Internet, métamédia
par Olivier Da Lage*
Cela fait près dune dizaine dannées que Internet est
sorti du cénacle de ses utilisateurs professionnels initiaux, militaires
et universitaires, pour gagner progressivement la sphère du grand public.
Certes, de façon inégale : la « fracture numérique
», sans se réduire stricto sensu à une opposition
Nord / Sud, est une réalité porteuse de tensions géopolitiques.
Mais des millions dutilisateurs, de par le monde, se sont approprié
ce nouvel outil comme instrument dinformation (dans les deux sens), de
propagande, voire de révolte ou de subversion, obligeant les acteurs
institutionnels, notamment étatiques, à abandonner une grande
partie des instruments de contrôle dont ils disposaient sur linformation
et à remettre en cause leurs circuits traditionnels de réaction
aux événements. Défiés sur leur terrain, les médias
eux-mêmes ont tenté dinvestir le champ dInternet sans
nécessairement disposer dune stratégie bien définie,
accroissant leurs dépenses pour ne pas perdre de parts de marché
tandis que pour un coût dérisoire, de nouveaux acteurs (associations
ou simples particuliers) leur font désormais concurrence. Enfin, léclatement
de la « bulle Internet » en 2000 a peut-être temporairement
mis fin aux mirages de la « nouvelle économie », mais de
fusions-acquisitions en faillites, les féroces batailles industrielles
auxquelles on a pu assister depuis plusieurs années tendent à
montrer le caractère bien réel de la lutte pour le contrôle
du virtuel.
Lenjeu stratégique de ces nouvelles technologies pour les états
sest traduit par la convocation par lOrganisation des Nations unies
(ONU) du premier Sommet mondial sur la société de linformation
(SMSI) qui sest tenu en décembre 2003 à Genève. Léchec
quasi total de ce sommet quil sagisse de lambition
affichée de réduire la « fracture numérique »
ou de la réaffirmation de principes anciens relatifs à la liberté
dexpression démontre de façon éclatante la
vigueur des affrontements qui se sont déroulés durant la phase
préparatoire : les états qui refusaient de sengager financièrement
ont eu gain de cause, moyennant ladoption dun catalogue de bonnes
intentions sur la nécessité de développer les nouvelles
technologies de linformation et de la communication (NTIC) dans les pays
en voie de développement (PVD) ; les états qui voulaient un contrôle
politique dInternet ont en revanche finalement perdu la bataille face
à la mobilisation des associations, mais celles-ci ne peuvent guère
crier victoire car le document qui en résulte est un simple décalque
de la Déclaration universelle des droits de lHomme du 10 décembre
1948. La polémique entourant le choix de Tunis pour héberger le
prochain SMSI en novembre 2005 illustre bien les contradictions auxquelles sont
confrontés les états qui veulent entrer de plain-pied dans la
modernité économique, ce qui suppose un accès sans limite
aux TIC, mais qui redoutent sur le plan politique les effets de ces mêmes
technologies, dont lusage échappe largement à leur contrôle.
INTERNET COMME MEDIA
Sagissant dInternet, lexpression « multimédia », fréquemment employée dans le langage courant, est trompeuse. Pour les informaticiens, le terme « média » désigne un support matériel ou immatériel tout comme le terme « information » correspond à une donnée, de quelque nature quelle soit, stockée dans une base et destinée à être utilisée dans un « système dinformation », quil sagisse de la paye du personnel dune entreprise ou des réservations enregistrées par une compagnie aérienne. Dans cette optique, le « multimédia » représente un système intégrant simultanément du son, du texte, et de limage fixe et animée. La convergence numérique fait quil ny a plus de différence de nature entre ces divers types de fichiers qui se décomposent tous en une succession de codes binaires. Cela peut concerner un jeu vidéo aussi bien que le site web dun organe de presse comprenant ces différents ingrédients de linformation, cette fois, au sens habituel du terme.
Mettant à profit les facilités nouvelles offertes par Internet,
notamment avec lapparition des interfaces graphiques accompagnant le développement
du World Wide Web, les médias classiques (journaux, radios et télévisions)
ont progressivement investi la Toile pour offrir leur contenu aux internautes,
dont le nombre croît de façon exponentielle à partir du
milieu de la décennie 1990. Comme il se doit, le phénomène
a débuté aux états-Unis avant de se diffuser ailleurs dans
le monde. En France, il sest avéré particulièrement
tardif et timoré, les éditeurs de presse nayant pour la
plupart aucune idée de la raison de leur présence sur le Net,
si ce nest la volonté de ne pas rester à lécart
dun mouvement général auquel participent (souvent pour les
mêmes raisons négatives) leurs principaux concurrents (1). Mais
la tendance est là, qui sapprofondit. Comme le note Barb Palser,
« à chaque média sa guerre. La radio est devenue majeure
avec la Seconde Guerre mondiale. La guerre du Viêtnam a été
la première guerre américaine couverte par la télévision.
La guerre du Golfe de 1991 a marqué la montée de linformation
en continu sur le câble. La guerre en Irak, quant à elle, a souligné
le rôle dInternet » (2). Lannée 2003 a vu lirruption
des « blogues » (3) à mi-chemin entre le journal intime et
le carnet de route que postent quotidiennement sur la Toile des dizaines de
milliers dinternautes. Certains de ces blogues ont acquis une notoriété
et une fréquentation qui feraient envie à bien des journaux ayant
pignon sur rue.
Les médias ont donc fait leur apparition sur Internet mais cela ne signifie
pas pour autant quInternet soit un média, dans son acception traditionnelle.
Internet est en effet aussi un vecteur de communication privée, par lintermédiaire
du courrier électronique ; un « lieu » dématérialisé
déchanges collectifs (forums, chats, listes de distribution) ;
une source considérable dinformations, souvent à létat
brut alors que celles-ci étaient naguère encore réservées
aux professionnels ; la possibilité donnée à tout un chacun
dexposer librement ses vues sur le sujet de son choix à un public
pouvant se trouver dispersé à travers la planète tout entière
; cest enfin lopportunité de réagir à tout
ce qui précède, y compris aux publications des médias classiques
avec une probabilité non négligeable de susciter un effet en retour
sur les publications à venir.
Désormais, en effet, lauteur dun fanzine (4) électronique
peut voir sa production consultée bien au-delà du cercle de ses
proches. Certes, ce nest pas parce quon a la liberté de sexprimer
que lon a nécessairement quelque chose dintéressant
à dire. De même, on peut avoir un message, même intéressant,
à délivrer, sans trouver son public. Mais certaines pages personnelles
sur le web, par la qualité des informations, généralement
très spécialisées, que lon y trouve, concurrencent
sévèrement les médias établis. Généralement,
elles senrichissent des commentaires, critiques et suggestions que font
parvenir à leur auteur les internautes qui les consultent. En ce sens,
Internet ne peut se réduire à la notion de « média
de masse » (mass media) telle quelle a été
popularisée par les théories du Canadien Marshall McLuhan dans
les années 1960(5) . La notion de média renvoie nécessairement
à un schéma unidirectionnel : un émetteur (de message),
le vecteur de ce message (le média) et le ou les récepteurs du
message. Le trajet est à sens unique. Or, dans le cas dInternet,
non seulement leffet feed-back est quasiment la règle et non lexception
(contrairement au schéma en vigueur dans la théorie des médias
de masse), il arrive de plus en plus fréquemment que les médias
réagissent à des informations qui circulent sur la Toile en dehors
deux. Autrement dit, sur Internet, léchange dinformations
nest plus unidirectionnel, il nest pas seulement bidirectionnel,
il est surtout horizontal et multidirectionnel.
Internet brouille la segmentation généralement admise entre les
différentes formes de médias et remet en cause leur catégorisation
en « presse écrite », « audiovisuelle », d«
agence », en étant à la fois chacun dentre eux et
bien davantage que leur somme. Cest pourquoi nous avons choisi de le définir
comme un métamédia (6) . La caractéristique principale
dun métamédia est quil est par nature beaucoup plus
difficile à maîtriser et à contrôler quun média.
Il remet également en cause léconomie générale
des médias. Cest ainsi que le rachat en 2000 de lun des principaux
groupes de médias américains, Time Warner, par AOL, un fournisseur
daccès Internet (FAI), avait fait dire à lépoque
à de nombreux commentateurs que les fabricants de « tuyaux »
contrôlaient désormais les contenus, alors quhistoriquement,
cétaient les médias qui choisissaient leurs diffuseurs (imprimerie,
émetteurs) lorsquils ne les possédaient pas eux-mêmes
du fait dune intégration verticale des activités de lentreprise.
Léchec de cette fusion et léclatement de la «
bulle Internet » dans les mois qui ont suivi cette tentative ne remettent
pas véritablement en cause la tendance à une inversion de la nature
du contrôle sur linformation diffusée. Cette tendance sétait
déjà manifestée une décennie auparavant avec le
rachat par le fabricant délectronique grand public japonais Sony
du répertoire des disques et des films jusqualors détenus
par des studios (de musique et de cinéma) américains
.OUTIL DEMANCIPATION, NOUVELLE ARME DE GUERRE
En quelques années, lirruption dInternet a réussi
à mettre à bas lessentiel des dispositifs de censure imposés
par les gouvernements autoritaires. Dans les systèmes prévalant
jusquau milieu des années 1990, contrôler le flux dinformations
était relativement aisé. Il suffisait dinterdire aux frontières
les journaux trop critiques, dexercer un contrôle sur les activités
dimpression et de diffusion de la presse locale et darrêter
les colleurs daffiches ou les distributeurs de tracts. à présent,
Internet permet aux opposants de saffranchir de pratiquement toutes ces
contraintes. En premier lieu, la dématérialisation de lécrit
saccompagne dune déterritorialisation : les opposants nont
plus besoin dimprimer ou dacheminer sur place puis de distribuer
leurs pamphlets et libelles, avec tous les risques que cela comportait à
chaque étape du processus et sans même évoquer le coût
financier de lopération. Il est désormais possible de les
poster sur la Toile ou de les envoyer par e-mail. Interdits dans leurs pays,
des journaux tunisiens ou burkinabé ont été régulièrement
mis en ligne depuis létranger jusquà ce que cèdent
les pouvoirs publics à Tunis et Ouagadougou. Dans le Golfe, les opposants
saoudiens et bahreïnis, entre autres, ont su tirer habilement parti de
ces facultés nouvelles à partir des années 1994-1995, au
grand dam des autorités de Riyad et de Manama qui ne sont pas parvenues
à endiguer les flots de propagande hostile émis depuis Londres.
à mesure que se diffusaient les TIC, la plupart des états autoritaires
ont tenté de contrôler laccès à certains sites
au moyen de proxies mis en place chez le FAI local afin de filtrer les
contenus et dintercepter les courriers électroniques. Mais la parade
est relativement facile à trouver : il suffit, par exemple, de se connecter
à un fournisseur daccès basé à létranger
et, au prix dune communication internationale, on parvient à échapper
à ce filtrage. De surcroît, un bon informaticien peut court-circuiter
ces interdictions, ce qui se traduit par une incessante course poursuite entre
les opposants férus dinformatique et les techniciens chargés
par la police de leur mener la vie dure. Internet permet aussi aux citoyens
de sinformer en consultant en ligne la presse étrangère,
parfois même dans leur propre langue. Conjuguée à la prolifération
des chaînes satellitaires, lirruption dInternet a de fait
rendu caduque toute forme de censure, entraînant de salutaires aggiornamenti
parmi les organes de presse locaux dans nombre de ces pays.
En revanche, de la Chine à la Tunisie en passant par bien dautres
états, la traque aux internautes sest intensifiée à
des fins essentiellement dissuasives, faute de pouvoir interrompre le flux dinformation
libre désormais déversée dans ces pays (7). La facilité
et le faible coût dutilisation dInternet en ont fait une arme
de choix pour les mouvements clandestins. Larchétype de ces nouveaux
guérilleros est le sous-commandant Marcos, le chef charismatique de la
rébellion zapatiste des Indiens du Chiapas au Mexique qui, très
tôt, a su sapproprier les TIC au bénéfice de son combat.
Par ce moyen, les thèses zapatistes, diffusées sur Internet, alimentent
les pressions internationales sur le gouvernement central mexicain (8).
Des technologies de communication, qui étaient naguère encore
lapanage des états, de leurs armées et de leurs services
secrets, sont désormais en accès libre et gratuit. Cest
notamment le cas de la cryptographie et de la stéganographie (9). Ces
instruments, utiles aux militants pour se protéger de la répression,
sont évidemment aussi employés par les terroristes et le crime
organisé. Plusieurs des principaux responsables de Al-Qaïda se sont
avérés être des informaticiens maîtrisant parfaitement
ces techniques. Certes, les agences gouvernementales spécialisées
comme la National Security Agency (NSA) américaine et, à un bien
moindre degré, la Direction du renseignement militaire (DRM) en France
disposent des outils et des spécialistes pour intercepter et déchiffrer
ces messages. Mais la masse des informations qui séchangent quotidiennement
sur le Net (10) ne permet absolument pas de garantir lexhaustivité.
De surcroît, dans un domaine où la rapidité prime (la lutte
contre le terrorisme), il arrive fréquemment que des messages importants
soient effectivement interceptés, puis déchiffrés, mais
trop tard pour avoir une quelconque utilité opérationnelle.
Le développement dInternet a dautres conséquences
stratégiques pour les états. La sophistication et lintégration
croissantes des systèmes, quil sagisse des armements, des
sites stratégiques ou des réseaux de communication gouvernementale,
font quils sont désormais le plus souvent amenés à
transiter par Internet. Mais, ce faisant, leur vulnérabilité à
des attaques malveillantes sen trouve accrue, en dépit des efforts
considérables qui peuvent être apportés à la sécurité
informatique de ces systèmes. Se tenir à lécart dInternet,
cest pour un pays prendre un retard technologique et économique
peut-être irrattrapable ; souvrir sans restriction au réseau
des réseaux revient à augmenter la vulnérabilité
de ce même pays aux attaques malveillantes ou aux simples pannes. Quil
suffise de rappeler que les réseaux du North American Aerospace Defence
Command (NORAD) et les sites informatiques du Federal Bureau of Investigation
(FBI) et de la Maison-Blanche ont été pénétrés
par des hackers, pirates informatiques amateurs, pour ne parler que de quelques-unes
des intrusions connues et rendues publiques. Autrement dit, des professionnels
compétents et malveillants (terroristes ou agents dune puissance
étrangère) ont toute chance de vouloir tenter de paralyser les
systèmes informatiques stratégiques des états (on pense
à la régulation du contrôle aérien (11), aux aiguillages
ferroviaires, aux barrages hydroélectriques, aux vannes des circuits
de distribution deau et aux gazoducs, aux centrales nucléaires,
etc.). Les services de contre-espionnage ont bien évidemment adapté
leur dispositif en formant des spécialistes à la lutte contre
le terrorisme informatique et les états-majors intègrent désormais
l« info-guerre » à leur stratégie (12). Cette
bataille virtuelle peut prendre pour cible des vecteurs de linformation
: lancée le 24 mars 2003, la version anglaise du site de la chaîne
satellitaire panarabe Al-Jazira a aussitôt été massivement
attaquée par des « pirates », le rendant inaccessible aux
internautes. Bien que cela nait jamais été prouvé,
on a évoqué à cette occasion une opération des services
américains spécialisés visant la chaîne qatarie,
notoirement hostile à la guerre contre lIrak. Cette attaque a retardé
le lancement effectif de ce site de langue anglaise de plusieurs semaines, correspondant
à la période la plus déterminante des combats en Irak.
ENTRE « VILLAGE PLANETAIRE » ET « ESPRIT
DE CLOCHER »,
LE PARADOXE INTERNET
En reliant entre eux par un réseau protéiforme des ordinateurs
du monde entier, aux systèmes dexploitation différents,
Internet nous a incontestablement rapprochés comme jamais du «
village planétaire » prophétisé par M. McLuhan. Des
« communautés virtuelles » de toute nature ont vu le jour,
pouvant rassembler dans un même échange un dissident chinois, un
étudiant congolais et un cadre supérieur européen, entre
autres combinaisons. Linstantanéité (ou la quasi-instantanéité)
des échanges et laccès global aux mêmes ressources
ont dans une large mesure aboli le temps et la distance, comme naguère
le téléphone avait contribué à le faire. Beaucoup
sen félicitent, prenant cette évolution comme un facteur
de progrès, mais certains sen inquiètent ouvertement. Cest
le cas de lurbaniste-philosophe Paul Virilio qui, dans plusieurs livres
et de nombreux articles, dénonce les dangers que fait peser selon lui
labolition du temps et de la distance (13). Il se pose en « résistant
» face aux « collaborateurs » qui adoptent sans réserve
(et sans réflexion) ces nouvelles technologies de la « réalité
virtuelle », porteuses dun danger mortel pour la démocratie.
Pour P. Virilio, la « tyrannie de la vitesse » et du temps réel
va de pair avec la dématérialisation du territoire : le temps
nest plus associé à une distance, et ce découplage
fait perdre ses repères au citoyen comme au dirigeant. La géopolitique
a vécu, voici venu le temps de la « chronopolitique », dans
laquelle tout se décide dans linstant. Or, la démocratie
a besoin de temps ; le citoyen doit pouvoir réfléchir, notamment
à son entourage proche. La « pollution » de la vitesse que
dénonce P. Virilio empêche ce processus nécessaire à
toute démocratie et donne à lindividu lillusion quil
a prise sur les affaires du monde, alors que lexcès de vitesse
de linformation revient en fait à le priver de cette faculté
de réfléchir et de décider.
Pour stimulante quelle soit, la théorie développée
par P. Virilio et ses disciples nous paraît excessive et sans nuance.
Elle nest pas sans rappeler ce qui a pu être dit lors de lapparition
du chemin de fer, puis du téléphone ou de la télévision.
Mais cest le systématisme du raisonnement de P. Virilio qui pose
problème, car ses observations ne manquent pas de pertinence : il est
vrai que le rapport au territoire est en train dêtre profondément
modifié par les nouvelles technologies (14), et que lindividu,
dont le temps conscient nest pas extensible à linfini, ne
passe pas avec sa famille ou son entourage le temps quil consacre à
ses correspondants du bout du monde, ce qui contribue à émietter
la société et à déstructurer le tissu social et
familial. Pour autant, cette théorie pèche aussi et surtout par
son côté « chimiquement pure » : la réalité
ne valide pas entièrement cette description catastrophiste, ne serait-ce
que parce que les causes identifiées par P. Virilio nexistent pas
non plus à létat pur. Dautres chercheurs ont réfuté
la notion selon laquelle Internet a effectivement aboli le temps et lespace
et en dénoncent l« illusion » :
« Illusion : Internet et les technologies font gagner du temps car
ils abolissent le temps.
Non, car leur utilisation est de plus en plus chronophage et nous constatons
que nous manquons de plus en plus de temps. En effet, les temps dexploitation
sallongent car les volumes à traiter augmentent plus vite que les
capacités dordinateurs. Les temps dapprentissage et de dépannage
/ bricolage sallongent aussi car les systèmes sont de plus en plus
sophistiqués. Il ne faut pas confondre « diminuer les délais
», qui caractérise la société de linformation,
et « gagner du temps ».
Illusion : Internet et les technologies donnent à chacun le don dubiquité
car ils abolissent lespace.
Non, lespace, pas plus que le temps, nest aboli sous prétexte
que les technologies permettent de réaliser des activités à
distance. Celles-ci ne peuvent se substituer aux activités de proximité.
Les déplacements professionnels augmentent et le nombre de réunions
physiques na pas tendance à diminuer car il faut coordonner les
différents types dactivités [
]. Plus on pratique les
téléactivités, plus on saperçoit que la proximité
est irremplaçable » (15).
à mettre laccent uniquement sur labolition du temps et de
lespace comme le fait P. Virilio, qui redoute le rétrécissement
spatial de la terre et la réduction de lindividu à létat
d« homme-planète », on perd de vue que le « village
planétaire » comporte de nombreux « quartiers » qui
présentent des spécificités bien distinctes, loin de luniformisation
stigmatisée ci-dessus. Internet a en effet donné naissance à
de nombreuses « communautés virtuelles » rassemblant des
individus par centre dintérêt et / ou par groupe linguistique.
Certaines de ces communautés sont très ancrées dans un
territoire et jouent le rôle (ou complètent celui-ci) des mouvements
associatifs de quartier ou de région, tout en permettant beaucoup plus
efficacement que par le passé de maintenir le lien avec une « diaspora
». Des forums ou des sites sont consacrés aux Bretons, aux écossais,
aux Guaranis, etc. Dautres rassemblent en revanche des internautes motivés
par une passion commune, quelle relève du hobby ou de la démarche
militante : plongée sous-marine, philatélie, mais également
lutte contre la mondialisation, etc., grâce à linstrument
par excellence de cette dernière, autrement dit Internet. Cet outil censé
écraser les différences et uniformiser le monde sert paradoxalement
également à renforcer la communautarisation, l« esprit
de clocher », ou encore le parochialism souvent étudié par
les auteurs américains.
Mais il fonctionne aussi comme un « redistributeur » de courants
didées et des influences au niveau mondial. Les mouvements politiques
et religieux de tous ordres ont également investi la Toile et les forums
de discussion. Cest ainsi que le Vatican a inauguré son site Internet
en août 1998. Mais Internet savère bien plus utile encore
pour les courants de pensée décentralisés, ce qui est notamment
le cas de lislam qui, contrairement au catholicisme, nest pas structuré
de façon pyramidale. De nombreux sites musulmans, institutionnels ou
non, ont vu le jour, sur lesquels les fidèles peuvent trouver les textes
sacrés et leur exégèse, la jurisprudence islamique tout
comme les fatwas des différents muftis, ou encore une explication des
différences entre les diverses écoles de pensée. Certains
religieux ont leur site personnel (et leur émission de télévision)
comme le célèbre cheikh égyptien Youssef Al-Qaradhawi,
qui vit au Qatar, dispose dune émission régulière
sur Al-Jazira et dont le site Internet connaît une importante fréquentation.
Il faut y ajouter les nombreux sites associatifs musulmans de toute obédience
(en arabe, anglais, français ou autre), du plus modéré
au plus extrémiste, y compris les sites servant aux mouvements de la
mouvance Al-Qaïda à diffuser leurs mots dordre et à
revendiquer leurs attentats. Cet ensemble extrêmement vivace constitue
ce que Olivier Roy a pu qualifier d« oumma virtuelle »
(16) au sein de laquelle se redéfinissent les influences, au détriment
des oulémas traditionnels et au profit de communautés détudiants,
vivant souvent aux états-Unis ou en Europe, et de penseurs relativement
marginaux qui nauraient jamais acquis leur ascendant sans Internet. Pour
O. Roy, « la Toile est un instrument de déculturation, même
lorsquelle se veut prosélyte et communautariste, mais aussi de
sécularisation, dans la mesure où elle entérine de fait
lexistence de deux ordres différents : un quotidien où le
religieux est absent et un espace virtuel où il est omniprésent
» (17).
Cet exemple montre bien que les conséquences de lusage dInternet
ne sont pas unidimensionnelles : certes, les enjeux et les acteurs se «
mondialisent », contribuant ainsi à la standardisation dénoncée
par P. Virilio et dautres, mais de façon dialectique, on assiste
à un mouvement exactement contraire dapprofondissement des identités
et des différences, à la fois en réaction à cette
mondialisation, mais aussi plus simplement parce que la technique le permet
désormais.
REALITE ET LIMITES DE LA FRACTURE « NUMERIQUE »
Mais la « mondialisation » due à Internet trouve ses limites
dans le fait que de nombreux habitants de la planète ny ont pas
accès : les statistiques varient en la matière et sont peu fiables,
mais on estime généralement que près des trois quarts de
la population mondiale na pas accès au téléphone,
vecteur privilégié dInternet ; aujourdhui, près
de 90 % des utilisateurs dInternet vivent dans des états industrialisés
qui ne représentent que 19 % de la population de la planète, et
1 % seulement des internautes résident en Afrique, qui représente
pourtant 13 % des habitants du globe. La ville de New York compte plus dindividus
connectés que lensemble du continent africain ! De surcroît,
le coût relatif dutilisation des TIC, compte tenu du niveau de vie,
est plus élevé dans les PVD que dans les pays industrialisés.
Cest ce quil est convenu dappeler la « fracture numérique
» (18), au cur du SMSI qui sest tenu en décembre 2003
à Genève sans parvenir à prendre des décisions concrètes.
Pourtant, les chiffres peuvent être trompeurs. Cest ainsi quen
Afrique, lécrasante majorité des connexions seffectue
depuis des points daccès collectifs (entreprises ou cybercafés).
En outre, grâce à la Toile, nombre duniversités dans
les PVD peuvent accéder à un fonds documentaire en ligne que leurs
bibliothèques nauraient jamais pu soffrir. De même,
on voit à luvre dimprobables internautes, comme cette
paysanne indienne illettrée qui se rend en ville dans un cybercafé
et demande au gérant de celui-ci de vérifier les cours des céréales
quelle cultive !
Mais la fracture nest pas seulement technique, elle est aussi culturelle
et politique. La principale critique à cet égard est ainsi formulée
par le sociologue Dominique Wolton : « Au fur et à mesure que le
réseau va sétendre, de nombreuses cultures auront le sentiment
dêtre expropriées [
]. Cela peut créer soit de
langoisse, soit de lagressivité, sans doute les deux. [
].
Internet et lensemble des techniques de communication seraient alors assimilés
à limpérialisme culturel occidental, créant des réactions
violentes dont de nombreux exemples émaillent lhistoire de ces
trente dernières années, où sexacerbent les questions
de territoire, les irrédentismes culturels et religieux » (19).
Lincontestable domination de langlais, langue des origines dInternet,
renforce également cette argumentation. Celle-ci doit cependant être
nuancée en raison de la croissance, à son détriment, de
la part des autres langues, notamment de lespagnol, et, plus récemment,
des langues utilisant des alphabets non latins (arabe, persan, hindi, etc.)
ou des idéogrammes (chinois, japonais, coréen, etc.). Les versions
les plus récentes des systèmes dexploitation des ordinateurs
grand public affichent en effet sans difficulté ces caractères
sur lécran des utilisateurs alors que voici à peine quelques
années, cela demandait une configuration particulière. Selon une
étude de Global Reach datant de mars 2004, langlais est la langue
maternelle de seulement 35,8 % des internautes. Le second groupe linguistique
est composé des internautes de langue chinoise (14,1 %) alors que les
francophones ne représentent que 3,8 %, soit moins que les germanophones
(7,3 %) ou que ceux qui parlent coréen (4,1 %).
TABLEAU 1 Langue maternelle des internautes
Source : Global Reach (20)
Même si lévolution est relativement lente, lérosion
de langlais comme langue dominante est un phénomène constant
au cours des dernières années.
LES ENJEUX FINANCIERS ET INDUSTRIELS
Contrairement à son apparence désordonnée, à la
culture libertaire et faite de gratuité qui a marqué les premières
années de lInternet grand public, les « tuyaux » qui
forment larchitecture dInternet font lobjet dune concentration
industrielle largement au bénéfice de compagnies américaines,
telles que Cisco Systems. Ce monde virtuel sappuie sur une architecture
bien réelle et fort onéreuse. La concentration est telle quen
juin 2002, lors de la faillite de lopérateur KPNQwest, qui assurait
alors 60 % du trafic Internet en Europe, on a pu craindre une désorganisation
durable du réseau sur le Vieux Continent. Prévenus à temps,
les FAI ont pu prendre des mesures correctives et la désorganisation
na pas été aussi sévère que ce qui avait été
anticipé. Mais ce nest là quun aspect de lenjeu
industriel du réseau des réseaux. En tout état de cause,
cette concentration des techniques, des infrastructures et des capitaux tend
à renforcer lemprise des pays industriels sur les utilisateurs
du Sud.
La question de la propriété intellectuelle a pris une acuité
considérable avec la diffusion dInternet. La possibilité
daccéder, à haut débit, à une multitude de
fichiers (textes, sons, images fixes et animées) a donné lieu
à une contrefaçon dune ampleur sans précédent
à léchelle mondiale, dautant plus grave que du fait
de la technologie numérique, les reproductions sont dune qualité
égale à celle des originaux. Les dispositifs peer-to-peer (pair
à pair) de type Napster ou Kazaa, permettant aux internautes de mutualiser
leurs fichiers et de télécharger sans contrôle disques et
films, mettent en péril les industries du disque et du cinéma.
La crise est dautant plus sévère que la plupart des pirates
nont pas conscience de mal agir : le sens commun veut quun voleur
prive de son bien son légitime propriétaire, or, dans le monde
numérique, le fait deffectuer la copie parfaite dune uvre
ne prive pas le détenteur de celle-ci. Mais le résultat est que
le manque à gagner des sociétés de disque et des studios
compromet leurs investissements dans la création, doù les
procès engagés depuis le printemps 2004 aux états-Unis
par la Recording Industry Association od America (RIAA), lassociation
qui regroupe les industries du disque et en France par son homologue, le Syndicat
national de lédition phonographique (SNEP). La difficulté
dappréhender la question de la propriété intellectuelle
à lère numérique a conduit lUnion européenne
(UE) à adopter en mai 2001, après trois ans de négociations
ardues, une directive sur les « droits dauteur et les droits voisins
dans la société de linformation » (21). Car si les
principes généraux du droit de la propriété intellectuelle
ne sont pas remis en cause par les TIC contrairement à ce qui
est parfois avancé, il ny a pas de vide juridique sur Internet
sous prétexte que les textes en vigueur auraient préexisté
au réseau des réseaux , la facilité et la qualité
de reproduction que permet la convergence numérique ont multiplié
les cas de contrefaçon de façon exponentielle, augmentant par
là même le nombre de victimes de ce piratage. En ce sens, Internet
a servi de puissant révélateur à un problème latent
depuis de nombreuses années. Cette bataille autour des droits dauteur
a également relancé un mouvement qui trouve sa source dans les
origines universitaires des premières années de lInternet
civil : le logiciel libre et le mouvement « copyleft » qui soppose
au copyright (droit dauteur), réactualisant à sa manière
le vieil adage de Pierre-Joseph Proudhon : la propriété (intellectuelle)
cest le vol ! Marginal au départ, le mouvement pour le logiciel
libre gagne du terrain et menace désormais sérieusement le géant
du moment, Microsoft, à mesure que les administrations et les entreprises
(notamment en Europe et en Asie) envisagent le remplacement de leurs logiciels
Microsoft par leur équivalent gratuit en logiciel libre.
CONCLUSION : UN MONDE SANS INTERNET ?
En lespace dune décennie, Internet a donc profondément
bouleversé les équilibres sociaux, économiques, politiques
et culturels sur pratiquement lensemble de la planète. Mais le
phénomène est-il irréversible ? Déjà, devant
lampleur de la pollution par les spams (les messages non sollicités,
ou « pourriels ») qui encombrent les messageries et font perdre
un temps toujours croissant, et de la prolifération des virus, de nombreuses
entreprises reviennent sur lutilisation des courriers électroniques
comme instrument de communication dans lentreprise ; la démultiplication
du piratage des uvres de lesprit risque de tarir progressivement
la création intellectuelle ; Internet a contribué à lessor
économique de nombreux secteurs, mais léclatement de la
« bulle Internet » en 2000 a également illustré la
fragilité de ce quon avait un peu vite appelé la «
nouvelle économie », qui ne peut durablement être déconnectée
de léconomie réelle dont elle dépend ; enfin, si
Internet sest rendu indispensable à la gestion optimisée
et à flux tendu dinfrastructures complexes (transport, industries,
etc.), il a par là même accru la vulnérabilité de
ces mêmes installations, obligeant les responsables à sécuriser
leurs systèmes, ce qui comporte un coût important qui réduit
les avantages initiaux. Une panne majeure affectant lensemble du réseau
est théoriquement impossible, compte tenu des redondances, mais lexpérience
a démontré que lon ne pouvait se fier aux certitudes des
experts. à cela sajoute la difficulté de réguler
ce métamédia, par essence décentralisé. Le rôle
de régulation attribué historiquement à lInternet
Corporation for Assigned Names and Numbers (ICANN) (22)est progressivement remis
en cause par limplication de nouveaux acteurs géographiques (Europe,
Asie) qui lui reprochent notamment son inféodation au département
du Commerce américain et sinquiètent de la présence
sur le sol américain de la grande majorité des serveurs racines
(23).
Internet nest donc sûrement pas la panacée vantée
par les technophiles ; il nest pas davantage larme fatale qui, abolissant
temps et espace, mettrait par là même un terme à lhistoire
et sonnerait le glas de la démocratie. Les changements quil induit
sont considérables, mais dans ce domaine, comme ce fut souvent le cas
par le passé, la technique est davantage un facteur, même
primordial, quune cause, et joue avant tout un rôle daccélérateur
dévolutions existant indépendamment de celle-ci. Plus simplement,
Internet représente une technologie qui, en complément
et parfois à la place des autres techniques de communication ,
a profondément remodelé en quelques années les modes de
production et les rapports de pouvoir, substituant une logique de lhorizontalité
et de la mutualisation aux rapports pyramidaux et hiérarchiques traditionnels.
Du moins pour ceux qui ont matériellement accès aux TIC, il a
été et est encore un formidable instrument de communication et
dinfluence pour ceux qui ont su se lapproprier, au détriment
de tous les autres.