La guerre du
Kosovo
et le monde musulman
Entretien avec Olivier Da Lage*
Durant la campagne de bombardements de lOTAN contre la Serbie, on a tout dabord pu constater que le monde musulman, et tout particulièrement sa composante arabe, est resté assez modéré presque discret dans ses réactions politiques. Peut-on, dans un souci de clarification, dresser un rapide tableau de ces réactions ?
Oui, en remarquant dabord quil ny a pas eu de réactions coordonnées. Ainsi, il ny a pas eu de réactions officielles de la part dorganisations comme la Conférence islamique, la Ligue arabe ou tout autre organisme qui fédère les pays de la région. Chaque pays a réagi ou dailleurs na pas réagi de manière isolée et individuelle.
Premier type de réaction, tout à fait atypique par rapport aux autres états, la réaction irakienne. LIrak a en effet exprimé une solidarité totale vis-à-vis de la Serbie, pour des raisons qui se comprennent assez facilement. La Serbie était à son tour victime des mêmes ennemis que lIrak, confrontée au même schéma général de menaces et de sanctions suivies des mêmes modalités de bombardements, à cela sajoutent les très anciennes relations qui unissent Belgrade et Bagdad. Tous ces éléments expliquent que lIrak ait exprimé, à légard de la Serbie, une forte solidarité pour laquelle il convient cependant de signaler quelle est restée assez platonique, lIrak nayant évidement aucun moyen de se porter au secours de la Serbie. On a certes pu lire et entendre quil y aurait eu des échanges de renseignements entre militaires serbes et irakiens, notamment sur les modalités de frappe et les techniques de dissimulation des radars Je nen ai pas ici la preuve, Mais lélément essentiel, nous permettant aujourdhui de dégager un premier type de réaction, réside dans le fait que cette solidarité irakienne sest exprimée de façon publique.
On a ensuite pu constater le malaise de certains pays face aux frappes aériennes contre la Serbie. Ainsi en Algérie, sil ny a pas eu de réaction officielle, le malaise était palpable, Cette attitude trouve très probablement un début dexplication dans les années 60-70, époque à laquelle la Yougoslavie communiste, aux côtés de lAlgérie et de quelques autres pays comme lInde de Nehru ou légypte de Nasser, saffichait en leader du Mouvement des non-alignés et soutenait les pays du Tiers-Monde dans leur lutte pour lindépendance.
Il y a aussi le cas particulier de la Libye du colonel Kadhafi qui sest un moment proposé pour jouer les médiateurs entre les pays occidentaux et la Serbie, sans que cela ait eu le moindre début de concrétisation.
Il y a enfin une zone de grand silence dans la presque totalité du reste du monde arabe et, à 1autre bout de larc, ceux qui se sont exprimés publiquement en faveur du Kosovo et contre les agissements serbes. Certains de ces pays se sont même directement impliqués. Je veux ici essentiellement parler des pays du Golfe et de la péninsule arabo-persique qui ont, soit apporté un soutien financier au Kosovo Koweït, Qatar, Arabie Saoudite, soit participé à leffort de guerre, comme les émirats arabes unis (EAU), en envoyant un contingent militaire placé sous commandement français, dabord en Albanie, ensuite au Kosovo même. Les EAU ont également participé à la construction dun hôpital de campagne et aidé à lextension de laéroport de Kukës. Voilà schématiquement comment se sont décomposées les réactions ou labsence de réactions du monde arabo-musulman,
Au-delà de ces réactions officielles des états et des gouvernements, y a-t-il eu des réactions de la part des populations civiles, comme cela avait été le cas lors de la guerre en Bosnie-Herzégovine. On avait en effet assisté, à lépoque, à des manifestations dans les quelques pays où elles étaient possibles, mais aussi à un soutien militaire et humain par lenvoi darmes de contrebande ou de quelques volontaires sur le terrain. Cela ne semble pas avoir été le cas dans le récent conflit du Kosovo. En quoi et comment les populations, civiles ont-elles réagi aux bombardements de 1OTAN sur la Serbie ?
Il y a une différence majeure entre la guerre de Bosnie-Herzégovine et le conflit du Kosovo. Lors de la guerre de Bosnie, les populations du monde arabo-musulman, et avec elles leurs gouvernements, dénonçaient en premier lieu linaction occidentale face à labandon de populations majoritairement musulmanes ou en tout cas perçues comme telles en Bosnie. Lidée répandue à lépoque était que les Occidentaux ne décidaient dintervenir que dans les cas précis où des chrétiens blancs étaient massacrés. Personnellement, jai la conviction que si lOTAN navait pas réagi très rapidement au Kosovo après léchec des négociations de Rambouillet, un tel discours se serait probablement reproduit Mais la fermeté des Occidentaux et la réaction rapide de lOTAN ont coupé court à un éventuel reproche de ce type. Les populations et aussi les gouvernements ont donc été confrontés à un autre dilemme. Objectivement, la majeure partie dentre eux était satisfaite de cette volonté occidentale de venir en aide aux Albanais du Kosovo, victimes de la répression serbe. Mais il y avait en même en temps un profond malaise concernant la manière dont cette volonté était mise en uvre, Nombreux ont été les gouvernements dénonçant le fait que lintervention militaire nait pas été précédée dune résolution du Conseil de sécurité de lONU et que lOTAN se soit arrogé le droit de décider de ce quétait le "bien" et le "mal". Jajouterai que le fait que ce "bien" coïncide avec ce que les populations arabo-musulmanes percevaient, elles aussi, comme étant effectivement le "bien" ne changeait fondamentalement rien à ce malaise de voir les Occidentaux et tout particulièrement les Américains se comporter en maîtres du monde et de décider de frapper quand ils le voulaient ou, au contraire, de sabstenir quand ils ne le souhaitaient pas.
Il faut par ailleurs rapprocher cette action au Kosovo de la date à laquelle elle intervient, cest-à-dire trois mois après lopération "Renard du désert", marquée par les bombardements angloaméricains sur lIrak, Tous les schémas de lintervention au Kosovo ont singulièrement remémoré les bombardements décidés à lencontre de lIrak et beaucoup dArabes en ont ressenti un malaise Oui, ils étaient aux côtés des Kosovars, oui ils condamnaient la répression serbe mais, en même temps, ils ne pouvaient pas sempêcher de ressentir quelque chose pour ces Serbes victimes, comme les Irakiens, de bombardements aveugles. en tout cas perçus comme tels, et décidés unilatéralement par la Maison-Blanche. Ce profond malaise et ces contradictions expliquent le lourd silence qui sest installé alors que beaucoup auraient attendu une réaction du type de celle quon a connue du temps de la guerre de Bosnie-Herzégovine.
Il semble en outre quil y ait un décalage entre les images diffusées par la télévision, notamment les flots de réfugiés kosovars fuyant leur province, dans des conditions absolument dramatiques, et les promesses alors formulées par lOTAN dont lobjectif était de permettre à ces réfugiés de retourner un jour dans leur foyer, Ces promesses nont-elles pas été perçues comme un mensonge avec la mémoire de la tragédie et de lexode palestiniens, En effet, des promesses semblables avaient été formulées en 1947-1948 et nont, par la suite, jamais été tenues, ce qui explique quaujourdhui encore des milliers de Palestiniens se trouvent toujours dans des camps de réfugiés.
Je ne sais si les déclarations des responsables occidentaux ont été ressenties comme des mensonges vis-à-vis des Albanais du Kosovo, Ce nest pas chose certaine, En revanche, la comparaison avec la situation israélo-palestinienne est tout à fait pertinente parce que lexpression "deux poids, deux mesures" est une fois de plus apparue, On constate ainsi la différence de traitement appliqué à la question palestinienne, dune part, et à lIrak ou à la Serbie, dautre part. Pour ces derniers, et pour des raisons qui sont propres aux états-Unis et à leurs alliés, les modalités de sanctions ont été différentes. On a soit appliqué les résolutions du Conseil de sécurité, soit, dans le cas du conflit au Kosovo, décidé de frappes aériennes sans la moindre décision du Conseil de sécurité. Dans le même temps pourtant, on laisse les Palestiniens à leurs problèmes sans imposer à Israël lapplication des résolutions du même Conseil de sécurité. Tout cela sest effectivement dit et écrit pendant la période des bombardements, Cela montre en réalité que les populations, les intellectuels et les hommes politiques du Moyen-Orient étaient pris dans une série de contradictions dont les niveaux dinterprétation sont multiples.
Tout dabord, ils sont solidaires des Kosovars, pour la grande majorité dentre eux en tout cas, Il faudrait dailleurs ajouter, quand on évoque les pays de la région, lattitude très étrange du gouvernement israélien puisquAriel Sharon et Benyamin Nétanyahou ont plutôt montré une certaine compréhension quant à lattitude de Slobodan Milosevic. Ce comportement obéit ici à dautres logiques : notamment la volonté israélienne de se rapprocher des Russes. à cela sajoute un effet de calendrier. Israël, lors du conflit au Kosovo, était en pleine période électorale. Il ne sagissait donc pas de se prononcer pour une intervention contraignante qui aurait pu se transposer à la question palestinienne.
Ensuite, nous avons déjà évoqué le malaise qui a pu sinstaller vis-à-vis de larrogance des Occidentaux, qui décident de tout et plus particulièrement de la nécessité ou non dintervenir militairement, Enfin, il convient de lier ces éléments au déficit dintervention de la communauté internationale sagissant du problème au Proche-Orient.
Peut-on par ailleurs affirmer que les nouvelles formes dexpression de la politique extérieure iranienne, notamment formulées par le président Khatami malgré toutes les difficultés quil rencontre, comme on la vu au mois de juillet dernier, plus précisément le rapprochement entre lIran et une partie des états arabes particulièrement avec les pays du Golfe , a pu avoir une incidence dans le sens dun plus grand réalisme ou dune plus grande perception de ce quest la Realpolitik ? En faisant le constat dune incapacité à pouvoir vraiment peser dans le jeu des relations internationales car, a contrario, rappelons-nous quau moment de la guerre de Bosnie-Herzégovine, lIran avait incontestablement été lun des pays les plus actifs dans la solidarité avec les musulmans subissant la répression et la férocité serbe.
Oui, mais pas seulement. LArabie Saoudite et le Qatar ont envoyé des volontaires pour se battre aux côtés des musulmans bosniaques. Lors de la guerre au Kosovo, lIran a fait montre dune grande discrétion, traduisant ainsi très clairement ses contradictions selon le dirigeant qui sexprimait : le malaise vis-à-vis des bombardements américains, plutôt perçu par le guide de la République Ali Khamenei ; la solidarité envers les souffrances des Kosovars plutôt évoquée du côté du ministère des Affaires étrangères. Je pense que, de ce point de vue là, il ny a rien de très nouveau et, au fond, quil ne faut pas surestimer le rôle de Mohammad Khatami dans les évolutions diplomatiques, déjà largement amorcées du temps du président Ali Akbar Hachemi Rafsandjani. Il suffit à cet égard de se rappeler lattitude de lIran après linvasion du Koweït, par exemple, même si bien sûr le facteur irakien était surdéterminant.
Par ailleurs, on peut noter que la Chine ou le Brésil qui sont des puissances régionales importantes, voire des puissances internationales, ont été relativement critiques vis-à-vis de laction de lOTAN. Labsence de réactions du monde arabo-musulman, et quelles quen soient les raisons profondes, na-t-elle pas servi les intérêts de lOTAN en faisant apparaître, à cet égard, un nouveau paramètre dans les relations internationales. Peut-on en tirer des conséquences sur le moyen ou le long terme ou, au contraire, nest-ce que purement conjoncturel ?
Je ne sais si lon peut en tirer des leçons pour lavenir. Le récent conflit du Kosovo sinscrivait dans la zone OTAN. Cette affaire a été celle des Européens et je crois, à cet égard, que personne ne la mis en cause. Les Chinois, à linstar de quelques pays du Moyen-Orient, ont certes pu se montrer critiques mais le conflit se déroulait en Europe et nest en rien transposable dans dautres parties du monde. LOTAN na pas ainsi vocation à intervenir au Timor oriental ou bien encore au Proche-Orient. Tout cela arrangeait bien sûr les dirigeants occidentaux. Il ny avait pas ainsi de facteurs de complication supplémentaire, Mais je ne suis pas persuadé que des réactions plus vives, qui se seraient exprimées au Moyen-Orient contre lintervention, auraient changé quoi que ce soit au déroulement des opérations.
* Journaliste à Radio France Internationale, spécialiste du Moyen-Orient. Propos recueillis par Didier Billion, directeur des études à lIRIS.