Les combats syndicaux
 

 

Par Olivier Da Lage


Les syndicats de journalistes, dont les membres rassemblent environ 15 % des journalistes français, sont des structures très légères et aux ressources financières modestes, surtout lorsqu’on les compare à leurs homologues européens. Pourtant, leur influence sur les dossiers qu’ils traitent est bien supérieure à ce que l’état des forces pourrait faire croire. De ce point de vue, le succès du combat pour la défense de l’abattement fiscal (les « 30 % ») entre 1995 et 1997 a constitué un point fort et fédérateur pour les journalistes. En dépit de l’indifférence de la société française et de l’hostilité presque unanime de la classe politique, les journalistes, appuyant leurs syndicats, ont réussi à inverser une tendance extrêmement défavorable et à préserver un statut fiscal remontant à 1934.

 

Bien que ces combats s’apparentent au « syndicalisme de bifteck », ils ont été très fédérateurs dans la profession et ont rendu au syndicat une confiance qu’ils avaient parfois en partie perdue sur leur capacité à influer le cours des choses.

 

En effet, la lutte contre la concentration de la presse – thème déontologique s’il en est – est une succession d’échecs : les ordonnances de 1944 étaient lettre morte avant d’être abrogées par les nouvelles lois des années 80, pas davantage appliquées. Ainsi, lorsqu’en 1993, SNJ et CFDT ont contesté en justice l’acquisition des DNA par le groupe Hersant au motif que le seuil de diffusion de 30 % imposé par la loi à la demande du Conseil constitutionnel était dépassé, une succession d’expertises a fini par nier l’évidence au bout de quatre ans, tandis qu’entre temps, la réalité financière n’avait cessé d’évoluer au sein du groupe Hersant et de ses alliés. Le coût de ces expertises supporté par des syndicats impécunieux ne peut qu’avoir valeur dissuasive pour l’avenir. De même, la limitation de la prise de participation étrangère au-delà de 20 % du capital de journaux français par des groupes européens se heurte au droit de la concurrence de l’Union européenne : les capitaux européens ne sont en effet plus considérés comme capitaux étrangers.

 

La question déontologique

 

Mais les syndicats ne laissent pas de côté pour autant la question déontologique. Depuis plus d’une décennie, la société française tout entière s’est emparée du débat sur le traitement de l’information par les médias, naguère restreint à un cercle d’universitaires et de journalistes. À jet continu, d’innombrables initiatives, tribunes, colloques se sont succédé, télescopés, copiés, renforcés mutuellement, témoignant d’un désir collectif de ne plus laisser le sujet retomber une fois la crise passée. Si les journalistes ont perdu le quasi-monopole qu’ils détenaient sur ce débat, la contribution qu’ils y apportent n’en est pas devenue inintéressante pour autant. Le plus souvent, leur voix s’exprime par le biais d’associations comme les différentes sociétés de rédacteurs (ou de journalistes), Reporters sans frontières (RSF), ou à travers les interventions de quelques journalistes connus. Dans ce bouillonnement roboratif, les syndicats de journalistes semblent manquer à l’appel. « Semblent » seulement, car la réflexion sur la déontologie journalistique y est en réalité intense et passionnée et a fourni au fil des ans le thème central de plus d’un congrès syndical. Mais cette intensité et cette passion ne paraissent pas pouvoir franchir les limites du cercle de leurs adhérents.

 

Dans une profession faiblement syndicalisée – quoique, avec un taux de syndicalisation de l’ordre de 15 %, les journalistes se situent au-dessus de la moyenne nationale – la faute en revient probablement en grande partie aux syndicalistes eux-mêmes, qui peinent à faire entendre leur voix. Mais pas seulement. Dans leur ensemble, les journalistes semblent éprouver un malaise à rendre compte de l’activité de leurs propres syndicats. Alors que les journaux « couvrent » les initiatives et les congrès de la plupart des organisations professionnelles en dehors du secteur de la presse, on est frappé par la discrétion, pour ne pas dire l’autocensure, dont font preuve les titulaires des rubriques « médias » dès lors qu’il s’agit de rendre compte de l’activité des syndicats de journalistes, dont les congrès sont presque systématiquement passés sous silence. Cette omission est d’autant plus marquante que ces mêmes rubriques ont à cœur de publier la liste complète des membres du bureau d’associations de journalistes spécialisés qui comptent généralement tout au plus une cinquantaine de membres.

 

Alors que, pour traiter des problèmes déontologiques des policiers, gardiens de prison, magistrats, médecins, infirmières, pilotes de ligne, etc., les médias ne manquent pas d’interroger les dirigeants syndicaux des professions concernées, cela ne se produit jamais lorsqu’il s’agit des journalistes. En revanche, journaux, radios et télévisions, font systématiquement – le mot n’est pas trop fort, tant la démarche tient désormais du réflexe – appel au secrétaire général de RSF, ou, pour des sujets plus « localisés », aux Sociétés des journalistes du titre concerné. Éventuellement, les directeurs de journaux ou présidents de chaînes sont également considérés comme des interlocuteurs valables. A l’évidence, tous ces acteurs de la vie des médias sont légitimes dans l’expression d’une opinion sur la déontologie journalistique. Mais d’où vient que, sur le même sujet, les syndicats de journalistes ne le seraient pas ?

 

Tout se passe comme si, par consensus, il était admis que la tâche des syndicats de journalistes consistait à négocier au mieux les salaires, les indemnités de licenciement ou les frais kilométriques, à l’exclusion de toute préoccupation d’ordre éthique qui relèverait, en ce cas, d’une malsaine tentative de récupération à des fins électoralistes en vue des élections professionnelles à venir. L’attitude de nombreux journalistes à l’égard du syndicalisme est elle-même ambiguë : s’occupe-t-il de déontologie, on le ramène prestement à « la défense du bifteck » ; mais qu’il défende l’abattement fiscal des journalistes et on lui brandit la charte ! De ce point de vue, la division des syndicats français de journalistes n’arrange rien, au point qu’il arrive souvent que cette rivalité parfois vivace occulte complètement un accord total sur le fond des problèmes de la profession.

 

Il se trouve que, de par la loi, les syndicats professionnels ont pour mission de défendre les « intérêts matériels et moraux » de leurs mandants (article L.411-1 du Code du travail). Pour nulle autre profession, peut-être, le second terme de la mission ne pèse aussi lourd, à la fois par nature et de par l’histoire même du syndicalisme journalistique.

 

Dès sa création, en mars 1918, le Syndicat des journalistes (qui deviendra plus tard le Syndicat national des journalistes) se donne pour double mission de doter la profession d’un statut et de la moraliser. C’est ainsi qu’en juillet 1918, le syndicat publie une « charte des devoirs et des droits professionnels » qui, légèrement révisée en 1938, demeure à ce jour la principale référence déontologique de la profession, bien au-delà de la sphère d’influence du SNJ. On notera que, déjà, le terme de « devoirs » précède celui de « droits ». Il en ira de même, en 1971, de la charte adoptée à Munich par l’ensemble des syndicats européens de journalistes. Le premier numéro de la publication du Syndicat des journalistes, édité en décembre 1918, porte un sous-titre éloquent qu’il conservera de nombreuses années : « Association de défense et de discipline professionnelles ».

 

L’idée des fondateurs du syndicat (comme, plus tard, celle qui dominera parmi les résistants désireux de rénover la presse à la Libération) est en effet que les structures légales idoines ainsi que la volonté de la majorité des journalistes se conjugueront pour moraliser la profession et en tenir à l’écart les éléments douteux. C’est l’espoir que les promoteurs de la loi du 29 mars 1935, dotant les journalistes français d’un statut professionnel protecteur, placent en la Commission de la carte, chargée de délivrer un document d’identité attestant de la qualité de journaliste professionnel de son détenteur. Pour le député ...mile Brachard[1], rapporteur du projet de loi, qui lit solennellement la Charte de 1918 à la tribune de la Chambre des Députés, il ne fait aucun doute que la Commission de la carte aura à cœur de trier le bon grain de l’ivraie : « Chez les délégués professionnels qui y siégeront, on ne rencontrera point de complaisance. Ils auront trop à cœur de défendre leur profession contre les amateurs et l’on peut être sûr que nulle carte d’identité ne sera accordée qu’à bon escient ». Dès le vote de la loi, le SNJ exulte : « L’ordre des journalistes est réalisé »[2].

 

Les limites du droit

 

C’est bien ainsi que l’entendent les premiers membres de la Commission de la carte. La charte de 1918 proclamait qu’un journaliste professionnel digne de ce nom « ne reconnaît que la juridiction de ses pairs, souveraine en matière d’honneur professionnel ». Il ne fait guère de doute, à leurs yeux, que c’est à la toute nouvelle Commission de la carte de remplir ce rôle.[3] C’est du reste ce qui se passera à la Libération lorsque, par l’ordonnance du 30 septembre 1944, la Commission se voit officiellement confier une mission d’épuration afin d’écarter tous les journalistes qui se sont compromis dans la collaboration. Cette mission subsistera jusqu’en 1946[4]. Mais, a contrario, l’exception qu’a représenté la période de l’épuration, appuyée sur le texte de l’ordonnance, met en évidence que la Commission de la carte n’a juridiquement aucune compétence en matière déontologique. Il en va de même de la « charte des journalistes », dont les syndicats demandent en vain depuis des décennies qu’elle soit annexée à la convention collective. Les fédérations d’employeur s’y sont constamment opposées. À la vérité, il existe deux exceptions : l’audiovisuel public, dont l’avenant à la convention collective des journalistes entré en vigueur en 1983 précise en son article 5.1 que « les journalistes exerçant leur profession dans l’une des entreprises signataires tiennent pour règle de leur activité professionnelle la Charte des devoirs du journaliste publiée par le Syndicat national des journalistes en juillet 1918 et complétée le 15 janvier 1938 et figurant en annexe » ; l’accord d’entreprise de TF1, conclu après sa privatisation, reprend cette disposition. Avec le recul de l’expérience, force est cependant de constater que le fait d’avoir donné un fondement juridique à la charte ne lui a pas, en pratique, donné une vigueur supérieure que dans le reste de la profession ou sa valeur est avant tout morale. Il en va de même d’une disposition de l’alinéa suivant de l’article 5.1 de l’avenant audiovisuel, qui stipule que le journaliste « ne peut être contraint à accepter un acte contraire à son intime conviction professionnelle ». Cette clause, exorbitante du droit commun, a une portée théorique considérable et est opposable juridiquement à l’employeur. En pratique, elle n’a jamais été invoquée depuis son entrée en vigueur.

 

S’agissant de la Commission de la carte, on a vu que rien, dans les textes la régissant, ne lui permettait de refuser ou de retirer une carte de presse au motif que le demandeur aurait commis une infraction à la déontologie. Il n’en demeure pas moins que dans l’inconscient collectif, tant chez les journalistes qu’à l’extérieur de la profession, il existe bien une corrélation entre la détention de la « carte » et le respect de certaines normes professionnelles. C’est pourquoi, le 4 février 1992, la Commission de la carte, prenant acte du vigoureux débat public qui s’était instauré dans l’opinion sur les « dérapages » commis par certains médias dans la couverture de la guerre du Koweït, a adopté à l’unanimité le communiqué suivant : « Face au discrédit dont les médias font l’objet dans l’opinion publique, si l’on en croit les sondages, et compte tenu des conditions de plus en plus scabreuses qui président à la collecte de l’information – âpreté de la concurrence, hantise de l’Audimat, recherche du scoop à tout prix, poids de la publicité, vitesse accélérée de la transmission des nouvelles, réduction du temps nécessaire à leur vérification, etc. – la Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels, organisme paritaire de droit public créé par la loi du 29 mars 1935 portant statut du journaliste, appelle ses quelque 27 000 ayants droit à la plus grande vigilance.

« La Commission rappelle que, contrairement à une idée répandue, elle n’a pas de prérogative déontologique comme il en est d’un ordre (médecins, avocats…). Mais elle reconnaît un professionnalisme fondé, en principe, sur la connaissance des textes régissant le droit de la communication et l’observance d’une éthique.

« Devant la cascade de “dérapages” qui sapent la crédibilité des journalistes et des médias, la Commission de la carte estime de son devoir d’appeler solennellement les éditeurs et les journalistes, chacun selon ses responsabilités, à conjuguer leurs efforts pour donner un coup d’arrêt à cette dangereuse dérive »[5].

 

Ce texte, très mesuré, élargissait volontairement le spectre des causes qui engendraient ces dérapages. Sur proposition de Claude Durieux (SNJ), président en exercice, il avait été adopté de façon consensuelle au sein de la commission, composée paritairement de syndicalistes élus par les journalistes et de représentants désignés par les éditeurs. Mais le président de la Fédération nationale de la presse française, Jean Miot, réagit violemment à cette prise de position, la qualifiant dans un communiqué de « saugrenue ». Pour lui, « c’est au journaliste, et à lui seul, qu’il revient de déterminer les limites de sa liberté d’expression. C’est là qu’intervient l’arbitrage de l’éthique. celle-ci relève de chaque journaliste, de chaque rédaction ». Cette réaction a eu un résultat visible : dans les années qui ont suivi, le collège patronal au sein de la Commission a fait preuve d’une grande frilosité chaque fois qu’étaient abordées des questions touchant à la déontologie. Mais il reflétait aussi une conviction profonde ancrée chez nombre d’éditeurs : la déontologie n’est pas, ne doit pas être l’affaire des syndicats de journalistes. À leurs yeux, elle ne regarde que le journaliste et son employeur.

 

La spécificité de la démarche déontologique des syndicats

 

C’est là qu’apparaît la spécificité syndicale dans l’approche de la déontologie des journalistes qui n’est pas perçue comme un débat philosophique éthéré mais s’enracine dans une pratique concrète de tous les jours. Les nombreux articles de chercheurs, hommes politiques, intellectuels extérieurs à la profession pèchent, aux yeux de nombreux journalistes de terrain, par une conception quelque peu désincarnée de l’exercice de la profession. On y envisage l’accélération du temps médiatique sans mise en contexte, la notion de concurrence est présentée de façon abstraite, etc. Il en va souvent de même des textes émanant d’ONG ou d’associations non syndicales. Si toutes ces approches ont leur validité, elles ont en commun d’omettre, souvent par méconnaissance mais, parfois, délibérément, les conditions matérielles et morales de l’exercice du métier de journaliste. Or, ce dernier est un salarié, rattaché à son employeur par un lien de subordination.

 

Certes, il ne s’agit pas ici de dire que, lorsque dérapage il y a, le journaliste est exonéré de toute responsabilité et que la faute en incombe nécessairement à l’employeur et à lui seul. Mais il ne saurait être non plus question d’évacuer sans débat la responsabilité de ce dernier dans la chaîne de causalités ayant conduit à une dérive déontologique. Concentration des entreprises de presse détenues par quelques grands groupes, souvent dominants dans une industrie (armement, luxe, distribution, BTP, etc.) ; manque de moyens de reportage ; sédentarisation croissante de journalistes qui ne peuvent plus, ou fort difficilement, vérifier toutes les informations avant parution ; précarisation croissante et recours massif à des pigistes sous-payés déguisés en « correspondants locaux de presse » pour ne pas avoir à payer de charges sociales mais qui interviennent directement, sans relecture préalable, contrairement à la loi, sur l’ordinateur central qui gère la publication du journal ; téléguidage en direct d’un envoyé spécial sur une zone de conflit par un rédacteur en chef qui, pour toutes sortes de raisons, a choisi de marginaliser les spécialistes de la zone que compte la rédaction, etc. Au fil des années, les syndicats de journalistes ont dénoncé ces travers au moyen de la publication de nombreux « livres blancs »[6]. Autant de réalités que vivent au quotidien des milliers de journalistes et, même le sujet est fugitivement abordé, dont il n’est que rarement question dans les nombreux commentaires des « observateurs de la déontologie ». La parole syndicale est d’ailleurs d’autant plus nécessaire sur le sujet qu’à l’intérieur même de l’entreprise, le sujet est généralement tabou pour les journalistes concernés, car il met directement en cause leur hiérarchie. Que dire alors des conditions d’exercice du métier par des pigistes dont les collaborations futures dépendent directement de leurs bonnes relations avec la hiérarchie rédactionnelle ! On comprend alors mieux pourquoi l’activité syndicale concerne au premier chef la précarisation. Si les pigistes représentent 17,15 % des détenteurs de la carte[7], il convient bien sûr d’y rajouter les titulaires de CDD qui ne sont pas toujours comptabilisés comme pigistes par la Commission. Les syndicats ont le plus grand mal à faire appliquer la loi Cressard (1974), qui fait du journaliste pigiste un salarié, d’abord par les employeurs, ensuite par des organismes publics ou parapublics comme le fisc, l’URSSAF ou l’Unedic. Cette dernière refuse l’indemnisation du chômage des pigistes, en contravention avec la législation. En revanche, les syndicats ont remporté des succès judiciaires en faisant condamner la succession de « CDD d’usage » se substituant au CDI qui doit rester la norme. La paupérisation de nombreux journalistes en situation précaire les conduit souvent à accepter des collaborations non-journalistiques, dans la presse d’entreprise, les collectivités territoriales ou des agences de conseil en communication. Dès lors que ces collaborations deviennent majoritaires, l’intéressé perd son statut de journalistes. Si la plupart sont conscients de ce glissement, beaucoup, en revanche, se vivent toujours comme journalistes alors même que leur activité relève essentiellement de la communication, voire de la publicité.

 

On conçoit que ce genre de thème puisse être délicat à aborder lorsque des colloques sur la déontologie journalistique sont organisés sur financement d’entreprises de presse ou de leurs fédérations patronales. On comprend mieux aussi pourquoi, lorsque de telles manifestations sont montées, aucun intervenant représentant un syndicat de journaliste n’est convié à y participer. La décennie 1990-2000 a été riche de tels colloques et publications. Rapports officiels, semi-officiels, parlementaires, universitaires, administratifs ou ministériels, articles en tout genre ont proliféré. Somme tout, le bilan est largement positif pour l’ensemble des acteurs car il est permis de penser que dans ce foisonnement de réflexions dont beaucoup se sont inspirées d’exemples étrangers, l’ensemble des cas de figure a été imaginé. Désormais, la question apparaît dans toute sa complexité, ce qui n’était pas nécessairement le cas au début des années quatre-vingt-dix, lorsque d’un côté, un certain nombre de leaders d’opinions envisageaient la création d’un Haut conseil de la déontologie, chargé de sanctionner les manquements (certains envisageaient de confier cette tâche au CSA) et que de l’autre, beaucoup de jeunes journalistes, effarés par l’image détestable que leur renvoyait la société du métier qu’ils avaient choisi, étaient, contrairement à leurs aînés, tentés par une telle solution afin de se laver, individuellement et collectivement, de tout soupçon de complaisance corporatiste. Les éditeurs de presse, sans surprise, se sont opposés à cette solution, réitérant sans cesse le point de vue évoqué plus haut, à savoir que la déontologie est l’affaire des seuls directeurs de publication et de la conscience individuelle des journalistes. Afin qu’il ne soit pas dit qu’ils sous-estimaient le problème, plusieurs d’entre eux ont adopté des chartes d’entreprises, d’ailleurs davantage « octroyées » que négociées avec leurs rédactions. Pour leur part, les syndicats de journalistes ont continué à batailler en vain pour la reconnaissance de l’équipe rédactionnelle et l’incorporation de la charte des journalistes dans la convention collective. Ils ont, avec d’autres, demandé aux écoles de journalisme de renforcer l’enseignement de la déontologie. Ponctuellement, ils ont réussi dans quelques rares journaux, à instituer un « conseil de rédaction » doté de compétences déontologiques, mais le bilan, qui reste à tirer, n’est pour l’heure pas généralisable.

 

Et les syndicats disposent d’une autre source d’influence : le contrôle paritaire des écoles de journalisme reconnues par la profession. La crise très sévère traversée par plusieurs d’entre elles et l’évolution commerciale qui s’en est suivie a été vécue douloureusement par les syndicats de journalistes, impuissants à freiner cette dérive alors que les fédérations patronales y voyaient l’occasion de sortir du paritarisme ou de le réduire à une fonction symbolique. Dans le même temps, l’inflation des droits de scolarité renforce l’élitisme d’écoles dont les étudiants sont, pour le moins, très éloignés du profil de la société française dans son ensemble.

 

 

Conclusion : une ouverture vers l’extérieur

 

Les journalistes eux-mêmes ont parcouru un chemin considérable dans leur approche du problème. Certes, dans leur écrasante majorité, ils demeurent farouchement hostiles à l’institution d’un organisme chargé de réprimer les « fautes » contre l’éthique journalistique, mais contrairement à l’approche dominante quelques années auparavant, il n’y a désormais pratiquement plus de réticence de leur part – et de la part de leurs organisations syndicales – à ce que des acteurs extérieurs à la profession participent avec eux, et non concurremment, à la réflexion sur les moyens d’améliorer la situation, le sentiment étant désormais qu’il ne s’agit pas d’une mise en accusation collective systématique, mais d’une démarche dans laquelle chacun a quelque chose à gagner. En octobre 2001, l’organisateur du congrès annuel du SNJ ouvrait les travaux en affirmant : « laisser le débat sur l’information aux seuls journalistes, ce serait comme laisser le débat sur la guerre aux seuls militaires ! »

 

Il semble désormais admis que dans le domaine de la déontologie journalistique, il faille aussi faire coexister les différentes pistes envisagées, au lieu de chercher une solution unique à une question si complexe. C’est en ce sens que plusieurs syndicats de journalistes (SNJ et CFDT, notamment) ont participé à la mise en œuvre des Entretiens de l’information dont la première édition s’est tenue en août 2001 dans le cadre de l’Université de la communication d’Hourtin.

 

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[1] Rapport Brachard, Le Journaliste, supplément au n° 234, 2ème trimestre 1995. Voir aussi le site de la Commission de la carte www.ccijp.org, rubrique « historique ».

[2] Le Journaliste, juin 1935. Lire aussi Olivier Da Lage, « Le premier statut des journalistes », Le Monde, 2-3 avril 1995.

[3] Au cours de la même période, pour ce qui le concerne, le SNJ fait trancher par sa propre commission de discipline des différends d’ordre déontologique (cf. Le Journaliste, 1935-1937)

[4] Christian Delporte, L’épuration professionnelle des journalistes (1944-1948) in «L'identité professionnelle des journalistes», actes du colloque de Strasbourg, 25 et 26 novembre 1994, Alphacom CUEJ).

[5] In « Livre blanc de la déontologie des journalistes ou De la pratique du métier au quotidien », SNJ, automne 1993.

[6] Cf. en particulier le « Livre blanc de la déontologie des journalistes… », op. cit.

[7] Au 1er janvier 2002, source CCIJP.