Une guerre pour le pétrole ? Pas seulement, mais...
Par Olivier Da Lage*
Alors même quà la mi-avril 2003, Bagdad était en proie aux pillages, que les hôpitaux étaient mis à sac, que les pièces de valeur des musées irakiens étaient détruites ou emportées, que les bâtiments officiels tout comme les villas privées ou les simples commerces étaient transformés en un gigantesque libre-service gratuit par des voleurs emportant réfrigérateurs, appareils dair conditionné, lustres ou fauteuils sous le regard bienveillant de soldats américains qui expliquaient officiellement que ces scènes étaient la conséquence légitime des frustrations de citoyens privés de liberté depuis trente-cinq ans, un bâtiment échappait au saccage, protégé par des marines en nombre conséquent et par des véhicules blindés américains : le ministère du Pétrole. Comme il était prévisible, ce traitement de faveur na fait que renforcer la conviction de ceux qui sont persuadés de longue date que lintervention américaine en Irak avait «trois motifs : le pétrole, le pétrole et le pétrole», pour reprendre lun des slogans les plus fréquents du mouvement pacifiste.
Cette certitude est pratiquement unanimement partagée dans le monde arabe, elle est largement diffusée en Europe et compte même de nombreux adeptes aux États-Unis. Dans une tribune libre publiée en septembre 2002 dans le Washington Post, le sénateur démocrate Zell Miller sexclamait : «pardonnez ma franchise, mais ces gens [mes électeurs] veulent aussi entendre le président et le vice-président dire que cette guerre na rien à voir avec le pétrole»[1]. La réponse de ladministration Bush à cette objurgation a été, le plus souvent, le silence et, lorsque la question était directement posée et quil nétait pas possible dy échapper, un démenti cinglant, sans appel, comme si la dimension pétrolière de la crise irakienne était entièrement absente des préoccupations des dirigeants américains. Dans la mesure où cest difficile à croire, même pour les personnes les mieux disposées à légard dune intervention en Irak afin de lutter contre le terrorisme et détruire les armes de destruction massive, ce silence assourdissant na fait que renforcer les tenants de la théorie selon laquelle le pétrole est le principal facteur ayant abouti à la guerre dIrak.
En fait, lorsque lon parcourt rétrospectivement les articles et éditoriaux parus dans la presse américaine du printemps 2002 au printemps 2003, on est fasciné par le nombre de ceux qui ont pour unique objet dexpliquer pourquoi le pétrole est (ou nest pas) la cause principale de la guerre à venir. Outre la conviction partisane qui anime, le plus souvent, les auteurs de ces articles, la plupart sont solidement étayés et tous les arguments méritent dêtre pris en considération, même si généralement, lidée sous-jacente et la conclusion de larticle adoptent un mode binaire en tranchant : «cest une guerre pour le pétrole» ou «ce nest pas une guerre pour le pétrole». On notera au passage que tous ces articles, même ceux qui sont parus au printemps 2002, ne mettent pas un instant en doute lidée que les États-Unis vont entreprendre une guerre en Irak, et ceci, alors même que la mantra en vigueur à la Maison Blanche donnait : «le Président na pas sur son bureau de plan pour attaquer lIrak». Il faut croire que tous ces analystes étaient suffisamment bien informés pour imaginer que le plan en question se trouvait par exemple dans le tiroir du bureau, mais ne manquerait pas datterrir à brève échéance sous les yeux du Président. Ce qui rend lensemble de ces analyses dautant plus intéressantes. Notre hypothèse est que la plupart des arguments invoqués par les uns comme par les autres sont recevables dun point de vue rationnel, et peuvent même être combinés dans une même démonstration, en dépit de leur caractère apparemment contradictoire, à condition de prendre un peu de recul par rapport à la question abordée pour lintégrer dans un champ plus large. Car ainsi posée : «est-ce une guerre pour le pétrole ?», la question est avant tout rhétorique et nadmet de réponse que positive ou négative et donc, en dernière analyse, relève davantage de lintime conviction que de la démonstration. Le sujet est important, crucial même, mais le problème est mal posé. Tout change lorsquon la reformule ainsi : «quelle est la part du facteur pétrolier dans la décision de ladministration Bush dintervenir militairement en Irak ?». On va le voir, les raisons invoquées par ceux qui soutiennent que ce nest pas le pétrole qui a été la cause déterminante de la décision dentrer en guerre deviennent le plus souvent compatibles avec celles des tenants de la thèse inverse.
LIrak, pays pétrolier par essence
LIrak, pays fondateur de lOpep qui y a tenu sa conférence fondatrice en 1960, est en ce début de XXIe siècle un pays particulièrement attrayant pour des compagnies pétrolières qui en sont exclues depuis la nationalisation en 1972 de lIPC, lIraq Petroleum Company : avec 112,5 milliards de barils de réserves prouvées, son sous-sol recèle les deuxièmes réserves mondiales de pétrole de la planète. De surcroît, il sagit dun pétrole de très bonne qualité et dont le coût dextraction est très faible, inférieur à un dollar le baril (alors que lextraction du pétrole russe, par exemple revient à six dollars le baril). Lintérêt ne sarrête pas là : près de treize années dembargo international ont rendu obsolètes les installations pétrolières irakiennes. Lingéniosité et le savoir-faire reconnu des ingénieurs et techniciens irakiens nont pas suffi à compenser linterruption des investissements dans le secteur pétrolier du pays. Entre-temps, les technologies en matière de prospection et dextraction et de récupération ont progressé de manière significative, ce qui signifie quaprès une mise à niveau conséquente, les gisements déjà découverts et exploités connaîtraient sans aucun doute des taux de rendement, et donc une longévité accrus. Dautant que sur 73 gisements dhydrocarbure découverts, seuls 15 ont été développés[2]. Début 2002, lancien ministre du Pétrole Amer Rachid (remplacé en janvier 2003) avait indiqué que sur les 73 gisements, seuls 24 étaient en production. Frappé de sanctions limitant ses capacités de production et plaçant ses exportations sous contrôle international, lIrak a en effet préféré laisser dormir en létat une quantité considérable de ses réserves de pétrole et de gaz, comme on fait par exemple fructifier un capital à la banque.
Cest bien entendu dans la perspective de mise en valeur de ces champs que les compagnies pétrolières étrangères, notamment russes et françaises, ont négocié des pré-accords (memorandum of understanding), destinés à se transformer en accords en bonne et due forme, une fois les sanctions internationales levées par le Conseil de sécurité. En outre, compte tenu du fait quen raison des deux décennies de guerre et de sanctions qua connues lIrak, près de 90 % de son territoire nont jusquà présent fait lobjet daucune prospection, en particulier dans le désert occidental, les géologues évaluent à un potentiel de 100 milliards de barils les découvertes non encore effectuées. Le pétrole nest pas uniformément réparti sous le sol irakien. Avant linvasion du Koweït, les deux tiers de la production provenaient des champs pétroliers du sud (Roumaïla à la frontière koweïtienne, objet principal du litige avec le Koweït, Zoubayr, et Nahr Ben Omar). Avec 10 milliards de barils de réserves prouvées, le champ de Kirkouk est le principal gisement du nord de lIrak. Enfin, un autre méga-gisement, à lest de Bagdad, recèle 11 milliards de barils de réserves prouvées.
Depuis plusieurs années, les capacités de production effective de lIrak, dans le cadre du programme «pétrole contre nourriture»[3] oscillent dans une fourchette allant de 2 à 2,5 millions de barils par jour. Mais avant linvasion du Koweït en août 1990, le quota de lIrak au sein de lOpep était de 3,14 millions de barils par jour et sa capacité physique de production atteignait 3,8 millions de b/j. Les évaluations diffèrent sur le montant des investissements nécessaires pour remettre à flot et moderniser les installations irakiennes. Mais une synthèse des estimations disponibles indique quun montant de 20 à 30 milliards de dollars dinvestissements permettrait de porter la production irakienne à 5 ou 6 millions de barils par jour au cours dune période de six à huit ans. Les perspectives les plus prometteuses concernent les champs de Majnoun (12 à 30 milliards de barils) et Nahr Ben Omar (dont le développement a été négocié par le régime déchu avec le Français TotalFinaElf) et le gisement de West Qourna, attribué depuis 1997 à un consortium russe dirigé par Lukoil. À eux seuls, comme le note le directeur de la revue spécialisée Pétrole et gaz arabes Nicolas Sarkis[4], ces réserves géantes cumulées atteignent 34 milliards de barils, dépassant le total des réserves prouvées des États-Unis qui se montent à 30,4 milliards de barils.
Bien entendu, le statut juridique de ces gisements est au cur du conflit qui oppose les États-Unis (et, dans une moindre mesure le Royaume Uni) aux pays qui ont négocié des pré-accords avec lancien régime, à savoir principalement la Russie, la France et la Chine, les trois pays membres permanents du Conseil de sécurité qui se sont opposés au sein de ce conseil aux États-Unis et au Royaume uni sur lopportunité de déclencher la guerre. À première vue, les choses apparaissent simples : les deux pays qui se sont interdits de négocier avec Saddam Hussein sont aussi ceux qui lont vaincu militairement, en dépit de lopposition des autres membres permanents du «camp de la paix» qui se trouvaient justement être aussi les États dont les compagnies pétrolières avaient conclu des accords ou pré-accords avec le gouvernement de Saddam Hussein sur lexploitation du pétrole irakien.
À y regarder de plus près, cependant, les choses sont un peu plus complexes, dans la mesure où des compagnies pétrolières de pays appartenant, selon la liste publiée par la Maison Blanche[5], à la «coalition des volontaires» menée par les États-Unis ont également conclu des accords de développement avec lancien régime : cest le cas notamment de lItalie (ENI), de lEspagne (Repsol YPF), des Pays-Bas et du Royaume-Uni (Shell), du Royaume Uni (Pacific), de lAustralie (BHP), du Japon (Japex), de la Turquie (TPAO) et de la Hongrie (MOL). Au total, selon la Deutsche Bank[6], les compagnies pétrolières internationales ont collectivement conclu avec lIrak davant-guerre des contrats portant sur un montant total de 65 milliards de barils de réserve (à rapprocher des réserves prouvées, soit 112,5 milliards de barils). Cest ce statu quo ante quaprès leur victoire militaire, les États-Unis entendent bien remettre en cause.
Cest pour le pétrole
Alors même que la guerre battait son plein, Dominique de Villepin a laissé percer son inquiétude lors dune conférence de presse tenue à Londres : «Je crois qu'il ne faut pas imaginer que l'Irak, demain, sera un quelconque Eldorado et qu'il s'agirait de se partager ses richesses»[7]. Cest pourtant bien ainsi que les choses semblent se présenter au moment où le ministre français des Affaires étrangères émet cet espoir. Le général à la retraite Jay Garner, un proche du secrétaire américain à la Défense Donald Rumsfeld, ronge son frein à Koweït en compagnie de dizaines de collaborateurs destinés à le seconder après-guerre dans sa fonction dadministrateur civil de lIrak à laquelle il a été nommé avant même louverture des hostilités. De même, lUSAID, lagence gouvernementale américaine chargée de la coopération, a lancé un appel doffres fermé pour la reconstruction de lIrak alors même que les combats navaient pas commencé[8]. Cet appel était réservé aux compagnies américaines et les premières attributaires furent une filiale dHalliburton[9], la compagnie dingénierie pétrolière que présidait Dick Cheney avant son élection à la vice-présidence et Bechtel, lentreprise de travaux publics à la tête de laquelle on trouve des proches de lactuelle administration Bush, lun de ses directeurs étant George Shultz, lancien secrétaire dÉtat de Ronald Reagan de 1982 à 1989.
À dire vrai, compte tenu de la composition de son entourage, le 43e président des États-Unis a toute chance dêtre parfaitement sensibilisé aux enjeux pétroliers dune guerre en Irak. Ancien gouverneur du Texas, État pétrolier par excellence, George W. Bush a lui-même dirigé de 1978 à 1984 une «petite» compagnie pétrolière, Arbusto Energy/Bush exploration, puis de 1986 à 1990 Harken Oil. Son père, George H. Bush, avant dêtre élu vice-président de Ronald Reagan, a fait fortune au Texas à la tête de la compagnie pétrolière quil avait co-fondée en 1953, Zapata Petroleum Corporation. Dick Cheney, lactuel vice-président, a été de 1995 à 2000 le président dHalliburton évoquée plus haut. De 1991 à 2000, Condoleezza Rice, Conseillère à la sécurité nationale, était de 1991 à janvier 2001 administratrice de la compagnie Chevron Oil, et avait même donné son nom à un pétrolier de 129 000 tonnes avant de le renommer pour éloigner la controverse. Dautres personnages de premier plan de ladministration Bush, juristes, économistes ou hommes daffaires ont exercé dans le secteur pétrolier. Cela nen fait pas nécessairement des instruments obéissants du lobby pétrolier, mais selon la perspective que lon adopte, ils ont pour le moins une compréhension intime des préoccupations de ce lobby, ou ils sont, tout simplement, eux-mêmes issus de ce dernier. La décision prise en mars 2001 de rejeter le protocole de Kyoto afin de ne pas soumettre les États-Unis à lautolimitation consentie par les signataires du protocole était déjà une indication de la perméabilité existant entre lindustrie pétrolière américaine et les nouveaux dirigeants au pouvoir depuis le mois de janvier 2001
Ces responsables sont justement des hommes et femmes politiques qui ont fait vu, publiquement, de défendre le mode de vie américain. Or, lAmerican way of life est particulièrement coûteux en énergie. Automobiles, camionnettes, pick-up, mobile homes et 4x4 représentent près de 40 % de la consommation de pétrole des États-Unis[10]. On se rappelle quà lautomne 1990, James Baker, secrétaire dÉtat de George Bush père, brillant artisan de la coalition qui devait chasser lIrak du Koweït, avait justifié la guerre à venir non par loccupation dun État souverain ou par la nécessité de rétablir le droit international, mais en déclarant à la télévision que cette guerre (qui navait pas encore eu lieu) avait pour cause «les emplois [des Américains] car le pétrole bon marché du Moyen-Orient stimulerait la croissance économique des États-Unis». Ce propos à la franchise toute texane choqua plus quil ne convainquit et, le 2 novembre 1990, des responsables de ladministration Bush affirmèrent quil était «important que les gens ne voient pas cela comme une bataille pour le pétrole»[11]. La même inquiétude dont se faisait lécho le sénateur Miller cité plus haut.
Lune des grandes qualités de la démocratie américaine est que les objectifs stratégiques de lexécutif font lobjet de rapports officiels publiés et soumis à la discussion des parlementaires au Congrès. Cest le cas des nouvelles orientations stratégiques rendues publiques en septembre 2002 évoquant pour la première fois dans un document de 33 pages la notion de guerre préventive qui a vu sa mise en uvre six mois seulement après son adoption[12]. De même, en ce qui concerne lénergie, les priorités et les objectifs sont contenus dans un rapport, National Energy Policy, publié le 17 mai 2001 par la Maison Blanche[13]. Ce texte, également connu sous le nom de rapport Cheney, a fait lobjet de vives polémiques, car si la composition du groupe de travail est publique, le vice-président a en revanche obstinément refusé de révéler les noms des personnalités consultées, parmi lesquelles figuraient principalement de hauts responsables de lindustrie pétrolière, y compris ceux de la firme Enron, ultérieurement compromis dans la faillite frauduleuse de leur entreprise. Ce rapport a surtout fait scandale en recommandant des forages pétroliers dans les réserves naturelles de lAlaska, pourtant protégées. Mais dautres passages sont tout aussi importants, dans la mesure où ils éclairent les déterminants de la politique américaine mise en uvre par certains de ses rédacteurs, le vice-président Cheney en tête : la production américaine de pétrole allantt chuter de 12 % au cours des vingt prochaines années, le rapport souligne que la dépendance à légard du pétrole importé, déjà passée dun tiers en 1985 à la moitié aujourdhui, atteindrait les deux tiers dici à 2020.
Dans le chapitre 8, intitulé «renforcer les alliances globales, améliorer la sécurité énergétique et les relations internationales», le groupe de travail «recommande que le président fasse de la sécurité énergétique une priorité de notre politique étrangère et commerciale». «Dici 2020, les producteurs de pétrole du Golfe devraient fournir entre 54 et 67 % du pétrole mondial. Il sensuit que léconomie mondiale va presque certainement continuer à dépendre de loffre de pétrole des membres de lOpep, particulièrement dans le Golfe. Cette région va demeurer vitale pour les intérêts des États-Unis( ) En toute hypothèse, les producteurs de pétrole du Moyen-Orient vont demeurer centraux dans la sécurité pétrolière mondiale. Le Golfe sera lobjet dune attention prioritaire de la politique énergétique internationale des États-Unis, mais notre engagement sera global, repérant les régions existantes et émergentes qui auront un impact majeur sur léquilibre énergétique global.» Il serait, bien sûr, tout à fait abusif de prétendre que ce document préconise linvasion de lIrak afin de faire main basse sur ses ressources en hydrocarbure. Mais il éclaire singulièrement le débat stratégique sur le rapport entre la sécurité des États-Unis, le pétrole et lIrak qui a servi darrière-plan au processus de décision de ladministration Bush dans la période où a été effectué le choix dintervenir militairement.
Comme la fait remarquer lancien ambassadeur à lONU Richard Holbrooke, les États-Unis se sont montrés incapables au cours des vingt-cinq dernières années de réduire leur dépendance à légard du pétrole étranger : depuis 1973, les importations pétrolières du golfe Persique ont triplé, la production intérieure américaine a diminué de moitié, et la consommation est demeurée relativement stable à près de 19 millions de barils par jour.
Résumons-nous : il sagit de protéger le mode de vie américain et donc décarter toute idée déconomie dénergie ; la consommation dénergie par les Américains va continuer daugmenter ; à lhorizon des deux prochaines décennies, les États-Unis continueront de dépendre des hydrocarbures du Moyen-Orient, et de façon croissante. Il y a là tous les éléments dun syllogisme : les États-Unis, en tant que puissance dominante de la planète, peuvent et doivent se donner les moyens daccroître leur contrôle sur les sources dapprovisionnement de cette énergie vitale pour leur sécurité, telle quappréciée par les documents officiels du gouvernement américain. Cest dailleurs ce que suggère le sous-secrétaire dÉtat Alan Larson lorsquil indique à la Commission des affaires étrangères de la Chambre des représentants que la sécurité énergétique ne peut se réduire à lautosuffisance : les deux objectifs de la politique américaine, selon lui sont dassurer lapprovisionnement en énergie en quantité suffisante pour soutenir la croissance économique et dempêcher les fournisseurs de pétrole davoir loccasion de «prendre en otage» la croissance américaine[14]. En septembre 2002, le conseiller économique de George W. Bush, Larry Lindsey, se situe dans la même logique lorsquil affirme quaprès la chute de Saddam Hussein, «vous pouvez ajouter trois à cinq millions de barils par jour à loffre mondiale», suggérant quune guerre «serait bonne pour léconomie»[15]. Mais Lindsey avait mangé la consigne consistant à ne pas évoquer le pétrole à propos de lIrak, il fut démenti par la Maison Blanche puis remplacé peu après.
Pourtant, ce serait une erreur de croire que lhostilité de Washington à lencontre de Saddam Hussein a privé les États-Unis du pétrole irakien. Au cours de lannée 2001, avec 778 000 barils par jour, lIrak a été le sixième fournisseur en pétrole des États-Unis, soit 4 milliards de dollars achetés à lIrak, via lONU. En janvier et février 2003, pour cause de grève générale au Venezuela qui empêchait durant plus dun mois dexporter son pétrole, les deux tiers du pétrole irakien exporté lont été à destination des Amériques, plus de la moitié ayant logiquement abouti sur le territoire des États-Unis[16]. Comme lindique la fiche technique du département américain de lÉnergie consacrée à lIrak, «au cours des onze premiers mois delannée 2002, les États-Unis ont importé une moyenne de 449 000 barils par jour dIrak»[17].
Cette réalité a dailleurs mis en colère les «faucons» de ladministration Bush, scandalisés que les États-Unis puissent, en achetant à lIrak son pétrole, «financer le terrorisme et lacquisition darmes de destruction massive» : «Nous ne pouvons plus continuer à mettre en danger notre sécurité par notre dépendance à légard du pétrole, ni ignorer la réalité, à savoir que les États-Unis financent le terrorisme international en raison dune politique intérieure énergétique erronée», écrit le sénateur républicain Burns[18]. Encore Burns, membre de la commission de lÉnergie et aux ressources naturelles du Sénat, en tire-t-il la conclusion que cest la politique énergétique quil faut changer. On a vu que telle nétait pas loption de ladministration Bush. James Woolsey, ancien directeur de la CIA et membre influent du groupe des néoconservateurs, avec Richard Perle et Paul Wolfowitz, en tire une autre conclusion : selon lui, la dépendance à légard du pétrole moyen-oriental explique la complaisance coupable dont les administrations américaines successives, républicaines et démocrates, ont fait preuve à lendroit des régimes arabes soutenant le terrorisme. Pour Woolsey, la question est politique avant dêtre économique. Il importe sans tarder de mettre fin au pouvoir de nuisance de ces producteurs de pétrole arabes hostiles aux États-Unis. Pour ce faire, il faut augmenter le niveau des réserves stratégiques, afin de saffranchir du marché, et donc du chantage saoudien, il faut aider la Russie à développer son pétrole comme source alternative au pétrole arabe, il faut améliorer lefficacité des véhicules afin de limiter la consommation dénergie sans réduire son train de vie, mais surtout, de mettre fin au pouvoir terroriste nourri par les pétrodollars : «leur pouvoir leur vient du pétrole, il est temps de briser leur sabre»[19].
Dans la même lignée, Norman Podhoretz, ancien rédacteur en chef de la revue néo-conservatrice Commentary, envisage «létablissement dune forme de protectorat sur les champs pétrolifères dArabie Saoudite, alors que nous nous demandons chaque jour davantage pourquoi 7 000 princes continueraient davoir le droit dexercer une telle influence sur nous et sur les autres»[20].
Le problème est quil est politiquement délicat denvisager une occupation pure et simple des champs de pétrole saoudien. De ce point de vue, lIrak, également riche en pétrole, fait un vilain beaucoup plus présentable. Et qui contrôle le pétrole irakien contrôle de fait le marché mondial et dispose de tous les moyens de pression politique sur les autres producteurs, à commencer par le principal dentre eux : lArabie Saoudite. Ce qui nous conduit à un autre effet (objectif ?) de loccupation de lIrak par les États-Unis : le contrôle du marché pétrolier mondial et linfluence politique sur les pays producteurs, notamment les voisins de lIrak au Moyen-Orient comme lIran et lArabie, mais aussi en dehors de la région, le Mexique, le Venezuela ou la Russie.
Lidée est que la combinaison du levier pétrolier et de la présence militaire sur le sol irakien suffise à dissuader des pays comme lArabie Saoudite et lIran dagir contre les intérêts américains, au Moyen-Orient et ailleurs. Si ces deux grands pays pétroliers sont neutralisés, le cas de lIrak ayant déjà été résolu par la force militaire, la menace potentielle représentée par dautres pays comme lÉgypte ou la Libye devient résiduelle. Au total, lusage de la force naura été nécessaire que dans le cas de lIrak, ayant un effet dissuasif pour tous les autres. On notera au passage que sont cités parmi les pays considérés comme hostiles au moins deux alliés formels des États-Unis, à savoir lÉgypte et lArabie Saoudite. Ce nest évidemment pas la politique officielle de Washington, mais cest le langage tenu publiquement par des personnes influentes et notoirement proches du vice-président Cheney et du secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld, comme Richard Perle ou James Woolsey qui, noccupant plus de fonctions officielles au sein de ladministration, peuvent exprimer tout haut ce que dautres (Cheney ? Rumsfeld ?) sont obligés de taire.
Pour ceux qui considèrent que les États-Unis ont mené la guerre en Irak à cause du pétrole, il ne sagit pas seulement de mettre la main sur les richesses en hydrocarbures de la Mésopotamie et de mettre au pas les autres producteurs du Moyen-Orient à la seule fin dassurer leurs approvisionnements et de satisfaire les consommateurs et industriels américains. Pour le prince saoudien Talal Ben Abdelaziz, fils du fondateur du royaume et connu pour son franc-parler, «les États-Unis cherchent à contrôler le pétrole, parce que cest une ressource stratégique dont ont besoin des États qui peuvent à lavenir contrer la puissance américaine, tels que lUnion européenne, la Chine et le Japon. De lavis des experts, le pétrole demeurera une ressource stratégique pour une bonne vingtaine dannées. Or, les réserves de la mer Caspienne et dailleurs ne peuvent concurrencer, en volume et en coût dextraction, celles du Proche-Orient. Les États-Unis veulent contrôler le monde par le biais du pétrole du Proche-Orient[21]»
Cela sera dautant plus facile à réaliser que les États-Unis auront, après la victoire, évincé les opérateurs historiques non-britanniques du pétrole irakien, à savoir les Russes et les Français. Certes, les responsables américains ont insisté, à linstar de Colin Powell, sur le fait que les réserves pétrolières dIrak ne seraient pas «exploitées dans lintérêt des États-Unis» mais « placées sous curatelle au bénéfice du peuple irakien[22]». Tandis que les collaborateurs du vice-président Cheney examinaient, avant-guerre, les modalités pratiques et juridiques dun financement de loccupation américaine par les revenus du pétrole irakien, des pourparlers étaient engagés avec lopposition irakienne en exil non seulement sur la formation du futur gouvernement, mais également sur les contrats pétroliers à venir.
En octobre 2002, Ahmed Chalabi, président du Congrès national irakien (CNI), protégé de Richard Perle et Paul Wolfowitz, a rencontré discrètement les responsables de trois compagnies pétrolières américaines afin de négocier le partage du pétrole de laprès Saddam Hussein[23]. Ahmed Chalabi a exprimé son intention de remercier les États-Unis de leur action par une part significative des contrats et, sans exclure formellement la France et la Russie des négociations à venir, na pas caché son peu dempressement à conclure avec ceux qui faisaient des affaires du temps de Saddam Hussein, lidée étant que les accords signés avec un régime illégitime ne sauraient en aucune façon être honorés par le gouvernement dun Irak démocratique. Au lendemain de la guerre, les cartes sont entièrement redistribuées, lancien jeu na plus cours.
Dans cette logique, loccupation directe de lIrak est encore la meilleure solution, avec des conseillers américains très présents aux côtés du futur gouvernement irakien mis en place par les États-Unis. Pour Woolsey, partisan de longue date dun renversement de Saddam Hussein par une intervention militaire, «on doit expliquer à la France et la Russie que si elles aident à mettre à la tête de lIrak un gouvernement acceptable, nous ferons de notre mieux pour garantir que le nouveau gouvernement et les compagnies américaines travaillent étroitement avec elles»[24]. Dès le 9 avril, alors que Bagdad tombait, Dick Cheney expliquait à des directeurs de journaux américains que le pétrole serait géré après-guerre par un organisme supervisant le ministère du pétrole et «composé principalement dIrakiens ; il pourra comprendre des conseillers internationaux de lextérieur», précisant que pour leur part, les États-Unis étaient disposés à fournir lassistance requise dans ce domaine[25]. Plus de trente ans après la nationalisation de lIPC et léviction des Américains et Britanniques du pétrole irakien, la privatisation probable de ce dernier sonne le grand retour des majors américains.
Comme le remarque Charles V. Pena, analyste du Cato Institute, un think tank ultralibéral opposé à la guerre, «même si la guerre contre lIrak nest pas entièrement motivée par le pétrole ( ), il est impossible dignorer, et encore plus ridicule de penser que ce nest pas un facteur important. Y aurait-il ce débat si le pays en question était en Afrique sub-saharienne ?»[26].
Non, ce nest pas pour le pétrole
En octobre 2002, le porte-parole de la Maison Blanche, Ari Fleischer, a catégoriquement écarté cette interprétation : «Le seul intérêt des États-Unis dans cette région est de promouvoir la cause de la paix et de la stabilité, pas la capacité de ce pays à générer du pétrole». «Absurde ! sindignait pour sa part Donald Rumsfeld, interrogé à la mi-décembre 2002 dans lémission 60 minutes. Cela na rien à voir avec le pétrole, littéralement rien à faire avec le pétrole. [27]» «Nos inquiétudes nont rien à voir avec le pétrole. Nous pensons que le pétrole en Irak appartient au peuple dIrak. Cest à eux de décider combien ils veulent en vendre et dans quelles conditions», a renchéri en mars 2003 le secrétaire américain à lÉnergie Spencer Abraham[28]. Le Premier ministre britannique Tony Blair nest pas en reste, qui affirma sur MTV : «Cela na rien à voir avec le pétrole, ni pour nous la Grande Bretagne, ni pour les États-Unis»[29].
Mais au-delà des protestations des intéressés, que lon est en droit de ne pas croire sur parole, nombre danalystes ont fait valoir que même en se plaçant dun point de vue cyniquement intéressé, sur un plan économique, il ne serait pas rationnel pour les États-Unis et leurs alliés dengager un conflit en Irak pour conquérir le pétrole de ce pays.
Semblable intervention est toujours extrêmement risqué, ses coûts et ses conséquences sont largement imprévisibles. Si le but recherché peut être atteint sans introduire cette part dincertitude, un agent économique rationnel nhésitera pas un instant à choisir cette solution. Or, à supposer que le complexe politico-pétrolier qui dirigerait les États-Unis cherche avant tout à satisfaire dune part le lobby pétrolier, et que ladministration au pouvoir désire remporter les élections de 2004, une guerre est la plus mauvaise des solutions. Alors que le coût des opérations militaires se chiffre en dizaines de milliards de dollars, entièrement ou presque à la charge du contribuable américain, en labsence dune coalition militaire aussi large que celle rassemblée lors de la guerre du Koweït en 1990-1991. À lépoque, de surcroît, les États-Unis et leurs alliés avaient pu faire financer en définitive les opérations militaires par lAllemagne, le Japon et les États du Golfe, parvenant ainsi à ce que la guerre s'autofinance et dégage même un bénéfice comptable, une fois collectées toutes les contributions. Or, dans le cas présent, la guerre sest déroulée en dehors dun cadre international unanimement reconnu, lAllemagney restant durablement opposée à cette guerre et les États du Golfe, toute ambivalence mise à part, adopté hormis le Koweït la thèse d'une intervention dans le cadre des Nations unies.
Et puis, contrairement à 1991, il ne sagit plus cette fois de chasser un envahisseur, mais de remplacer un régime et de rebâtir un pays, tant sur le plan économique que politique. Le coût des opérations militaires n'équivaut donc pas à celui, global, de la guerre et de ses conséquences. Les objectifs politiques proclamés supposent une présence à long terme et linjection massive de capitaux destinés au «nation building». Les sommes avancées par les experts varient considérablement, mais à lautomne 2002, des membres du Congrès ont entendu citer des chiffres allant jusquà 300 milliards de dollars. Cela devant passer dans l'idéal par un engagement de la communauté internationale tout entière; or, ceux qui, comme les Russes, les Français ou les Allemands ont condamné cette guerre et qui insistent pour faire de lONU linstrument central de la gestion de laprès-guerre se heurte aux convictions profondes des dirigeants actuels des États-Unis dont le combat s'est précisément déroulé en dehors des Nations unies. De surcroît, à supposer même que les cinq membres permanents du Conseil de sécurité parviennent au bout du compte à sentendre sur laprès-guerre, rien nétait acquis avant dedéclencher l'expédition, la prudence commandant denvisager lhypothèse la plus pessiUn pari audacieux, à un an de la campagne électorale, et alors que la croissance économique des États-Unis connaît un fort ralentissement.
Certes, une fois la victoire acquise car nul na jamais douté de lissue du conflit les Américains contrôlent le pétrole irakien. Mais dans lhypothèse la plus cynique, celle du paiement dun «tribut pétrolier» par lIrak, pour prix de sa libération, puis de son occupation, la rentabilité ne peut être espérée quà long terme. Létat de vétusté des installations pétrolières irakiennes impose préalablement des investissements colossaux, tandis que la montée en puissance de la production, et donc des recettes pétrolières, ne sera que très progressive. Sous langle dun investissement financier, la guerre ne pourra se rentabiliser quau bout de plusieurs années, peut-être même d'une décennie, en fonction des sommes à consacrer à la reconstruction de lIrak de chiffres qui étaient par définition impossibles à déterminer avant le début des opérations militaires. En tout état de cause, les deux années précédant lélection présidentielle de 2004 risquent de sannoncer fiscalement douloureuses pour le contribuable américain, à moins quon ne laisse filer le déficit, et donc la valeur du dollar, ce qui revient à appauvrir le consommateur américain. Après tout, George W. Bush est bien placé pour savoir que la précédente guerre contre lIrak menée par son père sétait traduite par un ralentissement économique qui avait conduit un an plus tard à la victoire de Bill Clinton, qui avait fait entièrement la campagne sur la situation économique des États-Unis.
Du reste, les conventions internationales ne permettent pas à la puissance occupante de disposer librement des ressources naturelles dun pays occupé. Outre les raisons politiques qui ont pu conduire les dirigeants américains à réaffirmer à de nombreuses reprises que le pétrole serait utilisé pour le bien du peuple irakien[30], il existe des contraintes juridiques établies de longue date. Comme la notamment rappelé Michael J. Economides, loccupant doit veiller à garantir le fonctionnement régulier de ladministration et peut, à cet effet, exercer le contrôle sur les ressources naturelles du pays occupé ainsi que pour couvrir ses propres besoins militaires ; toutefois, ces réquisitions ne peuvent en aucun cas être utilisées plus largement au profit de la puissance occupante[31]. Une partie des revenus du pétrole peut donc, conformément au droit de la guerre, couvrir les frais doccupation. Mais même en ayant une interprétation extrêmement large des textes, il est difficile dy trouver la justification dune appropriation des ressources irakiennes par les pays de la coalition ou de leurs entreprises privées. Toujours en prenant comme hypothèse le cynisme intéressé des dirigeants américains et du peu de cas quils font du droit international, il nen demeure pas moins extrêmement risqué pour des compagnies pétrolières, quelle que soit leur nationalité, de procéder à des enlèvements de pétrole alors que le statut juridique de sa propriété nest pas établi. Elles prendraient en effet le risque de voir leurs cargaisons consignées par une tierce partie et dêtre poursuivies devant les tribunaux darbitrage. Même une multinationale de lhyperpuissance américaine doit prendre ce genre de facteur en considération.
Dautant que le lobby pétrolier américain, qui na jamais été aussi puissant, puisque ses représentants les plus éminents siègent désormais au cur du pouvoir à Washington, nest toujours pas parvenu à faire lever les sanctions votées en 1996 par le Congrès et interdisant aux compagnies pétrolières de travailler en Libye et en Iran. Depuis le vote des lois dAmato et Helms-Burton, les plus grandes compagnies pétrolières américaines assistent impuissantes à lentrée en force de leurs rivales étrangères sur des terres riches en pétrole mais qui leur sont interdites pour des raisons politiques. Si la politique étrangère des États-Unis était dictée par les intérêts pétroliers, ne serait-il pas plus avantageux de lever ces restrictions et de faire dune pierre deux coups : diversifier les sources dapprovisionnement en hydrocarbure des États-Unis et renforcer les majors américaines face à la concurrence des Françaises, des Britanniques et des Italiennes ? Comme lobserve léconomiste John Tatom, «Lune des leçons importantes du conflit irako-koweïtien de 1990 est quil est habituellement meilleur marché dacheter du pétrole que de tenter de le prendre à un autre pays. Cest aussi vrai aujourdhui pour les États-Unis que ça létait alors pour lIrak»[32].
Certes, on peut arguer que les États-Unis nenvisagent pas de gérer directement le pétrole irakien, mais que tant pour lexploration que pour lexploitation (après privatisation), les compagnies américaines se tailleront la part du lion. Certains répondent à cela que nul ne peut préjuger à long terme des décisions souveraines dun gouvernement irakien démocratique et indépendant. Même à supposer que cette indépendance à légard des libérateurs soit toute relative, notamment dans limmédiat après-guerre, il nen demeure pas moins que si elle veut réussir son redémarrage, lindustrie pétrolière irakienne devra sappuyer pleinement sur les ingénieurs et les cadres irakiens du secteur pétrolier, à la fois nombreux et compétents. Or, ces derniers ont pris lhabitude de travailler depuis trois décennies avec les Français et les Russes, notamment. Même après un changement de régime, la résistance de létablissement pétrolier irakien à léviction de ces derniers au profit des Américains et Britanniques, chassés en 1972, ne saurait être sous-estimée. Un raisonnement en vertu duquel il nest pas possible, a priori, de faire avec certitude le pari dune mainmise américaine sur le pétrole irakien, même si telle était lintention des autorités de Washington. qui plus est: l'argument «pétrolier» passe sous silence les raisons invoquées par les dirigeants britanniques et américains après le11 septembre 2001; ladministration Bush ayant décidé de placer en tête de ses priorités la lutte contre le terrorisme et contre les États qui le soutiennent. LIrak était de longue date classé dans cette catégorie par le Département dÉtat et avait par ailleurs cherché à se doter darmes de destruction massive, le départ des inspecteurs fin 1998 ayant permis de reprendre les programmes que les inspections avaient en partie démantelés. Si le doute existe en ce qui concerne dautres pays, la volonté de lIrak de se doter darmements de destruction massive (nucléaire, chimique et biologique) est abondamment documentée, ses dirigeants lont à certaines époques publiquement revendiquée et les transfuges ont révélé létat davancement des travaux irakiens dans ces domaines. Or, affirment Londres et Washington, la crainte nest plus seulement de voir lIrak faire usage de ces armes contre ses voisins ou son propre peuple, mais quil transmette la technologie ou les armes elles-mêmes à des groupes terroristes transnationaux, menaçant la sécurité de lEurope et des États-Unis.
Les dirigeants américains affirment que des contacts organiques existent entre lorganisation dOussama Ben Laden et le gouvernement irakien et que ce nest quune question de temps avant que la menace se concrétise ; il sera alors trop tard pour agir. Britanniques et Américains soulignent par ailleurs que Saddam Hussein sest joué pendant douze ans du Conseil de sécurité et des résolutions lui imposant le désarmement et que la communauté internationale joue sa crédibilité sur le dossier irakien. Enfin, Washington se déclare persuadé quun changement de régime à Bagdad apportera par contagion la paix et la démocratie dans les autres pays arabes et musulmans de la région et permettra le déblocage du dossier israélo-palestinien après lélimination de lun des plus fermes soutiens aux organisations terroristes palestiniennes. Leitmotiv de tout ce raisonnement: linaction serait, au bout du compte, infiniment plus coûteuse que toute action, quel que soit son prix humain et économique.
Que lon souscrive ou non à ces arguments, nul ne peut nier quils ont été articulés avec force par certains des dirigeants américains, dès le lendemain des attentats du 11 septembre 2001. Cest notamment le cas du secrétaire adjoint à la Défense Paul Wolfowitz qui, dès le 12 septembre, avait recommandé au président Bush de se préparer à attaquer lIrak. Du reste, il était en cohérence avec lui-même, puisquen janvier 1998, il avait cosigné avec Dick Cheney, Donald Rumsfeld, James Woolsey, Richard Perle, Francis Fukuyama, Robert Kagan, William Kristol, Eliott Abrams, Richard Armitage, John Bolton et quelques autres figures emblématiques du courant néo-conservateur une lettre ouverte à Bill Clinton lencourageant à prendre des mesures pour renverser par la force militaire le régime de Saddam Hussein. Le président Clinton nayant pas donné suite à ce conseil, la plupart dentre eux ont envoyé une seconde lettre en mai 1998 à Newt Gingrich, président de la Chambre des représentants, et Trent Lott, chef de la majorité républicaine au Sénat, affirmant que les États-Unis devaient «établir et maintenir une forte présence militaire américaine dans la région et être préparés à utiliser cette force pour protéger nos intérêts vitaux dans le Golfe et, si nécessaire, à aider à renverser Saddam Hussein»[33]. La plupart des expéditeurs occupant aujourdhui des postes clés dans ladministration Bush, rien détonnant à ce que leurs recommandations soient aujourdhui mises en uvre. On notera que ces néo-conservateurs ayant la réputation de ne pas cacher le fond de leur pensée, quel que soit le désagrément quen conçoivent les dirigeants étrangers ou leurs adversaires politiques aux États-Unis, il est particulièrement frappant quils naient pas mentionné le pétrole comme raison, même parmi dautres, de sen prendre à lIrak. Pas de doute quun Richard Perle ou un James Woolsey, dont le franc-parler rugueux fait léconomie des subtilités diplomatiques, nhésiteraient pas à mettre le pétrole en tête de leur argumentation si telle était leur façon de voir.
Pour ceux qui affirment que la guerre contre lIrak na pas été menée à cause du pétrole, deux arguments majeurs sont donc avancés : économiquement, cest un pari beaucoup trop risqué pour un gain à court terme aléatoire, mais sous langle politique et sécuritaire, une opération militaire était une nécessité afin de ne pas se retrouver dans quelques années avec une menace terroriste non conventionnelle infiniment plus dangereuse que la guerre en Irak.
Le pétrole : une raison parmi dautres, mais déterminante
Jusquà présent, nous avons repris les termes du débat public en opposant de façon rhétorique les deux thèses, comme si elles s'excluaient mutuellement. Pourtant, rien ne soppose à ce qu'une intervention militaire motivée pour des raisons pétrolières serve également les objectifs proclamés de lutte contre le terrorisme et les armes de destruction massive et permette lémergence dun nouveau Moyen-Orient, plus conforme aux vues des néo-conservateurs, ou bien que le programme politico-militaire de ces derniers permette avantageusement aux États-Unis de prendre durablement pied sur cette éponge à pétrole quest lIrak. En fait, toute opposition entre les deux thèses disparaît dès lors que lon cesse de considérer la politique énergétique américaine dun côté et la politique de puissance des États-Unis de lautre pour considérer quil sagit de deux approches dune seule et même politique : le pétrole nest quune composante mais essentielle du pouvoir américain. D'un volontarisme international qui trouve ses fondements dans les documents stratégiques adoptés depuis quelques années par les États-Unis et depuis plus dune décennie chez les penseurs qui inspirent laction de lactuelle administration, notamment Paul Wolfowitz et Richard Perle[34].
C'est l'ordre, au fond, des facteurs qui varie selon les personnalités considérées (Colin Powell, Dick Cheney, Donald Rumsfeld, Paul Wolfowitz ou George W. Bush). Wolfowitz et Perle insistent surtout sur le changement de régime permettant de remodeler le Moyen-Orient dans un sens plus favorable à la démocratie et aux intérêts américains, Colin Powell met davantage laccent sur les armes de destruction massive, et George W. Bush, tout en faisant la synthèse qui incombe à son rôle de décideur ultime, souligne la lutte contre le terrorisme. Il apparaît cependant évident que lintervention contre lIrak naurait sans doute pas eu lieu sans le facteur déclenchant et la justification que représentent les attentats du 11 septembre 2001. On n'aurait très vraisemblablement pas non plus assisté à une mobilisation comparable à lencontre dun État non-pétrolier. La Corée du Nord, qui tout au long de la crise irakienne, a impunément multiplié les provocations nucléaire en direction des États-Unis et de lONU en une parfaite illustration. Certes, lAfghanistan n'a pas les richesses minérale de l'Irak et peut donc être présenté en contre-exemple, mais en dépit de ce qui a pu être dit à lépoque, il s'agissait là plutôt d'une action de représailles, légitimée par la communauté internationale, d'une opération «hit and run», les Américains nayant aucun plan à long terme concernant le pays. Tel nest pas le cas de lIrak à propos duquel, bien avant la guerre, des scénarios à long terme ont été mis sur pied par toutes les administrations et agences officielles concernées du gouvernement américain.
Mais surtout, la sécurité nationale étant au cur des préoccupations du gouvernement américain, c'est sous cet angle que doit être envisagé lapprovisionnement en pétrole. Le problème nest pas etna jamais été de garantir uniquement lapprovisionnement en hydrocarbures des États-Unis. Si tel avait été le cas, les options «libérales» évoquées plus haut consistant à acheter le pétrole et le gaz aux États vendeurs, fussent-ils hostiles aux États-Unis, répondaient à cette préoccupation à court, moyen et même à long terme : loffre mondiale dhydrocarbure suffit pour satisfaire la demande globale pendant au moins trois décennies, et contrairement à la situation qui prévalait dans les années 70, il sagit désormais dun marché où ce ne sont plus les vendeurs, mais les acheteurs qui sont déterminants. Or Washington ne veut pas seulement garantir ses approvisionnements sur la planète; lAmérique refuse de dépendre de sources instables et potentiellement hostiles qui, pour des raisons politiques, seraient en mesure de prendre en otage ces approvisionnements au risque de menacer, même temporairement, le mode de vie américain.
La politique de Saddam défi à lONU et acquisition clandestine darmements de destruction massive ont représenté pour les États-Unis une aubaine, de ce point de vue, à ne pas laisser passer.
* Journaliste à RFI, auteur notamment de Géopolitique de lArabie
Saoudite, Complexe, 1996.
[1] «Questions for the Commander in Chief», Washington
Post, 8 septembre 2002.
[2] Iraq Country Analysis Brief, février 2003, Department of Energy
des États-Unis
[3] Autorisé par la résolution 986 du Conseil de sécurité
le 15 avril 1995, le programme a été mis en uvre de façon
effective à partir de décembre 1996.
[4] Nicolas Sarkis, «Irak : des enjeux pétroliers colossaux»,
Le Nouvel Afrique-Asie, n° 160, janvier 2003.
[5] Au 3 avril 2003, www.whitehouse.gov
[6] Cité dans Iraq Country Analysis Brief, février 2003,
Department of Energy des États-Unis.
[7] Point de presse à lissue dune conférence de Dominique
de Villepin prononcée le 27 mars 2003 à l'Institut International
des Etudes Stratégiques (IISS).
[8] «US quietly soliciting bids for rebuilding postwar»,
Wall Street Journal, 10 mars 2003.
[9] «Firm linked to Cheney wins oil-field contract», San
Francisco Chronicle, 8 mars 2003.
[10] «Iraq : its the oil, stupid», Newsweek,
30 septembre 2002.
[11] Phyllis Bennis et Michel Moushabeck, Beyond the Storm, Olive Branch
Press, New York 1991, p. 63
[12] The National Security Strategy of the United States of America,
septembre 2002, p. 19.
[13] National Energy Policy, Reliable, Affordable, and Environmentally Sound
Energy for Americas Future, Report of the National Energy Policy Development
Group, Présidence des États-Unis, mai 2001.
[14] «US to depend on foreign oil in future, US official says-
Safeguarding supplies a key issue, States Larson adds»,
State Department press releases and documents, 20 juin 2002.
[15] Interview au Wall Street Journal, citée par The Australian
Financial Review, 9 septembre 2002.
[16] «Americas by far the largest buyer of Iraqi crude oil»,
Energy; Intelligence Group, 4 mars 2003.
[17] Iraq Country Analysis Brief, février 2003, Department of
Energy des États-Unis.
[18] «Dont buy rogue oil», Wall Street Journal,
8 avril 2002.
[19] «Spiking the oil weapon : how to end Americas dependence
on Mideast despots», Wall Street Journal, 22 septembre 2002.
[20] «How to win World war IV», Commentary, février
2002.
[21] Le Monde, 11 mars 2003.
[22] Interview au Boston Globe, 22 janvier 2003.
[23] «Carve-up of oil riches begins», The Observer,
3 novembre 2002.
[24] «The Role Of Iraq's Oil As War Nears», Insight Magazine,
7 janvier 2003.
[25] Dépêche Reuters, 9 avril 2003.
[26] «Its not about oil ?», Chicago Tribune,
20 septembre 2002.
[27] «Post-Saddam Iraq : Linchpin of a new oil order»,
Foreign policy in focus, policy report, janvier 2003.
[28] Dépêche AFP, 6 mars 2003.
[29] Dépêche AFP, 6 mars 2003.
[30] Voir notamment note 22.
[31] «How will we manage the oil ?», Michael J. Economides,
Washington Post, 9 février 2003. Voir aussi Le droit des conflits
armés au niveau opérationnel et tactique, état-major
du ministère canadien de la Défense, septembre 2001.
[32] «Iraqi oil is not Americas objective», Financial
Times, 13 février 2003.
[33] Ces deux lettres peuvent être consultées sur le site de Project
for a new American Century, www.newamericancentury.org.
[34] Voir notamment le discours de Richard Perle intitulé «Next
stop, Iraq», prononcé le 14 novembre 2001 lors du dîner
annuel du Foreign Foreign Policy Research Institute.
* Journaliste à Radio France Internationale. Auteur, entre autres publications, de : Géopolitique de lArabie Saoudite, Complexe, 1996.