Arabie Saoudite

Des femmes toujours privées
du droit de conduire

Depuis l'automne dernier, la rumeur court les diwaniya (les salons) de Ryad et de Djeddah : bientôt, les femmes seraient autorisées à conduire en Arabie Saoudite. à certaines conditions, bien sûr : seules les femmes âgées de plus de 35 ans pourraient prendre le volant, entre 7 heures et 19 heures, et à condition d'être munies de l'autorisation expresse de leur mahram, autrement dit de leur tuteur mâle, père, mari ou frère. Si cette rumeur se vérifiait, ce serait une véritable révolution pour ce pays ultra-conservateur, le seul au monde à priver les femmes du droit de conduire, au nom de l'islam. Dans tous les pays voisins, eux aussi musulmans, les femmes peuvent conduire. à l'étranger, les Saoudiennes ne s'en privent pas non plus, et dans le désert, loin des témoins, les Bédouines ne se gênent pas pour piloter le 4 X 4 familial.

Une fois, pourtant, des Saoudiennes ont tenté de braver l'interdiction. Nous sommes à l'automne 1990. Depuis trois mois, à la suite de l'invasion irakienne du Koweït, les troupes américaines affluent en Arabie Saoudite. Parmi les militaires de l'US Army, il n'est pas rare de voir des femmes soldat au volant de leur Jeep, au grand dam des mouttawayn ? les membres de la police religieuse chargée de faire respecter les bonnes mœurs dans le royaume ? qui ont reçu pour consigne du roi Fahd de ne pas intervenir. Mais de leur côté, des Saoudiennes y voient l'occasion de faire progresser leur cause, d'autant que, fuyant leur pays, des dizaines de Koweïtiennes sont arrivées en Arabie Saoudite au volant de leur voiture. Le 6 novembre, à la tombée de la nuit, plusieurs dizaines de femmes de la bonne société de Ryad, pour la plupart enseignantes à l'université, convergent vers un parking du centre de la capitale. De là, après avoir congédié leur chauffeur, 47 d'entre elles prennent le volant et commencent à défiler en direction du supermarché Al Tamimi. Mais quelques dizaines de mètres plus loin, une patrouille de mouttawayn les arrêtent. Tandis que les conductrices sont retenues au poste de police, les autorités saoudiennes demandent à un comité d'éminents juristes et religieux de les tirer d'embarras. Problème : jusqu'alors, l'interdiction pour les femmes de conduire est une coutume, pas une loi. La chari'a, la loi islamique, ne dit rien sur le sujet. Or, toutes les conductrices portent le voile, conformément à la chari'a et elles sont toutes munies d'un permis de conduire international délivré en Europe ou aux états-Unis, reconnu par l'Arabie Saoudite. Les 47 femmes sont donc relâchées au bout de quelques heures, rien ne pouvant être retenu contre elles. Mais les choses se gâtent dès le lendemain. Dans les mosquées, les religieux conservateurs se déchaînent contre le " comportement immoral " de ces femmes. Parmi les conductrices, celles qui enseignent à l'université sont l'objet de lazzis, leurs cours sont boycottés. Des tracts et des graffitis les dénoncent, leurs noms et numéros de téléphones sont rendus publics, elles reçoivent des lettres d'injures.

Sous la pression de l'établissement religieux, le roi Fahd fait confisquer le passeport des manifestantes ; celles qui travaillent sont révoquées de leur emploi ; leurs maris sont convoqués par la police et rendus responsables du comportement de leurs épouses. Une semaine plus tard, le Grand Mufti d'Arabie Saoudite, Cheikh Abdelaziz Ibn Baz, édicte une fatwa qui, sans dire expressément que la chari'a interdit aux femmes de conduire ? au temps du Prophète, les femmes montaient des chameaux ! ? affirme que la conduite d'un véhicule est contraire à la dignité de la femme que prescrit l'islam. Désormais, l'interdiction de conduire qui n'était qu'une tradition a un fondement légal. Les conservateurs ne sont pas seuls à s'indigner, les modernistes se désolent et en veulent, eux aussi, à ces femmes : cette action d'éclat, en provoquant les secteurs conservateurs de la société, retarde d'au moins d'une décennie les perspectives d'évolutions. Pourtant, moins d'un an après, les manifestantes sont réintégrées sans bruit dans leur emploi, recevant même une compensation financière pour leur perte de salaire, et, tout aussi discrètement, leur passeport leur est rendu.

500 000 chauffeurs domestiques

Huit ans après, la rumeur de Ryad donnerait-elle raison aux 47 manifestantes ? Il pourrait s'agir d'un ballon d'essai lancé par le pouvoir afin de sonder les réactions de la société saoudienne à une telle mesure. Cependant, la vraie raison de ce changement, s'il intervient, est liée à la dégradation de l'économie saoudienne. Faute de pouvoir conduire, les Saoudiennes doivent recourir à un chauffeur : le royaume compte près de 500 000 chauffeurs domestiques ! Un fardeau qui pèse lourd dans le budget familial. Lorsque le foyer n'a plus les moyens d'entretenir un chauffeur, c'est le mari (ou le frère, ou le père) qui doit aller chercher les enfants à l'école, faire les courses au supermarché, les accompagner chez le médecin, autant de tâches qu'il prend sur son temps de travail. Et voilà pourquoi, à leur tour, les hommes d'Arabie Saoudite se convertissent graduellement à l'idée que leurs épouses soient aussi des conductrices. Mais comme le confie une Saoudienne, " laisser les femmes conduire n'est qu'un début. Ce serait un pas important vers l'émancipation des femmes, il ne pourrait plus y avoir le contrôle sur les femmes que nous connaissons actuellement ".

Olivier Da Lage


Florilège

Les conservateurs veulent bien admettre que la religion n'interdit pas aux femmes la conduite automobile, mais pour eux, cela entraîne inévitablement des situations que condamne l'islam. Par exemple :

Le témoignage de Fayza, journaliste saoudienne

" J'ai de la chance. Nous avons deux chauffeurs à la maison et deux voitures. Il y a donc toujours un moyen de transport disponible. Mais il faut parfois partir plus tôt au travail, ou attendre un certain temps qu'ils viennent me chercher. J'ai aussi des amies qui ont des chauffeurs. Mais chaque année, ils prennent deux mois de vacances. Dans l'intervalle, le mari doit quitter son travail pour chercher les enfants à l'école.

En novembre 1990, la nouvelle de la manifestation de Ryad m'a excitée. J'ai cru que toutes les femmes allaient faire de même. Nous nous sommes réunies à Djeddah, à une dizaine. Toutes des femmes qui travaillent. Nous étions sur le point de faire quelque chose quand le ministre de l'intérieur a dénoncé ces "femmes qui se comportent d'une façon non-islamique, contraire à nos traditions". Elles ont perdu leur travail. L'une d'elle était photographe ; tout son travail a été détruit. Les enseignantes étaient conspuées par leurs élèves. J'étais choquée. Je m'attendais à une autre réaction. Ce qui donne du crédit à la rumeur actuelle sur une autorisation, ce sont les restrictions qui l'accompagnent : l'âge, les horaires. ça sonne vrai. "

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