Stratégies omanaises dans les relations
internationales et régionales*

Par Olivier Da Lage**

 

Lorsque Qabous ben Saïd accède au pouvoir le 23 juillet 1970, l’état des lieux n’est guère encourageant. Le pays est miné par une guerre civile soutenue de l’extérieur, le sultanat est isolé tant sur le plan régional que sur le plan international, cet ancien empire est devenu un protectorat britannique de facto, à défaut de l’être de jure (1) : il n’a d’autre politique extérieure que celle que lui concède la Grande Bretagne, à qui Saïd ben Taymour s’en est entièrement remis. En 1970, à la veille du coup d’État, Oman n’a aucune ambassade à l’étranger et les seules représentations diplomatiques à Mascate sont les consulats d’Inde et de grande Bretagne. Pour couronner le tout, non seulement le sultanat d’Oman n’a pas de politique étrangère propre, mais l’État étant quasiment inexistant, en aurait-il une qu’il ne se trouverait pas d’administration et de service diplomatique pour la mettre en œuvre. S’attribuant le portefeuille des Affaires étrangères, le sultan Qabous confie à son oncle Tarek ben Taymour, qu’il a nommé Premier ministre, le soin de nouer des contacts à l’étranger.

Pour le jeune souverain, mis en place avec l’assistance active de Londres, l’heure n’est évidemment pas à la définition d’une grande politique étrangère destinée à marquer son avènement au pouvoir. La sécurité et l’intégrité territoriale du royaume vont déterminer les premiers choix du nouveau sultan : avant que de mûrir en projet global, la politique extérieure de Qabous procède essentiellement de nécessités.

L’insertion dans le jeu régional

La première d’entre elles : s’insérer dans le jeu régional et se faire reconnaître comme un État souverain par ses voisins comme par la communauté internationale.

À plusieurs reprises, depuis la fin des années cinquante, la «question d’Oman» a été abordée aux Nations Unies. En septembre 1957, dix États arabes la font inscrire sur l’agenda de l’Assemblée générale de l’ONU, accusant la Grande Bretagne d’avoir envoyé des troupes envahir l’imamat en décembre 1955. La controverse de Bouraymi est encore toute fraîche : cette oasis est disputée par Abou Dhabi (alors protectorat britannique) Oman (également sous tutelle britannique) et l’Arabie Saoudite. En octobre 1955, les Trucial Oman Scouts, sorte de police du désert britannique, expulsent sans ménagement de Bouraymi un détachement de la police saoudienne qui avait pris possession de l’oasis(2). l’Arabie Saoudite en a conçu un vif ressentiment. La rancune saoudienne va jusqu’à accueillir sur son territoire l’imam Ghalib, opposant à Qabous, qui dirige de Dammam un «gouvernement en exil» tandis que les autorités saoudiennes financent une «Armée de libération d’Oman». En 1957, les forces saoudiennes, qui épaulent l’Armée de libération d’Oman, s’affrontent aux soldats du sultan, soutenus par la Royal Air Force et les forces spéciales (SAS) britanniques et en 1959, le sultan de Mascate conquiert l’intérieur des terres avec l’aide des Britanniques. En décembre 1965, l’Assemblée générale des Nations Unies demande à la Grande Bretagne de retirer ses troupes du sultanat et d’accorder à Oman le droit à l’autodétermination. La conjonction de l’action des nationalistes arabes (Égypte, Irak) et des intérêts territoriaux de l’Arabie Saoudite accentue la pression tant sur Londres que sur Mascate.

En octobre 1971, Qabous a franchi coup sur coup deux étapes : le 6 octobre, le sultanat d’Oman est admis au sein de la Ligue des États arabes et le lendemain, au sein des Nations Unies. L’Irak et la République démocratique et populaire du Yémen (Yémen du Sud) ont voté contre l’admission d’Oman à la Ligue arabe et l’Arabie Saoudite s’est abstenue lors du vote aux Nations Unies. Dans la situation précaire où se trouve son régime avec la rébellion du Dhofar soutenue de l’ouest par le Sud Yémen, Qabous ne peut se permettre de conserver à sa frontière nord un foyer d’instabilité supplémentaire. En décembre 1971, il est reçu par le roi Fayçal d’Arabie en visite d’État. En soi, c’est une percée dans la mesure où, deux mois après l’abstention saoudienne à New York, cette visite vaut double reconnaissance : du sultanat en tant que pays indépendant et de Qabous en tant que souverain légitime. Au-delà de la pompe d’une visite officielle et des apparences, les sujets qui fâchent sont abordés franchement : le soutien de Ryad à l’imam dissident et les désaccords frontaliers. Bien que les différends n’aient pas été résolus lors de cette visite, celle-ci a permis d’ouvrir la voie au règlement des tensions frontalières et à placer la sécurité de la Péninsule arabique au centre des préoccupations communes des deux souverains : Fayçal a la satisfaction de constater que Qabous partage son hostilité au communisme et par conséquent, sa méfiance à l’encontre de l’URSS et du Sud Yémen. Assurée d’avoir un interlocuteur à Mascate, l’Arabie ne tarde pas à lâcher Ghalib.

L'ouverture vers l'Iran

Sans perdre de vue les chantiers ouverts avec le roi Fayçal, Qabous ne veut pas d’un tête-à-tête exclusif avec le royaume saoudien dont les volontés hégémoniques sur la Péninsule arabique sont par trop évidentes. Le conflit frontalier avec Ryad n’est pas encore résolu et le monarque omanais ne peut oublier les incursions wahabites en territoire omanais de 1803 et 1807. C’est pourquoi, parallèlement à son ouverture diplomatique en direction de l’Arabie Saoudite, Qabous esquisse une ouverture en direction de l’Iran. En soi, c’est déjà une hérésie pour tous les nationalistes arabes qui y voient la confirmation de ce qu’ils disent depuis le début : le nouveau souverain, comme son père, n’est qu’une marionnette entre les mains des impérialistes britanniques. Mais Qabous, qui manifeste à cet égard une appréciation correcte des rapports de force, a, plus tôt que d’autres intégré un facteur décisif : le retrait britannique à l’est de Suez à partir de décembre 1971. En octobre 1971, pour son premier voyage à l’étranger en tant que chef d’État, Qabous s’est rendu aux fêtes de Persépolis organisées par le Chah pour commémorer le 2 500e anniversaire de l’empire perse. Confronté à une rébellion tribale soutenue par l’URSS, la Chine et leur allié marxiste local (le Sud Yémen), Qabous trouvait en Mohammed Reza Pahlavi le chef d’État qui partageait une même aversion pour le communisme, qui disposait de la force militaire susceptible de mater la rébellion, et qui ne demandait qu’à l’utiliser au service de l’hégémonie iranienne sur le golfe Persique. En outre, les deux États partageaient une frontière maritime commune, la plus sensible de la planète sur le plan stratégique : le détroit d’Ormuz, à l’embouchure du Golfe. Enfin, sans jamais le traiter en égal, le Chah d’Iran considérait néanmoins le sultan Qabous comme un chef d’État arabe à l’instar de tous les autres, ce qui était bien davantage que ne lui offraient à l’époque les dirigeants du monde arabe.

Oman et l’Iran ne perdent pas de temps pour faire fructifier ces contacts préliminaires et le désaccord exprimé par Oman après l’occupation par l’Iran des trois îlots du détroit d’Ormuz en décembre 1971 reste suffisamment mesuré – ce n’est pas une condamnation – pour ne compromettre en rien les projets communs. Qabous est d’ailleurs reçu par le Chah fin décembre, quelques jours après son voyage en Arabie Saoudite ; le sultan et l’empereur scellent ce qui ressemble fort à un pacte stratégique. À la demande de Qabous, l’Iran dépêche des soldats pour écraser la rébellion du Dhofar. Des patrouilles navales mixtes irano-omanaises sont instituées dans le détroit d’Ormuz et, à partir de 1973, elles procèdent à des inspections à bord des navires transitant par le détroit. En 1974, Mascate et Téhéran concluent un traité sur le plateau continental délimitant leur frontière maritime. L’appui militaire iranien se révèle décisif dans la victoire du sultan sur la rébellion et, contrairement aux appréhensions exprimées dans le monde arabe (et pas seulement par les nationalistes), les Iraniens ne font pas de difficulté pour se retirer du territoire omanais entre 1975 et 1977.

Pour Qabous, l’exercice s’avère un succès complet : en passant une alliance avec le Chah d’Iran, le jeune souverain traité en paria par ses pairs arabes a obtenu le statut de partenaire privilégié de la plus grande puissance régionale du moment, obligeant les autres à réviser leur approche ; cette alliance a permis au sultan d’emporter la victoire contre la rébellion et de stabiliser son pouvoir à l’intérieur ; en concluant un traité frontalier avec Téhéran, Mascate indique que l’intangibilité de ses frontières est une priorité pour garantir la stabilité régionale, ce qui passe par une délimitation de celles-ci.

Parallèlement, du reste, Oman a poursuivi les pourparlers avec l’Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis (fédération de sept émirats (3) constituée en décembre 1971 après le retrait britannique du Golfe) pour mettre un terme à l’abcès que constitue le litige territorial sur l’oasis de Bouraymi. En 1974, un accord tripartite consacre l’abandon de la revendication saoudienne sur l’oasis, moyennant en contrepartie des concessions territoriales de la part d’Abou Dhabi.

Sécurité intérieure, sécurité des frontières

La sécurité intérieure et la sécurité à ses frontières demeurent les priorités du sultan Qabous, et, partant, le fondement de la diplomatie omanaise. Désormais admis et reconnu par ses pairs dans la région, le souverain omanais prononce en novembre 1974 un discours appelant les dirigeants du Golfe à faire de la sécurité de la région la principale préoccupation. Lors de la réunion des ministres des Affaires étrangères du Golfe à Mascate en novembre 1976, au cours de laquelle on discute d’un projet iranien de coordination des États du Golfe, Qabous réitère son appel, mais sans succès. La conférence de Mascate est un échec en raison de la crainte que provoquent chez les Arabes les ambitions de plus en plus hégémoniques du Chah d’Iran et des inévitables rivalités nationales et dynastiques des chefs d’État de la région.

Comme le note Joseph Kechichian, les perceptions d’Oman en matière de sécurité ont été «façonnées par quinze années de guerre civile entretenue, à diverses périodes, par des puissances régionales»(4). Qabous est de plus en plus inquiet des velléités expansionnistes qu’il perçoit chez les dirigeants soviétiques et des relais régionaux dont dispose Moscou, notamment en Éthiopie, au Sud Yémen, et à partir de 1978, en Afghanistan. L’invasion soviétique de ce dernier pays en décembre 1979 le convainc de ne pas rester inactif, puisque ses tentatives de coordination régionale ont échoué. Devant le sentiment d’encerclement qui l’étreint, il va s’adresser à la seule puissance militaire capable selon lui de garantir la sécurité du Golfe : les États-Unis.

Ignorant les offres insistantes de l’Irak, qui en février, par la voix du vice-président Saddam Hussein, propose aux pays du Golfe sa «charte nationale arabe», le 4 juin 1980, le sultanat signe avec les États-Unis un accord accordant pour dix ans à ces derniers l’usage de facilités militaires omanaises à Salalah, Thoumrayt, l’île de Massirah, Moutrah, Sib, et Khassab (5). Pour les Américains, c’est une aubaine : la chute du Chah d’Iran avait un an auparavant entraîné la disparition de l’un des deux piliers-jumeaux de la politique américaine dans le Golfe (doctrine Nixon), l’autre étant l’Arabie Saoudite. D’autant que la révolution islamique a pris un tour nettement antiaméricain et que les autres États du Golfe répugnent à accueillir les militaires américains, du moins ouvertement. Du point de vue de Qabous, c’est à la fois un prolongement d’une action passée (les relations militaires avec Washington ont commencé en 1975), une garantie de sécurité à la fois pour son régime et pour la Péninsule arabique, et une assistance économique dont le sultanat, moins riche en pétrole que ses voisins, a grand besoin. Enfin, la perte de l’allié iranien a nécessairement réévalué aux yeux de Washington le poids stratégique et politique du sultanat d’Oman, ce qui renforce mécaniquement l’équation personnelle du sultan Qabous vis-à-vis des autres chefs d’État arabes.

Qabous n’est pas surpris d’être voué aux gémonies par ses adversaires traditionnels (l’Irak baassiste, la Libye de Kadhafi, le Sud Yémen, et d’une manière générale, tous les mouvements et partis arabes nationalistes ou de gauche). Si les critiques émanant des autres pays arabes du Golfe l’atteignent, il n’en laisse rien paraître. La presse du Koweït est particulièrement sévère, l’émirat se targuant à l’époque d’être le chef de file dans la région d’une politique de non-alignement. Un an plus tard, lors de la constitution du Conseil de coopération du Golfe (6) en mai 1981 au sommet d’Abou Dhabi, deux documents de travail seront mis en concurrence : le document omanais propose de faire du CCG un organisme fondé sur la sécurité du Golfe tandis que le document koweïtien envisage le CCG comme une sorte de marché commun dépourvu de préoccupations sécuritaires. C’est le document koweïtien qui inspirera les statuts fondateurs du CCG, mais en pratique, c’est bien la conception omanaise dominée par le souci de sécurité qui marquera le développement du Conseil de coopération du Golfe.

Le projet d'une armée de 100 000 hommes

De même, dix années plus tard, au lendemain de la guerre du Koweït, le sultanat d’Oman préconise la constitution d’une véritable armée commune de 100 000 hommes supplantant la squelettique force multinationale, baptisée «Bouclier de la Péninsule», composée en théorie de contingents émanant des six pays membres. Prenant d’autant plus à cœur cette mission qu’il en était l’inspirateur, le sultan Qabous doit constater, après six mois de contacts intensifs avec les autres dirigeants du CCG, qu’ils ne partagent pas sa conviction. Le projet d’armée de 100 000 hommes est remis à plus tard, c’est-à-dire en pratique abandonné. Pour certains observateurs, l’Arabie Saoudite, où est basé «Bouclier de la Péninsule» à Hafr el Batin, près des frontières du Koweït et de l’Irak, et qui fournit le gros des troupes de cette force, n’avait aucun intérêt à faire émerger une armée intégrée de 100 000 hommes, car le sultanat d’Oman est le seul pays du CCG hormis l’Arabie à disposer des ressources humaines en nombre suffisant pour alimenter ce contingent, ce qui aurait placé Oman en situation de concurrent face au royaume saoudien au sein de cette force.

Oman s’incline, sans dissimuler sa déception. Mais tout en croyant fermement en la nécessité de renforcer la coopération des États du Golfe dans le domaine de la sécurité, le sultan Qabous n’a pas attendu cet échec pour prendre, de façon autonome, les décisions politiques qui lui convenaient lorsqu’elles s’éloignaient du consensus dominant.

Il l’avait démontré sans conteste par son refus de rompre avec l’Égypte après la signature du traité de paix israélo-égyptien. Oman est en effet l’un des trois pays arabes, avec le Maroc et le Soudan, à n’avoir pas appliqué les résolutions du sommet arabe de Bagdad exigeant la rupture avec Le Caire. Les raisons en sont multiples. Qabous, qui a fait un temps les frais de l’ostracisme arabe, était peut-être enclin à la sympathie avec Sadate qui était à son tour en butte à une telle mise en quarantaine. Mais plus fondamentalement, on y retrouve une dimension de la politique omanaise qui ne se démentira pas les années suivantes : Oman ne rompt jamais les relations diplomatiques avec un pays, quels que soient les désaccords. Alors même que d’autres pays proches, occidentaux et arabes, vont rompre successivement avec l’Iran, puis l’Irak, le sultanat n’en fera rien. Bien au contraire, il propose sa médiation comme par exemple entre l’Iran et l’Arabie Saoudite après la rupture des relations diplomatiques entre Ryad et Téhéran.

Enfin, troisième aspect qu’illustre le maintien des liens entre Mascate et Le Caire après 1979 : la très grande méfiance du sultan envers les courants dominants du monde arabe. Lui-même ne participe pratiquement jamais aux sommets, hormis ceux du Conseil de coopération du Golfe à partir de 1981, et tient à conserver en toutes circonstances sa liberté de manœuvre. C’est probablement ce refus de se plier à une discipline imposée par les pays les plus «durs», qui donnaient le ton au début des années soixante-dix, qui l’amène à tenir son pays à l’écart de l’OPEP (7) et de l’OPAEP (8), alors même qu’il avait sollicité et obtenu l’adhésion d’Oman à la Ligue arabe et à l’ONU. Pour autant, bien que non-membre, le sultanat a dans l’ensemble suivi les politiques de production adoptées successivement par l’organisation pétrolière.

Il va de soi que la réintégration au sein du monde arabe de l’Égypte à partir de 1983 rejaillit par contre-coup sur Oman. L’Égypte n’ayant en rien modifié sa politique envers Israël, le sultanat fait figure de précurseur et la réouverture graduelle des ambassades arabes donne a posteriori raison au choix fait en 1979 par Qabous (9). Oman n’en reste pas là et la signature des accords d’Oslo en septembre 1993 lui donne à nouveau l’occasion d’innover. Oman s’offre à accueillir en avril 1994 les négociations multilatérales sur le problème de l’eau. Autrement dit, le sultanat d’Oman invite une délégation israélienne. Certes, cela se passe dans le cadre du processus de Madrid auquel ont souscrit la plupart des États arabes, mais cela n’en demeure pas moins inédit. Fin 1994, le vice-ministre israélien des Affaires étrangères Yossi Beilin est reçu à Mascate pour préparer la visite le 27 décembre d’Yitzhak Rabin qui devient le premier chef de gouvernement israélien à effectuer une visite officielle dans un pays du Golfe. Un bureau de représentation commerciale israélien est ouvert à Mascate. Néanmoins, Oman ne va pas jusqu’à établir des relations diplomatiques formelles avec l’État hébreu et, en octobre 2000, devant la dégradation de la situation dans les territoires palestiniens, le sultanat fait fermer la représentation israélienne.

Ne jamais rompre

Inauguré dans la pratique avec le cas égyptien, le refus de rompre les relations diplomatiques semble être aux yeux des dirigeants omanais un axiome comme vont l’illustrer à leur tour les cas de l’Iran et de l’Irak.

Compte tenu des liens étroits tissés par Qabous avec le Chah d’Iran, on aurait pu s’attendre à ce que la révolution islamique se traduise par une brusque dégradation des relations entre Mascate et Téhéran. Il n’en a rien été. Alors même que l’ayatollah Khomeiny et ses proches lançaient des appels aux populations du Golfe pour renverser les monarchies, les nouveaux dirigeants iraniens paraissent endosser sans difficulté l’héritage politico-stratégique du Chah, s’agissant d’Oman. Certes, les patrouilles navales communes prennent fin, mais en dépit de la méfiance réciproque qu’éprouvent les deux régimes l’un pour l’autre, les deux pays partagent un souci commun : la sécurité du détroit d’Ormuz. C’est sur cette base pragmatique qu’Oman, qui négocie au même moment des accords militaires avec les États-Unis, parvient à établir un dialogue permanent avec la République islamique. S’y ajoute d’ailleurs la crainte des conséquences d’un isolement de l’Iran. Ce n’est d’ailleurs pas le moindre des paradoxes que tout au long des années quatre-vingt, c’est l’un des alliés les plus proches des Américains – Oman – qui maintiendra le canal de dialogue le plus stable avec l’Iran révolutionnaire, offrant à de multiples reprises ses bons offices entre Téhéran et ses nombreux adversaires. Stratégiquement, en dépit de l’opposition farouche de Ryad, Oman continue de soutenir l’idée déjà défendue par Qabous à la conférence de Mascate en 1976 d’un système de sécurité collective dans le Golfe incluant à la fois l’Irak et l’Iran.

Un cadre régional stable

L’invasion irakienne du Koweït le 2 août 1990, ne change rien à cette conviction, bien au contraire. Le sultanat, qui a bien sûr condamné l’invasion, n’en cherche pas moins à soutenir diplomatiquement tous les efforts qui permettraient d’éviter l’affrontement militaire. Lorsque celui-ci est inéluctable, Oman prend part aux combats au sein de la coalition menée par les États-Unis. Mais, une fois de plus, contrairement aux autres monarchies du Golfe, Oman s’abstient de rompre ses relations avec Bagdad et dès la fin de la guerre, Mascate plaide pour la réconciliation. Ce n’est naturellement pas par sympathie pour le régime de Saddam Hussein. De tous les États du Golfe, avant même le Koweït, c’est en effet le sultanat d’Oman qui a eu à subir les attaques les plus violentes de la part du régime baassiste irakien. Bagdad, qui en 1971 a voté contre l’admission d’Oman dans la Ligue arabe, était l’un des soutiens les plus déterminés de la rébellion dhofarie. En 1980, la diplomatie omanaise s’était quant à elle ouvertement opposée au projet de «Charte nationale arabe» proposée en février par Saddam Hussein alors que les autres États de la région se contentaient d’écouter poliment. Après l’accord militaire du 4 juin 1980 avec Washington, la propagande irakienne se déchaîne contre le sultan, «laquais» des Américains. Mais l’analyse de Qabous est toujours la même : tout passe par la sécurité du Golfe. Or, il serait illusoire de vouloir établir un cadre régional de sécurité stable sans la participation des deux grandes puissances régionales que sont l’Irak et l’Iran. De surcroît, le gouvernement omanais, bien avant que cette analyse soit partagée par d’autres pays de la région, considère qu’il est nécessaire d’alléger l’embargo contre l’Irak si l’on veut éviter qu’une génération entière d’Irakiens ne vive avec pour unique objectif de prendre sa revanche.

L’attitude à l’égard de l’Union soviétique est du même ordre. Marqué par le conflit du Dhofar, soupçonneux à l’égard de visées de Moscou sur la région du Golfe et de l’Océan Indien, choqué par l’invasion soviétique de l’Afghanistan, le sultan Qabous, qualifié par le Kremlin de «marionnette britannique» lors de son accession au trône est, dans les premières années de son pouvoir, un adversaire déterminé de l’URSS. Que ce soit à l’intérieur, dans la région ou sur la planète, le choix est relativement simple : les amis de Moscou sont ses ennemis et les ennemis des Soviétiques ses amis. Pourtant, un signal émis par Qabous peu après son accession au pouvoir passe relativement inaperçu à l’époque : dans un discours, le nouveau souverain fait part de son désir de «nouer des relations amicales avec tous les États qui ont offert leur amitié, et même avec ceux qui sont pour le moment inamicaux» (10).

En septembre 1985, le sultanat crée la surprise en annonçant, dans un communiqué publié conjointement avec l’URSS, l’établissement de relations diplomatiques avec Moscou (11). À l’époque, le Koweït est le seul parmi les monarchies du Golfe, à disposer d’une ambassade à Moscou. Le ministre omanais des Affaires étrangères, Youssef Alawi, précise : «cela fait deux ans que nous songions à prendre cette décision, qui va accroître la stabilité dans la région. Depuis deux ans, nous avons enregistré une nouvelle attitude de la part des Soviétiques en faveur de la stabilité dans la région du Golfe». De fait, cela correspond à la période ouverte par la mort de Leonid Brejnev. Peu après l’accession de Youri Andropov au pouvoir, des contacts discrets sont entrepris entre les deux pays. Mais l’arrivée au Kremlin de Mikhaïl Gorbatchev au printemps 1985 accélère les choses : Qabous analyse correctement le désir du nouveau numéro un soviétique de se désengager des conflits idéologiques sur la scène internationale afin de permettre un redressement économique de l’Union soviétique. Alors même que les spécialistes européens et américains s’interrogent encore sur un double discours de Gorbatchev, les dirigeants omanais ont compris que ce dernier envisageait sérieusement un retrait d’Afghanistan. Du coup, le dialogue politique devient non seulement possible, mais souhaitable. Du point de vue omanais, il encourage le nouveau cours de la diplomatie soviétique et permet d’ancrer l’URSS dans une politique fondée sur la stabilité des relations internationales, et donc du Golfe, priorité en toutes circonstances du sultan Qabous. Au surplus, depuis 1982, les relations avec le Sud Yémen sont en voie d’apaisement et à Mascate, on est persuadé que dans la période récente, Moscou a donné des conseils de modération à ses protégés d’Aden.

La réconciliation avec Aden

En octobre 1982, Mascate et Aden ont en effet signé un accord sur l’échange d’ambassadeurs au terme d’un long processus marqué notamment par une patiente médiation des Émirats arabes unis et du Koweït, et des péripéties politiques internes au régime sud-yéménite. Le point important, du point de vue omanais, est que dès que l’hostilité d’Aden a disparu, le sultanat a aussitôt répondu aux ouvertures de son voisin, naguère encore ennemi. La mise sous observation, à travers une sorte de quarantaine, n’est pas envisagée. Certes, à Mascate, on se hâte lentement et l’on ne se presse pas d’envoyer un ambassadeur à Aden. Toute méfiance n’a pas disparu, les bonnes intentions de la RPDY sont scrutées à la loupe à chaque étape du rapprochement. Oman tient en particulier à conclure un accord frontalier en bonne et due forme. Mais, sans tarder, Qabous met en chantier le percement d’une route à travers les montagnes du Dhofar jusqu’à la frontière du Sud-Yémen. Achevé fin 1989, le tronçon omanais attendra quelques années que les travaux soient terminés côté yéménite pour faire la jonction. Au-delà du symbole de la réconciliation entre les deux États, cette route a une signification stratégique marquant l’appartenance commune du Sultanat d’Oman et du Yémen (nord et sud confondus, puis réunifiés en 1990) à une même entité sud-arabique.

Par-delà leurs différences de régime et de richesse, Oman et le Yémen ont un patrimoine historique et géographique commun, une identité sud-arabique qui les distingue des autres États de la Péninsule. L’ancienneté de leur histoire et la variété des origines de leur population, attestent du rang impérial qu’occupèrent jadis l’un et l’autre des deux pays. L’importance de leur population est perçue, tant par eux-mêmes que par les autres, comme un contrepoids démographique et politique à l’hégémonie saoudienne sur la Péninsule. Lors de la guerre de sécession yéménite de 1994, alors que l’Arabie Saoudite tente d’entraîner les autres monarchies du Golfe à soutenir les séparatistes sudistes, bien qu’anciens marxistes, le sultanat d’Oman, après quelques jours de flottement, parie sur la victoire de Sanaa, et de l’unité yéménite. Les dirigeants d’Aden sont accueillis en tant qu’exilés politiques, mais priés de ne pas utiliser le sultanat comme base pour déstabiliser le Yémen.

L’accord sur les frontières avec le Yémen réunifié a été conclu en octobre 1992, les instruments de ratification échangés en décembre 1992 et les cartes échangées en juin 1995. Avec l’Arabie Saoudite, l’accord frontalier a été conclu au niveau ministériel en mars 1990 (12), il est ratifié par le roi Fahd et le sultan Qabous lors d’une visite de ce dernier à Ryad en mai 1991, et les deux pays échangent formellement les cartes en août 1995. Oman ayant des frontières avec six des sept membres des Émirats arabes unis, les négociations se révèlent techniquement plus ardues, aucun d’entre eux n’acceptant de déléguer à l’État fédéral ses compétences frontalières, du moins jusqu’en 1992. Le sultan Qabous et le président des EAU, Cheikh Zayed, ont signé en mai 1999 un accord portant sur le tiers de la frontière entre les deux pays ; l’accord a été ratifié en mars 2000. Quoi qu’il en soit, avec les émirats voisins, la non-délimitation des frontières n’a jamais pris la dimension d’une menace en terme de sécurité, comme c’était le cas avec le Yémen (du Sud), l’Iran ou l’Arabie Saoudite. Le souci d’avoir des frontières parfaitement délimitées dans tous les domaines a d’ailleurs conduit Oman à définir avec le Pakistan leur frontière maritime par un accord signé en juin 2000. C’est ainsi que le sultanat est le premier – et à ce jour le seul – État de la Péninsule arabique à avoir délimité par des accords ses frontières avec l’ensemble de ses voisins.

Un regard tourné vers le grand large

L’environnement immédiat et les contraintes de sécurité ont conduit, comme on l’a vu, le régime de Qabous à accorder la priorité à son environnement immédiat dans le Golfe et la Péninsule arabique. Dans les premières années de son règne, Qabous a peu insisté sur le passé impérial du pays. Pourtant, le sultanat d’Oman, historiquement tourné vers l’Asie du Sud et l’Afrique orientale n’est pas à proprement parler un pays du Golfe sur lequel il n’a d’ailleurs qu’une étroite façade, la péninsule de Ras Moussandam. Par leurs origines métissées, leur culture cosmopolite héritée des commerçants et des navigateurs, les Omanais se considèrent à peine comme des ressortissants du Golfe (13). Ils n’ont pas, comme on le dit dans les monarchies voisines, d’identité «khalijienne»(14). Adossé à ses voisins du nord de la Péninsule arabique (c’est-à-dire, littéralement : leur tournant le dos), Oman a, pour l’essentiel, le regard tourné vers le grand large. Si l’on appelle mer d’Oman cette sorte de sas entre le Golfe et l’Océan Indien, c’est bien de ce dernier que le sultanat est le véritable riverain (15). Le commerce international du sultanat, largement orienté depuis une vingtaine d’années en direction de l’Extrême-Orient asiatique n’a fait que réconcilier Oman avec une tradition pluriséculaire, hormis la parenthèse de la première partie du XXe siècle. Il en va de même de l’ouverture de liaisons aériennes entre le sultanat et l’Afrique de l’Est qui renoue, en un sens, avec l’époque où Zanzibar était sous la tutelle des imams de Mascate.

Ces flux de voyageurs et de marchandises ne procèdent pas de choix politiques, ils sont au contraire le reflet d’une réalité géographique et humaine. Mais en retour, ils déterminent certaines des orientations majeures de la politique étrangère omanaise. En ce sens, le sultan et son gouvernement n’ont guère de mal à expliquer la nécessité et les fondements d’une politique étrangère à des sujets qui, pour nombre d’entre eux, connaissent le monde extérieur de par leur origine ou leur activité économique. On ne saurait certes en dire autant des ressortissants des autres monarchies de la Péninsule, Dubaï excepté.

Avec le recul, les trente années de règne de Qabous donnent en matière de politique étrangère le sentiment d’une continuité rare dans la région. Une politique rectiligne, épargnée par les zigzag et à l’écart des péripéties internes du monde arabe. À l’écart, aussi, des courants dominants du moment : le nationalisme arabe et l’ostracisme à l’encontre du Caire, la crainte d’afficher ses liens avec Washington, le soutien à l’Irak contre l’Iran dans les années quatre-vingt, et, au contraire, la mise en quarantaine de l’Irak à compter de 1990, etc. Mais le balancier de la politique régionale ayant oscillé à plusieurs reprises, il l’a fait autour de l’axe central que semblait, du coup, constituer l’approche omanaise. Marginal et non-conformiste à ses débuts, le sultan Qabous a, au fil des années, fait figure de précurseur dans la région.

Celle-ci, comme on l’a vu, s’est fondée sur quelques principes simples dont Qabous n’a jamais dévié depuis 1970 : assurer à tout prix la sécurité du détroit d’Ormuz et du Golfe, en se donnant, s’il le faut, les moyens militaires ; ne pas rompre pour autant les relations diplomatiques avec quiconque, quelles que soient les difficultés du moment ; garantir la sécurité des États et leur bon voisinage par des frontières reconnues, délimitées, et si possible, démarquées ; ne pas s’impliquer dans les conflits intrarégionaux, mais proposer sa médiation chaque fois qu’elle est acceptée par les parties. Cette politique, marquée par la prudence et le pragmatisme (16), mais aussi par un sens aigu des rapports de force et des tendances à long terme, est dans une très large mesure l’œuvre d’un homme. Mais Qabous a su aussi s’entourer. Alors même qu’il avait à l’extérieur l’image d’un instrument docile aux mains de ses conseillers britanniques, ceux-ci furent graduellement dépossédés de leur influence au profit de conseillers arabes. Dans son entourage immédiat, Qabous s’appuya successivement sur deux hommes, Qaïs Monem Al Zawawi, son premier ministre des Affaires étrangères à qui succéda le discret, mais efficace Youssef Alawi, inamovible chef de la diplomatie omanaise depuis 1982.

Il n’est cependant plus possible de dépeindre la diplomatie omanaise comme la politique d’un seul homme. Par sa continuité, elle est désormais identifiée à l’extérieur et consolidée à l’intérieur. En 1970, l’État et l’administration étaient inexistants. En trente ans, une génération de diplomates professionnels s’est installée et un réseau diplomatique s’est déployé. Comme de surcroît, cette politique étrangère est, comme on l’a vu, en phase avec les tendances profondes (démographiques et économiques) de la société omanaise, elle est désormais sur les rails et ne dépend plus de la forte personnalité du souverain qui l’a initiée, développée, et accompagnée depuis trois décennies.


* Ce chapitre doit beaucoup à l'ouvrage de référence de Joseph A. Kechichian, «Oman and the World, the Emergence of an Independent Foreign Policy», Rand, 1995.
** Journaliste à RFI, auteur de «Géopolitique de l’Arabie Saoudite», Bruxelles, Complexe, 1996.
(1) La déclaration franco-britannique de 1892 garantissant l’indépendance du sultan de Mascate interdisait toute forme de protectorat légal, mais n’a en rien empêché l'emprise de Londres sur la politique du sultan.
(2) Sur la controverse de Bouraymi, lire notamment l'ouvrage de Husain M. Al-Baharna, «The Arabian Gulf States, Their Legal and Political Status And their International Problems», Librairie du Liban, Beyrouth, 1975 (réédition 1978), pp 196-238.
(3) Abou Dhabi, Dubaï, Charjah, Ras Al Khaymah, Ajman, Foujeirah, Oum Al Qaïwayn
(4) Op.cit.p. 85.
(5) L’accord décennal a été renouvelé en 1990 et en 2000. Sur la conclusion de l'accord, lire Liesl Graz, «Les Omanis, nouveaux gardiens du Golfe», Albin Michel, Paris, 1981, p. 89 et Anthony Cordesmann, «The Gulf and the Search for Strategic Stability», p. 897.
(6) Le Conseil de coopération du Golfe (CCG) rassemble les six monarchies de la Péninsule arabique : Arabie Saoudite, Bahreïn, Qatar, Oman, Émirats arabes unis et Koweït.
(7) Organisation des pays exportateurs de pétrole.
(8) Organisation des pays arabes exportateurs de pétrole.
(9) Ce dernier, en revanche, s’est longtemps montré méfiant à l’égard des Palestiniens et n’a jamais accepté de réfugiés sur son territoire.Voir Liesl Graz, le Golfe des turbulences, l’Harmattan, 1990.
(10) Joseph A. Kechichian, op. cit. p. 7.
(11) Olivier Da Lage, «Avec l’ouverture d’une ambassade à Oman, l’URSS amorce une percée diplomatique dans le Golfe», Le Monde Diplomatique, novembre 1985.
(12) Comme le note Fred Halliday, Oman a été suffisamment avisé pour régler son problème frontalier avec l’Arabie Saoudite avant de le faire avec le Yémen (conférence prononcée le 28 octobre 1999 devant les sociétés anglo-omanaise et omano-britannique, http://www.al-bab.com/bys/articles/halliday00.htm).
(13) Nombre d’entre eux continuent de parler hindi, baloutche ou persan chez eux. Beaucoup d’'autres sont revenus de Zanzibar, du Rwanda ou du Burundi.
(14) De khalij, Golfe en arabe.
(15) Lire Samir Sobh, «Oman, cap sur l’Océan Indien», Arabies, mai 2000.
(16) Lire Chris Kutschera, «le sultanat d’Oman, une politique étrangère originale», Les Cahiers de l’Orient nÁ 19, troisième trimestre 1990.

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