Le dernier journaliste ?
Par Olivier Da Lage
Blogs de particuliers commentant lactualité, « journalistes-citoyens » alimentant
de leurs vidéos les sites des télévisions et des journaux, petits reportages
ou magazines réalisés par tout un chacun et postés sur MySpace ou YouTube
Le
maître mot du jour est « tous journalistes ». De là à dire que dici quelques
années, il ny aura plus de journalistes professionnels, il ny a quun tout
petit pas, allègrement franchi par de nombreux commentateurs. Notre réflexe
de journalistes est dobjecter que le public aura toujours besoin de professionnels
pour lui servir une information formatée de façon
professionnelle. Mais en
sommes nous si s˛rs ? à terme, Les journalistes ne sont-ils pas condamnés comme
lont été les diplodocus, ou, pour prendre une comparaison plus contemporaine,
de nombreuses langues régionales ?
Comme souvent, si lon veut savoir ce qui nous attend, il suffit dobserver attentivement ce qui existe déjà. Linformation dématérialisée, ce nest pas pour demain. Nous y sommes déjà. Certes, dans de nombreux cas, on en est encore à la phase dexpérimentation, mais pas partout, loin sen faut. Nos débats professionnels et syndicaux sont parfois dépassés par une réalité qui va plus vite que nous : on nen est plus au papier mis en ligne. La publication journalistique est aujourdhui polymorphe. Luvre journalistique est désormais (et sera de plus en plus) une création simultanée sur différents supports, avec, si nécessaire, une adaptation. Le même sujet peut être traité en vidéo, en son, en article-texte, en simple légende ou chapeau, en titre inséré dans un bandeau défilant. Tout ça se retrouvant sur un support-papier, ou un e-paper (page en matière plastique sur laquelle saffiche un texte pouvant être renouvelé) une page web, un écran de télévision, une diffusion radio numérique avec support écrit, sur un assistant personnel ou un téléphone mobile. Et il ne sagit là que de ce qui existe déjà, même si ce nest pas partout.
Dans toutes les formes de presse, les éditeurs veulent négocier le virage du numérique à léconomie. Profiter du passage du monde matériel à immatériel pour modifier les usages professionnels sans négociation, au nom de la modernité quils prétendent incarner. Ceux qui défendent les principes professionnels sont présentés comme des conservateurs attardés. Partout où il existe, cest le statut du journaliste professionnel qui est menacé, non pas par le monde extérieur, mais par nos propres employeurs.
Certains vont plus loin : plus de journalistes, mais « producteurs de contenu » pour des bases de données. Il ny a plus de journaux ou de magazine, mais des concept-produits qui puisent à la demande dans la base de données. Pas vraiment un gage de journalisme de qualité. Pas de contrôle des journalistes sur leurs uvres. Ne parlons même pas des droits dauteur !
Ces technologies devraient permettre de démultiplier les moyens au service des journalistes pour enquêter. Mais au lieu de ça, cest la course à la précipitation pour être le premier en ligneet des moyens réduits. Lidéal de nombreux éditeurs (et souvent, la réalité daujourdhui aussi !) est journaliste assis derrière un écran dordinateur cherchant ses informations sur internet ou au téléphone. Ce qui devrait être un atout le saut technologique devient un handicap, un boulet aux pieds des journalistes qui ne peuvent plus faire leur travail selon des critères de qualité suffisants. Cest donc la porte ouverte à la concurrence de ceux qui pourraient faire mieux. Et il y en a !
Depuis quelques années, on assiste à lapparition du concept de journaliste-citoyen (téléphones mobiles, blogs). Ils fournissent, gratuitement ou non, leurs contributions aux médias traditionnels. Mais quel r™le joue la rédaction dans la mise à disposition au public ? Sagit-il dun travail dédition classique dune mise en ligne sans contrôle au nom de la spontanéité ? Le blogueur est-il un journaliste ? Tout le monde est-il journaliste dans le monde numérique ? Comment défendre notre profession sans tomber dans le corporatisme ?
Ce nest pas la technique qui fait le journaliste. Il est bon de maîtriser la technique, pour éviter dêtre dépossédés de notre métier par des ingénieurs ou des patrons qui utilisent notre méconnaissance, mais pour trouver les réponses, il faut revenir à des principes fondamentaux.
1) Ne pas redouter la compétition. On est dans le domaine de la liberté dexpression. Il ne saurait y avoir dexercice illégal du journalisme comme il y a un exercice illégal de la médecine. Mais en même temps, il faut être clair : ce nest pas du journalisme professionnel.
2) Redonner du sens à lactualité : vérification des infos, mise en perspective. Les journées nont que 24 heures et le public na pas le temps de consulter tous les sites personnels.
3) Loutil ne fait pas le métier : ce nest pas parce quon a un stylo quon est écrivain. La caméra ou le micro ne font pas le reporter. Ce ne sont que des outils. Pareil pour lordinateur et le Web. Il faut donc ramener le débat non à la technologie, mais à la fonction qui nest pas différente de celle des origines avec le crieur public ou le gazetier.
4) en fait, nous devons nous demander pourquoi nous sommes entrés dans ce métier ? Pour taper du code HTML ? Faire des tableaux de service ? Nous sommes des badauds professionnels. Nous voulons être les premiers à savoir, aller voir, poser les questions, comprendre, et raconter.
Les outils et léconomie du journalisme peuvent beaucoup changer.
Mais ce qui ne doit pas changer, cest lessence du journalisme. Ce qui fait
de notre activité une profession non seulement utile, mais indispensable à la
démocratie. Car si nous nous résignons à être de simples producteurs de contenus
dans une économie strictement marchande, nous ne servons plus à grand-chose
et nous renonçons à tout ce en quoi nous croyons : une information libre, indépendante
et de qualité. Parce que pour produire de simples contenus, on na pas besoin
de journalistes.