Au Koweït, la démocratisation malgré lémir
Par Olivier Da Lage
Lune des idées reçues les plus communément admises depuis deux ans est que la guerre contre lIrak na pas permis détablir la démocratie au Koweït, en dépit des promesses de lémir, Cheikh Jaber. Daucuns vont même jusquà soutenir que le régime de la famille Al Sabah ne vaut guère mieux que celui de Saddam Hussein. Certes, lopération "Tempête du désert" na jamais eu pour objectif la démocratisation de lémirat, comme le remarquait cyniquement au lendemain de la guerre George Bush, encore président. Façon un peu rapide dévacuer un problème bien réel.
Il est parfaitement exact quen exil à Taëf, cest à contre-cur que lémir Jaber a promis le retour à la vie parlementaire après la libération du Koweït; quune fois celui-ci libéré, il a traîné les pieds aussi longtemps quil la pu avant de se résigner à organiser des élections législatives en octobre 1992, cédant à la double pression des états-Unis et de la puissante communauté marchande de lémirat; vrai enfin quen édictant unilatéralement un "code de déontologie", le gouvernement sévertue à museler la presse koweïtienne, naguère lune des plus libres du Moyen-Orient. Doit-on pour autant en conclure que la démocratisation du Koweït est un échec, puisque lémir y renâcle ? Bien au contraire. Ce qui est intéressant est justement que malgré la mauvaise volonté du prince, la société koweïtienne tente de lui arracher lambeau par lambeau une parcelle de son pouvoir.
On oublie trop facilement que dans les mois qui ont précédé linvasion irakienne daoût 1990, la vie publique koweïtienne était marquée par dimposantes manifestations de lex-opposition parlementaire qui exigeait des élections et le retour à la constitution de 1962, promulguée après lindépendance et faisant de lémirat une monarchie constitutionnelle. La revendication dune plus grande participation politique était dailleurs ancienne: en 1921, à la mort de lémir Salem, la communauté marchande du Koweït na soutenu son neveu Ahmad dans la course à la succession quen échange de la mise en place dun Conseil consultatif (Majlis al-Istichari) composé de douze notables participant à la prise des décisions. Assez vite, Ahmad, oubliant ses promesses, a cessé de réunir cette assemblée. Mais en 1938, lorsque le roi Ghazi dIrak revendiqua le Koweït (déjà !), les grands marchands de la cité, rappelant à son émir les termes de laccord passé en 1921, lui imposèrent la création dun Conseil législatif (Majlis al Tachri) source de toute législation. Cette assemblée na, elle non plus, guère vécu plus de quelques mois mais le souvenir en est resté vivace. Autant dire que la bourgeoisie koweïtienne ne sest pas soudainement découvert des aspirations démocratiques en février 1991 pour complaire aux Américains.
Les élections doctobre 1992 ayant donné la majorité à lopposition, à peine élus, les députés ont multiplié les occasions de mettre en difficulté la famille régnante des Al Sabah:
Une commission parlementaire a ouvert une enquête sur les comportements de la haute hiérarchie militaire lors de linvasion du 2 août et sur les conditions de la débâcle.
lAssemblée a demandé que les auteurs de scandales financiers soient déférés devant la Cour de Sûreté de lEtat. Premiers visés: trois anciens responsables du KIO, lorganisme qui gérait quelque 100 milliards de dollars davoirs à létranger, déjà poursuivis par les tribunaux ordinaires sous la pression de lopinion et du Parlement. Deux dentre eux sont des Al Sabah. Tous sont des proches de Cheikh Ali Khalifa Al Sabah, tout-puissant ministre des finances avant linvasion mais fort discret depuis la libération de lémirat. Depuis le début de lannée, une loi institue un contrôle rigoureux sur lutilisation des fonds publics.
Ces initiatives parlementaires, parfois un peu brouillonnes, relèvent parfois de la gesticulation. Face à ce grignotage de ses pouvoirs, lémir Jaber fait de la résistance autant quil le peut. Les Koweïtiens nont pas oublié que depuis lindépendance, leur parlement a déjà été dissout à deux reprises en 1976 et 1986. Cheikh Jaber est sans doute fortement tenté de suspendre à nouveau le processus parlementaire, et rien nest irréversible. Jusquà présent, cependant, il nen a pas eu les moyens politiques et cest cela qui compte. Il y aurait sûrement beaucoup à dire sur le concept koweïtien de démocratie à lathénienne, qui élimine du corps électoral les deux-tiers des citoyens en âge de voter. Mais la démocratisation est un processus, une tendance et non un état. A linstar de ce qui sest produit dans lEurope des XVIIIe et XIXe siècles, ce nest pas du bon vouloir du souverain quun parlement doit attendre loctroi de ses prérogatives.