Entre les religieux et la famille royale, le malaise saoudien

par Olivier Da Lage* 

Depuis les attentats du 11 septembre 2001, les Saoudiens, naguère enviés, convoités, jalousés, sont désormais montrés du doigt et tenus pour autant de terroristes potentiels. Princes royaux et simples ressortissants du royaume sont l’objet du même opprobre indifférencié dans les médias tout comme dans les sphères politiques des pays occidentaux, principalement les États-Unis.


Au niveau politique, les journaux américains ont multiplié les articles incisifs sur cet «allié douteux»et la «Saudi connection», sénateurs et représentants ont sommé les dirigeants saoudiens de prendre les mesures exigées d’eux par Washington. Au plan individuel, il est devenu très difficile d’être Saoudien aux États-Unis. Nombre d’étudiants saoudiens ont préféré regagner leur pays pour fuir l’hostilité dont ils sont désormais l’objet. Dans les hôtels de luxe, le passeport saoudien, récemment encore très prisé, engendre désormais la suspicion ; le commandant de bord d’un appareil d’une compagnie américaine a refusé de décoller tant que le passager saoudien assis à bord de son aéronef n’aurait pas débarqué.


Certes, ce n’est pas la première crise que traversent les relations saoudo-américaines. En cinquante ans d’existence, ce mariage de raison, reposant sur l’échange du pétrole saoudien contre la garantie de sécurité américaine, a connu de nombreuses phases de tension, discrètes ou publiques. Mais c’est la première fois qu’à Washington, l’Arabie Saoudite est considérée non plus comme une victime ou un élément du problème, mais comme la source du problème. Longtemps, l’exécutif américain a fermé les yeux sur le financement saoudien de mouvements considérés comme terroristes par de proches alliés des États-Unis, arabes ou européens. Une influente école de pensée a, un temps, dominé la politique conduite par la CIA et le Département d’État, favorable à l’appui aux mouvements islamistes sunnites, en liaison avec l’Arabie Saoudite et le Pakistan, afin de refouler l’Union soviétique, puis d’isoler l’Iran. Ce que n’ont pas compris à temps les dirigeants saoudiens, est que ceux qui combattaient ce point de vue au sein de l’administration américaine ont graduellement pris le dessus, à mesure que la lutte contre le terrorisme islamiste antiaméricain d’obédience sunnite devenait une priorité nationale. Les attentats de New York et Washington ont joué un rôle de catalyseur de cette approche, désormais la seule politique de l’Amérique officielle.


Du coup, c’est toute la politique étrangère de Riyadh qui se retrouve sur la sellette : non seulement celle que conduit publiquement le ministère saoudien des Affaires étrangères, mais son complément souterrain mené par la Ligue islamique mondiale, une organisation basée à Djeddah qui finance et encourage la diffusion de l’islam sunnite conservateur à travers le monde et dont les liens avec de nombreux mouvements islamistes prônant la violence ont de longue date été mis en évidence. Désormais, les circuits de financement publics ou privés émanant d’Arabie Saoudite sont sous haute surveillance des services secrets occidentaux et l’Arabie a reçu le conseil pressant de tarir au plus vite les flux financiers profitant aux islamistes.

Le fiasco de la politique afghane de Riyadh.

Or, s’il est relativement facile pour Washington d’opérer un revirement politique majeur pour tenir compte des priorités nouvelles nées de l’après-11 septembre, tel n’est pas du tout le cas de l’Arabie Saoudite. En premier lieu, les dirigeants saoudiens ont horreur d’agir dans la précipitation et sous la pression extérieure, sans pouvoir prendre le temps de bâtir un consensus au sein de la famille régnante et de l’établissement religieux. C’est pourtant ce qu’ils ont été contraints de faire en rompant avec les Talibans quelques jours après les attentats, déférant ostensiblement à une requête américaine. Pourtant, la famille régnante avait ses propres raisons de rompre et il est très vraisemblable que le royaume aurait fini par en prendre l’initiative, de son propre chef. Mais le temps mondial s’est brutalement imposé sur l’agenda saoudien, ce qui est en soi très déstabilisateur pour ce pays dont les références politiques, historiques et religieuses sont aussi éloignées de leur principal allié et protecteur.


En premier lieu, cette rupture imposée de l’extérieur, outre qu’elle fait perdre la face aux dirigeants saoudiens, met en lumière le fiasco total que représente la politique afghane suivie par l’Arabie Saoudite. En appuyant financièrement et politiquement, et en légitimant religieusement la conquête de l’Afghanistan par les Talibans, l’Arabie Saoudite renforçait le pôle sunnite conservateur déjà représenté, outre le royaume wahhabite, par le Pakistan et prenait en tenaille le grand rival régional, tant sur le plan politique que religieux, que représente la République islamique d’Iran. De surcroît, l’appui saoudien au régime de mollah Omar devait avoir pour contrepartie que ce dernier contrôle les débordements d’Oussama Ben Laden à l’encontre de la monarchie saoudienne, stratégie dont l’échec est patent. Enfin, désavouer les Talibans après les avoir soutenus contre la communauté internationale tout entière, exception faite des Émirats arabes unis et du Pakistan, est un déchirement pour les Saoudiens. La conquête de l’Afghanistan par les Talibans n’est en effet pas sans rappeler celle de la Péninsule arabique dans le premier tiers du XXe siècle par Abdelaziz Ibn Saoud et l’Ikhwan. Comment ne pas identifier les pratiques et l’idéologie des Talibans à celles de leurs prédécesseurs qui ont ouvert la voie à Ibn Saoud ? D’autant que leur formation théologique leur vient largement de livres et d’enseignants envoyés ou formés par les plus hautes institutions religieuses d’Arabie Saoudite, encouragées par le pouvoir politique.


Pour ce dernier, le sujet de l’Afghanistan est particulièrement sensible. La lutte des moudjahidines afghans contre l’envahisseur soviétique a, une décennie durant, été une cause nationale sacrée faisant vibrer à l’unisson tous les secteurs de la société saoudienne. Près de 12 000 jeunes Saoudiens sont partis pour l’Afghanistan pour se battre ou aider les combattants. Oussama Ben Laden lui-même, avant d’être considéré comme un renégat et déchu de sa nationalité en 1994 tandis que sa famille était contrainte de le répudier publiquement, était célébré comme un héros national par les médias du pays et avait accès aux plus dirigeants du royaume. Dans l’esprit de beaucoup de sujets saoudiens, Oussama Ben Laden est resté ce héros. Et si tous n’approuvent pas les méthodes violentes qu’il préconise et met en œuvre, beaucoup lui trouvent des justifications. «Oussama est un très bon musulman», peut-on entendre facilement dans les cafés de Ryad . Les bombardements américains contre l’Afghanistan n’ont fait que décupler cette popularité latente, mettant en relief le gouffre qui sépare la famille régnante de sa population.


Mieux que quiconque, les dirigeants du royaume savent à quel point est réel le risque de fabriquer aujourd’hui les Ben Laden de demain. Ce risque est d’autant plus grand que Ben Laden se réclame de l’islam wahhabite qui est le fondement de la légitimité politique et religieuse de la famille Al Saoud. Or, si Ben Laden jouit d’une compréhension certaine de larges secteurs de la population saoudienne, c’est encore plus vrai de l’institution religieuse, qui, de l’imam de village jusqu’à certains oulémas, professe une vision du monde très proche de celle des militants de la Qaïda.

La bataille des fatwas


S’il ne fait guère de doute qu’au sein de la famille royale, la condamnation d’Oussama Ben Laden fait désormais l’unanimité -cela n’a pas toujours été le cas au cours des années précédentes-, rien n’est moins évident en ce qui concerne l’établissement religieux. Certes, à la demande du pouvoir, la haute hiérarchie religieuse a pris position contre le terrorisme, contre Ben Laden et a justifié la politique suivie par les autorités politiques : Saleh Ben Hamid, l’imam de la Grande Mosquée de La Mecque a condamné le terrorisme ; Abdelaziz al-Cheikh, le Grand Mufti du royaume a dénoncé l’attentat-suicide comme contraire à l’islam et a rappelé que selon un hadith, ceux qui tuent des non musulmans dans un pays islamique «ne verront jamais le paradis»; Cheikh Saleh Ben Leheidan, président du Haut conseil judiciaire et membre du Conseil des Grands Oulémas, a déclaré que «le Jihad ne devait pas nuire aux innocents»; Cheikh Mansour al-Malik, responsable du «Bureau des Plaintes»a assuré que c’est aux dirigeants et non aux Oulémas de proclamer le Jihad , quant au ministre des Awqaf, Cheikh Saleh al-Cheikh, il a enjoint les dignitaires religieux à ne pas désobéir aux dirigeants, ce qui constituerait «un péché grave».


Cette mobilisation par le palais royal des hauts fonctionnaires religieux saoudiens n’est pas sans rappeler l’appui demandé et obtenu des Oulémas et du Grand Mufti lorsqu’il s’était agi en 1990 pour le roi Fahd de légitimer l’appel aux troupes américaines. Or, cette sanction officielle des plus hautes autorités religieuses n’avait pas suffi à empêcher une vive contestation de secouer l’institution religieuse jusqu’aux échelons les plus élevés une fois la guerre du Koweït terminée, puisque les pétitionnaires exigeant le départ des troupes américaines avaient trouvé des soutiens au sein même du Conseil des Grands Oulémas, qu’il avait fallu épurer de sept de ses membres, rétifs à s’aligner. le Grand Mufti lui-même, Cheikh Abdelaziz Ibn Baz, n’avait consenti à mener la reprise en main au sein du clergé wahhabite qu’en échange d’importantes concessions du pouvoir royal se traduisant par une application encore plus rigoureuse du contrôle social par la police religieuse. Pourtant, cela n’avait pas suffi à enrayer la contestation aux échelons inférieurs, et à l’automne 1994, de violentes manifestations inspirées par les prêches de deux jeunes imams de la région de Bourayda (Nejd), Cheikh Salman Awda et Safar Hawali s’étaient traduites par plusieurs centaines d’arrestations, dont celle des deux meneurs. L’emprise croissante du prince hériter Abdallah dans la conduite des affaires du royaume depuis que le roi Fahd a été atteint d’une embolie cérébrale (novembre 1995) a permis de réduire la tension. Abdallah est en effet réputé pieux, conservateur, relativement intègre et hostile à une trop grande coopération avec les Américains. L’apaisement qui en est résulté s’est traduit au début de l’été 1999 par la libération des deux imams arrêtés en 1994.


Mais les attentats du 11 septembre et la lutte contre al-Qaïda à laquelle l’Arabie Saoudite s’est officiellement ralliée sont venus remettre en cause cet apaisement. À la fin septembre 2001, Cheikh Hamoud Ben Oqla al-Chouaibi, un religieux octogénaire et aveugle, vivant, lui aussi à Bourayda, a rendu une fatwa condamnant de fait les dirigeants saoudiens pour leur soutien aux Américains dans leur lutte contre l’Afghanistan. Lorsque les membres de la famille royale voulurent obtenir une rétractation, Cheikh Hamoud réitéra son opinion : «celui qui soutient les infidèles contre les musulmans doit être considéré comme un infidèle (…) c’est un devoir de mener le Jihad contre celui qui soutient l’attaque contre l’Afghanistan, que ce soit de sa main, de sa parole ou de son argent». C’est donc en réponse à la fatwa de Cheikh Hamoud Ben Oqla al-Chouaibi que les plus hautes autorités religieuses du royaume ont multiplié les déclarations évoquées plus haut, ce qui n’a pas empêché plusieurs prédicateurs wahhabites, dont certains provenant du cœur de l’institution religieuse, d’abonder dans le même sens en promulguant leurs propres fatwas. Certains sont allés jusqu’à excommunier la famille régnante, la déclarant «hors de l’islam».


Devant ce défi ouvert, les autorités ne pouvaient rester inertes. Selon diverses sources, plusieurs centaines de personnes ont été interpellées. Le ministre de l’Intérieur, Cheikh Nayef Ben Abdelaziz, a dénoncé les partisans de Ben Laden et exhorté les services de sécurité à être «particulièrement vigilants face à ceux qui tentent d’attenter à la sécurité au nom de l’islam, alors qu’ils ignorent cette religion ou ont été fourvoyés».


Tout se passe comme si une ligne de fracture traversait l’institution religieuse, les hauts dignitaires, nommés par le souverain, manifestant leur loyauté et leur obéissance à son égard, quitte à exprimer en priver leurs désaccords avec certains aspects de sa politique. En revanche, un nombre croissant d’imams et de théologiens saoudiens souligne que le souverain n’est légitime que pour autant qu’il respecte les prescriptions du Coran et des hadith. Dans une population dont la majorité, âgée de moins de 15 ans, a toujours connu la présence américaine sur le sol saoudien, malgré la défaite irakienne au Koweït, ce message progresse dangereusement pour les dirigeants de Riyadh.


La famille Al Saoud peut -et même doit, de son point de vue- réprimer sans faiblesse sa mise en cause par des religieux au nom même de ce qui fonde sa légitimité. Elle ne peut se permettre de s’en prendre frontalement à l’ensemble de l’institution religieuse, désormais beaucoup plus puissante qu’une décennie auparavant, en raison même des concessions que lui a consenties le roi Fahd. Ce dernier n’avait pas le poids moral qui lui aurait permis de tenir tête aux religieux, contrairement au fondateur du royaume Abdelaziz ou au roi Fayçal qui, en certaines occasions, n’ont pas craint de mettre au pas les religieux qui contrariaient leur politique. Le prince Abdallah, dirigeant de fait du pays depuis 1995, dispose, au contraire de son prédécesseur, d’une équation personnelle qui le lui permettrait. Mais il n’est pas seul en cause et sa marge de manœuvre est étroite : les princes Sultan et Nayef, que les contestataires islamistes considèrent comme corrompus, lui étant associés à la direction du pays.


Au fond, beaucoup dépend des conditions dans lesquelles se passera la succession. Non celle du roi Fahd : dans une large mesure, elle est déjà intervenue, Abdallah exerçant de fait les prérogatives royales, mais celle de ce dernier. Sultan, très contesté, prendra-t-il la suite et surtout, qui viendra par la suite ? Quand fera-t-on le saut de génération en faveur des petits-fils d’Abdelaziz, comme le prévoit désormais la loi fondamentale de 1992 ? Ces incertitudes, ainsi que les divisions au sommet et les inévitables compromis qu’elles laissent deviner risquent de se traduire par un affaiblissement durable du pouvoir régalien, c’est-à-dire de la Maison des Saoud. En l’absence de contrepoids institutionnels —le Conseil consultatif institué en 1993 ne pouvant prétendre à ce rôle— l’essentiel du pouvoir réel pourrait bien passer davantage encore entre les mains de la haute hiérarchie religieuse, celle-ci étant elle-même soumise à la pression contestataire du bas clergé et de la hiérarchie intermédiaire.


* Journaliste à Radio France Internationale. Auteur, entre autres publications, de : Géopolitique de l’Arabie Saoudite, Complexe, 1996.

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