L'émergence d'une identité « khalijienne » (1971-2004)
Olivier Da Lage
Lorsquils accèdent à lindépendance, les émirats
de la côte arabe du Golfe le doivent uniquement à la décision
de lancienne puissance tutélaire. Pour des raisons qui lui sont
propres et largement extérieures à la problématique régionale
du Golfe, la Grande-Bretagne a choisi de se retirer du Golfe (du Koweït
en 1961, des autres émirats en 1971) (1) ; en aucun cas, cette indépendance
ne résulte dune lutte nationale émancipatrice des populations
locales. Les nouveaux États qui en sont issus acquièrent aussitôt
les attributs classiques de la souveraineté : drapeau, hymne national
et siège aux Nations-Unies. Cela nen fait pas pour autant des nations,
mais, tant au niveau des institutions que des individus, laccent est souvent
mis sur les particularismes « nationaux », réels et anciens,
qui distinguent du voisin, quitte, souvent, à exagérer cette singularité
par un nationalisme dautant plus marqué quil ne va pas nécessairement
de soi, dans une région où lÉtat-nation est une notion
importée. Trente ans plus tard, les particularismes sont toujours là,
mais que ce soit au niveau institutionnel, à travers le Conseil de coopération
du Golfe (2), fondé en 1981, ou de la population, les identités
nationales tendent à être transcendées par une identité
régionale partagée au sein des monarchies arabes de la péninsule
arabique, tout particulièrement dans la région côtière
du Golfe (3).Dune manière générale, ces pays ont
connu au cours des trente dernières années des transformations
considérables, que ce soit sur le plan de lurbanisme, de léconomie,
des dynamiques politiques et,avant tout, de leur population dont les deux tiers
nétait pas nés en 1971. Toutepériodisation comporte
sa part darbitraire, mais prendre cette date comme point dedépart
a sa logique : elle représente laccession à lindépendance
du Bahreïn, du Qatar, des Émirats de la côte de la Trêve
(4). Le Koweït avait pour sa part dix ans dexpérience en tant
quÉtat indépendant. Quant au sultanat dOman, lhistoriographie
saccorde généralement à dater son entrée dans
lère moderne du coup dÉtat familial par lequel Qabous
Ben Saïd a renversé son père, Saïd Ben Taïmour,
avec laide des Britanniques en juillet 1970 (5).
À leur tour, ces trente années peuvent être divisées
en trois périodes, à peu près égales :
de 1971 à 1981, on assiste à laffirmation
des identités nationales au cours dune période marquée
notamment par le quadruplement du prix du pétrole, lafflux soudain
dune richesse démesurée par rapport aux populations nationales
et la compétition économique à travers des projets géants,
à la rationalité parfois discutable (les « white elephants
», autrement dit de coûteux projets pharaoniques, plus prestigieux
quutiles) ;
la décennie 1981-1991, encadrée par deux guerres
et marquée par le retournement à la baisse du marché pétrolier
à partir de 1982, se caractérise par la montée des périls
et le sentiment partagé des dirigeants et des habitants que leur richesse
et leur faible démographie en font un objet de convoitise pour des voisins
puissants et moins nantis, notamment lIran. Cest dailleurs
louverture des hostilités entre lIrak et lIran qui
a été le facteur déclenchant conduisant à la création
du Conseil de coopération du Golfe (CCG), un projet ancien qui intéressait
aussi bien lIrak que lIran. La guerre qui a éclaté
en septembre 1980 entre ces deux puissances régionales a permis aux six
monarchies de la péninsule arabique de les tenir à lécart
et de se retrouver entre elles au sein de ce « syndicat de dynasties ».
Néanmoins, on ne saurait trop insister sur le fait quà cette
époque, le CCG représente un projet politique, économique
et surtout sécuritaire des gouvernants et nimplique aucunement
les populations des six pays membres ;
à partir de 1990 (invasion du Koweït par lIrak)
souvre une décennie de profondes remises en cause. Les dirigeants,
plus que jamais désireux de saccrocher à leur pouvoir, doivent
explorer des voies quils sétaient toujours refusés
à envisager : redéfinir leurs alliances régionales et internationales
pour assurer une sécurité que leurs propres forces ne peuvent
garantir et faire les concessions requises (mais pas davantage) en direction
dune population qui demande, de façon croissante, à avoir
son mot à dire dans la conduite des affaires du pays. Cette population,
précisément, a été doublement choquée par
la soudaine prise de conscience du rejet dont elle est lobjet dans le
reste du monde arabe et par lincapacité des gouvernements à
assurer sa protection. À cela sajoutent lapparition de difficultés
économiques inconnues au cours des deux décennies précédentes
(baisse du revenu par habitant, notamment) et le mouvement de démocratisation
qui, de lAmérique latine à lAsie en passant par lAfrique
et lEurope de lEst, semble balayer la planète, à lexception
du seul monde arabe.
Le renouvellement démographique
La dialectique de la modernité et de la tradition, souvent invoquée
dès quil est question de définir les identités, ne
peut être abordée sans avoir au préalable souligné
lampleur du renouvellement intervenu au sein de la population des monarchies
du Golfe. Aujourdhui, nombre de postes clés dans ladministration
et les affaires sont détenus par des hommes (et, beaucoup plus rarement,
des femmes) qui nétaient pas nés en 1971 ou étaient
de tout jeunes enfants. Lentrée des trentenaires daujourdhui
dans lâge adulte a coïncidé avec la seconde guerre du
Golfe, consécutive à linvasion du Koweït, le 2 août
1990. LOrient arabe a tardé à accomplir sa transition démographique.
Cest lune des rares régions de la planète où
lon observe encore des taux daccroissement naturel de la population
supérieurs à 3 %, après avoir longtemps frôlé
les 4 %. Pourtant, la baisse de la fécondité désormais
enregistrée ne peut quavoir un effet différé. Cette
poussée démographique saccompagne, comme souvent, dune
accélération de lurbanisation. Si on laisse de côté
les cités-États de la côte du Golfe qui, par définition,
sont urbanisées, le phénomène a particulièrement
touché lArabie saoudite, où la part urbaine de la population
est passée de 48,7 % en 1970 à 85 % en 2000 (6).
Comme le notait en juin 1999 le directeur général du Fonds monétaire
arabe (FMA), Jassim Al-Manai, « avec une croissance démographique
élevée de 4 % et une jeune génération prédominante
au sein de la population, les implications les plus alarmantes à long
terme de la crise du pétrole actuelle concernent le niveau de chômage
potentiel ». Léquation qui en découle est une évidence
: lorsque la population augmente, que le revenu par habitant est en baisse et
que le niveau scolaire et universitaire est en hausse, en labsence dune
participation politique de la population, le pouvoir politique a tout lieu de
redouter à relativement brève échéance des troubles
politiques et sociaux. A fortiori lorsquà cette mutation en profondeur
du tissu social correspond une stabilité, voire une inamovibilité,
de la classe dirigeante qui confine à la sclérose (7). Cest
effectivement ce que lon a pu observer au Bahreïn et en Arabie saoudite
depuis le milieu des années quatre-vingt-dix.
Tableau 1. Permanence des dirigeants et renouvellement des populations
des monarchies du Golfe en 2003
Pays |
Chef dÈtat |
Durée au pouvoir |
% pop |
% pop |
Accroiss. naturel** |
Indice de fécondité* |
Arabie Saoudite |
Fahd |
22 |
43 |
68,1 |
2,7 |
5,7 |
Bahreïn |
Issa ( 1999) |
38 |
28 |
51,5 |
1,7 |
1,45 |
EAU |
Zayed ( 2004) |
38 |
26 |
53,0 |
1,4 |
3,0 |
Koweït |
Jaber |
26 |
26 |
60,5 |
1,9 |
4,0 |
Oman |
Qabous |
34 |
34 |
66,6 |
3,3 |
4,1 |
Qatar |
Khalifa |
23 |
26 |
48,0 |
1,1 |
3,5 |
* source : INED (2004)
** source : US Bureau of Census (2004)
Ce rajeunissement et la modification de lespace urbain ont graduellement
induit un changement dattitude qui se généralise au sein
des populations des monarchies du Golfe.
Les élites qui arrivent aux affaires dans les années soixante-dix ont, le plus souvent, été formées en Europe (cest-à-dire pour lessentiel en Grande-Bretagne) ou aux États-Unis. Aucun des nouveaux dirigeants nest issu dun combat nationaliste de masse qui aurait conduit la puissance coloniale à partir. Bien au contraire, la plupart dentre eux ont étroitement été associés à la conduite des affaires avant lindépendance et ont par la suite conservé à leurs côtés des conseillers britanniques. Lidentité nationale a donc pris essentiellement la forme du drapeau et du vêtement traditionnel des Arabes du Golfe : la disdasha (robe) blanche, la ghutra (écharpe carrée) ceinte dun double anneau noir, liqal.Néanmoins, les nouveaux pouvoirs ont généralement réussi, notamment au Bahreïn et au Koweït, à rallier et à intégrer dans le jeu politico-administratif dominé par les familles régnantes danciens opposants nassériens ou baassistes rentrés dexil. Le plus souvent, ces derniers manifestent le fait que leur ralliement au pouvoir nest pas un reniement en shabillant à leuropéenne dun costume trois-pièces de couleur sombre. Cependant, au fil des années quatre-vingt, le nombre des Arabes du Golfe persistant à shabiller à leuropéenne dans leur propre pays a diminué à vue doeil. Comme lexpliquait en 1984 le rédacteur en chef dun quotidien bahreinien qui, pour la première fois, apparaissait en public en habit traditionnel, « il faut bien assumer son identité régionale en shabillant comme les autres, à présent que les monarchies arabes de la péninsule arabique font leur unité au sein du Conseil de coopération du Golfe » (8). À lévidence, il sagissait là dune normalisation subie et non véritablement assumée. Laffirmation de cette identité « golfienne », ou « khalijienne » (de khalij = golfe en arabe) se devait dêtre dautant plus visible quelle nallait pas de soi. La distanciation affichée du modèle occidental est un processus daffirmation classique des périodes post-indépendance, marquées par le « retour à lauthenticité », surtout lorsque le processus est le fait de dirigeants qui sont eux-mêmes le produit de la période coloniale (9).
Trente ans plus tard, il est exceptionnel de voir des Arabes du Golfe en costume
occidental, sauf lorsquils voyagent à létranger. Mais
il nest pas besoin dy voir lexpression dun rejet ou
dune prise de distance à légard de lOccident.
Cest tout simplement quils trouvent normal de porter lhabit
traditionnel car ils lont toujours fait et que celui-ci est plus confortable
sous le climat qui prévaut dans ces pays. En revanche, il est fréquent
de voir les jeunes alterner le port de la disdasha avec celui de vêtements
sportifs : shorts, T-shirts, chaussures de sport de marque, comme il
se doit, à linstar des adolescents du monde entier. Du local à
la planète, la mondialisation fonctionne donc à plein dans les
pétromonarchies.
Un changement majeur est également intervenu au cours des trente dernières
années dans les métropoles arabes du Golfe : lorganisation
de lespace urbain y a été profondément remaniée,
créant des espaces de socialisation qui étaient pratiquement inexistants
dans les années soixante-dix et durant une bonne partie de la décennie
quatre-vingt. Si lon prend lexemple du Bahreïn, les espaces
de socialisation étaient principalement de deux ordres : dune part,
ceux qui relevaient du cadre familial (la maison, éventuellement la plage)
et, dautre part, les hôtels, restaurants et clubs où le mode
de vie était de type occidental, principalement britannique. Éventuellement,
les familles pouvaient se rendre dans la cafétéria dun grand
hôtel pour déjeuner, fêter un anniversaire ou rencontrer
des amis étrangers. Beaucoup plus rarement, les étrangers pouvaient
être invités à la maison, dans le cadre familial. Vers 1980,
les quelques jardins publics de Manama, Mouharraq ou Isa Town étaient
des lieux où les jeunes pouvaient se retrouver, mais ces jardins étaient
principalement fréquentés par les familles. Il existait aussi
des boîtes de nuit dans les principaux hôtels de Manama, lieux de
rendez-vous des expatriés occidentaux (hommes et femmes), des hôtesses
de lair de Gulf Air et des compagnies aériennes faisant escale
à laéroport de Bahreïn, et des Bahreïniens mâles
et adultes exclusivement. À cette époque, le seul espace de socialisation
à la disposition des jeunes était lancienne piste datterrissage
de la Royal Air Force à Sakhir, au centre de lîle,
en lisière du désert qui occupe le sud de celle-ci (10). Le vendredi,
des centaines de jeunes sy rendaient en voiture pour tromper lennui
et tourner en rond sur lancienne piste daviation tout en cherchant
loccasion de « draguer ». Mais, même en voiture, la
séparation des sexes était de rigueur, voituresde filles et voiture
de garçons sy côtoyant.
La multiplication des espaces de socialisation
En ce début de XXIe siècle, la situation a radicalement changé
et cette dualité des espaces de socialisation (cadre familial/cadre «
international ») sest fortement estompée. Désormais,
les lieux de rencontres sont multiples. Le principal est constitué par
des centres commerciaux, les « malls » à laméricaine
dont le modèle sagissant des pays du Golfe est directement
importé de Doubaï. Ces centres commerciaux combinent des espaces
de déambulation (les allées), des cafétérias et
des restaurants, des magasins de taille respectable, des cinémas multisalles
et de vastes parkings. Par ailleurs, la prolifération des chaînes
de restaurants, que ceux-ci soient groupés autour des centres commerciaux
ou disséminés dans les rues de la capitale, du Tex-Mex au restaurant
chinois en passant par la pizzeria ou le MacDonalds, en fait autant de
lieux favorisant les rencontres. Ces endroits se prêtent à des
fréquentations de type mixte : on y voit aussi bien des familles que
des adultes, seuls ou en groupe, des jeunes, garçons et filles séparés
ou des groupes de jeunes mixtes.
De plus en plus fréquemment, de jeunes couples non mariés
sy retrouvent sans que cela prenne un caractère de clandestinité.
À cela sajoute lapparition de boîtes de nuit qui ont
éclos en dehors du périmètre traditionnel des grands hôtels
; elles sont le lieu de rendez-vous de la jeunesse, tant expatriée que
bahreïnienne et ce qui est complètement nouveau par rapport
à la période précédente les filles bahreïniennes
y viennent également, généralement à plusieurs amies,
mais pas exclusivement. Il serait bien entendu tout à fait excessif de
présenter cette activité comme représentative de lensemble
des jeunes filles du Bahreïn ;mais le point important est que le phénomène
est désormais loin dêtre marginal, que les jeunes filles
en question ne sont pas stigmatisées par la société et
sy rendent le plus souvent avec laccord de leur famille.
Certes, la société bahreinienne a de longue date la réputation
justifiée dêtre la plus libérale de toute la région
sur le plan des moeurs. Si Doubaï est régulièrement présenté
comme un « modèle » de ce point de vue, il ne doit pas faire
illusion, en tout cas en ce qui concerne les femmes : la tolérance de
lémirat de Doubaï ne sapplique quaux étrangères,
contrairement au Bahreïn et, jusquà un certain point, au Koweït.
Mais globalement, la tendance est là dans lensemble des monarchies
du Golfe et le changement intervenu depuis trente ans est indéniable.
La mixité sociale et sexuelle, même si elle demeure très
relative, a sans nul doute profondément modifié les attitudes
de la nouvelle génération par rapport à celles qui lont
précédée.
Le taux élevé de scolarisation des jeunes filles est spectaculaire.
Mettant à profit les moyens dégagés par les revenus du
pétrole depuis le milieu des années soixante-dix, les États
arabes du Golfe ont massivement investi dans le système éducatif
pour scolariser lensemble de la population. Les indicateurs publiés
par le PNUD (Programme des Nations-Unies pour le développement) montrent
que les filles en ont largement bénéficié. Le taux dalphabétisation
des plus de quinze ans a nettement progressé entre 1990 et 2002 pour
toute la classe dâge et, dans cet ensemble, le taux dalphabétisation
des femmes se rapproche de la moyenne générale, sauf en Oman et
en Arabie saoudite.
Tableau 2. Le taux dalphabétisation dans les monarchies
du Golfe en 1990 et 2002 (en %)
Pays |
>15 ans (1990) |
>15 ans (2002) |
Femmes (2002) |
Arabie Saoudite |
66,2 % |
77,9 % |
69,5 % |
Bahreïn |
82,1 % |
88,5 % |
84,2 % |
EAU |
71,0 % |
77,3 % |
80,7 % |
Koweït |
76,7 % |
82,9 % |
81,0 % |
Oman |
54,7 % |
74,4 % |
65,4 % |
Qatar |
77% |
84,2 % |
82,3 % |
source : PNUD rapport sur le développement humain (2004)
Un autre indicateur est tout aussi éclairant : le ratio femmes/hommes
parmi les jeunes suivant des études supérieures. Dans les six
pays du Conseil de coopération du Golfe, le nombre détudiantes
dépasse celui des étudiants (il est même plus du double
au Qatar et au Koweït) alors même que le nombre de filles et de garçons
scolarisés dans lenseignement primaire est sensiblement égal
(ratio proche de lunité).
Tableau 3. Ratio étudiantes/étudiants dans l'enseignement supérieur des monarchies du Golfe en 2002
Pays |
ratio étudiantes/étudiants |
Arabie Saoudite |
1,49 |
Bahreïn |
1,86 |
EAU |
nd |
Koweït |
2,58 |
Oman |
1,67 |
Qatar |
2,69 |
nd: non disponible
source : PNUD rapport sur le développement humain (2004)
Dans son étude sur les étudiantes omanaises à luniversité de Koweït, Claire Beaugrand observe que « la scolarisation des fillettes et, à sa suite, lenseignement supérieur féminin, phénomènes très récents, prennent de lampleur et sétendent, à des rythmes divers, à toutes les sociétés du Golfe, même les plus traditionnelles » (11).
Autre indice de la place que prennent progressivement les femmes dans lespace public : des femmes ont été nommées ministres en Oman et au Bahreïn tandis que dautres étaient désignées ambassadrices de ces mêmes pays à létranger. Par ailleurs, phénomène jusqualors relativement inédit dans le Golfe, les « premières dames » du Qatar, dAbou Dhabi ou de Bahreïn nhésitent plus à intervenir publiquement dans le champ politique pour préconiser les réformes politiques et sociales, sans que cela provoque une réaction significative de la part des secteurs conservateurs de la société.
Un autre changement majeur est lexplosion de linformation
dans une région où une censure vétilleuse a longtemps régné
sur les journaux et la télévision. La prolifération des
antennes paraboliques, lémergence et le succès des chaînes
satellitaires arabes (MBC, puis Al-Jazira et toutes celles qui ont suivi)
ainsi que lapparition de lInternet grand public ont fait éclater
les cadres classiques : linformation était nationale (pour ne pas
dire gouvernementale) et censurée, elle est devenue internationale ou
régionale, et libre à un degré jamais connu auparavant.
En dépit de toutes les tentatives des autorités pour limiter lusage
de lInternet à la sphère professionnelle, puis, lorsquil
est apparu que cétait impossible, pour filtrer les accès
grand public au moyen de « proxies » chez les fournisseurs
daccès locaux (12), les régimes ont manifestement échoué
à contrôler laccès de la population, et notamment
des jeunes, à une information et à des divertissements quelles
ne contrôlent pas (13).
En février 1998, lors dun colloque consacré aux médias
qui se tenait à Manama (Bahreïn), un ancien doyen de la faculté
de droit de Rabat et un ancien ministre tunisien de lInformation, tous
deux parfaitement occidentalisés, mettaient en garde les participants
contre l« invasion culturelle occidentale » déferlant
sur les familles arabes par lentremise des télévisions satellitaires
et de lInternet et insistaient sur limpérieuse nécessité
de résister à cette entreprise de destruction des valeurs traditionnelles
par un contrôle adéquat. Leur répondant, le jeune ministre
de lInformation des Émirats arabes unis, cheikh Abdallah Ben Zayed
(le plus jeune fils du président des Émirats) leur répondit
que ce nétait pas un problème : aux Arabes de sapproprier
les nouvelles technologies au lieu de les craindre. Un demi-siècle de
différence dâge séparait les deux premiers intervenants
du second, mais également toute une approche du rapport de lindividu
à la société. Dans son intervention, cheikh Abdallah était
parfaitement représentatif de cette nouvelle génération
qui arrive aux affaires dans le Golfe même si, de par sa naissance et
son rang, il bénéficiait à lévidence dune
liberté de ton privilégiée.
En mars 2004, la télévision satellitaire MBC(à capitaux
saoudiens, émettant à partir de Doubaï) a suspendu la diffusion
de la version arabe de lémission « Big Brother » devant
les protestations de députés islamistes bahreïniens, choqués
que lémission, tournée dans lîle de Mouharraq
(Bahreïn), laisse cohabiter des jeunes de sexes différents. Dans
le communiqué annonçant la suspension de lémission,
MBC précise ne pas avoir voulu « sexposer, par ses programmes
et émissions, à laccusation de nuire aux valeurs et traditions
arabes, car elle se considère comme la chaîne de la famille arabe
». Cet incident illustre les limites de lévolution des sociétés
du Golfe. Mais, a contrario, il est révélateur de cette
même évolution car, voici seulement quelques années, il
aurait été tout simplement impensable denvisager quune
telle émission soit tournée dans un pays du Golfe et diffusée
régionalement à partir dun autre.
Du sujet au citoyen
La prise de conscience dune identité commune était peut-être inscrite dans le processus de construction du Conseil de coopération du Golfe et de la régionalisation des médias audiovisuels. Mais le facteur déclenchant a été très probablement linvasion du Koweït : voir leurs voisins Koweïtiens transformés du jour au lendemain en exilés sans ressources a constitué un choc pour les habitants du Bahreïn, des Émirats ou du Qatar, de même que pour les Saoudiens. Ce spectacle les renvoyait à leur propre vulnérabilité. En outre, découvrir le rejet massif dont les Koweïtiens et, à travers eux, les Arabes du Golfe étaient lobjet dans lensemble du monde arabe fut un réel traumatisme. La plupart dentre eux navaient aucune idée du degré de haine et de mépris quils inspiraient, du Maghreb au Levant en passant par la Palestine, le Soudan ou le Yémen. Comme plus tard les Américains, après le 11 septembre, les Arabes du Golfe ont eu le sentiment dêtre détestés « non pour ce quils avaient fait », mais « pour ce quils étaient ». Dès lors, il sopéra une véritable rupture mentale entre les ressortissants du Golfe et les autres Arabes. Cette empathie nouvelle pour les Koweïtiens envahis ou exilés et le fait dêtre rejetés en bloc par lopinion arabe extérieure aux monarchies de la péninsule arabique ont forgé cette identité « golfienne » en devenir.
Certes, les Qataris nont pas cessé dêtre Qataris pour
autant, et il en va de même des autres. Mais, au sein des identités
multiples que vivent les habitants de la région, ce qui était
constitutif du « vivre ensemble » et de cette identité commune
a pris lascendant. Parmi ces identités multiples, on peut recenser
le fait dêtre musulman ; Arabe (ou Persan) ; Bahreïnien (ou
Koweïtien, Omanais, etc.) ; de telle ou telle tribu ; chiite (ou sunnite)
; « khalijien » (du Golfe) ; « jazirien » (de la péninsule
arabique), et la liste nest pas exhaustive. Tentons de décomposer
ces différentes composantes.
Lidentité musulmane ne fait guère de doute et nest
pas lobjet dune compétition de la part dune autre religion
au sein de la population autochtone des monarchies du Golfe. Cest une
composante forte, mais qui ne fait pas débat.
Lidentité arabe va de soi (sauf pour les autochtones dascendance
persane) pour des Arabes vivant au coeur de la péninsule arabique, mais
en même temps, depuis la fin des années cinquante et la montée
du nationalisme arabe, la vigueur et la sincérité de larabisme
(la « conscience arabe ») des habitants du Golfe ont souvent été
mises en cause par les nationalistes qui ne pouvaient en revanche pas sen
prendre à leur arabité (le fait dêtre arabe).
Cest pourquoi il est rare que les « Golfiens » engagent la
conversation sur ce thème. La fracture de 1990-1991 entre le Golfe et
le reste du monde arabe consécutive à linvasion du Koweït
a amplifié une tendance déjà présente à ne
pas épouser toutes les causes « arabes ». Les échecs
répétés de la Ligue arabe à jouer son rôle
depuis lors nont fait que renforcer cette attitude.
Lidentité tribale nest pas aussi significative parmi
les populations sédentarisées de longue date des rives du Golfe
quelle peut lêtre dans larrière-pays, notamment
en Arabie saoudite. En revanche, les « grandes familles » marchandes
du Golfe comprennent le plus souvent des ramifications dans plusieurs États
de la région à la fois et contribuent ainsi au renforcement de
lidentité régionale (14).
Lidentité chiite saffirme plus fortement que lidentité
sunnite, ce qui est normal sagissant dune confession minoritaire
dans la région, ou opprimée là où elle est majoritaire
(Bahreïn) 15. Elle sest sans doute renforcée après
la chute du régime de Saddam Hussein en Irak. Mais, au-delà de
sa dimension proprement religieuse, elle intervient surtout comme affirmation
dune revendication de type communautaire et social pour demander légalité
et la justice avec lautre secteur (sunnite) de la population. Cette identité
nentre donc pas à proprement parler en compétition avec
les identités nationale ou régionale.
Lidentité « jazirienne » (de Jazira, ici
: péninsule) est un concept introduit récemment par des chercheurs
spécialisés sur la péninsule arabique 16 pour qui lhistoriographie
traditionnelle fait la part trop belle au concept de Golfe, négligeant
par là même ce qui rapproche les zones côtières de
leur hinterland. Pour Sheila Carapico (17), la raison en est principalement
le fait que le Golfe stricto sensu présente pour les puissances occidentales
(Grande-Bretagne, puis États-Unis) un intérêt stratégique
(pétrolier et militaire) bien supérieur à celui de la péninsule
arabique dans son ensemble, ce qui explique labondance de financement
des travaux de recherche sur le Golfe au détriment des autres domaines
de recherche. Sans méconnaître la pertinence de ces observations,
il nous semble cependant que lidentité « jazirienne »
est pour lheure plus hétérogène que lidentité
« khalijienne » : il y a davantage en commun entre un Koweïtien,
un Saoudien de Hofuf, un habitant dAbou Dhabi ou de Charjah quentre
nimporte lequel dentre eux et un Saoudien de Tabouk ou dAbha
ou encore un Yéménite de Saada, de Mareb ou de Taëz.
Les habitants des monarchies du Golfe, en dépit des différences
locales, ont en commun des structures politico-sociales très voisines,
mélange de capitalisme sauvage et dÉtat-providence qui font
des membres du Conseil de coopération du Golfe peut-être les derniers
États socialistes, sagissant du moins des politiques de santé
et de logement ! La plupart dentre eux sont minoritaires dans leur propre
pays. Ainsi, dans les émirats dAbou Dhabi ou de Qatar, les nationaux
ne représentent que 10 à 15 % de la population totale ! Après
la libération du Koweït en 1991, dans un sursaut nationaliste destiné
à répondre aux critiques de lopposition et tirant parti
du départ massif de nombreux immigrés arabes et asiatiques à
la suite de linvasion, les autorités sétaient fixé
comme objectif de contenir la part des étrangers au-dessous de 50 % (ils
représentaient les deux tiers de la population auparavant).
Mais, en quelques années, les Koweïtiens sont redevenus minoritaires
et les étrangers représentent à nouveau près de
60 % de la population de lémirat. Même dans des pays comme
le Bahreïn ou lArabie saoudite, où les autochtones sont majoritaires,
les travailleurs étrangers sont les plus nombreux au sein de la population
active.
Le fait, pour les Arabes du Golfe, de se sentir minoritaire dans leur propre
pays ajoute à la perception de vulnérabilité qui est commune
à lensemble des monarchies pétrolières et joue sans
aucun doute un rôle significatif dans la construction de cette identité
partagée. Léconomie de ces pays, qui repose largement sur
le pétrole, est donc avant tout mise en valeur grâce à une
vaste population immigrée dépourvue des droits qui sattachent
à la nationalité. De ce point de vue, la nationalité, dans
les monarchies du Golfe, a une dimension plus patrimoniale que patriotique.
La nationalité est ce qui donne le droit de bénéficier
des retombées de la rente pétrolière. Il sensuit
que les naturalisations sont très rares, les lois daccession à
la nationalité particulièrement restrictives afin de ne pas galvauder
ce privilège. Cest donc une valeur partagée, même
si être ressortissant dAbou Dhabi ou du Qatar apporte davantage
de bénéfices matériels que si lon est Omanais ou
Bahreïnien.
Conçu au départ comme un pacte sécuritaire, le Conseil
de coopération du Golfe a évolué dans un sens intégrateur
pour les économies et les habitants de ses membres. Lharmonisation
des droits de douanes a pris une vingtaine dannées, mais elle est
désormais entrée en vigueur, ainsi que la suppression des visas
entre pays membres et le droit pour un citoyen dun pays du Conseil dacheter
de la terre dans un autre État membre. Pour lente et graduelle que soit
cette évolution qui prend ouvertement exemple sur lUnion européenne,
elle nen a pas moins contribué à favoriser la circulation
des personnes et des biens au sein du Conseil et, partant, à renforcer
le sentiment dappartenance commune de ses habitants.
Il faut enfin évoquer la recherche permanente du consensus, qui est un
trait caractéristique des Arabes du Golfe. Il convient sans doute également
dajouter à ce qui unit les ressortissants des pays du Conseil les
facteurs négatifs : le fait de nêtre ni immigré, ni
occidental ainsi que le regard porté sur eux par le reste du monde, fait
de convoitise et de mépris mélangés.
Bien entendu, à chercher systématiquement à mettre laccent
sur ce qui rapproche les habitants des six monarchies arabes du Golfe, on court
le risque de minorer leurs particularismes. Cest particulièrement
vrai dans le cas du sultanat dOman, à lidentité si
marquée et qui se distingue à bien des égards de ses cinq
autres partenaires au sein du Conseil de coopération du Golfe. Cette
identité nationale puise non seulement dans lhistoire de la péninsule
arabique plus précisément : sud-arabique et du Golfe,
mais également dans celle de la Corne de lAfrique et de locéan
Indien. Dune manière générale, il importe de souligner
que la différenciation entre ces États est réelle. Elle
se manifeste souvent par la tenue vestimentaire et la coupe de la barbe, généralement
inspirée de celle du souverain du lieu. Les disdasha peuvent avoir un
col ou en être dépourvues, liqal se terminer ou non par une
ficelle à pompons et la façon de nouer sa ghutra dénote
presque à coup sûr lorigine de celui qui la porte. La vérité
oblige également à préciser quune bonne part de lidentité
nationale des monarchies du Golfe, hors Arabie saoudite, sest constituée
contre cette dernière, à mesure que sétendait le
contrôle dIbn Saoud sur la Péninsule.
Aujourdhui encore, les Arabes des monarchies côtières ne
se font guère prier pour souligner tout ce qui les distingue de leur
grand voisin, notamment sur le plan des moeurs et de la tolérance religieuse.
La place des femmes, la libéralisation de la société, louverture
à létranger sont autant de facteurs fréquemment mis
en avant par les ressortissants des voisins de lArabie pour souligner
ce qui les distingue de leur grande voisine. Celle-ci, dailleurs, composée
de plusieurs régions fort différentes, nest pas homogène
: si la province orientale (le Hassa) est incontestablement tournée vers
le Golfe et présente de nombreuses caractéristiques que lon
retrouve dans les petites monarchies voisines, cest sensiblement moins
vrai dautres régions de lArabie centrale ou du Sud. Cest
dailleurs lun des paradoxes de cette situation : lArabie saoudite,
à linitiative de la création du Conseil de coopération
du Golfe quelle domine en grande partie, est au centre de ce système
régional dont elle est lun des piliers, alors même que tous
ses voisins, chacun à leur manière, ont à cur de
définir leur identité, locale et régionale, en opposition
au système saoudien et à ce quil représente. Cest
pourquoi nous formulons lhypothèse quen dépit de son
incontestable prépondérance politique, démographique et
géographique au sein du Conseil, la part saoudienne dans les constituants
de lidentité khalijienne nest pas significativement plus
importante que, par exemple, celle du Koweït, dOman ou des Émirats
arabes unis.
En ce qui concerne les économies, la rivalité qui, voici trente
ans, a opposé la plupart des émirats, a depuis été
tranchée par le succès commercial de Doubaï, la richesse
en pétrole dAbou Dhabi et en gaz du Qatar. Aujourdhui, le
chauvinisme local se traduit principalement par le soutien à une équipe
de football composée presque exclusivement de joueurs étrangers
achetés à prix dor en Europe, en Afrique ou en Amérique
latine.
Avant dévoquer un quelconque patriotisme national, il convient
cependant de sassurer que les citoyens franchissent avec succès
deux épreuves déterminantes : la capacité de verser son
sang pour son pays et dacquitter un impôt. À ce jour, lexpérience
nest guère probante, du moins au plan local. Car lincapacité
des dirigeants à assurer la protection de leurs sujets en 1990 a en quelque
sorte rompu le pacte qui liait ces derniers à leurs souverains. Au Koweït,
où, avant linvasion, la classe marchande demandait énergiquement
à lémir de rétablir le Parlement, dissous en1986,
lémir, de son exil saoudien de Taëf, a dû se soumettre
et promettre le retour à la vie parlementaire après la libération.
Le manque de sincérité évident de cet engagement a conduit
danciens résistants Koweïtiens à loccupation
à fonder le Forum démocratique, qui a essaimé au Bahreïn
(où le Parlement était suspendu depuis 1975). Les initiatives
de démocratisation prises par le nouvel émir du Qatar à
partir de 1995 ont eu un profond retentissement au Bahreïn, traversé
par un soulèvement chiite (1994-1999), et les premières mesures
adoptées par le nouveau souverain du Bahreïn à son accession
au pouvoir ont consisté à sinspirer en quelque sorte des
réformes politiques engagées au Qatar. Historiquement à
la pointe de louverture démocratique, le Koweït, où
les femmes ont désormais le droit de vote et déligibilité
(depuis un amendement à la loi électorale voté par le Parlement
en mai 2005), est à son tour mis au défi de saligner sur
ses voisins, novices en matière de démocratie, mais plus hardis.
À son tour, lArabie promet des élections au suffrage universel.
Sans entrer dans les détails de ce processus de démocratisation,
il est clair que chaque évolution interne dans lune des monarchies
a des répercussions immédiates chez ses voisins. Aidé par
le facteur « Al-Jazira », ce « cercle vertueux »
dans lequel se sont engagées les pétromonarchies a une dimension
régionale évidente : le progrès de lun doit bénéficier
aux autres, ce qui nest possible que du fait de lexistence dun
sentiment dappartenance commune et de similitude de destins.
*
* *
Alors que dans le reste dumonde arabe, du Maghreb à la Syrie en passant
par lÉgypte ou la Jordanie, la jeunesse sombre fréquemment
dans la désespérance due à labsence de perspectives
en termes demploi, de revenus ou de participation aux processus de décision,
on est au contraire frappé de la confiance en lavenir que semblent
manifester nombre de jeunes du Golfe, à lexception, sans doute,
de lArabie saoudite. Avec toute la prudence que requiert ce genre de généralisation,
on peut cependant discerner plusieurs raisons permettant dexpliquer cette
exception au sein du monde arabe.
Si le revenu par habitant est aujourdhui plus faible quau début
des années quatre-vingt, il demeure cependant très élevé
dans les petites monarchies pétrolières, et le cours élevé
du pétrole depuis la fin des années quatre-vingt-dix a redonné
une certaine aisance aux États comme aux populations. Dans cette région
troublée, qui a connu trois guerres en trente ans, preuve a été
faite que la sécurité des monarchies du Golfe était assurée,
par délégation, par la puissance américaine. La sécurité
étant désormais sous-traitée et garantie, les populations
peuvent se sentir soulagées dune anxiété qui, autrement,
minerait le moral de la région. Ce soulagement nest dailleurs
pas exclusif dun sentiment anti-américain croissant nourri de la
politique des États-Unis dans le conflit israélo-palestinien et
de lembargo contre lIrak, puis de lintervention militaire
dans ce pays. Cet apparent paradoxe est particulièrement prononcé
au Koweït, où la reconnaissance due aux libérateurs de lémirat
a progressivement cédé la place à un vif ressentiment dune
partie substantielle de la population à légard de la politique
américaine et de ce qui est désormais perçu par nombre
de Koweïtiens comme une domination directe du pays par les États-Unis.
Par ailleurs, lexpérience a démontré que la prospérité
des monarchies du Golfe na guère été affectée,
bien au contraire, par ces conflits. On y observe depuis peu un regain de confiance
dans lavenir et une profusion de projets qui nest pas sans rappeler
la décennie soixante-dix. La démocratie est une idée neuve
dans le Golfe. Elle na pas encore été discréditée
par le détournement quen font les pouvoirs, comme cest le
cas au Maghreb, en Égypte et même au Liban. Les processus de démocratisation
viennent à peine de samorcer, lespoir est encore permis.
Longtemps, la psyché des habitants du Golfe a été marquée
par une forme de schizophrénie (modernité/tradition) et un complexe
vis-à-vis des autres Arabes qui les regardaient de haut et contestaient
lauthenticité même de leur identité nationale. Ces
complexes ont aujourdhui largement disparu. Davantage sûre delle
que ses aînées, la génération émergente dans
le Golfe a renoncé à prendre ses modèles à lextérieur
(même pour les rejeter). Une synthèse régionale de la tradition
et de la modernité se construit dans les monarchies du Golfe, où
se dessine un modèle de société régionale qui na
pas vocation à être exporté comme naguère le nassérisme,
le baassisme ou la révolution islamique, mais qui reflète lidentité
khalijienne qui sest forgée au cours des trente dernières
années.
(1) La chute de la livre sterling en 1967 est la raison principale qui a conduit
la Grande-Bretagne à retirer ses troupes « à lest
de Suez ».
(2) Le Conseil de coopération des États arabes du Golfe (Majlis
at-taaoun li-doual al-khalij al-arabiyya), qui a tenu son sommet fondateur
en mai 1981 à Abou Dhabi, comprend lArabie saoudite, le Koweït,
le Bahreïn, le Qatar, les Émirats arabes unis et le sultanat dOman.
Sur la genèse et les débuts du CCG, lire Olivier Da Lage et Gérard
Grzybek, Golfe : Le jeu des six familles, Autrement, Paris, 1985
(3) Dans cette étude, sauf indication contraire, la notion de «
Golfe » est entendue dans une acception restreinte et désigne essentiellement
la région côtière de la péninsule arabique donnant
sur le Golfe.
(4) Lappellation de « côte de la Trêve » ou «
États de la Trêve », usitée jusquau milieu du
XXe siècle, provient du fait que tous les cheikhs de la côte avaient
engagé, à la fin des années1800, des rapports fondés
sur des traités avec lAngleterre, incluant notamment une trêve
maritime permanente. Abou Dhabi, Doubaï, Charjah, Ajman, Ras al-Khaïmah,
Foujaïrah et Oum al-Qaïwaïn ont formé la Fédération
des Émirats arabes unis lors de laccession à lindépendance.
Initialement, le Bahreïn et le Qatar devaient également en faire
partie, mais des querelles de préséance, une dispute sur la capitale
fédérale et la rivalité traditionnelle entre Manama et
Doha ont conduit ces deux émirats à rester à lécart
de la fédération.
(5) Marc Lavergne et Brigitte Dumortier (dir.), LOman contemporain.
État, territoire, identité, Karthala, Paris, 2002.
(6) Pascal Ménoret, Lénigme saoudienne, La Découverte,
Paris, 2003, p. 178-183.
(7) Olivier Da Lage, « Machrek : le défi démographique »,
Revue internationale et stratégique, n° 40, hiver 2000-2001,
p. 87-93.
(8) Entretien avec lauteur, en marge du sommet du Conseil de coopération
du Golfe de Koweït.
(9) Les décisions prises par lancien sergent Joseph-Désiré
Mobutu de changer son nom, celui de son pays, et de porter lhabit national
« traditionnel » en sont un exemple extrême, mais pas isolé.
Les choses ne sont naturellement pas allées aussi loin dans le Golfe,
mais la colonisation qui lavait précédée non plus.
(10) Cest sur ce même terrain qua été construit
le circuit où sest tenu le premier Grand Prix de Formule 1 de Bahreïn
en mars 2004.
(11) Claire Beaugrand, « Sociabilités féminines en évolution
: les étudiantes omanaises à lUniversité de Koweït
», Maghreb-Machrek, n° 179, printemps 2004, p. 63-77.
(12) Human Rights Watch, The Internet in the Mideast and North Africa, Free
Expression and Censorship, New York, 1999.
(13) Voir notamment Franck Mermier (dir.), Mondialisation et nouveaux médias
dans lespace arabe, Maisonneuve & Larose, Paris, 2003 et Mohamed
Zayani (dir.), The Al Jazeera Phenomenon : Critical Perspectives on New Arab
Media, Pluto Press, Londres, 2005.
(14) Michael Field, The Merchants : The Big Business Families of Saudi Arabia
and the Gulf States, The Overlook Press, New York, 1985.
(15) Voir la contribution de Laurence Louër au chapitre 6.
(16) Voir notamment Madawi Al-Rasheed et Robert Vitalis (dir.) Counter-Narratives,
History, Contemporary Society and Politics in Saudi Arabia and Yemen, Palgrave
Macmillan, Basingstoke,
2004.
(17) Sheila Carapico, Invitation to Arabian Peninsula Studies, in
Madawi Al-Rasheed et Robert Vitalis (dir.), Counter-Narratives, History,
Contemporary Society and Politics in Saudi Arabia and Yemen, op. cit.,p.
25 sqq.