À bas la francophonie ?
Par Olivier Da Lage
En octobre prochain, Beyrouth accueillera le prochain sommet francophone. Plus exactement, « la conférence des chefs dÉtat et de gouvernement des pays ayant le français en partage », selon la terminologie officielle, fruit du compromis entre les principaux États francophones afin décarter toute idée dune domination dun pays sur les autres. En fait, pour la diplomatie française, la francophonie est un instrument privilégié de son influence internationale et lOrganisation internationale de la francophonie (OIF) qui sest dotée en 1997 dun secrétariat général permanent, est à la France ce que le Commonwealth a longtemps été à la Grande Bretagne.
De fait, la priorité donnée à la défense de la langue française à travers la planète, et tout particulièrement dans les institutions internationales, fait plus que tout autre sujet de politique étrangère lobjet dun accord total entre tous les partis politiques. Depuis une vingtaine dannées, lensemble des gouvernements français qui se sont succédés ont poursuivi et accentué une action volontariste et politique en faveur de la francophonie, marquée en 1986 par la tenue à Paris du premier sommet francophone et par la création dun ministère de la francophonie.
La France est une ancienne puissance impériale dont elle a propagé la langue sur les cinq continents où, bien quen recul, elle reste aujourdhui encore vivace. Puissance moyenne, elle est néanmoins membre permanent du conseil de sécurité, membre du « club » des puissances nucléaires. Dans un environnement mondial où la langue anglaise connaît une progression inexorable, rien détonnant à ce que la France veuille préserver, ou reconquérir, son influence déclinante à travers sa langue, présentée au reste de la planète comme une alternative à lhégémonie anglo-saxonne. En dehors des pays anglophones et des pays traditionnellement dans lorbite anglo-saxonne, cette approche est parfaitement comprise et admise, malgré lagacement que ressentent beaucoup de pays francophones vis-à-vis de l« arrogance » de Paris. Dans ces conditions, comment sétonner quen France même, la défense de la francophonie fasse consensus dans lopinion, tous secteurs confondus ?
Lennui, cest que la légitimité même de cet objectif, que nul ne songe à remettre en cause, lexclut de tout débat public : la défense de la langue française comme axe majeur de la diplomatie française est une évidence, elle na donc pas à être discutée. Or, cette absence de débat, qui confine au tabou, a probablement été à lorigine de graves impairs de la diplomatie française au cours des dernières années qui ont eux-mêmes été la cause de sérieux revers pour linfluence française. Seule, labsence de débat public a rendu possible cet improbable paradoxe. Mettre en question et débattre au grand jour des objectifs et des moyens décidés et mis en uvre afin de défendre la francophonie est devenu une nécessité si lon veut enrayer cette spirale contre-productive dans lequel un petit nombre dacteurs de la francophonie, pour la plupart auto-désignés, a plongé la cause quils prétendent servir.
Une problématique propre à la France
Il ny a quen France que lon peut observer un tel phénomène. Pourtant, parmi les anciennes puissances coloniales ou impériales, la France est loin dêtre le seul pays dont la langue sétend bien au-delà de ses frontières. Outre langlais, cest notamment le cas de lespagnol, du portugais et de lallemand. La langue arabe présente la singularité dêtre la langue dun groupe de pays sans être la langue dun seul. Or, de tous ces pays, la France est le seul à témoigner dautant de détermination à promouvoir sa langue hors des frontières et à faire de cette propagation autant un vecteur de sa politique quun instrument permettant den mesurer le succès. Les objectifs peuvent sembler évidents : diffusion de la culture française, dune vision politique française, expansion de son commerce La démarche ne lest pas nécessairement. Dans lesprit des élites françaises, il y a adéquation et rapport de causalité entre tous ces éléments. Trade follows the flag, disait à la fin du XIXe siècle le Britannique Joseph Chamberlain ; « les exportations suivent limplantation des écoles françaises », semble répondre en écho la diplomatie française un siècle plus tard. Les Allemands, dont les succès commerciaux des années soixante et soixante-dix et quatre-vingt ne doivent pas grand-chose à la maîtrise par les étrangers de leur langue, ne cessent de sen étonner.
À juste titre, on fait cependant valoir que la langue est nécessairement le vecteur dun mode de pensée. Mais à affirmer péremptoirement que la diffusion du français serait synonyme ou presque de la diffusion des idéaux de liberté, égalité et fraternité issus de la Révolution française, on frise le ridicule. Car à mettre la barre aussi haut, il faut être assuré de la franchir. Lopinion publique (internationale ou domestique) nest évidemment pas dupe des contorsions sémantiques de dirigeants qui veulent élargir la francosphère pour des raisons tenant largement à des considérations géopolitiques, au demeurant parfaitement justifiables, mais qui prétendent imposer des conditions de respect des droits de lhomme aux membres du « Club » francophone.
Le Commonwealth nest rien dautre que la poursuite de lEmpire britannique par dautres moyens et la langue de lex-colonisateur en est aujourdhui le principal ciment. Ce point est admis, compris et accepté par tous, quils appartiennent ou non à ce groupe de pays. Pour les membres de lOrganisation internationale de la francophonie, dont lorganisation est fortement inspirée du Commonwealth, une simple référence à la langue quils ont « en partage » aurait pu suffire. Mais les francophones ne pouvaient se satisfaire dun pragmatisme trop anglo-saxon : il fallait théoriser lusage de la langue. Aussi, larticle premier de la charte de lOIF adoptée en 1996 précise que lorganisation a pour objectif d'aider « à l'instauration et au développement de la démocratie, à la prévention des conflits et au soutien à l'État de droit et aux droits de l'homme ». Qui ne saurait souscrire à de si nobles objectifs ? Mais la vie est ainsi faite que certains des pays membres ne sont pas des États de droit et ne respectent pas les droits de lhomme. Que fallait-il faire dun hôte encombrant comme Laurent-Désiré Kabila, dont le record en la matière était fort éloigné des objectifs de la charte dès son accession au pouvoir ? La question plongea dans lembarras les dirigeants français à louverture du sommet de Hanoï en 1997. Kabila se chargea de les en tirer en boycottant la réunion, au grand soulagement de la plupart des leaders présents dans la capitale dun Vietnam qui, pour symboliser lhéroïque résistance dun peuple à lagression impérialiste, nen était pas moins une dictature totalitaire. Mais deux ans plus tard, lors du sommet de Moncton, le même Laurent-Désiré Kabila était bien présent avec les autres chefs dÉtat, au grand dam des organisations non-gouvernementales qui invoquèrent en vain la charte de la francophonie.
Curieusement, le Commonwealth, dont on a rappelé quil nétait pas fondé sur des principes moraux aussi élevés, a su trouver à peu près au même moment une réponse plus conforme à léthique en suspendant lappartenance du Nigeria qui venait dexécuter des opposants membres de la minorité Ogoni.
Des dirigeants piégés et manipulés
Lobsession bien connue des dirigeants français en ce qui concerne le statut de la francophonie sur la scène internationale en fait un efficace instrument de pression, pour ne pas dire de chantage, sur la France de la part dÉtats étrangers, ou de groupes ethniques ou religieux à lintérieur dÉtats étrangers. Il ne fait aucun doute que ce fut un facteur clé du désastre diplomatique (et moral) que représenta le soutien sans réserve apporté par Paris au régime hutu du président rwandais Juvénal Habyarimana. Ce dernier étant censé représenter la défense de la francophonie, assimilée pour les besoins de la cause à lethnie hutue et au régime au pouvoir à Kigali, face à langlophonie du FPR tutsi. Dans cette région du monde, guère éloignée du lieu qui vit en 1899 Lord Kitchener barre la route à lexpédition du capitaine Marchand, on y vit un nouvel avatar du « syndrome de Fachoda ». On peut difficilement défendre la légitimité politique de ce choix. On peut, à lévidence, le récuser. Ce quil est en revanche impossible de nier, cest que le résultat objectif en est un affaiblissement considérable de la position de la France en Afrique centrale, et une inhibition durable de sa parole en ce qui concerne les violations des droits de lhomme dans cette région du continent africain.
Lorsque ce ne sont pas les États, ce sont des groupes sub-étatiques qui se manipulent la France, qui le plus souvent, se laisse faire sans rechigner, car cest pour la bonne cause. Communautés ethniques ou religieuses, ou encore groupes dintérêt tendent à se poser vis-à-vis de Paris en relais exclusifs de linfluence francophone (donc française !) dans leur pays. Le Liban en est une illustration criante : Au pays du Cèdre, plusieurs générations de dirigeants chrétiens maronites ont usé et abusé de cette corde sensible en répétant comme un leitmotiv : « nous sommes un morceau de France en terre dOrient ». La France, « protectrice des chrétiens dOrient » depuis François Ier, se proclamait malgré tout lamie de tous les Libanais. Il nempêche, des générations durant, les élites chrétiennes ont été formées en français par les jésuites de lUniversité Saint-Joseph tandis que les élites musulmanes sortaient de lAmerican University of Beirut. Ce Yalta de lexcellence nétait guère remis en cause jusquà une période récente. Mais au lendemain du retrait israélien du Sud Liban en mai 2000, la France, le gouvernement libanais et le Hezbollah ont coopéré pour la création décoles dans le territoire libéré où lenseignement se ferait en français. Quelques semaines plus tard, recevant la légion dhonneur des mains de lambassadeur de France, le recteur de lUniversité Saint-Joseph a vigoureusement critiqué la politique de « saupoudrage » de la France en matière de francophonie. Chacun, dans lassistance, a aussitôt compris quau-delà de sa finalité linguistique, la francophonie était tout à la fois un enjeu politique, confessionnel, et financier.
Cest tout le contraire en Algérie, où un soutien trop marqué à la francophonie se révèle contre-productif. Les élites y assument difficilement en public ce lien avec la langue de lancien colonisateur auquel elles tiennent tant en privé.
Enfin, les « clients » traditionnels de la France appartenant au « pré-carré » ouest et centre-africain, voient dun mauvais il lélargissement du club francophone à dautres acteurs qui, à proprement parler, relèvent davantage de ce quon pourrait appeler la « francosphère » que de la francophonie, comme les pays lusophones ou les pays arabes. Cest que laide au développement est souvent, pour le récipiendaire, sur jumelle de la francophonie. Certes, les autorités françaises ont tenu bon face à ces résistances. Mais nul ne saurait prétendre que cette juste position résulte dun débat public sur lessence de la francophonie !
Dernier exemple : les institutions internationales. La France se bat moins pour obtenir que soit établi sur son territoire le siège dune institution internationale (BERD, BCE) que pour sassurer que son patron sera si possible un français, sinon un parfait francophone. Lors du renouvellement de Boutros Boutros-Ghali au poste de secrétaire général de lONU, la parfaite maîtrise de la langue française du secrétaire général sortant tenait lieu dargumentaire face au candidat présenté par les Américains, le Ghanéen Kofi Annan. Compte tenu de lobstination de Paris dans ce dossier, léchec de Boutros-Ghali fut aussi celui de la France. Pourtant, son premier mandat avait apporté la démonstration irréfutable quil ny avait pas adéquation entre francophonie et influence française, puisqu'à peine nommé, Boutros Ghali sétait séparé de tous les Français au secrétariat général. À linverse, son successeur Kofi Annan, anglophone parfait et francophone imparfait, a nommé des secrétaires généraux adjoints français et, plus important, sur nombre de dossiers essentiels à commencer par lIrak, le secrétaire général de lONU initialement combattu par la France pour des motifs linguistiques sest montré bien davantage en phase avec la diplomatie française avec celle de Washington.
La francophonie, entre lobby et prébendes
La francophonie nest pas quune noble cause à défendre. Elle offre denviables positions à des personnalités en quête de titres ronflants et de rémunérations avantageuses. Cet état de fait nest à lévidence pas propice au débat public. Par ailleurs, depuis un certain nombre dannées, le thème de la francophonie a été confisqué par un groupe dindividus qui ressemble étonnamment par sa composition, à ce quil est convenu dappeler le « lobby irakien ». Composé en son noyau de « socialistes républicains », et « gaullistes de gauche », ces « francophonistes » ont largement réussi à monopoliser lidée francophone et à jeter les bases dune « francophonie politique » dont les fondements sont le rejet des États-Unis et ladmiration portée à des États dont les dirigeants gouvernent énergiquement, du moment quils favorisent lenseignement du français au détriment de langlais. Faute dalternative, la « francophonie politique » na pas dautre expression publique et leur credo tient souvent lieu de prêt à penser pour les responsables politiques et les diplomates qui saventurent sur le terrain de la francophonie.
Pourtant, les véritables missionnaires de lidée francophone ne sont pas ces quelques prébendiers qui se partagent les subventions et les charges financées par les deniers publics, mais les dizaines de milliers denseignants, de bénévoles associatifs ou encore de non-francophones amoureux de la langue française . La francophonie est trop précieuse pour être abandonnée au lobby francophoniste.
En dépit de tout ce qui précède, il nest nullement question ici de remettre en cause la défense de la francophonie comme pilier de notre politique étrangère mais bien lusage incontrôlé et, pour tout dire, irréfléchi qui e a été fait jusquici en de nombreuses occasions. La francophonie devrait être plus clairement déclinée entre ce qui relève de la diffusion de la langue, des rapports politiques bilatéraux et multilatéraux entre les États membres de lOIF qui les Canadiens et dautres y veillent jalousement, ne saurait être une simple extension de la diplomatie française , de la position de francophones à la direction des organismes internationaux, et des rapports avec les autres ensembles linguistiques.
Au moment où certains penseurs ultralibéraux, en Grande Bretagne et aux États-Unis, tentent de promouvoir le concept d« anglosphère », il serait peut-être temps, aux côtés des hispanophones et des lusophones, dexplorer les voies dune « latinosphère » prolongeant, sans la recouper, la francophonie.