Par Olivier Da Lage**
Lorsque Qabous ben Saïd accède au pouvoir le 23 juillet 1970, létat des lieux nest guère encourageant. Le pays est miné par une guerre civile soutenue de lextérieur, le sultanat est isolé tant sur le plan régional que sur le plan international, cet ancien empire est devenu un protectorat britannique de facto, à défaut de lêtre de jure (1) : il na dautre politique extérieure que celle que lui concède la Grande Bretagne, à qui Saïd ben Taymour sen est entièrement remis. En 1970, à la veille du coup dÉtat, Oman na aucune ambassade à létranger et les seules représentations diplomatiques à Mascate sont les consulats dInde et de grande Bretagne. Pour couronner le tout, non seulement le sultanat dOman na pas de politique étrangère propre, mais lÉtat étant quasiment inexistant, en aurait-il une quil ne se trouverait pas dadministration et de service diplomatique pour la mettre en uvre. Sattribuant le portefeuille des Affaires étrangères, le sultan Qabous confie à son oncle Tarek ben Taymour, quil a nommé Premier ministre, le soin de nouer des contacts à létranger.
Pour le jeune souverain, mis en place avec lassistance active de Londres, lheure nest évidemment pas à la définition dune grande politique étrangère destinée à marquer son avènement au pouvoir. La sécurité et lintégrité territoriale du royaume vont déterminer les premiers choix du nouveau sultan : avant que de mûrir en projet global, la politique extérieure de Qabous procède essentiellement de nécessités.
Linsertion dans le jeu régional
La première dentre elles : sinsérer dans le jeu régional et se faire reconnaître comme un État souverain par ses voisins comme par la communauté internationale.
À plusieurs reprises, depuis la fin des années cinquante, la «question dOman» a été abordée aux Nations Unies. En septembre 1957, dix États arabes la font inscrire sur lagenda de lAssemblée générale de lONU, accusant la Grande Bretagne davoir envoyé des troupes envahir limamat en décembre 1955. La controverse de Bouraymi est encore toute fraîche : cette oasis est disputée par Abou Dhabi (alors protectorat britannique) Oman (également sous tutelle britannique) et lArabie Saoudite. En octobre 1955, les Trucial Oman Scouts, sorte de police du désert britannique, expulsent sans ménagement de Bouraymi un détachement de la police saoudienne qui avait pris possession de loasis(2). lArabie Saoudite en a conçu un vif ressentiment. La rancune saoudienne va jusquà accueillir sur son territoire limam Ghalib, opposant à Qabous, qui dirige de Dammam un «gouvernement en exil» tandis que les autorités saoudiennes financent une «Armée de libération dOman». En 1957, les forces saoudiennes, qui épaulent lArmée de libération dOman, saffrontent aux soldats du sultan, soutenus par la Royal Air Force et les forces spéciales (SAS) britanniques et en 1959, le sultan de Mascate conquiert lintérieur des terres avec laide des Britanniques. En décembre 1965, lAssemblée générale des Nations Unies demande à la Grande Bretagne de retirer ses troupes du sultanat et daccorder à Oman le droit à lautodétermination. La conjonction de laction des nationalistes arabes (Égypte, Irak) et des intérêts territoriaux de lArabie Saoudite accentue la pression tant sur Londres que sur Mascate.
En octobre 1971, Qabous a franchi coup sur coup deux étapes : le 6 octobre, le sultanat dOman est admis au sein de la Ligue des États arabes et le lendemain, au sein des Nations Unies. LIrak et la République démocratique et populaire du Yémen (Yémen du Sud) ont voté contre ladmission dOman à la Ligue arabe et lArabie Saoudite sest abstenue lors du vote aux Nations Unies. Dans la situation précaire où se trouve son régime avec la rébellion du Dhofar soutenue de louest par le Sud Yémen, Qabous ne peut se permettre de conserver à sa frontière nord un foyer dinstabilité supplémentaire. En décembre 1971, il est reçu par le roi Fayçal dArabie en visite dÉtat. En soi, cest une percée dans la mesure où, deux mois après labstention saoudienne à New York, cette visite vaut double reconnaissance : du sultanat en tant que pays indépendant et de Qabous en tant que souverain légitime. Au-delà de la pompe dune visite officielle et des apparences, les sujets qui fâchent sont abordés franchement : le soutien de Ryad à limam dissident et les désaccords frontaliers. Bien que les différends naient pas été résolus lors de cette visite, celle-ci a permis douvrir la voie au règlement des tensions frontalières et à placer la sécurité de la Péninsule arabique au centre des préoccupations communes des deux souverains : Fayçal a la satisfaction de constater que Qabous partage son hostilité au communisme et par conséquent, sa méfiance à lencontre de lURSS et du Sud Yémen. Assurée davoir un interlocuteur à Mascate, lArabie ne tarde pas à lâcher Ghalib.
L'ouverture vers l'Iran
Sans perdre de vue les chantiers ouverts avec le roi Fayçal, Qabous ne veut pas dun tête-à-tête exclusif avec le royaume saoudien dont les volontés hégémoniques sur la Péninsule arabique sont par trop évidentes. Le conflit frontalier avec Ryad nest pas encore résolu et le monarque omanais ne peut oublier les incursions wahabites en territoire omanais de 1803 et 1807. Cest pourquoi, parallèlement à son ouverture diplomatique en direction de lArabie Saoudite, Qabous esquisse une ouverture en direction de lIran. En soi, cest déjà une hérésie pour tous les nationalistes arabes qui y voient la confirmation de ce quils disent depuis le début : le nouveau souverain, comme son père, nest quune marionnette entre les mains des impérialistes britanniques. Mais Qabous, qui manifeste à cet égard une appréciation correcte des rapports de force, a, plus tôt que dautres intégré un facteur décisif : le retrait britannique à lest de Suez à partir de décembre 1971. En octobre 1971, pour son premier voyage à létranger en tant que chef dÉtat, Qabous sest rendu aux fêtes de Persépolis organisées par le Chah pour commémorer le 2 500e anniversaire de lempire perse. Confronté à une rébellion tribale soutenue par lURSS, la Chine et leur allié marxiste local (le Sud Yémen), Qabous trouvait en Mohammed Reza Pahlavi le chef dÉtat qui partageait une même aversion pour le communisme, qui disposait de la force militaire susceptible de mater la rébellion, et qui ne demandait quà lutiliser au service de lhégémonie iranienne sur le golfe Persique. En outre, les deux États partageaient une frontière maritime commune, la plus sensible de la planète sur le plan stratégique : le détroit dOrmuz, à lembouchure du Golfe. Enfin, sans jamais le traiter en égal, le Chah dIran considérait néanmoins le sultan Qabous comme un chef dÉtat arabe à linstar de tous les autres, ce qui était bien davantage que ne lui offraient à lépoque les dirigeants du monde arabe.
Oman et lIran ne perdent pas de temps pour faire fructifier ces contacts préliminaires et le désaccord exprimé par Oman après loccupation par lIran des trois îlots du détroit dOrmuz en décembre 1971 reste suffisamment mesuré ce nest pas une condamnation pour ne compromettre en rien les projets communs. Qabous est dailleurs reçu par le Chah fin décembre, quelques jours après son voyage en Arabie Saoudite ; le sultan et lempereur scellent ce qui ressemble fort à un pacte stratégique. À la demande de Qabous, lIran dépêche des soldats pour écraser la rébellion du Dhofar. Des patrouilles navales mixtes irano-omanaises sont instituées dans le détroit dOrmuz et, à partir de 1973, elles procèdent à des inspections à bord des navires transitant par le détroit. En 1974, Mascate et Téhéran concluent un traité sur le plateau continental délimitant leur frontière maritime. Lappui militaire iranien se révèle décisif dans la victoire du sultan sur la rébellion et, contrairement aux appréhensions exprimées dans le monde arabe (et pas seulement par les nationalistes), les Iraniens ne font pas de difficulté pour se retirer du territoire omanais entre 1975 et 1977.
Pour Qabous, lexercice savère un succès complet : en passant une alliance avec le Chah dIran, le jeune souverain traité en paria par ses pairs arabes a obtenu le statut de partenaire privilégié de la plus grande puissance régionale du moment, obligeant les autres à réviser leur approche ; cette alliance a permis au sultan demporter la victoire contre la rébellion et de stabiliser son pouvoir à lintérieur ; en concluant un traité frontalier avec Téhéran, Mascate indique que lintangibilité de ses frontières est une priorité pour garantir la stabilité régionale, ce qui passe par une délimitation de celles-ci.
Parallèlement, du reste, Oman a poursuivi les pourparlers avec lArabie Saoudite et les Émirats arabes unis (fédération de sept émirats (3) constituée en décembre 1971 après le retrait britannique du Golfe) pour mettre un terme à labcès que constitue le litige territorial sur loasis de Bouraymi. En 1974, un accord tripartite consacre labandon de la revendication saoudienne sur loasis, moyennant en contrepartie des concessions territoriales de la part dAbou Dhabi.
Sécurité intérieure, sécurité des frontières
La sécurité intérieure et la sécurité à ses frontières demeurent les priorités du sultan Qabous, et, partant, le fondement de la diplomatie omanaise. Désormais admis et reconnu par ses pairs dans la région, le souverain omanais prononce en novembre 1974 un discours appelant les dirigeants du Golfe à faire de la sécurité de la région la principale préoccupation. Lors de la réunion des ministres des Affaires étrangères du Golfe à Mascate en novembre 1976, au cours de laquelle on discute dun projet iranien de coordination des États du Golfe, Qabous réitère son appel, mais sans succès. La conférence de Mascate est un échec en raison de la crainte que provoquent chez les Arabes les ambitions de plus en plus hégémoniques du Chah dIran et des inévitables rivalités nationales et dynastiques des chefs dÉtat de la région.
Comme le note Joseph Kechichian, les perceptions dOman en matière de sécurité ont été «façonnées par quinze années de guerre civile entretenue, à diverses périodes, par des puissances régionales»(4). Qabous est de plus en plus inquiet des velléités expansionnistes quil perçoit chez les dirigeants soviétiques et des relais régionaux dont dispose Moscou, notamment en Éthiopie, au Sud Yémen, et à partir de 1978, en Afghanistan. Linvasion soviétique de ce dernier pays en décembre 1979 le convainc de ne pas rester inactif, puisque ses tentatives de coordination régionale ont échoué. Devant le sentiment dencerclement qui létreint, il va sadresser à la seule puissance militaire capable selon lui de garantir la sécurité du Golfe : les États-Unis.
Ignorant les offres insistantes de lIrak, qui en février, par la voix du vice-président Saddam Hussein, propose aux pays du Golfe sa «charte nationale arabe», le 4 juin 1980, le sultanat signe avec les États-Unis un accord accordant pour dix ans à ces derniers lusage de facilités militaires omanaises à Salalah, Thoumrayt, lîle de Massirah, Moutrah, Sib, et Khassab (5). Pour les Américains, cest une aubaine : la chute du Chah dIran avait un an auparavant entraîné la disparition de lun des deux piliers-jumeaux de la politique américaine dans le Golfe (doctrine Nixon), lautre étant lArabie Saoudite. Dautant que la révolution islamique a pris un tour nettement antiaméricain et que les autres États du Golfe répugnent à accueillir les militaires américains, du moins ouvertement. Du point de vue de Qabous, cest à la fois un prolongement dune action passée (les relations militaires avec Washington ont commencé en 1975), une garantie de sécurité à la fois pour son régime et pour la Péninsule arabique, et une assistance économique dont le sultanat, moins riche en pétrole que ses voisins, a grand besoin. Enfin, la perte de lallié iranien a nécessairement réévalué aux yeux de Washington le poids stratégique et politique du sultanat dOman, ce qui renforce mécaniquement léquation personnelle du sultan Qabous vis-à-vis des autres chefs dÉtat arabes.
Qabous nest pas surpris dêtre voué aux gémonies par ses adversaires traditionnels (lIrak baassiste, la Libye de Kadhafi, le Sud Yémen, et dune manière générale, tous les mouvements et partis arabes nationalistes ou de gauche). Si les critiques émanant des autres pays arabes du Golfe latteignent, il nen laisse rien paraître. La presse du Koweït est particulièrement sévère, lémirat se targuant à lépoque dêtre le chef de file dans la région dune politique de non-alignement. Un an plus tard, lors de la constitution du Conseil de coopération du Golfe (6) en mai 1981 au sommet dAbou Dhabi, deux documents de travail seront mis en concurrence : le document omanais propose de faire du CCG un organisme fondé sur la sécurité du Golfe tandis que le document koweïtien envisage le CCG comme une sorte de marché commun dépourvu de préoccupations sécuritaires. Cest le document koweïtien qui inspirera les statuts fondateurs du CCG, mais en pratique, cest bien la conception omanaise dominée par le souci de sécurité qui marquera le développement du Conseil de coopération du Golfe.
Le projet d'une armée de 100 000 hommes
De même, dix années plus tard, au lendemain de la guerre du Koweït, le sultanat dOman préconise la constitution dune véritable armée commune de 100 000 hommes supplantant la squelettique force multinationale, baptisée «Bouclier de la Péninsule», composée en théorie de contingents émanant des six pays membres. Prenant dautant plus à cur cette mission quil en était linspirateur, le sultan Qabous doit constater, après six mois de contacts intensifs avec les autres dirigeants du CCG, quils ne partagent pas sa conviction. Le projet darmée de 100 000 hommes est remis à plus tard, cest-à-dire en pratique abandonné. Pour certains observateurs, lArabie Saoudite, où est basé «Bouclier de la Péninsule» à Hafr el Batin, près des frontières du Koweït et de lIrak, et qui fournit le gros des troupes de cette force, navait aucun intérêt à faire émerger une armée intégrée de 100 000 hommes, car le sultanat dOman est le seul pays du CCG hormis lArabie à disposer des ressources humaines en nombre suffisant pour alimenter ce contingent, ce qui aurait placé Oman en situation de concurrent face au royaume saoudien au sein de cette force.
Oman sincline, sans dissimuler sa déception. Mais tout en croyant fermement en la nécessité de renforcer la coopération des États du Golfe dans le domaine de la sécurité, le sultan Qabous na pas attendu cet échec pour prendre, de façon autonome, les décisions politiques qui lui convenaient lorsquelles séloignaient du consensus dominant.
Il lavait démontré sans conteste par son refus de rompre avec lÉgypte après la signature du traité de paix israélo-égyptien. Oman est en effet lun des trois pays arabes, avec le Maroc et le Soudan, à navoir pas appliqué les résolutions du sommet arabe de Bagdad exigeant la rupture avec Le Caire. Les raisons en sont multiples. Qabous, qui a fait un temps les frais de lostracisme arabe, était peut-être enclin à la sympathie avec Sadate qui était à son tour en butte à une telle mise en quarantaine. Mais plus fondamentalement, on y retrouve une dimension de la politique omanaise qui ne se démentira pas les années suivantes : Oman ne rompt jamais les relations diplomatiques avec un pays, quels que soient les désaccords. Alors même que dautres pays proches, occidentaux et arabes, vont rompre successivement avec lIran, puis lIrak, le sultanat nen fera rien. Bien au contraire, il propose sa médiation comme par exemple entre lIran et lArabie Saoudite après la rupture des relations diplomatiques entre Ryad et Téhéran.
Enfin, troisième aspect quillustre le maintien des liens entre Mascate et Le Caire après 1979 : la très grande méfiance du sultan envers les courants dominants du monde arabe. Lui-même ne participe pratiquement jamais aux sommets, hormis ceux du Conseil de coopération du Golfe à partir de 1981, et tient à conserver en toutes circonstances sa liberté de manuvre. Cest probablement ce refus de se plier à une discipline imposée par les pays les plus «durs», qui donnaient le ton au début des années soixante-dix, qui lamène à tenir son pays à lécart de lOPEP (7) et de lOPAEP (8), alors même quil avait sollicité et obtenu ladhésion dOman à la Ligue arabe et à lONU. Pour autant, bien que non-membre, le sultanat a dans lensemble suivi les politiques de production adoptées successivement par lorganisation pétrolière.
Il va de soi que la réintégration au sein du monde arabe de lÉgypte à partir de 1983 rejaillit par contre-coup sur Oman. LÉgypte nayant en rien modifié sa politique envers Israël, le sultanat fait figure de précurseur et la réouverture graduelle des ambassades arabes donne a posteriori raison au choix fait en 1979 par Qabous (9). Oman nen reste pas là et la signature des accords dOslo en septembre 1993 lui donne à nouveau loccasion dinnover. Oman soffre à accueillir en avril 1994 les négociations multilatérales sur le problème de leau. Autrement dit, le sultanat dOman invite une délégation israélienne. Certes, cela se passe dans le cadre du processus de Madrid auquel ont souscrit la plupart des États arabes, mais cela nen demeure pas moins inédit. Fin 1994, le vice-ministre israélien des Affaires étrangères Yossi Beilin est reçu à Mascate pour préparer la visite le 27 décembre dYitzhak Rabin qui devient le premier chef de gouvernement israélien à effectuer une visite officielle dans un pays du Golfe. Un bureau de représentation commerciale israélien est ouvert à Mascate. Néanmoins, Oman ne va pas jusquà établir des relations diplomatiques formelles avec lÉtat hébreu et, en octobre 2000, devant la dégradation de la situation dans les territoires palestiniens, le sultanat fait fermer la représentation israélienne.
Ne jamais rompre
Inauguré dans la pratique avec le cas égyptien, le refus de rompre les relations diplomatiques semble être aux yeux des dirigeants omanais un axiome comme vont lillustrer à leur tour les cas de lIran et de lIrak.
Compte tenu des liens étroits tissés par Qabous avec le Chah dIran, on aurait pu sattendre à ce que la révolution islamique se traduise par une brusque dégradation des relations entre Mascate et Téhéran. Il nen a rien été. Alors même que layatollah Khomeiny et ses proches lançaient des appels aux populations du Golfe pour renverser les monarchies, les nouveaux dirigeants iraniens paraissent endosser sans difficulté lhéritage politico-stratégique du Chah, sagissant dOman. Certes, les patrouilles navales communes prennent fin, mais en dépit de la méfiance réciproque quéprouvent les deux régimes lun pour lautre, les deux pays partagent un souci commun : la sécurité du détroit dOrmuz. Cest sur cette base pragmatique quOman, qui négocie au même moment des accords militaires avec les États-Unis, parvient à établir un dialogue permanent avec la République islamique. Sy ajoute dailleurs la crainte des conséquences dun isolement de lIran. Ce nest dailleurs pas le moindre des paradoxes que tout au long des années quatre-vingt, cest lun des alliés les plus proches des Américains Oman qui maintiendra le canal de dialogue le plus stable avec lIran révolutionnaire, offrant à de multiples reprises ses bons offices entre Téhéran et ses nombreux adversaires. Stratégiquement, en dépit de lopposition farouche de Ryad, Oman continue de soutenir lidée déjà défendue par Qabous à la conférence de Mascate en 1976 dun système de sécurité collective dans le Golfe incluant à la fois lIrak et lIran.
Un cadre régional stable
Linvasion irakienne du Koweït le 2 août 1990, ne change rien à cette conviction, bien au contraire. Le sultanat, qui a bien sûr condamné linvasion, nen cherche pas moins à soutenir diplomatiquement tous les efforts qui permettraient déviter laffrontement militaire. Lorsque celui-ci est inéluctable, Oman prend part aux combats au sein de la coalition menée par les États-Unis. Mais, une fois de plus, contrairement aux autres monarchies du Golfe, Oman sabstient de rompre ses relations avec Bagdad et dès la fin de la guerre, Mascate plaide pour la réconciliation. Ce nest naturellement pas par sympathie pour le régime de Saddam Hussein. De tous les États du Golfe, avant même le Koweït, cest en effet le sultanat dOman qui a eu à subir les attaques les plus violentes de la part du régime baassiste irakien. Bagdad, qui en 1971 a voté contre ladmission dOman dans la Ligue arabe, était lun des soutiens les plus déterminés de la rébellion dhofarie. En 1980, la diplomatie omanaise sétait quant à elle ouvertement opposée au projet de «Charte nationale arabe» proposée en février par Saddam Hussein alors que les autres États de la région se contentaient découter poliment. Après laccord militaire du 4 juin 1980 avec Washington, la propagande irakienne se déchaîne contre le sultan, «laquais» des Américains. Mais lanalyse de Qabous est toujours la même : tout passe par la sécurité du Golfe. Or, il serait illusoire de vouloir établir un cadre régional de sécurité stable sans la participation des deux grandes puissances régionales que sont lIrak et lIran. De surcroît, le gouvernement omanais, bien avant que cette analyse soit partagée par dautres pays de la région, considère quil est nécessaire dalléger lembargo contre lIrak si lon veut éviter quune génération entière dIrakiens ne vive avec pour unique objectif de prendre sa revanche.
Lattitude à légard de lUnion soviétique est du même ordre. Marqué par le conflit du Dhofar, soupçonneux à légard de visées de Moscou sur la région du Golfe et de lOcéan Indien, choqué par linvasion soviétique de lAfghanistan, le sultan Qabous, qualifié par le Kremlin de «marionnette britannique» lors de son accession au trône est, dans les premières années de son pouvoir, un adversaire déterminé de lURSS. Que ce soit à lintérieur, dans la région ou sur la planète, le choix est relativement simple : les amis de Moscou sont ses ennemis et les ennemis des Soviétiques ses amis. Pourtant, un signal émis par Qabous peu après son accession au pouvoir passe relativement inaperçu à lépoque : dans un discours, le nouveau souverain fait part de son désir de «nouer des relations amicales avec tous les États qui ont offert leur amitié, et même avec ceux qui sont pour le moment inamicaux» (10).
En septembre 1985, le sultanat crée la surprise en annonçant, dans un communiqué publié conjointement avec lURSS, létablissement de relations diplomatiques avec Moscou (11). À lépoque, le Koweït est le seul parmi les monarchies du Golfe, à disposer dune ambassade à Moscou. Le ministre omanais des Affaires étrangères, Youssef Alawi, précise : «cela fait deux ans que nous songions à prendre cette décision, qui va accroître la stabilité dans la région. Depuis deux ans, nous avons enregistré une nouvelle attitude de la part des Soviétiques en faveur de la stabilité dans la région du Golfe». De fait, cela correspond à la période ouverte par la mort de Leonid Brejnev. Peu après laccession de Youri Andropov au pouvoir, des contacts discrets sont entrepris entre les deux pays. Mais larrivée au Kremlin de Mikhaïl Gorbatchev au printemps 1985 accélère les choses : Qabous analyse correctement le désir du nouveau numéro un soviétique de se désengager des conflits idéologiques sur la scène internationale afin de permettre un redressement économique de lUnion soviétique. Alors même que les spécialistes européens et américains sinterrogent encore sur un double discours de Gorbatchev, les dirigeants omanais ont compris que ce dernier envisageait sérieusement un retrait dAfghanistan. Du coup, le dialogue politique devient non seulement possible, mais souhaitable. Du point de vue omanais, il encourage le nouveau cours de la diplomatie soviétique et permet dancrer lURSS dans une politique fondée sur la stabilité des relations internationales, et donc du Golfe, priorité en toutes circonstances du sultan Qabous. Au surplus, depuis 1982, les relations avec le Sud Yémen sont en voie dapaisement et à Mascate, on est persuadé que dans la période récente, Moscou a donné des conseils de modération à ses protégés dAden.
La réconciliation avec Aden
En octobre 1982, Mascate et Aden ont en effet signé un accord sur léchange dambassadeurs au terme dun long processus marqué notamment par une patiente médiation des Émirats arabes unis et du Koweït, et des péripéties politiques internes au régime sud-yéménite. Le point important, du point de vue omanais, est que dès que lhostilité dAden a disparu, le sultanat a aussitôt répondu aux ouvertures de son voisin, naguère encore ennemi. La mise sous observation, à travers une sorte de quarantaine, nest pas envisagée. Certes, à Mascate, on se hâte lentement et lon ne se presse pas denvoyer un ambassadeur à Aden. Toute méfiance na pas disparu, les bonnes intentions de la RPDY sont scrutées à la loupe à chaque étape du rapprochement. Oman tient en particulier à conclure un accord frontalier en bonne et due forme. Mais, sans tarder, Qabous met en chantier le percement dune route à travers les montagnes du Dhofar jusquà la frontière du Sud-Yémen. Achevé fin 1989, le tronçon omanais attendra quelques années que les travaux soient terminés côté yéménite pour faire la jonction. Au-delà du symbole de la réconciliation entre les deux États, cette route a une signification stratégique marquant lappartenance commune du Sultanat dOman et du Yémen (nord et sud confondus, puis réunifiés en 1990) à une même entité sud-arabique.
Par-delà leurs différences de régime et de richesse, Oman et le Yémen ont un patrimoine historique et géographique commun, une identité sud-arabique qui les distingue des autres États de la Péninsule. Lancienneté de leur histoire et la variété des origines de leur population, attestent du rang impérial quoccupèrent jadis lun et lautre des deux pays. Limportance de leur population est perçue, tant par eux-mêmes que par les autres, comme un contrepoids démographique et politique à lhégémonie saoudienne sur la Péninsule. Lors de la guerre de sécession yéménite de 1994, alors que lArabie Saoudite tente dentraîner les autres monarchies du Golfe à soutenir les séparatistes sudistes, bien quanciens marxistes, le sultanat dOman, après quelques jours de flottement, parie sur la victoire de Sanaa, et de lunité yéménite. Les dirigeants dAden sont accueillis en tant quexilés politiques, mais priés de ne pas utiliser le sultanat comme base pour déstabiliser le Yémen.
Laccord sur les frontières avec le Yémen réunifié a été conclu en octobre 1992, les instruments de ratification échangés en décembre 1992 et les cartes échangées en juin 1995. Avec lArabie Saoudite, laccord frontalier a été conclu au niveau ministériel en mars 1990 (12), il est ratifié par le roi Fahd et le sultan Qabous lors dune visite de ce dernier à Ryad en mai 1991, et les deux pays échangent formellement les cartes en août 1995. Oman ayant des frontières avec six des sept membres des Émirats arabes unis, les négociations se révèlent techniquement plus ardues, aucun dentre eux nacceptant de déléguer à lÉtat fédéral ses compétences frontalières, du moins jusquen 1992. Le sultan Qabous et le président des EAU, Cheikh Zayed, ont signé en mai 1999 un accord portant sur le tiers de la frontière entre les deux pays ; laccord a été ratifié en mars 2000. Quoi quil en soit, avec les émirats voisins, la non-délimitation des frontières na jamais pris la dimension dune menace en terme de sécurité, comme cétait le cas avec le Yémen (du Sud), lIran ou lArabie Saoudite. Le souci davoir des frontières parfaitement délimitées dans tous les domaines a dailleurs conduit Oman à définir avec le Pakistan leur frontière maritime par un accord signé en juin 2000. Cest ainsi que le sultanat est le premier et à ce jour le seul État de la Péninsule arabique à avoir délimité par des accords ses frontières avec lensemble de ses voisins.
Un regard tourné vers le grand large
Lenvironnement immédiat et les contraintes de sécurité ont conduit, comme on la vu, le régime de Qabous à accorder la priorité à son environnement immédiat dans le Golfe et la Péninsule arabique. Dans les premières années de son règne, Qabous a peu insisté sur le passé impérial du pays. Pourtant, le sultanat dOman, historiquement tourné vers lAsie du Sud et lAfrique orientale nest pas à proprement parler un pays du Golfe sur lequel il na dailleurs quune étroite façade, la péninsule de Ras Moussandam. Par leurs origines métissées, leur culture cosmopolite héritée des commerçants et des navigateurs, les Omanais se considèrent à peine comme des ressortissants du Golfe (13). Ils nont pas, comme on le dit dans les monarchies voisines, didentité «khalijienne»(14). Adossé à ses voisins du nord de la Péninsule arabique (cest-à-dire, littéralement : leur tournant le dos), Oman a, pour lessentiel, le regard tourné vers le grand large. Si lon appelle mer dOman cette sorte de sas entre le Golfe et lOcéan Indien, cest bien de ce dernier que le sultanat est le véritable riverain (15). Le commerce international du sultanat, largement orienté depuis une vingtaine dannées en direction de lExtrême-Orient asiatique na fait que réconcilier Oman avec une tradition pluriséculaire, hormis la parenthèse de la première partie du XXe siècle. Il en va de même de louverture de liaisons aériennes entre le sultanat et lAfrique de lEst qui renoue, en un sens, avec lépoque où Zanzibar était sous la tutelle des imams de Mascate.
Ces flux de voyageurs et de marchandises ne procèdent pas de choix politiques, ils sont au contraire le reflet dune réalité géographique et humaine. Mais en retour, ils déterminent certaines des orientations majeures de la politique étrangère omanaise. En ce sens, le sultan et son gouvernement nont guère de mal à expliquer la nécessité et les fondements dune politique étrangère à des sujets qui, pour nombre dentre eux, connaissent le monde extérieur de par leur origine ou leur activité économique. On ne saurait certes en dire autant des ressortissants des autres monarchies de la Péninsule, Dubaï excepté.
Avec le recul, les trente années de règne de Qabous donnent en matière de politique étrangère le sentiment dune continuité rare dans la région. Une politique rectiligne, épargnée par les zigzag et à lécart des péripéties internes du monde arabe. À lécart, aussi, des courants dominants du moment : le nationalisme arabe et lostracisme à lencontre du Caire, la crainte dafficher ses liens avec Washington, le soutien à lIrak contre lIran dans les années quatre-vingt, et, au contraire, la mise en quarantaine de lIrak à compter de 1990, etc. Mais le balancier de la politique régionale ayant oscillé à plusieurs reprises, il la fait autour de laxe central que semblait, du coup, constituer lapproche omanaise. Marginal et non-conformiste à ses débuts, le sultan Qabous a, au fil des années, fait figure de précurseur dans la région.
Celle-ci, comme on la vu, sest fondée sur quelques principes simples dont Qabous na jamais dévié depuis 1970 : assurer à tout prix la sécurité du détroit dOrmuz et du Golfe, en se donnant, sil le faut, les moyens militaires ; ne pas rompre pour autant les relations diplomatiques avec quiconque, quelles que soient les difficultés du moment ; garantir la sécurité des États et leur bon voisinage par des frontières reconnues, délimitées, et si possible, démarquées ; ne pas simpliquer dans les conflits intrarégionaux, mais proposer sa médiation chaque fois quelle est acceptée par les parties. Cette politique, marquée par la prudence et le pragmatisme (16), mais aussi par un sens aigu des rapports de force et des tendances à long terme, est dans une très large mesure luvre dun homme. Mais Qabous a su aussi sentourer. Alors même quil avait à lextérieur limage dun instrument docile aux mains de ses conseillers britanniques, ceux-ci furent graduellement dépossédés de leur influence au profit de conseillers arabes. Dans son entourage immédiat, Qabous sappuya successivement sur deux hommes, Qaïs Monem Al Zawawi, son premier ministre des Affaires étrangères à qui succéda le discret, mais efficace Youssef Alawi, inamovible chef de la diplomatie omanaise depuis 1982.
Il nest cependant plus possible de dépeindre la diplomatie omanaise comme la politique dun seul homme. Par sa continuité, elle est désormais identifiée à lextérieur et consolidée à lintérieur. En 1970, lÉtat et ladministration étaient inexistants. En trente ans, une génération de diplomates professionnels sest installée et un réseau diplomatique sest déployé. Comme de surcroît, cette politique étrangère est, comme on la vu, en phase avec les tendances profondes (démographiques et économiques) de la société omanaise, elle est désormais sur les rails et ne dépend plus de la forte personnalité du souverain qui la initiée, développée, et accompagnée depuis trois décennies.
* Ce chapitre doit beaucoup à l'ouvrage
de référence de Joseph A. Kechichian, «Oman and the World,
the Emergence of an Independent Foreign Policy», Rand, 1995.
** Journaliste à RFI, auteur de «Géopolitique de lArabie
Saoudite», Bruxelles, Complexe, 1996.
(1) La déclaration franco-britannique de
1892 garantissant lindépendance du sultan de Mascate interdisait
toute forme de protectorat légal, mais na en rien empêché
l'emprise de Londres sur la politique du sultan.
(2) Sur la controverse de Bouraymi, lire notamment
l'ouvrage de Husain M. Al-Baharna, «The Arabian Gulf States, Their Legal
and Political Status And their International Problems», Librairie du Liban,
Beyrouth, 1975 (réédition 1978), pp 196-238.
(3) Abou Dhabi, Dubaï, Charjah, Ras Al Khaymah,
Ajman, Foujeirah, Oum Al Qaïwayn
(4) Op.cit.p. 85.
(5) Laccord décennal a été
renouvelé en 1990 et en 2000. Sur la conclusion de l'accord, lire Liesl
Graz, «Les Omanis, nouveaux gardiens du Golfe», Albin Michel, Paris,
1981, p. 89 et Anthony Cordesmann, «The Gulf and the Search for Strategic
Stability», p. 897.
(6) Le Conseil de coopération du Golfe (CCG)
rassemble les six monarchies de la Péninsule arabique : Arabie Saoudite,
Bahreïn, Qatar, Oman, Émirats arabes unis et Koweït.
(7) Organisation des pays exportateurs de pétrole.
(8) Organisation des pays arabes exportateurs de
pétrole.
(9) Ce dernier, en revanche, sest longtemps
montré méfiant à légard des Palestiniens et
na jamais accepté de réfugiés sur son territoire.Voir
Liesl Graz, le Golfe des turbulences, lHarmattan, 1990.
(10) Joseph A. Kechichian, op. cit. p. 7.
(11) Olivier Da Lage, «Avec louverture
dune ambassade à Oman, lURSS amorce une percée diplomatique
dans le Golfe», Le Monde Diplomatique, novembre 1985.
(12) Comme le note Fred Halliday, Oman a été
suffisamment avisé pour régler son problème frontalier
avec lArabie Saoudite avant de le faire avec le Yémen (conférence
prononcée le 28 octobre 1999 devant les sociétés anglo-omanaise
et omano-britannique, http://www.al-bab.com/bys/articles/halliday00.htm).
(13) Nombre dentre eux continuent de parler
hindi, baloutche ou persan chez eux. Beaucoup d'autres sont revenus de
Zanzibar, du Rwanda ou du Burundi.
(14) De khalij, Golfe en arabe.
(15) Lire Samir Sobh, «Oman, cap sur lOcéan
Indien», Arabies, mai 2000.
(16) Lire Chris Kutschera, «le sultanat dOman,
une politique étrangère originale», Les Cahiers de lOrient
nÁ 19, troisième trimestre 1990.