vouloir la mettre en œuvre qu’à tolérer l’" invasion culturelle occidentale " dénoncée en cœur par les oulémas saoudiens et les ayatollahs iraniens. De fait, il s’est avéré que les télévisions satellitaires occidentales ont eu moins d’impact sur la jeunesse arabe que les chaînes arabes des pays voisins LBC (Liban), MBC (Arabie Saoudite, émettant depuis Londres), et surtout, Al Jazira (Qatar). Par son refus des tabous, sa liberté de ton, et le professionnalisme de son équipe, cette chaîne d’information continue s’est assurée une audience sans égale dans l’ensemble du monde arabe, suscitant la colère de presque tous les gouvernements de la région, et, en retour, une notoriété accrue auprès du public arabe.

L’irruption de l’Internet dans les foyers et les universités est un autre défi à l’autorité des gouvernements. Que ce soit pour des raisons tenant à la censure politique ou au respect des " mœurs islamiques " les états ont retardé la diffusion de l’Internet et tenté d’imposer des mesures de contrôle. Mais désormais, à l’exception de la Syrie et de l’Irak qui commencent tout juste à accéder au cyberespace, tous les pays arabes ont accordé un large accès à l’Internet. Le besoin de modernité en matière de communication et d’économie, et l’impossibilité d’ériger plus longtemps des barrières à l’information ont eu raison des réticences des autorités politiques ou religieuses. Certes, dans la plupart des pays, l’information diffusée sur l’Internet par un fournisseur d’accès local est en partie filtrée par un " proxy ". Mais l’important est ailleurs : avec la télévision par satellite et l’Internet, les états de la région ont perdu la bataille de la censure et la jeunesse est pleinement immergée dans la " mondialisation culturelle ". Cela ne signifie en rien que les jeunes en question adoptent ipso facto le modèle occidental, bien au contraire. Mais plus éduqués que leurs parents, mieux informés, exposés au monde, ils ont les éléments pour juger. Vont-ils pour autant en tirer des conséquences sur le plan politique ? Cela dépend grandement de la réponse des autorités politiques en place.

Des structures politiques qui évoluent lentement

Au lendemain de la libération du Koweït (1991), on a assisté à une vague de contestation dans l’ensemble de la Péninsule arabique. Issues des milieux religieux conservateurs ou modernistes, les pétitions qui ont foisonné à l’époque avaient en commun de demander aux dirigeants une plus grande participation à la vie publique de leurs pays. Les Koweïtiens, très en pointe, réclamaient (comme ils le faisaient à la veille de l’invasion irakienne) le retour à la vie parlementaire, suspendue par l’émir en 1986. En octobre 1992, cédant à la pression des élites marchandes qui lui rappelaient sa promesse, faite en exil, de rétablir la démocratie, et plus encore aux pressions des états-Unis, Cheikh Jaber organisait des élections législatives ouvertes aux candidats et électeurs de sexe masculin, comme les précédentes. Peu auparavant, en mars, le roi Fahd d’Arabie tenait enfin une ancienne promesse maintes fois répétée par le roi Fayçal, le roi Khaled et lui-même d’établir un Conseil consultatif, composé de membres nommés. Ce Conseil fut effectivement institué un an plus tard. Dans la foulée, l’émir de Bahreïn annonçait en décembre 1992 la création d’un Conseil consultatif. Entre-temps, le sultan Qabous d’Oman a graduellement élargi la participation politique entre 1991 et 1996, instituant un système électoral à deux degrés. Aucun, cependant, n’est allé aussi loin que le nouvel émir du Qatar qui, en 1998, a organisé des élections municipales au suffrage universel dans lesquelles les femmes pouvaient non seulement voter, mais se porter candidates. Ces élections furent présentées comme une étape vers une Constitution et des élections parlementaires au suffrage universel. Cette évolution du Qatar est suivie avec beaucoup d’attention dans la région. Car, contrairement aux exemples des pays voisins, Cheikh Hamad n’a pas agi sous la pression des événements. Il a anticipé des évolutions qu’il jugeait inéluctables allant au-devant des aspirations d’une société qui ne les avait pas encore formulées. Cependant, certains de ses sujets interprétèrent correctement l’initiative en supputant que le nouveau conseil municipal élu aurait à voter des taxes municipales sans que le souverain en porte la responsabilité.

No taxation without representation. " Ce principe fondateur de la démocratie parlementaire à l’anglo-saxonne fonctionnait parfaitement dans les états pétroliers du Golfe, mais à l’envers : il n’y avait ni taxation, ni représentation. L’argent du pétrole et les bienfaits de l’état-Providence achetaient, dans une large mesure, la passivité des citoyens. Désormais, le contrat social fondateur de ces régimes est rompu, ou en voie de se rompre. La combinaison de la chute des revenus du pétrole et de la croissance de la population ne permet plus les largesses d’antan. Les pouvoirs doivent lâcher du lest, d’autant que l’âpreté au gain de certains membres éminents des familles régnantes suscitent l’indignation des grandes familles marchandes traditionnelles qui dénoncent un abus de pouvoir.

Pour ces appuis traditionnels des dynasties en rupture de soutien, la création de conseils consultatifs, voire de conseils élus aux pouvoirs consultatifs est peut-être la réponse adaptée. Rien ne dit en revanche qu’elle convienne aux aspirations des jeunes.

Lorsque le renouvellement des générations connaît une telle ampleur et une telle rapidité, on doit s’interroger sur la continuité des références. Celles des bourgeois d’affaires ou membres des professions libérales ne diffèrent pas sensiblement de celles des gouvernants. Quinquagénaires ou sexagénaires, ils ont connu les mêmes époques, les mêmes événements, et sont parfois issus des mêmes écoles.

Bien différents sont les points de repère des jeunes. Ces derniers sont — faut-il le rappeler !- beaucoup plus nombreux que leurs aînés. Pour eux, par exemple, le conflit israélo-arabe est une réalité lointaine, à la fois sur le plan géographique et historique. Ils n’ont pas vécu les grandes heures du nationalisme arabe des années soixante, la défaite de 1967, la revanche de 1973, la flambée de nationalisme pétrolier des années soixante-dix, etc. Même si le processus de paix n’est pas achevé, ils ont intégré le désir des dirigeants d’aboutir à un accord. En ce sens, même si les tensions et les négociations devaient se prolonger, pour la plupart d’entre eux, c’est une affaire virtuellement réglée. Il n’y a aucune raison pour qu’ils soient instrumentalisés comme leurs parents par les dirigeants arabes évoquant la lutte contre l’ennemi sioniste. Cela ne signifie pas, en revanche, une indifférence à l’évolution de la situation sur le terrain. Mais ils ont, aujourd’hui, suffisamment de sources pour ne pas dépendre de la radio nationale pour se faire une opinion. Il n’est que de voir, au Liban, comment de nombreux jeunes, très hostiles à Israël pour des raisons tenant à ce qu’ils ont personnellement vécu (bombardements multiples, etc.) vont chercher leurs informations sur les sites Internet des grands journaux israéliens et polémiquent (ou dialoguent) dans les forums électroniques avec de jeunes Israéliens.

Qu’ils soient Syriens, Libanais, Saoudiens, ou Bahreïniens, une large proportion de cette jeunesse aspire à trouver un emploi adapté à ses connaissances, à pouvoir se loger et se marier sans se ruiner, et à pouvoir accéder sans contrainte excessive à une vie sociale " normale ", c’est-à-dire écouter la musique de son choix, disposer de lieux où les jeunes puissent se retrouver, etc. Des besoins qui peuvent paraître étonnamment modestes et conventionnels à un observateur extérieur à la région. En dehors de quelques groupements évoluant dans la mouvance islamiste, les jeunes arabes montrent fort peu de prédisposition pour la chose politique. Rien qui ressemble au foisonnement politico-intellectuel des années soixante et soixante-dix.

C’est pourtant, pour les autorités, un défi particulièrement dur à relever : économiquement, les états sont loin d’être tous prêts à pouvoir leur donner satisfaction ; moralement, les conservatismes religieux ou claniques mettent un point d’honneur à faire tout leur possible pour empêcher ces aspirations d’être satisfaites.

C’est alors, et alors seulement, que les conséquences sociales, puis politiques se feront sentir. Et si cette évolution est largement prévisible, personne, en revanche, ne peut se risquer à prédire l’étendue des bouleversements qu’entraînerait cet échec des dirigeants à prendre en compte les demandes d’une jeunesse qui représente plus de la moitié des populations de l’Orient arabe.

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