Droits dauteur des journalistes sur Internet : une piste pour sortir de limpasse
Par Olivier Da Lage*
Cela fait à présent une dizaine dannées que la question
de la titularité des droits empoisonne les relations entre journalistes
et éditeurs. Cest-à-dire, pour être plus précis,
depuis que la diffusion en ligne, notamment sur Internet, a donné une
ampleur inédite à un problème pourtant ancien. Dix ans
aussi, que le premier accord sur les droits dauteur a été
signé dans un journal (Le Monde, 1995). Mais le refus de la plupart des
éditeurs de sengager dans la voie contractuelle a conduit les journalistes
et leurs syndicats à opter au cas par cas pour la voie judiciaire. De
lordonnance de référé dans laffaire DNA-FR3
(février 1998)(1), aux décisions des TGI et cours dappel
(par exemple Le Progrès et Le Figaro)(2), en passant par quelques arrêts
fameux de la Cour de Cassation (comme larrêt Rillon, juin 2001),
le bilan est désormais incontestable : dans tous les ressorts, à
tous les niveaux de juridiction, et sans exception aucune, la justice a fait
droit aux revendications des journalistes. Le droit positif a confirmé
ce que disaient les textes, à savoir que même salariés,
les journalistes conservent leurs droits sur les oeuvres produites dans le cadre
de leur contrat de travail, au-delà de la première diffusion,
couverte par la rémunération du journaliste (pige ou salaire mensuel).
Contrairement à ce que lon pouvait encore entendre voici cinq ans,
il ne se trouve plus un seul éditeur, un seul juriste pour prétendre
que le droit nest pas clair ou que « les journalistes sont des auteurs,
mais des auteurs sans droits » !(3). Les magistrats en ont jugé
autrement.
Cependant, malgré cette clarification, la situation reste largement à
létat de blocage. Certes, on compte désormais plusieurs
dizaines daccords « droits dauteur » signés dans
les entreprises de presse qui, là où ils existent et en dépit
de leurs imperfections, fonctionnent à la satisfaction de leur signataires.
Mais soixante ou soixante-dix accords, cela reste un nombre ridiculement bas
à léchelle de la presse française.
Cela tient en partie à lespoir de certains éditeurs de parvenir
à modifier à leur avantage exclusif la législation. Dabord
lors des négociations sur la préparation de la directive européenne,
puis lors de la préparation du projet de loi de transposition, en passant
par la Commission « création salariée » du CSPLA ou
aux travaux de léphémère mission du conseiller dÉtat
Raphaël Hadas-Lebel. Ces espoirs se sont avérés infondés.
Des contacts que jai eus depuis deux ou trois ans avec des représentants
des éditeurs, toutes formes de presse confondues, jai retiré
la conviction que mes interlocuteurs souhaitaient sortir de limpasse et
trouver un terrain dentente avec les journalistes. Mais plusieurs sinterrogeaient
manifestement sur la façon dy parvenir tandis que dautres
craignaient les réactions négatives de leurs collègues
ou de leur fédération sils savançaient seuls
sur ce terrain, doù un attentisme largement partagé face
à cet épineux dossier.
Quant aux journalistes, ils nont jamais eu lintention de priver
les éditeurs de leurs droits, mais il est vrai que pour beaucoup de délégués
syndicaux maniant au quotidien le droit du travail, il était difficile
de maîtriser une logique sans doute complémentaire, mais très
différente : celle du droit de la propriété intellectuelle.
Comme souvent dans les conflits, la paix devient possible dans deux cas, et
deux seulement : lécrasement total et inconditionnel de lun
des protagonistes par son adversaire, ou la lassitude des deux camps, face à
une querelle qui perdure sans que lun des deux prenne un avantage incontestable.
Nous sommes face à ce deuxième cas de figure, car si les journalistes
et leurs syndicats ont remporté victoire sur victoire dans les prétoires,
ils ont été impuissants à transformer ces succès
dans la réalité quotidienne. Quant aux éditeurs, ils doivent
se résoudre à constater leur égale impuissance à
faire prévaloir leur point de vue et lattentisme na pas payé.
Chacun sait aujourdhui que lissue du conflit ne viendra pas de la
victoire des uns sur les autres.
Les causes du blocage
Les obstacles rencontrés jusquà présent, outre les
blocages de principe évoqués plus haut, étaient essentiellement
de deux ordres :
Les éditeurs qui avaient cru pouvoir invoquer loeuvre collective
pour revendiquer la titularité des droits à leur seul bénéfice
ont dû déchanter devant lavalanche de décisions de
justice rappelant que peu importe la qualification doeuvre collective
dune publication dès lors quil est question dune contribution
prise isolément.
Les accords signés dans le cadre de lentreprise, outre le
caractère juridiquement imparfait de nombre dentre eux, induisent
nécessairement certaines lourdeurs, car ils obligent généralement
léditeur à obtenir au préalable un accord écrit
pour réutilisation, ce qui est difficilement compatible avec le fonctionnement
normal et habituel dune rédaction. On se trouve donc devant le
dilemme suivant : respecter strictement les accords signés et se trouver
en retard sur linformation, ou fermer collectivement les yeux et admettre
un mode de fonctionnement qui déroge aux engagements pris de part et
dautre.
Au fond, ce que chacun demande est très simple et nest pas mutuellement
exclusif : les éditeurs veulent la sécurité juridique leur
permettant dexploiter sans risque les oeuvres journalistiques réalisées
dans le cadre du contrat de travail ; quant aux journalistes, ils demandent
la reconnaissance de leurs droits dauteur dans lexercice normal
de leur profession.
Les paramètres dune solution
Les esprits étant mûrs pour une solution, lheure est venue
de sortir de limpasse. La solution, quelle quelle soit, devra respecter
impérativement les paramètres suivants :
Garantir la sécurité juridique de lexploitation des
éditeurs dans le cadre de leur publication des oeuvres journalistiques
sans craindre le risque dun procès ;
Assurer aux journalistes, quelle que soit la forme de presse à
laquelle ils collaborent, le respect de leurs droits dauteur (moraux et
patrimoniaux), sans contestation possible de la part de leurs employeurs ;
Protéger léquilibre de ces droits tout en respectant
les grands principes du droit existant, tant dans le domaine du droit du travail
que dans celui du droit de la propriété intellectuelle ;
Afficher une totale neutralité technologique, afin de ne pas opérer
de discrimination selon le type de presse.
La proposition que je vais formuler ci-après relève plutôt du modèle de laboratoire que de la solution clé en main. A mon sens, elle respecte lensemble des paramètres évoqués, mais sa mise en oeuvre suppose que soient auparavant résolues un grand nombre de questions pratiques. Cela ne pourra se faire que par la négociation entre les acteurs concernés, en présence des pouvoirs publics. Elle tient compte, en tout cas, de certaines des causes principales de léchec rencontré lors des travaux de la Commission création salariée du CSPLA et de la mission Hadas-Lebel. Pour reprendre lanalogie scientifique, le « modèle » proposé ici conserve léquilibre de léquation initiale, mais cest une équation qui a été considérablement simplifiée pour nen conserver que les termes essentiels.
1. Les dispositions concernant la propriété intellectuelle des
oeuvres journalistiques concernent toutes les formes de presse : presse écrite,
presse audiovisuelle, presse en ligne, agences, supports matériels numériques
2. Par le paiement du salaire versé au journaliste (pige ou salaire mensuel),
léditeur acquiert les droits de première diffusion multisupports
de loeuvre journalistique dans le cadre de la publication concernée
sans que le journaliste puisse sy opposer, sous réserve de lexercice
légitime du droit moral.
3. Passé un délai déterminé, mais qui varie selon
la nature et périodicité de la publication, cette oeuvre journalistique
est automatiquement versée au « fonds éditorial »
de la publication, quelle soit ou non accessible en ligne ou autrement
au-delà dun délai, quel quil soit. De ce simple fait,
elle ouvre aux journalistes concernés tous les droits afférents
à une réutilisation de son oeuvre, notamment le droit à
rémunération.
Le dispositif envisagé paraît relativement simple dans son principe.
On ne saurait pourtant sous-estimer les concessions quil représente
pour les acteurs concernés par rapport à leurs positions de principe
réaffirmées jusquà présent : les journalistes
reconnaîtraient aux éditeurs le droit de faire paraître leurs
oeuvres sur plusieurs supports dès la première publication sans
quil soit nécessaire de demander leur autorisation préalablement
; quant aux éditeurs, ils accepteraient que, passé le délai
fixé par forme de presse, le statut de « fonds éditorial
» ouvre automatiquement droit à rémunération des
journalistes au titre de la réutilisation des articles publiés.
Si les points (1) et (2) sont aisés à mettre en oeuvre, il nen
va pas de même du (3). Or, le (3) apporte aux journalistes ce que le (2)
donne aux éditeurs : la garantie que leurs préoccupations essentielles
seront prises en compte sans se soucier autrement. Il faut notamment définir
ses mécanismes de mise en oeuvre et de contrôle, le périmètre
de laccord, la définition du taux et de lassiette, et bien
dautres choses encore. Toutes difficultés qui ont pu, localement,
être résolues dans le cadre daccords dentreprises,
mais qui sont loin de faire lunanimité à léchelle
de la branche.
Passer du « modèle » au « prototype »
Cest pourquoi, dans les discussions qui prendraient éventuellement
cette proposition pour base, il est absolument crucial de garder à lesprit
que le coeur de la solution réside dans léquilibre des droits
et garanties. Or, la difficulté de transformer ce « modèle
» en « prototype » fonctionnant est tout entière contenue
dans le mécanisme qui permettra de garantir aux journalistes que le (3)
nest pas une enveloppe vide.
Lexpérience désastreuse de la reprographie (1995) ou de
la loi sur les reporters-photographes (1993) exclut absolument quune éventuelle
révision législative renvoie le (3) à un accord de branche
devant intervenir postérieurement au vote de la loi. Cela créerait
brutalement un déséquilibre majeur entre les éditeurs (ayant
obtenu de la loi les garanties quils souhaitent légitimement obtenir)
et les journalistes (qui seraient en attente dun accord improbable, et
en tout état de cause de norme juridique inférieure).
Pour cette raison même, toute négociation sur le sujet ne pourra être que globale et en aucun cas procéder par étape. Selon un principe en usage en diplomatie lorsquun traité particulièrement délicat est en négociation, « tant quil ny a pas daccord sur tout, il ny a daccord sur rien ». Ce serait une puissante incitation à aboutir. Resterait alors au Parlement à valider par un texte législatif un accord ayant le consensus de la profession, tant dans sa composante éditeurs que dans sa composante journalistes.
En soumettant cette proposition « modélisée », je
ne sous-estime aucunement lampleur des difficultés qui ont, jusquà
présent, empêché daboutir et qui restent à
réduire pour parvenir au stade du « prototype ». Mais il
semble que désormais, les esprits sont prêts de part et dautre
à une évolution dans ce sens qui, sans rien toucher aux grands
équilibres, apporte à chacun la sécurité et les
garanties quil demande. Cela vaut la peine dessayer.
O. D. L.
Copyright © Olivier DA LAGE
Juriscom.net, 4 octobre 2005, http://www.juriscom.net
*Membre du Bureau national du SNJ, membre dAREG (Authors Rights Expert Group de la Fédération internationale des journalistes) et représentant des journalistes au CSPLA.
(1) TGI Strasbourg, 4 février 1998, USJF, SNJ et a. c/ SDV Plurimedia,
Juriscom.net,
http://www.juriscom.net/jpt/visu.php?ID=134
(2) TGI Paris, 14 avril 1999, SNJ, S. L. et autres c/ Société
de gestion du Figaro, Juriscom.net,
http://www.juriscom.net/jpt/visu.php?ID=137 ; CA Paris, 10 mai 2000, SA
Gestion du Figaro c/ SNJ et a., Juriscom.net,
http://www.juriscom.net/jpt/visu.php?ID=142 ; TGI Lyon, 21 juillet 1999,
SNJ c/ SA Groupe Progrès, Juriscom.net,
http://www.juriscom.net/jpc/visu.php?ID=222 ; CA Lyon, 9 décembre
1999, SA groupe Le Progès c/ SNJ et autres, Juriscom.net, http://www.juriscom.net/jpt/visu.php?ID=141.
(3) Propos tenus lors dun colloque du SPMI par un professeur de droit
en juin 1998.