Une guerre pour le pétrole ? Pas seulement, mais...


Par Olivier Da Lage*

 

Alors même qu’à la mi-avril 2003, Bagdad était en proie aux pillages, que les hôpitaux étaient mis à sac, que les pièces de valeur des musées irakiens étaient détruites ou emportées, que les bâtiments officiels tout comme les villas privées ou les simples commerces étaient transformés en un gigantesque libre-service gratuit par des voleurs emportant réfrigérateurs, appareils d’air conditionné, lustres ou fauteuils sous le regard bienveillant de soldats américains qui expliquaient officiellement que ces scènes étaient la conséquence légitime des frustrations de citoyens privés de liberté depuis trente-cinq ans, un bâtiment échappait au saccage, protégé par des marines en nombre conséquent et par des véhicules blindés américains : le ministère du Pétrole. Comme il était prévisible, ce traitement de faveur n’a fait que renforcer la conviction de ceux qui sont persuadés de longue date que l’intervention américaine en Irak avait «trois motifs : le pétrole, le pétrole et le pétrole», pour reprendre l’un des slogans les plus fréquents du mouvement pacifiste.

Cette certitude est pratiquement unanimement partagée dans le monde arabe, elle est largement diffusée en Europe et compte même de nombreux adeptes aux États-Unis. Dans une tribune libre publiée en septembre 2002 dans le Washington Post, le sénateur démocrate Zell Miller s’exclamait : «pardonnez ma franchise, mais ces gens [mes électeurs] veulent aussi entendre le président et le vice-président dire que cette guerre n’a rien à voir avec le pétrole»[1]. La réponse de l’administration Bush à cette objurgation a été, le plus souvent, le silence et, lorsque la question était directement posée et qu’il n’était pas possible d’y échapper, un démenti cinglant, sans appel, comme si la dimension pétrolière de la crise irakienne était entièrement absente des préoccupations des dirigeants américains. Dans la mesure où c’est difficile à croire, même pour les personnes les mieux disposées à l’égard d’une intervention en Irak afin de lutter contre le terrorisme et détruire les armes de destruction massive, ce silence assourdissant n’a fait que renforcer les tenants de la théorie selon laquelle le pétrole est le principal facteur ayant abouti à la guerre d’Irak.

En fait, lorsque l’on parcourt rétrospectivement les articles et éditoriaux parus dans la presse américaine du printemps 2002 au printemps 2003, on est fasciné par le nombre de ceux qui ont pour unique objet d’expliquer pourquoi le pétrole est (ou n’est pas) la cause principale de la guerre à venir. Outre la conviction partisane qui anime, le plus souvent, les auteurs de ces articles, la plupart sont solidement étayés et tous les arguments méritent d’être pris en considération, même si généralement, l’idée sous-jacente et la conclusion de l’article adoptent un mode binaire en tranchant : «c’est une guerre pour le pétrole» ou «ce n’est pas une guerre pour le pétrole». On notera au passage que tous ces articles, même ceux qui sont parus au printemps 2002, ne mettent pas un instant en doute l’idée que les États-Unis vont entreprendre une guerre en Irak, et ceci, alors même que la mantra en vigueur à la Maison Blanche donnait : «le Président n’a pas sur son bureau de plan pour attaquer l’Irak». Il faut croire que tous ces analystes étaient suffisamment bien informés pour imaginer que le plan en question se trouvait par exemple dans le tiroir du bureau, mais ne manquerait pas d’atterrir à brève échéance sous les yeux du Président. Ce qui rend l’ensemble de ces analyses d’autant plus intéressantes. Notre hypothèse est que la plupart des arguments invoqués par les uns comme par les autres sont recevables d’un point de vue rationnel, et peuvent même être combinés dans une même démonstration, en dépit de leur caractère apparemment contradictoire, à condition de prendre un peu de recul par rapport à la question abordée pour l’intégrer dans un champ plus large. Car ainsi posée : «est-ce une guerre pour le pétrole ?», la question est avant tout rhétorique et n’admet de réponse que positive ou négative et donc, en dernière analyse, relève davantage de l’intime conviction que de la démonstration. Le sujet est important, crucial même, mais le problème est mal posé. Tout change lorsqu’on la reformule ainsi : «quelle est la part du facteur pétrolier dans la décision de l’administration Bush d’intervenir militairement en Irak ?». On va le voir, les raisons invoquées par ceux qui soutiennent que ce n’est pas le pétrole qui a été la cause déterminante de la décision d’entrer en guerre deviennent le plus souvent compatibles avec celles des tenants de la thèse inverse.

L’Irak, pays pétrolier par essence

L’Irak, pays fondateur de l’Opep qui y a tenu sa conférence fondatrice en 1960, est en ce début de XXIe siècle un pays particulièrement attrayant pour des compagnies pétrolières qui en sont exclues depuis la nationalisation en 1972 de l’IPC, l’Iraq Petroleum Company : avec 112,5 milliards de barils de réserves prouvées, son sous-sol recèle les deuxièmes réserves mondiales de pétrole de la planète. De surcroît, il s’agit d’un pétrole de très bonne qualité et dont le coût d’extraction est très faible, inférieur à un dollar le baril (alors que l’extraction du pétrole russe, par exemple revient à six dollars le baril). L’intérêt ne s’arrête pas là : près de treize années d’embargo international ont rendu obsolètes les installations pétrolières irakiennes. L’ingéniosité et le savoir-faire reconnu des ingénieurs et techniciens irakiens n’ont pas suffi à compenser l’interruption des investissements dans le secteur pétrolier du pays. Entre-temps, les technologies en matière de prospection et d’extraction et de récupération ont progressé de manière significative, ce qui signifie qu’après une mise à niveau conséquente, les gisements déjà découverts et exploités connaîtraient sans aucun doute des taux de rendement, et donc une longévité accrus. D’autant que sur 73 gisements d’hydrocarbure découverts, seuls 15 ont été développés[2]. Début 2002, l’ancien ministre du Pétrole Amer Rachid (remplacé en janvier 2003) avait indiqué que sur les 73 gisements, seuls 24 étaient en production. Frappé de sanctions limitant ses capacités de production et plaçant ses exportations sous contrôle international, l’Irak a en effet préféré laisser dormir en l’état une quantité considérable de ses réserves de pétrole et de gaz, comme on fait par exemple fructifier un capital à la banque.

C’est bien entendu dans la perspective de mise en valeur de ces champs que les compagnies pétrolières étrangères, notamment russes et françaises, ont négocié des pré-accords (memorandum of understanding), destinés à se transformer en accords en bonne et due forme, une fois les sanctions internationales levées par le Conseil de sécurité. En outre, compte tenu du fait qu’en raison des deux décennies de guerre et de sanctions qu’a connues l’Irak, près de 90 % de son territoire n’ont jusqu’à présent fait l’objet d’aucune prospection, en particulier dans le désert occidental, les géologues évaluent à un potentiel de 100 milliards de barils les découvertes non encore effectuées. Le pétrole n’est pas uniformément réparti sous le sol irakien. Avant l’invasion du Koweït, les deux tiers de la production provenaient des champs pétroliers du sud (Roumaïla à la frontière koweïtienne, objet principal du litige avec le Koweït, Zoubayr, et Nahr Ben Omar). Avec 10 milliards de barils de réserves prouvées, le champ de Kirkouk est le principal gisement du nord de l’Irak. Enfin, un autre méga-gisement, à l’est de Bagdad, recèle 11 milliards de barils de réserves prouvées.

Depuis plusieurs années, les capacités de production effective de l’Irak, dans le cadre du programme «pétrole contre nourriture»[3] oscillent dans une fourchette allant de 2 à 2,5 millions de barils par jour. Mais avant l’invasion du Koweït en août 1990, le quota de l’Irak au sein de l’Opep était de 3,14 millions de barils par jour et sa capacité physique de production atteignait 3,8 millions de b/j. Les évaluations diffèrent sur le montant des investissements nécessaires pour remettre à flot et moderniser les installations irakiennes. Mais une synthèse des estimations disponibles indique qu’un montant de 20 à 30 milliards de dollars d’investissements permettrait de porter la production irakienne à 5 ou 6 millions de barils par jour au cours d’une période de six à huit ans. Les perspectives les plus prometteuses concernent les champs de Majnoun (12 à 30 milliards de barils) et Nahr Ben Omar (dont le développement a été négocié par le régime déchu avec le Français TotalFinaElf) et le gisement de West Qourna, attribué depuis 1997 à un consortium russe dirigé par Lukoil. À eux seuls, comme le note le directeur de la revue spécialisée Pétrole et gaz arabes Nicolas Sarkis[4], ces réserves géantes cumulées atteignent 34 milliards de barils, dépassant le total des réserves prouvées des États-Unis qui se montent à 30,4 milliards de barils.

Bien entendu, le statut juridique de ces gisements est au cœur du conflit qui oppose les États-Unis (et, dans une moindre mesure le Royaume Uni) aux pays qui ont négocié des pré-accords avec l’ancien régime, à savoir principalement la Russie, la France et la Chine, les trois pays membres permanents du Conseil de sécurité qui se sont opposés au sein de ce conseil aux États-Unis et au Royaume uni sur l’opportunité de déclencher la guerre. À première vue, les choses apparaissent simples : les deux pays qui se sont interdits de négocier avec Saddam Hussein sont aussi ceux qui l’ont vaincu militairement, en dépit de l’opposition des autres membres permanents du «camp de la paix» qui se trouvaient justement être aussi les États dont les compagnies pétrolières avaient conclu des accords ou pré-accords avec le gouvernement de Saddam Hussein sur l’exploitation du pétrole irakien.

À y regarder de plus près, cependant, les choses sont un peu plus complexes, dans la mesure où des compagnies pétrolières de pays appartenant, selon la liste publiée par la Maison Blanche[5], à la «coalition des volontaires» menée par les États-Unis ont également conclu des accords de développement avec l’ancien régime : c’est le cas notamment de l’Italie (ENI), de l’Espagne (Repsol YPF), des Pays-Bas et du Royaume-Uni (Shell), du Royaume Uni (Pacific), de l’Australie (BHP), du Japon (Japex), de la Turquie (TPAO) et de la Hongrie (MOL). Au total, selon la Deutsche Bank[6], les compagnies pétrolières internationales ont collectivement conclu avec l’Irak d’avant-guerre des contrats portant sur un montant total de 65 milliards de barils de réserve (à rapprocher des réserves prouvées, soit 112,5 milliards de barils). C’est ce statu quo ante qu’après leur victoire militaire, les États-Unis entendent bien remettre en cause.

C’est pour le pétrole

Alors même que la guerre battait son plein, Dominique de Villepin a laissé percer son inquiétude lors d’une conférence de presse tenue à Londres : «Je crois qu'il ne faut pas imaginer que l'Irak, demain, sera un quelconque Eldorado et qu'il s'agirait de se partager ses richesses»[7]. C’est pourtant bien ainsi que les choses semblent se présenter au moment où le ministre français des Affaires étrangères émet cet espoir. Le général à la retraite Jay Garner, un proche du secrétaire américain à la Défense Donald Rumsfeld, ronge son frein à Koweït en compagnie de dizaines de collaborateurs destinés à le seconder après-guerre dans sa fonction d’administrateur civil de l’Irak à laquelle il a été nommé avant même l’ouverture des hostilités. De même, l’USAID, l’agence gouvernementale américaine chargée de la coopération, a lancé un appel d’offres fermé pour la reconstruction de l’Irak alors même que les combats n’avaient pas commencé[8]. Cet appel était réservé aux compagnies américaines et les premières attributaires furent une filiale d’Halliburton[9], la compagnie d’ingénierie pétrolière que présidait Dick Cheney avant son élection à la vice-présidence et Bechtel, l’entreprise de travaux publics à la tête de laquelle on trouve des proches de l’actuelle administration Bush, l’un de ses directeurs étant George Shultz, l’ancien secrétaire d’État de Ronald Reagan de 1982 à 1989.

À dire vrai, compte tenu de la composition de son entourage, le 43e président des États-Unis a toute chance d’être parfaitement sensibilisé aux enjeux pétroliers d’une guerre en Irak. Ancien gouverneur du Texas, État pétrolier par excellence, George W. Bush a lui-même dirigé de 1978 à 1984 une «petite» compagnie pétrolière, Arbusto Energy/Bush exploration, puis de 1986 à 1990 Harken Oil. Son père, George H. Bush, avant d’être élu vice-président de Ronald Reagan, a fait fortune au Texas à la tête de la compagnie pétrolière qu’il avait co-fondée en 1953, Zapata Petroleum Corporation. Dick Cheney, l’actuel vice-président, a été de 1995 à 2000 le président d’Halliburton évoquée plus haut. De 1991 à 2000, Condoleezza Rice, Conseillère à la sécurité nationale, était de 1991 à janvier 2001 administratrice de la compagnie Chevron Oil, et avait même donné son nom à un pétrolier de 129 000 tonnes avant de le renommer pour éloigner la controverse. D’autres personnages de premier plan de l’administration Bush, juristes, économistes ou hommes d’affaires ont exercé dans le secteur pétrolier. Cela n’en fait pas nécessairement des instruments obéissants du lobby pétrolier, mais selon la perspective que l’on adopte, ils ont pour le moins une compréhension intime des préoccupations de ce lobby, ou ils sont, tout simplement, eux-mêmes issus de ce dernier. La décision prise en mars 2001 de rejeter le protocole de Kyoto afin de ne pas soumettre les États-Unis à l’autolimitation consentie par les signataires du protocole était déjà une indication de la perméabilité existant entre l’industrie pétrolière américaine et les nouveaux dirigeants au pouvoir depuis le mois de janvier 2001

Ces responsables sont justement des hommes et femmes politiques qui ont fait vœu, publiquement, de défendre le mode de vie américain. Or, l’American way of life est particulièrement coûteux en énergie. Automobiles, camionnettes, pick-up, mobile homes et 4x4 représentent près de 40 % de la consommation de pétrole des États-Unis[10]. On se rappelle qu’à l’automne 1990, James Baker, secrétaire d’État de George Bush père, brillant artisan de la coalition qui devait chasser l’Irak du Koweït, avait justifié la guerre à venir non par l’occupation d’un État souverain ou par la nécessité de rétablir le droit international, mais en déclarant à la télévision que cette guerre (qui n’avait pas encore eu lieu) avait pour cause «les emplois [des Américains] car le pétrole bon marché du Moyen-Orient stimulerait la croissance économique des États-Unis». Ce propos à la franchise toute texane choqua plus qu’il ne convainquit et, le 2 novembre 1990, des responsables de l’administration Bush affirmèrent qu’il était «important que les gens ne voient pas cela comme une bataille pour le pétrole»[11]. La même inquiétude dont se faisait l’écho le sénateur Miller cité plus haut.

L’une des grandes qualités de la démocratie américaine est que les objectifs stratégiques de l’exécutif font l’objet de rapports officiels publiés et soumis à la discussion des parlementaires au Congrès. C’est le cas des nouvelles orientations stratégiques rendues publiques en septembre 2002 évoquant pour la première fois dans un document de 33 pages la notion de guerre préventive qui a vu sa mise en œuvre six mois seulement après son adoption[12]. De même, en ce qui concerne l’énergie, les priorités et les objectifs sont contenus dans un rapport, National Energy Policy, publié le 17 mai 2001 par la Maison Blanche[13]. Ce texte, également connu sous le nom de rapport Cheney, a fait l’objet de vives polémiques, car si la composition du groupe de travail est publique, le vice-président a en revanche obstinément refusé de révéler les noms des personnalités consultées, parmi lesquelles figuraient principalement de hauts responsables de l’industrie pétrolière, y compris ceux de la firme Enron, ultérieurement compromis dans la faillite frauduleuse de leur entreprise. Ce rapport a surtout fait scandale en recommandant des forages pétroliers dans les réserves naturelles de l’Alaska, pourtant protégées. Mais d’autres passages sont tout aussi importants, dans la mesure où ils éclairent les déterminants de la politique américaine mise en œuvre par certains de ses rédacteurs, le vice-président Cheney en tête : la production américaine de pétrole allantt chuter de 12 % au cours des vingt prochaines années, le rapport souligne que la dépendance à l’égard du pétrole importé, déjà passée d’un tiers en 1985 à la moitié aujourd’hui, atteindrait les deux tiers d’ici à 2020.

Dans le chapitre 8, intitulé «renforcer les alliances globales, améliorer la sécurité énergétique et les relations internationales», le groupe de travail «recommande que le président fasse de la sécurité énergétique une priorité de notre politique étrangère et commerciale». «D’ici 2020, les producteurs de pétrole du Golfe devraient fournir entre 54 et 67 % du pétrole mondial. Il s’ensuit que l’économie mondiale va presque certainement continuer à dépendre de l’offre de pétrole des membres de l’Opep, particulièrement dans le Golfe. Cette région va demeurer vitale pour les intérêts des États-Unis(…) En toute hypothèse, les producteurs de pétrole du Moyen-Orient vont demeurer centraux dans la sécurité pétrolière mondiale. Le Golfe sera l’objet d’une attention prioritaire de la politique énergétique internationale des États-Unis, mais notre engagement sera global, repérant les régions existantes et émergentes qui auront un impact majeur sur l’équilibre énergétique global.» Il serait, bien sûr, tout à fait abusif de prétendre que ce document préconise l’invasion de l’Irak afin de faire main basse sur ses ressources en hydrocarbure. Mais il éclaire singulièrement le débat stratégique sur le rapport entre la sécurité des États-Unis, le pétrole et l’Irak qui a servi d’arrière-plan au processus de décision de l’administration Bush dans la période où a été effectué le choix d’intervenir militairement.

Comme l’a fait remarquer l’ancien ambassadeur à l’ONU Richard Holbrooke, les États-Unis se sont montrés incapables au cours des vingt-cinq dernières années de réduire leur dépendance à l’égard du pétrole étranger : depuis 1973, les importations pétrolières du golfe Persique ont triplé, la production intérieure américaine a diminué de moitié, et la consommation est demeurée relativement stable à près de 19 millions de barils par jour.

Résumons-nous : il s’agit de protéger le mode de vie américain et donc d’écarter toute idée d’économie d’énergie ; la consommation d’énergie par les Américains va continuer d’augmenter ; à l’horizon des deux prochaines décennies, les États-Unis continueront de dépendre des hydrocarbures du Moyen-Orient, et de façon croissante. Il y a là tous les éléments d’un syllogisme : les États-Unis, en tant que puissance dominante de la planète, peuvent – et doivent – se donner les moyens d’accroître leur contrôle sur les sources d’approvisionnement de cette énergie vitale pour leur sécurité, telle qu’appréciée par les documents officiels du gouvernement américain. C’est d’ailleurs ce que suggère le sous-secrétaire d’État Alan Larson lorsqu’il indique à la Commission des affaires étrangères de la Chambre des représentants que la sécurité énergétique ne peut se réduire à l’autosuffisance : les deux objectifs de la politique américaine, selon lui sont d’assurer l’approvisionnement en énergie en quantité suffisante pour soutenir la croissance économique et d’empêcher les fournisseurs de pétrole d’avoir l’occasion de «prendre en otage» la croissance américaine[14]. En septembre 2002, le conseiller économique de George W. Bush, Larry Lindsey, se situe dans la même logique lorsqu’il affirme qu’après la chute de Saddam Hussein, «vous pouvez ajouter trois à cinq millions de barils par jour à l’offre mondiale», suggérant qu’une guerre «serait bonne pour l’économie»[15]. Mais Lindsey avait mangé la consigne consistant à ne pas évoquer le pétrole à propos de l’Irak, il fut démenti par la Maison Blanche puis remplacé peu après.

Pourtant, ce serait une erreur de croire que l’hostilité de Washington à l’encontre de Saddam Hussein a privé les États-Unis du pétrole irakien. Au cours de l’année 2001, avec 778 000 barils par jour, l’Irak a été le sixième fournisseur en pétrole des États-Unis, soit 4 milliards de dollars achetés à l’Irak, via l’ONU. En janvier et février 2003, pour cause de grève générale au Venezuela qui empêchait durant plus d’un mois d’exporter son pétrole, les deux tiers du pétrole irakien exporté l’ont été à destination des Amériques, plus de la moitié ayant logiquement abouti sur le territoire des États-Unis[16]. Comme l’indique la fiche technique du département américain de l’Énergie consacrée à l’Irak, «au cours des onze premiers mois delannée 2002, les États-Unis ont importé une moyenne de 449 000 barils par jour d’Irak»[17].

Cette réalité a d’ailleurs mis en colère les «faucons» de l’administration Bush, scandalisés que les États-Unis puissent, en achetant à l’Irak son pétrole, «financer le terrorisme et l’acquisition d’armes de destruction massive» : «Nous ne pouvons plus continuer à mettre en danger notre sécurité par notre dépendance à l’égard du pétrole, ni ignorer la réalité, à savoir que les États-Unis financent le terrorisme international en raison d’une politique intérieure énergétique erronée», écrit le sénateur républicain Burns[18]. Encore Burns, membre de la commission de l’Énergie et aux ressources naturelles du Sénat, en tire-t-il la conclusion que c’est la politique énergétique qu’il faut changer. On a vu que telle n’était pas l’option de l’administration Bush. James Woolsey, ancien directeur de la CIA et membre influent du groupe des néoconservateurs, avec Richard Perle et Paul Wolfowitz, en tire une autre conclusion : selon lui, la dépendance à l’égard du pétrole moyen-oriental explique la complaisance coupable dont les administrations américaines successives, républicaines et démocrates, ont fait preuve à l’endroit des régimes arabes soutenant le terrorisme. Pour Woolsey, la question est politique avant d’être économique. Il importe sans tarder de mettre fin au pouvoir de nuisance de ces producteurs de pétrole arabes hostiles aux États-Unis. Pour ce faire, il faut augmenter le niveau des réserves stratégiques, afin de s’affranchir du marché, et donc du chantage saoudien, il faut aider la Russie à développer son pétrole comme source alternative au pétrole arabe, il faut améliorer l’efficacité des véhicules afin de limiter la consommation d’énergie sans réduire son train de vie, mais surtout, de mettre fin au pouvoir terroriste nourri par les pétrodollars : «leur pouvoir leur vient du pétrole, il est temps de briser leur sabre»[19].

Dans la même lignée, Norman Podhoretz, ancien rédacteur en chef de la revue néo-conservatrice Commentary, envisage «l’établissement d’une forme de protectorat sur les champs pétrolifères d’Arabie Saoudite, alors que nous nous demandons chaque jour davantage pourquoi 7 000 princes continueraient d’avoir le droit d’exercer une telle influence sur nous et sur les autres»[20].

Le problème est qu’il est politiquement délicat d’envisager une occupation pure et simple des champs de pétrole saoudien. De ce point de vue, l’Irak, également riche en pétrole, fait un vilain beaucoup plus présentable. Et qui contrôle le pétrole irakien contrôle de fait le marché mondial et dispose de tous les moyens de pression politique sur les autres producteurs, à commencer par le principal d’entre eux : l’Arabie Saoudite. Ce qui nous conduit à un autre effet (objectif ?) de l’occupation de l’Irak par les États-Unis : le contrôle du marché pétrolier mondial et l’influence politique sur les pays producteurs, notamment les voisins de l’Irak au Moyen-Orient comme l’Iran et l’Arabie, mais aussi en dehors de la région, le Mexique, le Venezuela ou la Russie.

L’idée est que la combinaison du levier pétrolier et de la présence militaire sur le sol irakien suffise à dissuader des pays comme l’Arabie Saoudite et l’Iran d’agir contre les intérêts américains, au Moyen-Orient et ailleurs. Si ces deux grands pays pétroliers sont neutralisés, le cas de l’Irak ayant déjà été résolu par la force militaire, la menace potentielle représentée par d’autres pays comme l’Égypte ou la Libye devient résiduelle. Au total, l’usage de la force n’aura été nécessaire que dans le cas de l’Irak, ayant un effet dissuasif pour tous les autres. On notera au passage que sont cités parmi les pays considérés comme hostiles au moins deux alliés formels des États-Unis, à savoir l’Égypte et l’Arabie Saoudite. Ce n’est évidemment pas la politique officielle de Washington, mais c’est le langage tenu publiquement par des personnes influentes et notoirement proches du vice-président Cheney et du secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld, comme Richard Perle ou James Woolsey qui, n’occupant plus de fonctions officielles au sein de l’administration, peuvent exprimer tout haut ce que d’autres (Cheney ? Rumsfeld ?) sont obligés de taire.

Pour ceux qui considèrent que les États-Unis ont mené la guerre en Irak à cause du pétrole, il ne s’agit pas seulement de mettre la main sur les richesses en hydrocarbures de la Mésopotamie et de mettre au pas les autres producteurs du Moyen-Orient à la seule fin d’assurer leurs approvisionnements et de satisfaire les consommateurs et industriels américains. Pour le prince saoudien Talal Ben Abdelaziz, fils du fondateur du royaume et connu pour son franc-parler, «les États-Unis cherchent à contrôler le pétrole, parce que c’est une ressource stratégique dont ont besoin des États qui peuvent à l’avenir contrer la puissance américaine, tels que l’Union européenne, la Chine et le Japon. De l’avis des experts, le pétrole demeurera une ressource stratégique pour une bonne vingtaine d’années. Or, les réserves de la mer Caspienne et d’ailleurs ne peuvent concurrencer, en volume et en coût d’extraction, celles du Proche-Orient. Les États-Unis veulent contrôler le monde par le biais du pétrole du Proche-Orient[21]»

Cela sera d’autant plus facile à réaliser que les États-Unis auront, après la victoire, évincé les opérateurs historiques non-britanniques du pétrole irakien, à savoir les Russes et les Français. Certes, les responsables américains ont insisté, à l’instar de Colin Powell, sur le fait que les réserves pétrolières d’Irak ne seraient pas «exploitées dans l’intérêt des États-Unis» mais « placées sous curatelle au bénéfice du peuple irakien[22]». Tandis que les collaborateurs du vice-président Cheney examinaient, avant-guerre, les modalités pratiques et juridiques d’un financement de l’occupation américaine par les revenus du pétrole irakien, des pourparlers étaient engagés avec l’opposition irakienne en exil non seulement sur la formation du futur gouvernement, mais également sur les contrats pétroliers à venir.

En octobre 2002, Ahmed Chalabi, président du Congrès national irakien (CNI), protégé de Richard Perle et Paul Wolfowitz, a rencontré discrètement les responsables de trois compagnies pétrolières américaines afin de négocier le partage du pétrole de l’après Saddam Hussein[23]. Ahmed Chalabi a exprimé son intention de remercier les États-Unis de leur action par une part significative des contrats et, sans exclure formellement la France et la Russie des négociations à venir, n’a pas caché son peu d’empressement à conclure avec ceux qui faisaient des affaires du temps de Saddam Hussein, l’idée étant que les accords signés avec un régime illégitime ne sauraient en aucune façon être honorés par le gouvernement d’un Irak démocratique. Au lendemain de la guerre, les cartes sont entièrement redistribuées, l’ancien jeu n’a plus cours.

Dans cette logique, l’occupation directe de l’Irak est encore la meilleure solution, avec des conseillers américains très présents aux côtés du futur gouvernement irakien mis en place par les États-Unis. Pour Woolsey, partisan de longue date d’un renversement de Saddam Hussein par une intervention militaire, «on doit expliquer à la France et la Russie que si elles aident à mettre à la tête de l’Irak un gouvernement acceptable, nous ferons de notre mieux pour garantir que le nouveau gouvernement et les compagnies américaines travaillent étroitement avec elles»[24]. Dès le 9 avril, alors que Bagdad tombait, Dick Cheney expliquait à des directeurs de journaux américains que le pétrole serait géré après-guerre par un organisme supervisant le ministère du pétrole et «composé principalement d’Irakiens ; il pourra comprendre des conseillers internationaux de l’extérieur», précisant que pour leur part, les États-Unis étaient disposés à fournir l’assistance requise dans ce domaine[25]. Plus de trente ans après la nationalisation de l’IPC et l’éviction des Américains et Britanniques du pétrole irakien, la privatisation probable de ce dernier sonne le grand retour des majors américains.

Comme le remarque Charles V. Pena, analyste du Cato Institute, un think tank ultralibéral opposé à la guerre, «même si la guerre contre l’Irak n’est pas entièrement motivée par le pétrole (…), il est impossible d’ignorer, et encore plus ridicule de penser que ce n’est pas un facteur important. Y aurait-il ce débat si le pays en question était en Afrique sub-saharienne ?»[26].

Non, ce n’est pas pour le pétrole

En octobre 2002, le porte-parole de la Maison Blanche, Ari Fleischer, a catégoriquement écarté cette interprétation : «Le seul intérêt des États-Unis dans cette région est de promouvoir la cause de la paix et de la stabilité, pas la capacité de ce pays à générer du pétrole». «Absurde ! s’indignait pour sa part Donald Rumsfeld, interrogé à la mi-décembre 2002 dans l’émission 60 minutes. Cela n’a rien à voir avec le pétrole, littéralement rien à faire avec le pétrole. [27]» «Nos inquiétudes n’ont rien à voir avec le pétrole. Nous pensons que le pétrole en Irak appartient au peuple d’Irak. C’est à eux de décider combien ils veulent en vendre et dans quelles conditions», a renchéri en mars 2003 le secrétaire américain à l’Énergie Spencer Abraham[28]. Le Premier ministre britannique Tony Blair n’est pas en reste, qui affirma sur MTV : «Cela n’a rien à voir avec le pétrole, ni pour nous la Grande Bretagne, ni pour les États-Unis»[29].

Mais au-delà des protestations des intéressés, que l’on est en droit de ne pas croire sur parole, nombre d’analystes ont fait valoir que même en se plaçant d’un point de vue cyniquement intéressé, sur un plan économique, il ne serait pas rationnel pour les États-Unis et leurs alliés d’engager un conflit en Irak pour conquérir le pétrole de ce pays.

Semblable intervention est toujours extrêmement risqué, ses coûts et ses conséquences sont largement imprévisibles. Si le but recherché peut être atteint sans introduire cette part d’incertitude, un agent économique rationnel n’hésitera pas un instant à choisir cette solution. Or, à supposer que le complexe politico-pétrolier qui dirigerait les États-Unis cherche avant tout à satisfaire d’une part le lobby pétrolier, et que l’administration au pouvoir désire remporter les élections de 2004, une guerre est la plus mauvaise des solutions. Alors que le coût des opérations militaires se chiffre en dizaines de milliards de dollars, entièrement ou presque à la charge du contribuable américain, en l’absence d’une coalition militaire aussi large que celle rassemblée lors de la guerre du Koweït en 1990-1991. À l’époque, de surcroît, les États-Unis et leurs alliés avaient pu faire financer en définitive les opérations militaires par l’Allemagne, le Japon et les États du Golfe, parvenant ainsi à ce que la guerre s'autofinance et dégage même un bénéfice comptable, une fois collectées toutes les contributions. Or, dans le cas présent, la guerre s’est déroulée en dehors d’un cadre international unanimement reconnu, l’Allemagney restant durablement opposée à cette guerre et les États du Golfe, toute ambivalence mise à part, adopté hormis le Koweït la thèse d'une intervention dans le cadre des Nations unies.

Et puis, contrairement à 1991, il ne s’agit plus cette fois de chasser un envahisseur, mais de remplacer un régime et de rebâtir un pays, tant sur le plan économique que politique. Le coût des opérations militaires n'équivaut donc pas à celui, global, de la guerre et de ses conséquences. Les objectifs politiques proclamés supposent une présence à long terme et l’injection massive de capitaux destinés au «nation building». Les sommes avancées par les experts varient considérablement, mais à l’automne 2002, des membres du Congrès ont entendu citer des chiffres allant jusqu’à 300 milliards de dollars. Cela devant passer dans l'idéal par un engagement de la communauté internationale tout entière; or, ceux qui, comme les Russes, les Français ou les Allemands ont condamné cette guerre et qui insistent pour faire de l’ONU l’instrument central de la gestion de l’après-guerre se heurte aux convictions profondes des dirigeants actuels des États-Unis dont le combat s'est précisément déroulé en dehors des Nations unies. De surcroît, à supposer même que les cinq membres permanents du Conseil de sécurité parviennent au bout du compte à s’entendre sur l’après-guerre, rien n’était acquis avant dedéclencher l'expédition, la prudence commandant d’envisager l’hypothèse la plus pessiUn pari audacieux, à un an de la campagne électorale, et alors que la croissance économique des États-Unis connaît un fort ralentissement.

Certes, une fois la victoire acquise – car nul n’a jamais douté de l’issue du conflit – les Américains contrôlent le pétrole irakien. Mais dans l’hypothèse la plus cynique, celle du paiement d’un «tribut pétrolier» par l’Irak, pour prix de sa libération, puis de son occupation, la rentabilité ne peut être espérée qu’à long terme. L’état de vétusté des installations pétrolières irakiennes impose préalablement des investissements colossaux, tandis que la montée en puissance de la production, et donc des recettes pétrolières, ne sera que très progressive. Sous l’angle d’un investissement financier, la guerre ne pourra se rentabiliser qu’au bout de plusieurs années, peut-être même d'une décennie, en fonction des sommes à consacrer à la reconstruction de l’Irak de chiffres qui étaient par définition impossibles à déterminer avant le début des opérations militaires. En tout état de cause, les deux années précédant l’élection présidentielle de 2004 risquent de s’annoncer fiscalement douloureuses pour le contribuable américain, à moins qu’on ne laisse filer le déficit, et donc la valeur du dollar, ce qui revient à appauvrir le consommateur américain. Après tout, George W. Bush est bien placé pour savoir que la précédente guerre contre l’Irak menée par son père s’était traduite par un ralentissement économique qui avait conduit un an plus tard à la victoire de Bill Clinton, qui avait fait entièrement la campagne sur la situation économique des États-Unis.

Du reste, les conventions internationales ne permettent pas à la puissance occupante de disposer librement des ressources naturelles d’un pays occupé. Outre les raisons politiques qui ont pu conduire les dirigeants américains à réaffirmer à de nombreuses reprises que le pétrole serait utilisé pour le bien du peuple irakien[30], il existe des contraintes juridiques établies de longue date. Comme l’a notamment rappelé Michael J. Economides, l’occupant doit veiller à garantir le fonctionnement régulier de l’administration et peut, à cet effet, exercer le contrôle sur les ressources naturelles du pays occupé ainsi que pour couvrir ses propres besoins militaires ; toutefois, ces réquisitions ne peuvent en aucun cas être utilisées plus largement au profit de la puissance occupante[31]. Une partie des revenus du pétrole peut donc, conformément au droit de la guerre, couvrir les frais d’occupation. Mais même en ayant une interprétation extrêmement large des textes, il est difficile d’y trouver la justification d’une appropriation des ressources irakiennes par les pays de la coalition ou de leurs entreprises privées. Toujours en prenant comme hypothèse le cynisme intéressé des dirigeants américains et du peu de cas qu’ils font du droit international, il n’en demeure pas moins extrêmement risqué pour des compagnies pétrolières, quelle que soit leur nationalité, de procéder à des enlèvements de pétrole alors que le statut juridique de sa propriété n’est pas établi. Elles prendraient en effet le risque de voir leurs cargaisons consignées par une tierce partie et d’être poursuivies devant les tribunaux d’arbitrage. Même une multinationale de l’hyperpuissance américaine doit prendre ce genre de facteur en considération.

D’autant que le lobby pétrolier américain, qui n’a jamais été aussi puissant, puisque ses représentants les plus éminents siègent désormais au cœur du pouvoir à Washington, n’est toujours pas parvenu à faire lever les sanctions votées en 1996 par le Congrès et interdisant aux compagnies pétrolières de travailler en Libye et en Iran. Depuis le vote des lois d’Amato et Helms-Burton, les plus grandes compagnies pétrolières américaines assistent impuissantes à l’entrée en force de leurs rivales étrangères sur des terres riches en pétrole mais qui leur sont interdites pour des raisons politiques. Si la politique étrangère des États-Unis était dictée par les intérêts pétroliers, ne serait-il pas plus avantageux de lever ces restrictions et de faire d’une pierre deux coups : diversifier les sources d’approvisionnement en hydrocarbure des États-Unis et renforcer les majors américaines face à la concurrence des Françaises, des Britanniques et des Italiennes ? Comme l’observe l’économiste John Tatom, «L’une des leçons importantes du conflit irako-koweïtien de 1990 est qu’il est habituellement meilleur marché d’acheter du pétrole que de tenter de le prendre à un autre pays. C’est aussi vrai aujourd’hui pour les États-Unis que ça l’était alors pour l’Irak»[32].

Certes, on peut arguer que les États-Unis n’envisagent pas de gérer directement le pétrole irakien, mais que tant pour l’exploration que pour l’exploitation (après privatisation), les compagnies américaines se tailleront la part du lion. Certains répondent à cela que nul ne peut préjuger à long terme des décisions souveraines d’un gouvernement irakien démocratique et indépendant. Même à supposer que cette indépendance à l’égard des libérateurs soit toute relative, notamment dans l’immédiat après-guerre, il n’en demeure pas moins que si elle veut réussir son redémarrage, l’industrie pétrolière irakienne devra s’appuyer pleinement sur les ingénieurs et les cadres irakiens du secteur pétrolier, à la fois nombreux et compétents. Or, ces derniers ont pris l’habitude de travailler depuis trois décennies avec les Français et les Russes, notamment. Même après un changement de régime, la résistance de l’établissement pétrolier irakien à l’éviction de ces derniers au profit des Américains et Britanniques, chassés en 1972, ne saurait être sous-estimée. Un raisonnement en vertu duquel il n’est pas possible, a priori, de faire avec certitude le pari d’une mainmise américaine sur le pétrole irakien, même si telle était l’intention des autorités de Washington. qui plus est: l'argument «pétrolier» passe sous silence les raisons invoquées par les dirigeants britanniques et américains après le11 septembre 2001; l’administration Bush ayant décidé de placer en tête de ses priorités la lutte contre le terrorisme et contre les États qui le soutiennent. L’Irak était de longue date classé dans cette catégorie par le Département d’État et avait par ailleurs cherché à se doter d’armes de destruction massive, le départ des inspecteurs fin 1998 ayant permis de reprendre les programmes que les inspections avaient en partie démantelés. Si le doute existe en ce qui concerne d’autres pays, la volonté de l’Irak de se doter d’armements de destruction massive (nucléaire, chimique et biologique) est abondamment documentée, ses dirigeants l’ont à certaines époques publiquement revendiquée et les transfuges ont révélé l’état d’avancement des travaux irakiens dans ces domaines. Or, affirment Londres et Washington, la crainte n’est plus seulement de voir l’Irak faire usage de ces armes contre ses voisins ou son propre peuple, mais qu’il transmette la technologie ou les armes elles-mêmes à des groupes terroristes transnationaux, menaçant la sécurité de l’Europe et des États-Unis.

Les dirigeants américains affirment que des contacts organiques existent entre l’organisation d’Oussama Ben Laden et le gouvernement irakien et que ce n’est qu’une question de temps avant que la menace se concrétise ; il sera alors trop tard pour agir. Britanniques et Américains soulignent par ailleurs que Saddam Hussein s’est joué pendant douze ans du Conseil de sécurité et des résolutions lui imposant le désarmement et que la communauté internationale joue sa crédibilité sur le dossier irakien. Enfin, Washington se déclare persuadé qu’un changement de régime à Bagdad apportera par contagion la paix et la démocratie dans les autres pays arabes et musulmans de la région et permettra le déblocage du dossier israélo-palestinien après l’élimination de l’un des plus fermes soutiens aux organisations terroristes palestiniennes. Leitmotiv de tout ce raisonnement: l’inaction serait, au bout du compte, infiniment plus coûteuse que toute action, quel que soit son prix humain et économique.

Que l’on souscrive ou non à ces arguments, nul ne peut nier qu’ils ont été articulés avec force par certains des dirigeants américains, dès le lendemain des attentats du 11 septembre 2001. C’est notamment le cas du secrétaire adjoint à la Défense Paul Wolfowitz qui, dès le 12 septembre, avait recommandé au président Bush de se préparer à attaquer l’Irak. Du reste, il était en cohérence avec lui-même, puisqu’en janvier 1998, il avait cosigné avec Dick Cheney, Donald Rumsfeld, James Woolsey, Richard Perle, Francis Fukuyama, Robert Kagan, William Kristol, Eliott Abrams, Richard Armitage, John Bolton et quelques autres figures emblématiques du courant néo-conservateur une lettre ouverte à Bill Clinton l’encourageant à prendre des mesures pour renverser par la force militaire le régime de Saddam Hussein. Le président Clinton n’ayant pas donné suite à ce conseil, la plupart d’entre eux ont envoyé une seconde lettre en mai 1998 à Newt Gingrich, président de la Chambre des représentants, et Trent Lott, chef de la majorité républicaine au Sénat, affirmant que les États-Unis devaient «établir et maintenir une forte présence militaire américaine dans la région et être préparés à utiliser cette force pour protéger nos intérêts vitaux dans le Golfe et, si nécessaire, à aider à renverser Saddam Hussein»[33]. La plupart des expéditeurs occupant aujourd’hui des postes clés dans l’administration Bush, rien d’étonnant à ce que leurs recommandations soient aujourd’hui mises en œuvre. On notera que ces néo-conservateurs ayant la réputation de ne pas cacher le fond de leur pensée, quel que soit le désagrément qu’en conçoivent les dirigeants étrangers ou leurs adversaires politiques aux États-Unis, il est particulièrement frappant qu’ils n’aient pas mentionné le pétrole comme raison, même parmi d’autres, de s’en prendre à l’Irak. Pas de doute qu’un Richard Perle ou un James Woolsey, dont le franc-parler rugueux fait l’économie des subtilités diplomatiques, n’hésiteraient pas à mettre le pétrole en tête de leur argumentation si telle était leur façon de voir.

Pour ceux qui affirment que la guerre contre l’Irak n’a pas été menée à cause du pétrole, deux arguments majeurs sont donc avancés : économiquement, c’est un pari beaucoup trop risqué pour un gain à court terme aléatoire, mais sous l’angle politique et sécuritaire, une opération militaire était une nécessité afin de ne pas se retrouver dans quelques années avec une menace terroriste non conventionnelle infiniment plus dangereuse que la guerre en Irak.

Le pétrole : une raison parmi d’autres, mais déterminante

Jusqu’à présent, nous avons repris les termes du débat public en opposant de façon rhétorique les deux thèses, comme si elles s'excluaient mutuellement. Pourtant, rien ne s’oppose à ce qu'une intervention militaire motivée pour des raisons pétrolières serve également les objectifs proclamés de lutte contre le terrorisme et les armes de destruction massive et permette l’émergence d’un nouveau Moyen-Orient, plus conforme aux vues des néo-conservateurs, ou bien que le programme politico-militaire de ces derniers permette avantageusement aux États-Unis de prendre durablement pied sur cette éponge à pétrole qu’est l’Irak. En fait, toute opposition entre les deux thèses disparaît dès lors que l’on cesse de considérer la politique énergétique américaine d’un côté et la politique de puissance des États-Unis de l’autre pour considérer qu’il s’agit de deux approches d’une seule et même politique : le pétrole n’est qu’une composante – mais essentielle – du pouvoir américain. D'un volontarisme international qui trouve ses fondements dans les documents stratégiques adoptés depuis quelques années par les États-Unis et depuis plus d’une décennie chez les penseurs qui inspirent l’action de l’actuelle administration, notamment Paul Wolfowitz et Richard Perle[34].

C'est l'ordre, au fond, des facteurs qui varie selon les personnalités considérées (Colin Powell, Dick Cheney, Donald Rumsfeld, Paul Wolfowitz ou George W. Bush). Wolfowitz et Perle insistent surtout sur le changement de régime permettant de remodeler le Moyen-Orient dans un sens plus favorable à la démocratie et aux intérêts américains, Colin Powell met davantage l’accent sur les armes de destruction massive, et George W. Bush, tout en faisant la synthèse qui incombe à son rôle de décideur ultime, souligne la lutte contre le terrorisme. Il apparaît cependant évident que l’intervention contre l’Irak n’aurait sans doute pas eu lieu sans le facteur déclenchant et la justification que représentent les attentats du 11 septembre 2001. On n'aurait très vraisemblablement pas non plus assisté à une mobilisation comparable à l’encontre d’un État non-pétrolier. La Corée du Nord, qui tout au long de la crise irakienne, a impunément multiplié les provocations nucléaire en direction des États-Unis et de l’ONU en une parfaite illustration. Certes, l’Afghanistan n'a pas les richesses minérale de l'Irak et peut donc être présenté en contre-exemple, mais en dépit de ce qui a pu être dit à l’époque, il s'agissait là plutôt d'une action de représailles, légitimée par la communauté internationale, d'une opération «hit and run», les Américains n’ayant aucun plan à long terme concernant le pays. Tel n’est pas le cas de l’Irak à propos duquel, bien avant la guerre, des scénarios à long terme ont été mis sur pied par toutes les administrations et agences officielles concernées du gouvernement américain.

Mais surtout, la sécurité nationale étant au cœur des préoccupations du gouvernement américain, c'est sous cet angle que doit être envisagé l’approvisionnement en pétrole. Le problème n’est pas etn’a jamais été de garantir uniquement l’approvisionnement en hydrocarbures des États-Unis. Si tel avait été le cas, les options «libérales» évoquées plus haut consistant à acheter le pétrole et le gaz aux États vendeurs, fussent-ils hostiles aux États-Unis, répondaient à cette préoccupation à court, moyen et même à long terme : l’offre mondiale d’hydrocarbure suffit pour satisfaire la demande globale pendant au moins trois décennies, et contrairement à la situation qui prévalait dans les années 70, il s’agit désormais d’un marché où ce ne sont plus les vendeurs, mais les acheteurs qui sont déterminants. Or Washington ne veut pas seulement garantir ses approvisionnements sur la planète; l’Amérique refuse de dépendre de sources instables et potentiellement hostiles qui, pour des raisons politiques, seraient en mesure de prendre en otage ces approvisionnements au risque de menacer, même temporairement, le mode de vie américain.

La politique de Saddam –défi à l’ONU et acquisition clandestine d’armements de destruction massive– ont représenté pour les États-Unis une aubaine, de ce point de vue, à ne pas laisser passer.



* Journaliste à RFI, auteur notamment de Géopolitique de l’Arabie Saoudite, Complexe, 1996.

[1] «Questions for the Commander in Chief», Washington Post, 8 septembre 2002.
[2] Iraq Country Analysis Brief, février 2003, Department of Energy des États-Unis
[3] Autorisé par la résolution 986 du Conseil de sécurité le 15 avril 1995, le programme a été mis en œuvre de façon effective à partir de décembre 1996.
[4] Nicolas Sarkis, «Irak : des enjeux pétroliers colossaux», Le Nouvel Afrique-Asie, n° 160, janvier 2003.
[5] Au 3 avril 2003, www.whitehouse.gov
[6] Cité dans Iraq Country Analysis Brief, février 2003, Department of Energy des États-Unis.
[7] Point de presse à l’issue d’une conférence de Dominique de Villepin prononcée le 27 mars 2003 à l'Institut International des Etudes Stratégiques (IISS).
[8] «US quietly soliciting bids for rebuilding postwar», Wall Street Journal, 10 mars 2003.
[9] «Firm linked to Cheney wins oil-field contract», San Francisco Chronicle, 8 mars 2003.
[10] «Iraq : it’s the oil, stupid», Newsweek, 30 septembre 2002.
[11] Phyllis Bennis et Michel Moushabeck, Beyond the Storm, Olive Branch Press, New York 1991, p. 63
[12] The National Security Strategy of the United States of America, septembre 2002, p. 19.
[13] National Energy Policy, Reliable, Affordable, and Environmentally Sound Energy for America’s Future, Report of the National Energy Policy Development Group, Présidence des États-Unis, mai 2001.
[14] «US to depend on foreign oil in future, US official says- Safeguarding supplies a key issue, State’s Larson adds», State Department press releases and documents, 20 juin 2002.
[15] Interview au Wall Street Journal, citée par The Australian Financial Review, 9 septembre 2002.
[16] «Americas by far the largest buyer of Iraqi crude oil&raquo, Energy; Intelligence Group, 4 mars 2003.
[17] Iraq Country Analysis Brief, février 2003, Department of Energy des États-Unis.
[18] «Don’t buy rogue oil», Wall Street Journal, 8 avril 2002.
[19] «Spiking the oil weapon : how to end America’s dependence on Mideast despots», Wall Street Journal, 22 septembre 2002.
[20] «How to win World war IV», Commentary, février 2002.
[21] Le Monde, 11 mars 2003.
[22] Interview au Boston Globe, 22 janvier 2003.
[23] «Carve-up of oil riches begins», The Observer, 3 novembre 2002.
[24] «The Role Of Iraq's Oil As War Nears», Insight Magazine,  7 janvier  2003.
[25] Dépêche Reuters, 9 avril 2003.
[26] «It’s not about oil ?», Chicago Tribune, 20 septembre 2002.
[27] «Post-Saddam Iraq : Linchpin of a new oil order», Foreign policy in focus, policy report, janvier 2003.
[28] Dépêche AFP, 6 mars 2003.
[29] Dépêche AFP, 6 mars 2003.
[30] Voir notamment note 22.
[31] «How will we manage the oil ?», Michael J. Economides, Washington Post, 9 février 2003. Voir aussi Le droit des conflits armés au niveau  opérationnel et tactique, état-major du ministère canadien de la Défense, septembre 2001.
[32] «Iraqi oil is not America’s objective», Financial Times, 13 février 2003.
[33] Ces deux lettres peuvent être consultées sur le site de Project for a new American Century, www.newamericancentury.org.
[34] Voir notamment le discours de Richard Perle intitulé «Next stop, Iraq», prononcé le 14 novembre 2001 lors du dîner annuel du Foreign Foreign Policy Research Institute.


* Journaliste à Radio France Internationale. Auteur, entre autres publications, de : Géopolitique de l’Arabie Saoudite, Complexe, 1996.

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